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Recherche fondamentale en science infirmière
La recherche historique sur les fondements
d’une discipline
Fundamental Research in Nursing Sciences
Historical Research on the Foundations of a Discipline
Michel Nadot
Infirmier Ph. D., professeur d’histoire et d’épistémologie en sciences infirmières, ancien directeur adjoint, doyen et responsable de la
recherche à la Haute école de santé de Fribourg (Suisse), ancien chargé de cours en philosophie des sciences à la Faculté de biologie et
de médecine de l’Université de Lausanne, professeur associé à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval à Québec (Canada)
et professeur invité, chargé de mission, à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Saint-Joseph à Beyrouth (Liban).
RESUMÉ
À défaut de recherches fondamentales sérieuses en histoire sur la standardisation de
sa propre discipline, la profession infirmière continue d’alimenter les clichés, renforce
le sens commun et repose sur des symboles et des croyances issues du passé ainsi que
sur ce qui caractérise de manière générale les carrières féminines dans notre société.
Le déficit de reconnaissance scientifique, que vit la profession infirmière n’est dès lors
pas trop étonnant. À l’heure de la mondialisation des connaissances, qui restent à ce
jour, l’unique source d’avantages concurrentiels durables, l’historien de la discipline
infirmière se pose la question sur le statut international qu’a sa discipline au sein des
mondes savants.
Mots clés : Histoire, discipline infirmière, mythe, science.
ABSTRACT
For lack of serious fundamental research in History on the standardization of its own
discipline, the nursing profession continues to be fed by clichés, common sense, and
relies on symbols and faiths stemming from the past as well as on what characterizes in
a general way the female careers in our society. The lack of recognition experienced by
the nursing profession is not so surprising from then on. At the time of the globalization
of knowledge, which remains to this day, the only source of sustainable competitive
advantage, the historian of the nursing discipline should start wondering about the
international status of his discipline within the learned worlds.
Key words : History, nursing discipline, myth, science.
Pour citer l’article :
Nadot M. Recherche fondamentale en science infirmière. La recherche historique sur les fondements d’une discipline Recherche en soins
infirmiers, juin 2012 ; 109 : 50 - 55
Adresse de correspondance :
Michel Nadot : [email protected]
Recherche en soins infirmiers n° 109 - Juin 2012
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Rôle de l’histoire au sein
d’une discipline1
L’histoire de la discipline infirmière serait-elle le parent pauvre
de la recherche scientifique ? Question saugrenue au vu de
sa visibilité ? Nous ne le pensons pas. Peu de traces sur cette
activité au sein des différents laboratoires du Centre national
de la recherche scientifique (CNRS), encore moins au plan
universitaire… Ne parlons pas non plus des indicateurs
financiers des agences de moyens de la science sur les sommes
consacrées à la recherche fondamentale pour la discipline
infirmière. Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la
Recherche en France ne semble pas du tout concerné par le
problème. On se demande même si les infirmières le sont !
Alors, le savoir des soins, comme pour d’autres disciplines,
ne mérite-t-il pas des recherches historiques ? Quelle est
alors l’utilité de ce type de recherche pour la profession
infirmière ?
épistémologiques et historiques. L’histoire est à la fois
recherche et récit. Les résultats de recherche alors transformés
en savoirs sont à leur tour, utilisés en recherche appliquée ou
transférés dans l’enseignement supérieur comme la société le
réclame pour nos hautes écoles.
Un des plus gros défis que la discipline infirmière doit relever
au XXI e siècle, est probablement de quitter le monde
symbolique qui entoure ses connaissances disciplinaires et de
sortir de sa pusillanimité pour accéder aux lieux légitimes de
production du savoir scientifique. Ces lieux de production et
de reconnaissance du savoir pour la discipline infirmière se
nomment « universités » (faculté des sciences infirmières).
C’est en effet généralement au sein des hautes écoles
doctorales en sciences infirmières impérativement situées
au plus haut niveau du système éducatif que se développe la
recherche fondamentale, notamment les questionnements
L’histoire est la mère de toutes les sciences de l’homme
nous disait Michel Foucault [1]. Affirmation importante pour
la pratique des soins. Cette dernière se trouve dans l’ordre
humain, elle appartient donc bien aux sciences humaines. Les
infirmières en sont-elles conscientes ? Dès lors, l’histoire de
nos traditions de langage fait partie des premières recherches
à mener pour donner une identité à notre discipline. Il est en
effet plus important pour une discipline de déterminer l’identité
de ses savoirs, que de s’interroger sur l’identité des personnes
qui s’y réfère. On ne devient pas infirmière avant d’utiliser un
savoir de même nature que l’identité proclamée. Or, l’histoire
met bien en évidence que l’intitulé « infirmière » appliqué aux
laïques a vu le jour avant que la conceptualisation des savoirs
ne prenne forme ou que le métaparadigme « infirmier » et
ses théories se fassent connaître. Dans la tradition de langage
francophone, on a en effet commencé dans la première
moitié du XXe siècle à « se dire infirmière » après avoir reçu
une identité imposée par les médecins et avant d’avoir pu
conceptualiser des modèles paradigmatiques et théoriques
« infirmiers ». Ce n’est semble-t-il pas par l’histoire de nos
traditions de langage, que la recherche infirmière a commencé !
(souvent de type bio-médical ou appliqué à la résolution de
problèmes). La discipline infirmière, située dans l’ordre de
l’humain sur le plan de la science, a de la peine à dépasser ses
propres mythes pour construire son savoir spécifique. On ne
sait toujours pas ce qui marque le début de notre discursivité
au sein de notre espace-temps spécifique de parole par manque
de recherches fondamentales en histoire. Derrière le mythe
du « tout infirmier » et ses clichés, les femmes soignantes
francophones subissent encore au plan épistémologique une
domination culturelle imposée à la fin du XVIIIe siècle. Certains
pensent encore que le mot infirmier est construit sur le fait de
s’occuper des infirmes. Ce qui est réducteur et complètement
faux ! À la discipline de s’approprier son histoire et de définir
son objet. Mais, comme le faisait remarquer Gélis [2], « les
historiens des pratiques de santé ont été pendant longtemps
des médecins soucieux d’écrire le passé de leur profession ; les
aides, les gardes, les soignants, n’étaient à leurs yeux que des
auxiliaires. Ils participaient sans doute au progrès médical, mais
n’étaient que des exécutants ; n’ayant qu’un rôle de comparses,
il paraissait normal qu’ils soient absents d’une histoire toute à
la gloire des grandes personnalités et des grandes découvertes.
L’humble, le quotidien ; ce n’était pas… de l’histoire ! […] Mais
après tout, pourquoi dénierait-on le droit à des membres d’une
profession de se saisir eux-mêmes de leur passé, dès lors qu’ils
satisfont aux exigences de la recherche historique ? » (p. 13
et 16).
On entend par discipline, une articulation historiquement ancrée d’éléments
composites, pouvant faire sens de manière durable et se constituer en instance
rationnelle de connaissance (Berthelot cité par Vinck, 2000, 74) [3].
La recherche historique en sciences humaines a pour fonction
de révéler, à partir des traces dont on dispose, les faits du
passé. Elle est de l’ordre de la recherche fondamentale. En
Cet article fait référence à la fois, à la philosophie et à la
méthodologie de la recherche historique pour la discipline
infirmière. À défaut de recherches fondamentales sérieuses
en histoire sur la standardisation de sa propre discipline, la
profession infirmière continue d’alimenter les clichés, renforce
le sens commun et repose sur des symboles et des croyances
issus du passé ainsi que sur ce qui caractérise, de manière
générale, les carrières féminines dans notre société. Le déficit
de reconnaissance scientifique, que vit la profession infirmière
n’est dès lors pas trop étonnant. À l’heure de la mondialisation
des connaissances, quel statut international a la discipline du
prendre soin institutionnel au sein de la science ? Dans quel
ordre jouons-nous ? Dans l’ordre de la nature ou dans l’ordre
de l’humain ? Quelle place a l’histoire de la standardisation de
nos traditions de langages dans les programmes de formation
en sciences infirmières ? Comment nommer l’identité de
notre propre discipline (logos et nomos particulier) ? Quelles
traces laissent nos langages professionnels dans le passé ?
