40 | La Lettre du Psychiatre Vol. V - n° 3 - mai-juin 2009
ÉDItORIal
O
n s’accorde généralement à dire que
la psychiatrie n’est pas une spécialité
médicale comme les autres. Cependant,
à l’ère des sciences du cerveau et de la biologisa-
tion des pratiques du soin, il nest peut-être pas
inutile de se demander ce qui autorise ainsi à faire
de la psychiatrie “une médecine pas comme les
autres”. Serait-ce parce qu’elle a affaire à “l’âme”,
contrairement aux autres activités médicales qui
s’occuperaient du corps ?
Dès les premières pages du présent numéro, le
lecteur ne tardera pas à prendre la mesure de la
pauvreté de cette dichotomie surannée entre la
médecine de l’âme et les médecines du corps. Les
auteurs y démontrent, chacun à leur manière, qu’il
n’est pas moins question du corps en psychiatrie
que dans d’autres univers médicaux. Ce n’est pas
le corps en lui-même mais la perception qu’elle
en a qui fait la spécificité de la psychiatrie.
En psychiatrie, la perception du corps est sans cesse
traversée par un questionnement philosophique
de fond. Le corps n’est pas capté par un regard qui
le dévisage de la tête aux pieds” ou qui le scrute
à travers le filtre de techniques sophistiquées de
visualisation. Parce qu’il n’y a pas de psychiatrie
sans philosophie, il n’y aura jamais de “psychiatrie
de pointe”, de psychiatrie high-tech. Le corps en
présence duquel se trouve le psychiatre est ce que
les philosophes nomment le “corps propre”. La
psychiatrie est une clinique au singulier qui entre
en résonance avec l’expérience intérieure de la
chair de l’autre. La chair, c’est le corps vécu du
dedans, un corps qui se subit dans une passivité
radicalisée par la maladie mentale.
Autrement dit, le corps d’un patient psychiatrique
n’est pas seulement un corps qui se voit, mais un
corps qui se vit. Réfractaire aux statistiques et
aux protocoles standardisés, le corps vécu dans
la maladie mentale est une présence qui ne peut
que s’ouvrir au questionnement philosophique.
Ce corps invisible, ce “corps-sujet” que ne pour-
ront jamais exhiber les techniques d’imagerie, ce
sont les mots qui l’auscultent. C’est dans le récit
qu’il advient, dans ce que Paul Ricœur nomme la
“mise en intrigue de soi” par la narration.
Ce n’est donc pas par “l’âme”, mais bien par le
corps que la psychiatrie retrouve la philosophie.
La psychiatrie est une clinique habitée par la ques-
tion principielle de la phénoménologie : qu’est-ce
qui apparaît vraiment ? Cette interrogation fonda-
trice, la clinique psychiatrique en est la reprise et
la déclinaison singularisée : que se passe-t-il dans
la chair d’un patient lorsqu’une main se pose sur
lui ? Que signifie l’expression “être mal dans sa
peau” ? Comment un patient atteint dans son
intimité psychique se rapporte-t-il à son corps ?
A-t-il le sentiment d’avoir un corps ou d’être assu-
jetti à lui ? Un médecin n’a peut-être pas toujours
conscience de ce qu’il accomplit, lorsqu’il effectue,
au détour d’un examen clinique, ce geste appa-
remment banal de toucher le corps du malade.
Toucher n’est pas seulement déposer les doigts
sur une surface épidermique. Si un médecin n’est
pas un “technicien de la surface”, c’est parce que
la peau n’est pas un sac d’organes.
Selon la remarque suggestive de Martin Hei-
degger, “la table ne touche pas le mur contre
lequel elle est placée”. La peau touchée frissonne.
Elle s’émeut et réagit, même quand rien d’autre ne
la touche que la caresse des mots. Que devient la
singularité d’un sujet quand son rapport au corps
des autres se limite à l’effleurement quotidien et
anonyme d’une foule qui marche d’un pas pressé
sur un trottoir bondé ?
La psychiatrie ne diffère pas de la médecine
parce qu’elle s’occuperait du mental plutôt que
du somatique. Elle est une médecine portée par
une réflexion philosophique sur la fragilité fonda-
mentale de la vie humaine. C’est cette fragilité
qui transparaît sur la peau ténue et exposée du
visage du malade. Emmanuel Lévinas nous a
appris à recueillir à la surface du visage d’autrui
une parole profonde. Un visage d’où émane un
appel muet, un appel à la justice qui nous met
en demeure de répondre : “Je promets de ne pas
t’abandonner.” C’est par son visage que l’autre
me rappelle qu’il est porteur d’une grandeur
absolue, ce que l’on nomme “une dignité”.
La philosophie n’apporte pas à la psychiatrie un
savoir supplémentaire. Elle la travaille de l’inté-
rieur, elle s’immisce en elle dans les interstices
de la clinique. Elle lui communique cette dispo-
sition toujours vivante au questionnement que
lui a léguée Socrate. Par la mise en mouvement
d’une pensée qui médite, la philosophie engage
la psychiatrie sur la voie de l’éthique. C’est ce
dont témoignent excellemment les auteurs qui
ont bien voulu participer à ce dossier.
Le questionnement philosophique
comme pierre angulaire de la psychiatrie
P. Le Coz*
* Vice-président du Comité consultatif
national d’éthique.
Ouvrages publiés :
Petit traité de la décision médicale, Paris :
Seuil, 2007.
Le médecin et la mort. Approches éthiques et
philosophiques (préface J.F. Mattéi), Paris :
Vuibert, 2006.
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