ÉDITORIAL Le questionnement philosophique comme pierre angulaire de la psychiatrie P. Le Coz* O * Vice-président du Comité consultatif national d’éthique. Ouvrages publiés : Petit traité de la décision médicale, Paris : Seuil, 2007. Le médecin et la mort. Approches éthiques et philosophiques (préface J.F. Mattéi), Paris : Vuibert, 2006. n s’accorde généralement à dire que la psychiatrie n’est pas une spécialité médicale comme les autres. Cependant, à l’ère des sciences du cerveau et de la biologisation des pratiques du soin, il n’est peut-être pas inutile de se demander ce qui autorise ainsi à faire de la psychiatrie “une médecine pas comme les autres”. Serait-ce parce qu’elle a affaire à “l’âme”, contrairement aux autres activités médicales qui s’occuperaient du corps ? Dès les premières pages du présent numéro, le lecteur ne tardera pas à prendre la mesure de la pauvreté de cette dichotomie surannée entre la médecine de l’âme et les médecines du corps. Les auteurs y démontrent, chacun à leur manière, qu’il n’est pas moins question du corps en psychiatrie que dans d’autres univers médicaux. Ce n’est pas le corps en lui-même mais la perception qu’elle en a qui fait la spécificité de la psychiatrie. En psychiatrie, la perception du corps est sans cesse traversée par un questionnement philosophique de fond. Le corps n’est pas capté par un regard qui le dévisage “de la tête aux pieds” ou qui le scrute à travers le filtre de techniques sophistiquées de visualisation. Parce qu’il n’y a pas de psychiatrie sans philosophie, il n’y aura jamais de “psychiatrie de pointe”, de psychiatrie high-tech. Le corps en présence duquel se trouve le psychiatre est ce que les philosophes nomment le “corps propre”. La psychiatrie est une clinique au singulier qui entre en résonance avec l’expérience intérieure de la chair de l’autre. La chair, c’est le corps vécu du dedans, un corps qui se subit dans une passivité radicalisée par la maladie mentale. Autrement dit, le corps d’un patient psychiatrique n’est pas seulement un corps qui se voit, mais un corps qui se vit. Réfractaire aux statistiques et aux protocoles standardisés, le corps vécu dans la maladie mentale est une présence qui ne peut que s’ouvrir au questionnement philosophique. Ce corps invisible, ce “corps-sujet” que ne pourront jamais exhiber les techniques d’imagerie, ce sont les mots qui l’auscultent. C’est dans le récit qu’il advient, dans ce que Paul Ricœur nomme la “mise en intrigue de soi” par la narration. Ce n’est donc pas par “l’âme”, mais bien par le corps que la psychiatrie retrouve la philosophie. La psychiatrie est une clinique habitée par la question principielle de la phénoménologie : qu’est-ce 40 | La Lettre du Psychiatre • Vol. V - n° 3 - mai-juin 2009 qui apparaît vraiment ? Cette interrogation fondatrice, la clinique psychiatrique en est la reprise et la déclinaison singularisée : que se passe-t-il dans la chair d’un patient lorsqu’une main se pose sur lui ? Que signifie l’expression “être mal dans sa peau” ? Comment un patient atteint dans son intimité psychique se rapporte-t-il à son corps ? A-t-il le sentiment d’avoir un corps ou d’être assujetti à lui ? Un médecin n’a peut-être pas toujours conscience de ce qu’il accomplit, lorsqu’il effectue, au détour d’un examen clinique, ce geste apparemment banal de toucher le corps du malade. Toucher n’est pas seulement déposer les doigts sur une surface épidermique. Si un médecin n’est pas un “technicien de la surface”, c’est parce que la peau n’est pas un sac d’organes. Selon la remarque suggestive de Martin Heidegger, “la table ne touche pas le mur contre lequel elle est placée”. La peau touchée frissonne. Elle s’émeut et réagit, même quand rien d’autre ne la touche que la caresse des mots. Que devient la singularité d’un sujet quand son rapport au corps des autres se limite à l’effleurement quotidien et anonyme d’une foule qui marche d’un pas pressé sur un trottoir bondé ? La psychiatrie ne diffère pas de la médecine parce qu’elle s’occuperait du mental plutôt que du somatique. Elle est une médecine portée par une réflexion philosophique sur la fragilité fondamentale de la vie humaine. C’est cette fragilité qui transparaît sur la peau ténue et exposée du visage du malade. Emmanuel Lévinas nous a appris à recueillir à la surface du visage d’autrui une parole profonde. Un visage d’où émane un appel muet, un appel à la justice qui nous met en demeure de répondre : “Je promets de ne pas t’abandonner.” C’est par son visage que l’autre me rappelle qu’il est porteur d’une grandeur absolue, ce que l’on nomme “une dignité”. La philosophie n’apporte pas à la psychiatrie un savoir supplémentaire. Elle la travaille de l’intérieur, elle s’immisce en elle dans les interstices de la clinique. Elle lui communique cette disposition toujours vivante au questionnement que lui a léguée Socrate. Par la mise en mouvement d’une pensée qui médite, la philosophie engage la psychiatrie sur la voie de l’éthique. C’est ce dont témoignent excellemment les auteurs qui ont bien voulu participer à ce dossier. ◼