Questions certes un peu tardives pour une profession qui
occupe stratégiquement depuis des générations le cœur du
système de santé.
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Recherche fondamentale en science infirmière
La recherche historique sur les fondements
d’une discipline
tant que recherche qualitative (subjectiviste, naturaliste ou
interprétative), elle utilise une démarche scientifique, vise la
découverte ou l’avancement des connaissances et ne s’occupe
pas de trouver des applications pratiques immédiates. D’une
manière générale, les définitions de la recherche fondamentale
se ressemblent. Fourez (p. 162) [7] pour sa part, précise
que la recherche fondamentale est « une pratique qui ne se
préoccupe guère des applications possibles dans un contexte
de société, mais se concentre sur l’acquisition de connaissances
nouvelles ». En Suisse francophone, la recherche historique
fondamentale se développe dans les hautes écoles en soins
infirmiers dans la mesure où ces dernières ont aussi pour
mission, non seulement de « faire de la recherche et du
développement dans des champs de connaissances bien établis
et confirmés, mais cherchent et découvrent des domaines
d’avenir de la recherche appliquée. Elles pratiquent la
recherche fondamentale lorsque cela s’avère nécessaire pour
atteindre les buts fixés à la recherche appliquée » (CSHES,
Berne, 8.9.2005) [8]. Le financement de cette recherche est
assuré par les fonds fédéraux attribués à la recherche par les
agences de moyens de la science, Fonds National Suisse de
la recherche scientifique (FNS, division I, sciences humaines
et sociales), ce qui correspondrait approximativement à
l’Institut National en Sciences Humaines et Sociales (INSHS)
du CNRS pour la France. Cependant, une difficulté majeure
semble en place en France, dans la mesure où il n’y a pas,
à notre connaissance, de facultés de sciences infirmières
reconnues et subventionnées par l’État ou par le Ministère
de l’enseignement supérieur et de la recherche. Ce n’est en
principe pas aux hôpitaux de financer ce type de recherche.
La question reste ouverte : dans quelle faculté se développe
la recherche historique en science infirmière menée par des
infirmières pour développer la discipline des soins ? Dans quel
lieu cet ensemble de connaissances et de recherches, ayant
un degré d’unité et de généralité qui découlent de relations
objectives qu’on découvre graduellement et que l’on confirme
progressivement par des méthodes de vérification (Dallaire
et Aubin, 2008, 12) [9], peut-il voir le jour, être financé, être
préservé et développé ?
La discipline et ses mythes
Avant de se précipiter sur l’exposition de méthodes propres
à la recherche en histoire, l’historien ne peut éviter de se
confronter à la philosophie de l’histoire. La recherche
historique sur la discipline infirmière nous apprend que cette
dernière repose sur une tradition de langage et de pratiques
très ancienne. Comme d’autres avant elle, elle a une série
de mythes fondateurs. La construction de notre discipline
suit l’accès à l’écriture des femmes soignantes et accompagne
la production du savoir en milieu universitaire. Les mythes
rapportés par la recherche en histoire montrent que notre
discipline n’a jamais été « infirmière » ou paramédicale chez les
laïcs que nous sommes. Pourquoi de telles représentations ?
Ces mythes savamment entretenus masquent les réels
fondements de la discipline dans le langage francophone et
ne permettent pas de progresser dans le développement de
la connaissance. Dépasser nos propres mythes devient alors
une nécessité impérative, selon les épistémologues ou les
historiens, pour statuer sur le savoir propre à notre discipline.
Cette affirmation présentée lors du IVe Congrès mondial
du Secrétariat international des infirmiers et infirmières de
l’espace francophone (SIDIIEF) à Marrakech (Maroc) en juin
2009, met en évidence que la science part des mythes et de
leur critique et qu’une nouvelle connaissance s’appuie toujours
sur un savoir antérieur remis en question [4]. Un ouvrage
sur le mythe infirmier doit du reste, prochainement sortir
cet automne à Paris dans une grande maison d’édition (cf.
Infirmière Magazine No 290, 1er décembre 2011, pp. 26-27).
La discipline infirmière se développe à des rythmes variés
dans le monde entier pour mieux prendre soin de l’humain.
Elle se constitue progressivement sur le long terme, selon
les orientations de nos sociétés et de leurs institutions. Elle
repose sur les fondements profanes du triptyque « domus,
familia, hominem » mis en évidence par les historiens. Soigner,
c’est prendre soin de la vie du domaine (domus), prendre soin
de la vie du groupe (familia). Et bien sûr, prendre soin de la vie
de « l’homme (hominem) objet de soins » et d’attentions au
sein d’un espace-temps institutionnel singulier [5].
La critique en science prend pour objet les croyances
existantes et requiert, à titre de matière première pour ainsi
dire, la présence de croyances ou de théories auxquelles
on adhère de manière plus ou moins dogmatique [4]. Nos
traditions de langages « représentent la source à l’évidence la
plus importante, en qualité comme en quantité, pour notre
savoir » [4]. Si le savoir de la discipline infirmière dépend
autant que ça de cette tradition de langage mentionnée par
les philosophes des sciences, on comprend aisément toute
l’importance et l’urgence qu’il y a, à retrouver ces traditions.
On parle ici d’une tradition de langage dynamique et non
de « ce que l’on a toujours fait » dans le sens routinier du
« faire ». C’est la tradition écrite légitime qui permet de
transformer notre expérience en savoir. Notre profession
« ne peut en effet être véritablement fière de ses racines,
qu’à l’observation de ce qu’elles lui ont permis de produire
tant bien que mal, et non à la contemplation de leur état de
conservation » [6].
Parmi les objets qui historiquement nous étonnent, un
mythe principal domine : celui du « tout infirmier » (les
soins sont infirmiers, la pensée est infirmière, la recherche
est infirmière, la science est infirmière, nos écoles sont
infirmières, le département des soins est infirmier, etc.).
Ce qui est faux, bien entendu ! L’histoire met bien en
évidence que les soins ne peuvent pas être infirmiers. D’où le
mythe ! Ce mythe principal, découvert à partir de plusieurs
recherches historiques en 1990, bouscule l’ordre établi.
Il possède aussi ses pratiques discursives et ses enjeux de
pouvoir. Cette découverte saluée par une émission de RadioCanada en 2001 (Les années-lumière de Yanick Villedieu) et
présentée lors du premier congrès mondial du secrétariat
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international des infirmières et infirmiers de l’espace
francophone (SIDIIEF) à Montréal en 2000, met en évidence
que le terme infirmier est un terme issu de la mythologie
théologique du troisième millénaire. Repris par la théologie
médiévale, il reste la propriété conceptuelle exclusive des
congrégations religieuses hospitalières catholiques. Dire que
le soin est infirmier provoque alors une utopie identitaire
porteuse d’une aporie chez les infirmières laïques, c’est-àdire une difficulté d’ordre rationnel paraissant sans issue
qui reproduit un blocage épistémologique entraînant une
prolifération de modèles théoriques qui n’ont rien d’infirmier,
puisque leurs fondements sont puisés dans des disciplines
ne nous appartenant pas. Le terme infirmier est construit
sur ENFER et indique que celui ou celle qui porte ce nom
se confronte habituellement et professionnellement à ce qui
est « faible », « malade », « malsain », « mauvais » autrement
dit à l’Enfer, à la puissance des ténèbres, lieu de séjour des
damnés. Dans le temps, on disait enfermier (infirmier) ou
enfermeté (infirmité). La découverte de ce mythe renforce
alors la nécessité de rechercher les racines historiques de
notre langage professionnel laïc. La profession doit pouvoir
s’en servir pour définir le type de service que les infirmières
rendent depuis des siècles à la société.
La recherche historique,
généralités
La recherche historique pratiquée au sein des dispositifs
éducatifs des filières infirmières des hautes écoles
universitaires est une nécessité incontournable ne serait-ce
que pour enseigner l’histoire de leur discipline aux étudiants.
Qui, peut assurer cette charge aujourd’hui ? Procédure
apparemment normale depuis longtemps à l’université où,
selon la discipline enseignée, on peut trouver l’histoire de la
psychologie, l’histoire de la médecine, l’histoire de la sociologie
ou l’histoire des sciences de l’éducation pour n’en citer que
quelques-unes. Logique beaucoup moins évidente au sein de
la discipline infirmière ou l’histoire, lorsqu’elle est enseignée,
prend des aspects hybrides, redondants, stéréotypés, laudatifs,
voire hagiographiques. Elle ne permet pas toujours de saisir
comment s’est effectuée la lente standardisation des traditions
de langage arrivée jusqu’à nous. Ce langage est porté par
les pratiques et la culture professionnelles d’aujourd’hui. Il
permet alors à la profession, au travers de faits ou de données
normalisées, de se mettre d’accord par rapport à ce dont
on parle. Et bien sûr, l’histoire de la discipline infirmière n’a
rien à voir avec l’histoire de la médecine [13]. Par absence de
recherche historique permettant d’indiquer en quoi les soins
infirmiers sont-ils infirmiers (?), on voit au sein des programmes
de formation des contenus polysémiques, hybrides ou parfois
exotiques. Ces derniers ne permettent pas de donner une
information univoque sur le noyau dur spécifiant la discipline
dite « infirmière ». La France contrairement à d’autres pays,
ne possède pas de facultés de sciences infirmières. On ne
s’étonne pas alors des problèmes d’identité ou d’orientation
des contenus de formation qui interpellent les professionnels
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de la santé de manière récurrente. Qui n’a jamais entendu,
notamment au sein d’équipes de soins composées d’acteurs
de différents niveaux de formation, la fameuse question « qui
fait quoi ? », ce qui correspond implicitement, toute pratique
étant culturelle, à « qui sait quoi ? De quoi sont faites nos
traditions de langage ?
L’histoire nous apprend par exemple, qu’au sein des premiers
hôpitaux, des pratiques et des savoirs profanes accompagnent
l’émergence de la prestation de service2 collective réclamée
socialement par le « prendre soin ». Mais l’absence d’écriture
permettant de transformer l’expérience des soignants
profanes en savoir, l’absence de structures académiques et
scientifiques, les dominations culturelles successives subies
et la complexité de cette activité (prendre soin au plan
institutionnel), font que le savoir spécifique reste occulté et
qu’il est encore majoritairement méconnu. La discipline des
soins est toujours orpheline sur le plan identitaire ; pas de
logos spécifique, pas de nomos. Ni dans l’ordre de la nature ou
du vivant, la science infirmière (que pour notre part, nous ne
nommons pas telle), son histoire et son discours dans le monde
de la science, se trouve derrière ce trièdre épistémologique
des sciences humaines remarquablement décrit par Foucault
[1]. Borné d’un côté par les sciences sociales et, de l’autre,
par les sciences médicales, mais antérieur à ces deux entités,
l’objet de la discipline soignante est à placer « à la fine pointe
des sciences humaines ».
Pour que l’histoire ait un sens pour une profession, il faut
aussi que l’historien soit capable de repérer les documents
qui peuvent faire sens pour la discipline qu’il est chargé
d’éclairer et il lui faut surtout comprendre les documents qu’il
a sous les yeux. Avoir pratiqué les soins au sein de plusieurs
hôpitaux permet par exemple de savoir de quoi se compose
la dynamique interne des établissements dans un contexte
donné. L’histoire du soin est inséparable des valeurs portées
par ceux qui pratiquent les soins. « Pour connaître son objet,
l’historien doit posséder dans sa culture personnelle, dans
la structure même de son esprit, les affinités psychologiques
qui lui permettront d’imaginer, de ressentir, de comprendre
les sentiments du passé qu’il retrouvera dans les documents.
Faute de l’avoir compris, que de travaux historiques nous
donnent l’impression d’être de la peinture faite par un aveuglené, de la musique contemplée par un sourd ! » (Marrou, 1954,
97) [10]. Comprendre alors, d’où parle l’historien, à quel
public il s’adresse et quel corps de connaissance il a l’intention
d’enrichir, prend alors tout son sens pour l’orientation des
points de vue et des valeurs dominantes. L’historien développe
des catégories dont l’analyse s’effectue selon la sensibilité
théorique et expérientielle du chercheur à savoir notamment :
la formation disciplinaire, l’expérience de recherche, l’angle
d’analyse privilégié, le contexte interprétatif initial (Paillé &
Mucchielli, 2003, 163) [11]. Une recherche historique menée
2
Nul ne peut le contester effectivement, sur un plan économique, la
profession infirmière se trouve dans le secteur tertiaire, celui des services.
Recherche fondamentale en science infirmière
La recherche historique sur les fondements
d’une discipline
par un médecin, une infirmière ou une historienne qui n’est
ni médecin, ni infirmière, apporte des éclairages et des
interprétations fort différentes. Une infirmière historienne
a forcément sa recherche, la lecture de ses documents et la
composition de son discours marqués, en positif ou en négatif,
par les empreintes de sa culture d’appartenance sur le plan
professionnel ou scientifique.
On peut constater par exemple, qu’à partir d’un même
document relatant les descriptions de fonction du personnel
de l’hôpital laïc de la ville de Genève en 1744, une historienne
de la médecine (non médecin) et un historien en sciences
infirmières (infirmier), qui ne se connaissent pas et ignorent
les sources du langage de l’autre, arrivent pour un même
document, consulté indépendamment l’un de l’autre, à des
explications complètement divergentes sur le statut des
soignants laïcs de l’époque profane (Walter, 1992) [13]. Pour
l’une, l’histoire des soignants s’inscrit dans l’histoire de la
médecine et de l’ordre de la nature, pour l’autre l’histoire
des soignants, s’inscrit dans l’histoire de la discipline infirmière
et dans l’ordre de l’humain au plan de la science. Pour l’une,
lors de la nécessaire médicalisation des services hospitaliers
genevois la référence à la science et à la médecine aurait du
donner aux infirmiers en place, un statut d’interne ou de
résident dans la hiérarchie hospitalière de la fin du XVIII e
siècle. Cela évite de reléguer durablement les soignants dans
des échelons subalternes des professions paramédicales. Pour
l’autre, les traditions de langage sur le « prendre soin », « l’aide
à la vie » et le « service des malades » laissent apparaître
que, la fonction spécifique et l’objet de la discipline infirmière
ont été trop rapidement assimilés à une fonction dépourvue
de toute originalité, quand elle n’était pas, soit ravalée à des
caractéristiques féminines innées ou à des activités serviles,
mercenaires ou philanthropiques. Comment porter un regard
externe sur une discipline émergente et arriver à émettre de
tels jugements en tant que profane, lorsque l’on n’exerce pas
de pratiques dans ce champ disciplinaire méconnu ?
L’histoire alors racontée est vraie dans la mesure où
l’historien a, comme le relève Marrou [10], « des raisons
valables d’accorder sa confiance à ce qu’il a compris de
ce que les documents lui révèlent du Passé ». Le discours
historique n’est pas naïf, il produit du sens et a des incidences
diverses selon l’utilisation des résultats de recherche qui en
est faite. Ceux-ci influencent le positionnement des étudiants
en classe ou celui des futurs professionnels sur leurs lieux de
travail ainsi que la place qu’ils prennent au sein de la société
dans leur activité propre. Les enseignements de l’histoire ne
peuvent être rendus possibles que si la recherche historique
et sa diffusion le permettent. Il s’agit en effet d’offrir un
enseignement de qualité, fondé sur des recherches solides,
lesquelles doivent répondre non seulement à des besoins
socio-sanitaires mais aussi aux besoins de la formation. Ce
qui peut prévenir les frustrations de certaines infirmières, qui
découvrent un peu par hasard parfois et un peu abruptement,
leurs vraies traditions de langage. Ne pas accorder la
place qu’il convient à la connaissance historique dans un
programme de formation, notamment celui des infirmières
ou ne pas évaluer les connaissances acquises sur le domaine,
permet aussi aux dirigeants (dans notre cas des milieux de
la santé) d’instrumenter les valeurs et les idéologies d’un
champ. Lorsque des infirmières sont parfois manipulées,
uniquement en fonction de déterminants ou de besoins
socio-économiques par exemple, elles ne peuvent dès lors
pas s’affirmer au nom de leurs traditions de langage, se former
une identité scientifique ou participer à la critique de la raison.
La connaissance historique libère l’homme du poids de son
passé.
Enfin, « l’histoire alimente en représentations sociales les
identités. Elle dit les origines (…) elle justifie les appartenances,
dresse les tableaux et les portraits qui instituent les différences
qu’on a avec les autres et les ressemblances qu’on a avec
les siens, à toute échelle (…). Elle procède à une mise en
ordre, permet de trouver un système de repérage en vue
de réduire l’angoisse et l’incertitude (…). L’histoire consacre
et légitime les bonnes causes, les ordres établis, dénonce les
mauvais camps » (Moniot, 1993, 29) [12]. L’universalité ou la
généralité, la validité des concepts mis en œuvre par l’histoire
sont bien comme l’indique Marrou[10], « dépendants, non
pas à proprement parlé de la personnalité de l’historien,
de sa mentalité, de son temps, mais bien de la vérité de la
philosophie, implicite et, il faut le souhaiter, explicite, qui lui a
permis de les élaborer ». Tout dépend de ce que l’on cherche
à valoriser en faisant une recherche historique. L’exercice
d’une activité au sein d’une communauté socialement habilitée
à faire de la recherche, un environnement local façonné par
des filiations disciplinaires, des traditions de recherche,
des champs de pratique et des règles de conduite à divers
niveaux et une situation pratique précise de professeur,
chercheur, consultant, ou doctorant « implique l’adoption
de comportements socialement définis, traversés par des
enjeux » (Paillé & Mucchielli, 2003, 39) [11].
Le passé est souvent appelé au service d’une connaissance
réaliste (évite l’angélisme, l’histoire hagiographique, nuance
les clichés) et permet, à partir d’un travail de problématisation
à la méthode historique de recherche, d’expliquer ou de
comprendre un ou plusieurs faits du passé à partir des
facteurs qui l’ont constitué dans un espace-temps délimité,
ou dans un processus d’évolution à travers le temps. C’est
le poids du passé qui rend possible l’invention du futur.
L’histoire évite aussi l’aliénation des générations futures
et évite la production de « travailleurs consommateurs
performants et des êtres sans mémoire, sans identité, sans
racines » (Bugnon-Mordant, 2004) [14]. Devons-nous être
des pions anonymes et interchangeables que l’on déplace sur
l’échiquier économique de la santé en fonction des besoins ?
Rappelons-nous aussi que par l’identification des traditions,
des fondements et des racines disciplinaires, l’histoire
participe à la construction de l’identité professionnelle.
Mais à quoi peut bien servir cette dernière ? « L’identité
professionnelle est cette condition essentielle de la maturité
de la personnalité, elle permet le fonctionnement social
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harmonieux d’une personne dans son environnement, tout
autant qu’à la cohésion des groupes » (Rocher, 1968, 163)
[15]. Ce à quoi contribue l’enseignement de l’histoire, c’est
de faire partager aux jeunes la mémoire actuelle des adultes
– telle que ceux-ci la réélaborent aujourd’hui à cet effet.
L’enseignement de l’histoire donne aussi, « prémédités ou
non, des aliments à ce qui est et sera le travail de la mémoire
de ceux qui nous suivent. La fonction de la mémoire
représentée par le dicton « pour savoir où l’on va, il faut
savoir (et accepter) d’où l’on vient » n’est pas de célébrer
l’office du passé, mais d’aider à imaginer l’avenir » (Moniot,
1993, 39) [12]. S’il est intéressant de découvrir de quoi sont
faites les traditions de langage du prendre soin, nous devons
aussi accepter un passé pas forcément glorieux à l’époque
profane. Dans une société préindustrielle, la plupart des
professionnels viennent de la campagne ou de la domesticité,
et l’école n’est pas encore obligatoire.
Pourquoi toujours rejeter le début du soin profane, parce que
peu glorieux3 (logistique, économie, ménage, ordre, propreté,
toilettes, activité s’exerçant au sein d’un domaine agricole,
évacuation des humeurs et odeurs putrides, aide dans les
activités de la vie quotidienne, petits boulots, etc.) ? À titre
de comparaison, l’époque où les Romains employaient des
médecins-esclaves grecs, était-elle plus glorieuse sur le plan
de la production des savoirs ? Et dans les cités médiévales
du monde arabo-musulman, comme dans le bîmâristân Nûr
al-Din de Damas fondé en 1157, faut-il aussi occulter les
soins donnés par le domestique soignant nommé mushrifun ?
À qui revient le devoir de valoriser une activité d’emblée
perçue comme « domestique » pour sortir des préjugés et
montrer toute la complexité qu’a le soin à l’humain en milieu
institutionnel ? Ce n’est pas parce que les femmes soignantes
de la classe des servantes et des classes populaires ne peuvent
pas toujours accéder à l’instruction au XVIIIe siècle qu’il faut
ignorer l’utilité, la singularité, la complexité et la pénibilité de
leur tâche.
Dans l’histoire du prendre soin institutionnel, on voit
par exemple, au XVIII e siècle, l’hôpital encourager les
apprentissages de son personnel. Il donne des bourses (les
livrances) pour acheter des livres, aller étudier la couture ou
le repassage. Les hôpitaux médiévaux, notamment en milieu
rural, calqués sur le fonctionnement de grands domaines ou
collectivités agricoles et d’auberges, engagent un personnel
issu de la classe populaire et des servantes. Ces dernières
doivent justifier d’expériences professionnelles dans la
gouvernance de collectivités, dans les activités de la vie
quotidienne ou dans la tenue du ménage au sein de familles
nombreuses (expérience en pension bourgeoise comme
En regard de nos conditions de vie contemporaines, les conditions de vie,
de travail et d’habitat dans les classes populaires et les servantes apparaissent
comme peu glorieuses au XVIIIe siècle. Ce qui n’est pas forcément vrai en
regard de l’époque considérée. La vie du peuple et des classes subalternes
de la société ne sont pas toujours enviables dans l’Ancien Régime, mais c’est
aussi une certaine réalité.
3
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on disait). Il faut cependant avoir une instruction minimum
et savoir lire, compter et écrire pour les tâches requises, à
savoir, réaliser les « ouvrages du sexe4 » comme on disait.
Certes, le spectacle des misères, l’architecture hospitalière
ou l’urbanisation des cités dans l’Ancien Régime n’a rien
de bien reluisant pour nos regards d’aujourd’hui. Cela
n’empêche pas de trouver, déjà au XVIIIe siècle, des hôpitaux
laïcs avec une organisation complexe, du personnel qui
prête serment de bien exercer son métier, et qui reçoit en
échange un salaire en espèce et en nature pour prendre soin.
Il y a aussi des langages liés aux soins à domicile effectués
par les soignantes à partir de l’hôpital. Elles quittent leurs
services pour aller prendre soin des pauvres5 dans la cité. Il
faut distribuer les « prébendes » ou la « passade » et encore
au XIXe siècle, effectuer des visites à domicile à partir de
l’hôpital.
L’histoire de la discipline infirmière permet aussi de dénoncer
et mesurer les effets des colonisations successives sur le savoir
propre à la discipline, effectuées par de nombreuses cultures
dominantes (l’Église, l’Armée, la Médecine pour ne citer
que quelques lieux communs)6. Dans ce sens, la domination
multiséculaire du modèle franco-catholique, du modèle de la
Bourgeoisie anglo-protestante ou de l’organisation militaromédicale de l’Alliance suisse des gardes-malades et de la CroixRouge suisse (Nadot-Ghanem, 1999 [16] ; Nadot, 2002 [17]),
expliquent comment les pratiques sont orientées par des
cultures souvent étrangères aux valeurs et aux connaissances
spécifiques des acteurs de terrain. L’histoire de la discipline
n’est pas un sujet porteur inscrit dans les programmes de
formation. Collière, qui a fait œuvre de pionnière en France,
signale déjà en 1992 que les travaux des historiens au sein de
la discipline soignante sont généralement « dévalorisés par
les infirmières et infirmiers eux-mêmes qui – sauf exception
– ignorent leur publication, n’en voient pas l’intérêt, ne se
sentent pas concernés. Ce n’est d’ailleurs pas le souci des
cadres de santé qui, dans leur majorité, méconnaissent
l’histoire ou en craignent les interrogations » (Collière, 1992)
[18]. Vingt ans après, nous en sommes où ? Peu de choses
ont changé. L’histoire des femmes soignantes et du personnel
infirmier, expurgée de ses poncifs et de ses lieux communs,
reste « tout autant méconnue des médecins, psychologues,
pédagogues et sociologues que du public infirmier, a fortiori
lorsque les travaux d’ethno-histoire sont réalisés par des
historiens issus du milieu professionnel (Ibid.[18]). Ajoutons
qu’il y a très peu d’infirmiers professeurs d’histoire en milieu
académique au sein de la discipline.
4
Il s’agit des travaux manuels, domestiques, ménagers, logistiques, comptables
ou éducatifs attribués généralement aux femmes.
5
En replaçant les mots dans leur contexte, notamment aux XVIIe et XVIIIe
siècles, on voit que le mot pauvre qualifie en fait, une personne qui n’a que
son travail pour vivre.
6
Durant tout le XIXe siècle et une partie du XXe, l’activité de l‘infirmière est
tributaire chronologiquement de la suprématie symbolique liée à la charité et
à l’abnégation prônées par la culture religieuse, de la suprématie symbolique
scientifique de la culture médicale et de la suprématie symbolique patriotique
de la culture militaire (Nadot, 2003, 62) [20].
Recherche fondamentale en science infirmière
La recherche historique sur les fondements
d’une discipline
Méthodologie de la recherche
en histoire : le cas de la discipline
dite « infirmière »
Essayons maintenant de distinguer, à partir de recherches
empiriques menées dès 1990 et subventionnées par le Fonds
National Suisse de la recherche scientifique (FNS) en 2005,
quelques aspects d’ordre méthodologique dans la recherche
historique au sein de la discipline dite « infirmière ».
Après une étude de faisabilité et un échantillonnage, on va
s’assurer qu’il existe bien des traces de l’activité soignante
laïque et que l’on peut y accéder. Nous commencerons l’étude
du prendre soin en comparant les archives hospitalières d’une
région catholique avec celles d’une région protestante. Quels
points communs y a-t-il entre les institutions de soins laïques
en place avant celles de la Charité privée de l’Église ou de la
mainmise médicale sur l’hôpital ? L’espace-temps du prendre
soin n’est en effet pas le même ! Un Hôtel-Dieu n’est pas un
hôpital ni un hospice. Par qui, le service offert à la société est
réalisé ? Les infirmières ne sont pas des laïques. Si on néglige
ce principe, on introduit un biais dans la recherche historique.
Comme déjà mentionné, en histoire, le chercheur assume
son implication dans la recherche. L’objet de recherche est
construit par lui et le fait historique étudié relève de son
choix, donc de sa culture, de ses instruments mentaux de
connaissance et de son questionnement. L’histoire est
donc partielle parce qu’elle consiste à observer les traces
documentaires retrouvées d’un certain point de vue, sous un
certain angle. Infirmier laïc de formation avec une expérience
professionnelle de trente ans passés dans les quatre champs
d’activité professionnels à l’époque de nos recherches, ce
sont les ancêtres de l’époque profane qui nous intéressent.
Ils deviennent alors le centre de nos investigations, même si
par nécessité, il nous faut aussi à un certain moment, nous
questionner sur l’évolution du contexte local et international.
Pourquoi, à un moment donné, on voit l’arrivée de la culture
religieuse catholique d’abord, protestante ensuite, suivi de
la médecine au sein de l’hôpital laïc ? C’est l’époque ou le
langage profane n’a pas encore le mot « infirmier » comme
référentiel. Le statut du terme « infirmier », les concepts
qui l’accompagnent, les connaissances et les valeurs qu’il
contient, n’ont rien à voir avec l’histoire des pratiques
soignantes laïques. Il faut prendre alors la précaution de
ne pas mélanger l’histoire de l’Hôtel-Dieu et de la culture
soignante religieuse qui relèvent de l’histoire de la religion et
de ses pratiques en vue de procurer un bénéfice spirituel et
céleste aux acteurs de la Charité, avec l’histoire de l’Hôpital
et de la culture soignante laïque dont les pratiques n’obligent
pas à se retirer du monde et relèvent des sciences humaines
tout en procurant un bénéfice économique et terrestre aux
acteurs en place. Ce n’est absolument pas sur les théories de
soins religieuses ou sur les connaissances progressivement
déléguées par les médecins que nos traditions de langage et
la discipline dite « infirmière » se sont développées. Au XVIIIe
siècle, la santé est un luxe et l’hôpital n’est pas médicalisé
aussi bien dans son fonctionnement que dans son propos. On
cherche principalement au sein des hôpitaux de cette époque
à promouvoir la survie, à aider à vivre les plus démunis tout
en assurant le contrôle social de certains marginaux au sein
d’un contexte culturel spécifique.
Nos recherches ont pour objectif de mettre en lumière
l’hôpital ancien, en tant que « miroir » d’une société locale
qui l’héberge. L’hôpital qui formate les pratiques est un lieu
privilégié et singulier pour étudier l’espace, le temps, les
conditions de vie et les pratiques de soins et d’assistance
apportée à la collectivité. C’est de ces pratiques, de ces espaces
et de ces constructions culturelles, que s’est constitué et
transmit le patrimoine professionnel d’aujourd’hui. Sommesnous toujours en continuité dans nos pratiques de soins
contemporaines, avec celles héritées des siècles passés ?
Il existe bien sûr, plusieurs ouvrages généraux sur la
méthodologie de la recherche historique7. Nous n’avons pas
l’intention d’en rajouter à ce qui existe déjà. En abordant la
méthodologie de l’histoire, on mentionne seulement notre
propre expérience et démarche à titre d’exemple. Au
plan méthodologique, notre recherche empirique de type
exploratoire, descriptive et compréhensive met en évidence
les méthodes que les individus utilisent (le personnel de
l’hôpital) pour donner un sens à leurs actions quotidiennes.
L’ethnométhodologue et l’historien ne cherchent pas à
faire rentrer ce qui est l’objet de leur recherche dans une
grille préétablie, ils accueillent les données comme elles leur
viennent. Sensibilisés aux principaux pièges liés à la recherche
historique, nous serons particulièrement sensibles dans
nos analyses, notamment aux pièges de l’anachronisme, de
l’ethnocentrisme et du localisme. Mais on reste critique sur
ces différents aspects. Par exemple, on constate une pratique
de déplacement chez les soignants de l’époque médiévale. Il y
a aussi une pratique de déplacement dans le premier modèle
conceptuel en science infirmière de l’Europe francophone
construit à partir des traditions de langage [27]. Mais ce qui
change essentiellement au travers des époques, c’est l’espace
et le sens de cette pratique de déplacement. L’architecture de
l’hôpital médiéval, celle de l’hôpital du XVIIIe siècle ou celle de
l’hôpital d’aujourd’hui, va forcément modifier ces pratiques,
d’autant plus que les institutions au plan des valeurs formatent
toujours ces dernières. On ne peut vraisemblablement pas
parler d’anachronisme dans ce cas de figure.
Le chercheur travaille à la compréhension des individus, des
groupes dans leur contexte de vie à partir de ce que l’on
en dit ou de leurs points de vue sur ce qu’ils sont, ce qu’ils
font, comment ils se décrivent ou sont décrits, dans leur
fonctionnement, leur situation, leurs institutions, ainsi que
sur le sens attribué par les traces historiques retrouvées. Une
monographie portant sur un groupe suffisamment restreint
7
Par exemple, Eymard dans son ouvrage sur l’initiation à la recherche en soins
dits de santé, fait une synthèse intéressante de la méthode historique [23].
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pour que l’auteur ait pu rassembler la majeure partie de son
information grâce à une expérience personnelle, constitue
le type même de l’étude ethnographique. L’emprunt à
l’ethnométhodologie, son approche contextualisée, réflexive
et descriptible (observable et rapportable) permet d’étudier
dans l’ensemble de nos recherches historiques des sources
primaires couvrant la période du XIVe au XIXe siècle (macrotemps). L’hypothèse étant centrale dans la recherche
historique, nous en avons formulé quatre dans nos travaux :
H1. Le point de vue de Foucault semble encore méconnu.
L’hôpital général n’est pas un établissement médical aussi
bien dans son fonctionnement que dans son propos. Nous
faisons l’hypothèse que les hôpitaux laïcs (bâtiments anciens
aujourd’hui disparus) de Genève, Fribourg, Yverdon, Bulle et
Romont (Suisse), n’échappent pas à cette logique.
H2. Dès que la vie existe, il faut en prendre soin pour
qu’elle puisse demeurer (Collière, 1982) [19]. On doit
pouvoir retrouver au travers des ustensiles, des comptes,
des règlements et statuts du personnel, du mobilier, du
matériel ou des denrées utilisés, les traces de cette aide à
la vie, notamment dans l’activité domestique et logistique,
pratique complexe dès lors qu’elle est humaine et formatée
par les institutions, pratique hospitalière au sens premier de
ce mot.
H3. L’hôpital est le reflet de la société civile qui l’héberge.
Retrouver de quoi il est parlé dans les textes, donne un aperçu
des mœurs du temps et des conditions de vie qui prévalent
dans des contextes singuliers.
H4 : Pas encore médicalisé, l’hôpital joue un rôle primordial
de préservation de la vie ou de promotion de la survie au sein
des collectivités urbaines ou rurales. Les pratiques d’alors ne
doivent pas vraiment se distinguer de celles d’aujourd’hui.
Il doit exister des pratiques atemporelles au sein d’espaces
institutionnels mouvants. Ces pratiques permettent de soigner
c’est-à-dire d’aider à vivre et de prendre soin (Caring), des
personnes qui doivent mener leur vie, en dépit des conditions
adverses, qui l’affecte.
On va capter des faits en tant « qu’accomplissement continu
d’activités concertées de la vie quotidienne des membres,
qui utilisent, en les considérant comme connus et allant
de soi, des procédés ordinaires et ingénieux pour cet
accomplissement » (Garfinkel, 1967) [22]. Sur les traces
d’hôpitaux urbains et ruraux aujourd’hui démolis, on étudie
alors de façon plus emblématique, l’évolution d’institutions
hospitalières singulières (micro-temps), selon trois axes
typologiques : l’espace et le temps (Thème 1), l’hôpital comme
miroir de la société (Thème 2), l’acteur, aux frontières de la
préservation de la vie et préservation de l’humanité au sein
de la cité (Thème 3). En fonction des documents rencontrés,
nous vérifions si la typologie développée lors de nos travaux
d’histoire réalisés entre 1986 et 1992, reste pertinente.
Le modèle conceptuel d’intermédiaire culturel issu de nos
travaux antérieurs en ethnohistoire [27], peut aussi nous
servir de cadre de classification ou d’analyse de l’activité
soignante hospitalière retrouvée.
Nos résultats de recherche, sur la dynamique hospitalière des
villes, sont aussi comparés avec d’autres recherches menées
dans des espaces ruraux. À une époque où le seuil d’accessibilité
aux soins est de deux heures de marche, soit 8 km ou 10 à
20 km en diligence, il est utile de trianguler les données et nos
invariants théoriques des milieux urbains avec l’histoire des
hôpitaux laïcs ruraux plus modestes pour vérifier que le terme
infirmier, encore utilisé aujourd’hui, relève bien du mythe et
de l’abus de langage reconduits par habitus. Cette microscopie
Les sources :
Illustration 1 : Tiroir contenant des parchemins
anciens sur l’hôpital laïc de Romont (Suisse).
Abris de protection civile de l’Hôtel de Ville de
Romont, 25 août 2005. Photo : MNA.
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Illustration 2 : Grosses de l’hôpital laïc, reliure plein cuir.
Abris de protection civile de l’Hôtel de Ville de
Romont, 25 août 2005. Photo : MNA
Recherche fondamentale en science infirmière
La recherche historique sur les fondements
d’une discipline
régionale8 s’appuie sur des sources archivistiques originales et
primaires, notamment sur des archives découvertes pas hasard
(documents bruts non classés) dans les sous-sols de bâtiments
publics ou les abris de protection atomique d’un hôtel de ville.
C’est là que l’on peut trouver des archives qui n’intéressent pas
grand monde. Heureusement pour nous !
Ces archives relatent le quotidien des petites gens engagés pour
prendre soin dans les hôpitaux de personnes « sans feu ni lieu »,
à une époque où l’hôpital n’est ni médicalisé, ni religieux. En
regardant les denrées consommées, les inventaires de matériels,
les horaires de travail, les missions prescrites au personnel, le
nom des espaces de vie, etc., on peut se faire une idée de la
discursivité utile au prendre soin. Ces sources, notamment
règlements, inventaires, constitutions religieuses, livres de
comptes des hospitaliers et Manuaux de la Bourgeoisie, sont
d’un grand intérêt pour rendre compte du quotidien et de la
dynamique de l’aide à la vie, aussi bien à la ville qu’à la campagne,
dans des lieux prévus pour cela et dès lors institutionnalisés.
Avec comme question de départ : en quoi les soins infirmiers
sont-ils infirmiers ? Notre problématique s’articule sur ce que
soigner veut dire. Sur quoi reposent nos traditions de langage ?
D’où partent les énoncés, jusqu’à quand ils se répètent, par
quels canaux ils sont diffusés, dans quels groupes ils circulent,
quel horizon général ils dessinent pour la pensée des hommes,
quelles bornes ils lui imposent ? C’est pour répondre à cette
question inspirée par les travaux de Michel Foucault sur
l’archéologie du savoir (1969) [21] que nous abordons la longue
durée de traces significatives des conditions d’exercice de la
fonction énonciatrice nécessaire au prendre soin (près de 2 000
pages d’archives et de documents significatifs). Cela facilite la
perception des non-changements ou changements qui arrivent
au sein d’une société donnée.
Les historiens issus du Sérail trouveront probablement à
redire face à l’absence de repérage de ces archives, classées
grossièrement ou à l’abandon à l’époque où nous développions
nos recherches9. Ces archives reposent parfois dans des locaux
non prévus pour leur conservation ou avec une insuffisance
de personnes pour s’en occuper, faute de moyens. Avec
une bonne connaissance des villes et des espaces possibles
pour l’implantation d’un hôpital, notre démarche s’apparente
parfois à de la recherche archéologique, car les hôpitaux
recherchés sont tous démolis. Non répertoriées pour une
grande partie d’entre elles, nous avons commencé à faire
des relevés topographiques et décrire les archives trouvées,
à les mesurer et à les peser. Certains volumes plein cuir,
notamment « les grosses » de l’hôpital, pèsent jusqu’à cinq
kilos. Comme pour les sources primaires trouvées dans le
passé (Nadot, 1993) [24], on retrouve dans notre troisième
À partir des années 1990, la micro-histoire prend de l’ampleur et permet,
comme le relève Eymard (2003), de changer d’échelle. Ce qui montre que
la réalité d’un sous-ensemble étudié n’est pas exactement celle du système
dans lequel il s’inscrit. Le sous-ensemble évolue dans une réalité qui lui est
spécifique.
9
Borcard Patrice, Les archives de l’État de Fribourg sous le feu des critiques,
le passé conjugué à l’imparfait. La Liberté, 7 avril 1992.
8
recherche historique un corpus inexploré de plusieurs liasses.
Non répertorié par des services archivistiques officiels, ce
corpus a échappé partiellement au tri que font en général les
archivistes en ne conservant parmi les pièces remises que
celles qui semblent dignes de mémoire, dignes d’entrer dans
le patrimoine archivistique. On donne ainsi pour exemple, les
sources des traces que l’on peu trouver dans le district de la
Gruyère, situé dans le sud du Canton de Fribourg (Suisse). On
dépoussière, défaisons les ficelles qui relient des dizaines de
manuscrits. On inventorie les premières pièces, notamment
celles du XVIIIe siècle (micro-temps). On photographie quand
c’est possible. Y a-t-il des liens à faire avec nos connaissances
antérieures (macro-temps). Les archives retrouvées dans les
sous-sols du Musée Gruérien à Bulle, chef-lieu de district de
la Gruyère par exemple, sont analysées. Il s’agit :
- Des comptes de la commune de Bulle ;
- Des manuaux du Conseil communal ;
- Du Manual de l’Assemblée communale 1705-1719 ;
- Du Manual de la Bourgeoisie 1734-1747 ; 1771-1783 ;
- Des comptes de l’hôpital : 1700-1720 ; 1721-1738 ; 17421754 ; 1761-1780 ; 1781-1793 ;
- De l’inventaire des meubles du « Charitable hôpital de
Bulle » (XVIIIe siècle) ;
- Des documents de « reconnaissances » de l’hôpital ;
- Des parchemins non classés (en vrac) ;
- De la correspondance et des copies de lettre entre l’hôpital
et le Conseil communal de Bulle ;
- Un plan de la ville de Bulle en 1722 qui permet de repérer
l’hôpital de la ville.
Dans la littérature parallèle, on retrouve quelques études qui
nous permettent de comparer. On apprend aussi que la petite
ville médiévale de Gruyère possède un hôpital fondé le 2 juillet
141110, celle d’Estavayer-le-Lac au bord du lac de Neuchâtel,
a un hôpital en 1337, celle de Romont en 1390, dans d’autres
cantons, Montreux 1583, Vevey, ont aussi leurs hôpitaux.
Poursuivant nos investigations aux Archives de l’État de
Fribourg (AEF), nous avons découvert que la ville de Rue11
avait fondé un hôpital le 19 septembre 1601 et que l’hôpital de
Romont, qui date de la moitié du XIIIe siècle, a un hospitalier à
sa tête en 148212. Deux répertoires consultés ultérieurement
aux AEF confirment les sources d’archives, titres et comptes
des hôpitaux de Romont et de Gruyères, dès 1542. Une
chose est sûre : dans les hôpitaux anciens, en fonction de la
démographie13, les soins de proximité sont possibles. C’est
une prestation de service pour ceux qui « manquent de forces,
manquent de biens et manquent de santé » et qui, pour cette
raison, souvent seuls et parfois sans logis, ne peuvent plus
assumer seuls les activités de la vie quotidienne.
Gremaud J. (1868). Notice sur la fondation de l’hôpital de Gruyère.
Romont : Mamert Soussens, imprimeur-éditeur.
11
Rue, fondée entre 1264 et 1271, se trouve à 12 km de Romont, 40 km de
Fribourg et 23 km de Lausanne, En 2003, cette cité compte 1040 habitants.
12
Une très ancienne institution romontoise : L’hôpital Bourgeois, Romont :
Feuille fribourgeoise, 10 septembre 1959.
13
Souvent des villes de 800 à 2000 habitants avaient leur hôpital.
10
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Illustration 3 : Livrances et livres de comptes
de l’hôpital laïc de Romont.
Abris de protection civile de l’Hôtel de Ville de Romont,
25 août 2005. Photo : MNA.
Les sources retrouvées sont bien sûr construites par d’autres,
assez souvent par les classes dominantes ou intellectuelles
de l’époque. D’une manière générale, l’analyse qualitative
est en partie un travail de manipulation des données. Nos
annotations qualitatives se rapportent dans les grandes lignes
en « rubriques », « thèmes », « énoncés », « codes » ou
« catégories ». Les types de manipulation et d’écriture en lien
avec nos matériaux sont analogues avec ceux mentionnés par
Paillé & Mucchielli[11], à savoir : « marquages », « annotations
informelles », « inventaires », « notes analytiques » et surtout
« schématisations ».
Après avoir mis sur pied un laboratoire d’histoire des hôpitaux
au sein de la haute école de santé de Fribourg (Suisse) pour
préserver les documents et pouvoir travailler dessus, nous
faisons une première catégorisation des traces retrouvées en
vue de classer les sources contextuelles et historiques selon
les axes thématiques et typologiques qui accompagnent nos
hypothèses. Nous aurons ainsi :
- L’espace et le temps (Th1) ; il s’agit de faire les relevés
topographiques, retrouver des plans, des cartes qui
mentionnent des hôpitaux. Noter les transformations
architecturales, les déménagements, la description générale
des bâtiments, l’aménagement intérieur (chauffage,
éclairage, approvisionnement en eau, évacuation des
déchets, etc) ;
- L’hôpital comme miroir de la société (Th2) ; mentionner les objets
courants et le matériel rapportés par les archives. Noms des
ustensiles, meubles, victuailles, usages, comptabilité (dépenses
singulières), coûts des denrées, aspects économiques et
logistiques de la Maison, etc. ;
- L’acteur et son/ses statuts au sein de l’hôpital (Th3) ou dans la
cité (son rôle : préserver la vie ou et préserver l’humanité).
Statuts, appellations, conditions de travail, sanctions positives
ou négatives projetées sur les employés, leur salaire en espèce
et en nature, l’organisation et la direction (recteurs, officiers ou
hospitaliers), inventaires des employés ou habitants de l’hôpital,
actions mentionnées dans les textes, etc. Sur l’ensemble de
nos résultats de recherche, un élément intéressant au plan
de la synthèse se détache. Le langage soignant présente une
certaine continuité malgré les changements de société et
certaines ruptures imposées. Le métier du prendre soin se
transmet de génération en génération.
Perspective de continuité du langage soignant
Transmission intergénérationnelle à cohérence systémique au sein de l’espace-temps
Langages, pratiques, habiletés, connaissances sur le long terme (un métissage de cultures)
Langage des servantes laïques, domestiques, gouvernantes, gardes, (commun du peuple et gens ordinaires)
Langage de la charité privée de l’Eglise, Clergé, religieuse catholiques, puis protestantes
Langage des médecins vitalistes, hygiénistes et naturalistes, (médecine domestique, médecine civile, Santé publique)
Langage patriotique de l’Armée et philanthropique de la Croix-Rouge
Langage des femmes de la classe cultivée et des sociétés féminines (aristocratie, noblesse, classe moyenne)
Langage des écoles d’infirmières (confessionnelles, privée, d’Etat, formation secondaire, puis tertiaire non universitaire)
Langage de la science et de l’Etat
Langage de l’écrit, formation académique, recherche, publications (accès aux facultés de sciences infirmières)
Avant XVIIe siècle
XVIIIe siècle
XIXe siècle
(Cas de la Suisse romande)
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XXe siècle
XXIe siècle
Recherche fondamentale en science infirmière
La recherche historique sur les fondements
d’une discipline
Sur le schéma précédent, les lignes horizontales représentent
l’arrivée des langages et de leurs pouvoirs portés par les
acteurs du soin dans les espaces de paroles liés à la profession
(temps approximatif, car ce n’est pas du jour au lendemain
qu’une nouvelle culture prend pied). Les lignes obliques
indiquent la suprématie, ou plus exactement la forte influence
d’une culture sur la précédente.
politique… Le tableau présente des situations et les explique
en montrant les permanences et les ruptures ;
- Le commentaire est le genre qui s’attache à présenter
des points de vue contemporains différents, à les expliquer,
à en montrer les limites. Le commentaire met en lumière
les conceptions singulières de leurs auteurs, il est d’ordre
discursif.
On constate aussi, que les anciens participent souvent
à la transmission des savoirs auprès des novices et que la
modification architecturale d’un hôpital engendre de nouvelles
compétences à acquérir pour le personnel hospitalier.
Dans l’histoire d’une discipline émergente comme le cas de la
discipline dite « infirmière », on trouve souvent la présence
simultanée de ces trois genres historiques.
Les résultats de nos recherches ont déjà fait l’objet de
nombreuses publications scientifiques et nous n’avons ici
ni le temps ni la place pour tous les rapporter. Signalons
toutefois à partir du schéma de synthèse ci-dessus, une
mise en perspective de la continuité transgénérationnelle
des langages professionnels soignants et des dominations
culturelles qui se sont imposés à eux. Un ouvrage sur
l’origine du mot infirmier doit prochainement sortir de
presse à Paris cet automne. Il démontre notamment que
le mot « infirmier » n’est pas construit sur « infirme » et
celui qui s’occupe d’eux, comme on l’entend trop souvent.
N’allez pas vérifier dans les dictionnaires, la plupart en ont
perdu la trace !
Conclusion
La méthode historique est essentiellement descriptive,
compréhensive, interprétative et explicative. Le dispositif
de recherche dépend de l’objet de recherche, de la période
concernée, et de tout un travail d’interprétation des faits
historiques. L’enrichissement de la culture est par là, mise en
évidence des valeurs du passé récupéré. C’est, en définitive,
comme le rappelle Marrou [10] « le seul argument qui peut
justifier, en dernière analyse, l’effort de l’historien aux yeux
de ceux si tentés de mettre en question le savoir ».
Sur environ cinq siècles, plusieurs langages se succèdent. Les
nouveaux langages qui s’imposent sont en interaction avec
les langages anciens existants. Les anciens en place dans une
institution assurent souvent l’orientation et l’encadrement
temporaire des nouveaux arrivants et novices. À l’intérieur
de l’espace-temps spécifique du prendre soin institutionnel, ils
composent le patrimoine des soins et de la discipline soignante
un peu à l’image des couches successives d’un oignon. Le
noyau central de l’époque profane est entouré par les couches
additives qui cherchent à dominer par métissage de pouvoirs
l’espace-temps du langage et des traditions se soins.
La profession dite « infirmière » se doit par devoir de mémoire,
de développer ses savoirs sur les acquis de la tradition de
langage pour assurer le développement de la discipline, au
lieu de se référer à toutes sortes de savoirs qui ne permettent
pas toujours d’assurer la reconnaissance de la singularité de la
fonction. Certes, tous les savoirs sont utiles. Mais parmi eux,
il y en a qui sont plus utiles que d’autres pour statuer sur les
connaissances propres à la discipline du prendre soin. Encore
faut-il des lieux adéquats pour permettre à la recherche
fondamentale d’exister. Les disciples associés aux docteurs
en science infirmière font encore défaut, notamment au plan
académique et universitaire (où sont les facultés en science
infirmière ?).
Pour clore cette petite partie méthodologique, on peut aussi
dire que, si l’histoire est recherche, elle est aussi récit. En
fait, comme le relèvent Guibert et Jumel (2002, 15) [25],
trois genres historiques coexistent : le récit, le tableau et le
commentaire.
- Le récit traduit la dimension diachronique de l’histoire,
le déroulement des événements, l’exposé des faits,
l’enchaînement des situations. Il s’attache à exposer la
conjoncture, à rechercher les circonstances, à établir des
chronologies, à traduire des chaînes causales. La structure
du récit est d’ordre logique. La recherche des causes et
l’administration de la preuve incitent l’historien à valoriser
la recherche des faits et des indices qui le conduiront à des
conclusions plus ou moins fondées ;
- Le tableau, quant à lui, a une fonction toute différente. Il
expose la structure et traduit la dimension synchronique de
l’histoire, c’est-à-dire qu’il met en évidence les liens entre
tous les aspects d’une société : économie, mentalités, culture,
Méconnaissant l’histoire de leur discipline par déficit de
recherche fondamentale sur le sujet, et avec une filiation
disciplinaire erronée (on présente de faux parents aux
infirmières, notamment en France), les infirmières ne peuvent
pas retrouver l’identité propre de leur rationalité. Comment
avec de « faux parents » peut-on construire une identité
professionnelle et scientifique univoque ? Comment les activités
de recherche d’aujourd’hui peuvent-elles contribuer à la
critique de nos connaissances anciennes en vue de développer
une discipline si l’on méconnait les traditions de langage du
passé et les savoirs anciens qui la fondent ? La profession dite
« infirmière » n’est pas née par génération spontanée au XIXe
siècle. Et comme le dit Debray, « nos ancêtres n’avaient pas
les mêmes panoplies, mais ils avaient les mêmes compétences
que nous » (1998, 12) [26]. Avec des pratiques identiques dans
le temps et des valeurs différentes dans l’espace, les traditions
de langage se sont enchaînées autour du statut des acteurs :
musshafera (ou langue locale, patoisante), gouvernante des
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malades, servante des malades, gardienne de l’hôpital, gardemalade, infirmière. Cependant, une constante demeure. Sous
réserve de l’évolution politique, architecturale, technologique
et économique, toutes les catégories travaillent dans un
espace-temps dont la délimitation est quasiment identique.
Cet espace, l’hôpital, est un espace institutionnel qui formate
les pratiques. Pourquoi la profession infirmière bénéficie-telle d’une forte reconnaissance symbolique, mais éprouve
des difficultés à faire reconnaître ses orientations propres
dans le monde de la science, le monde politique ou le monde
économique ?
Il ne s’agit cependant pas de proclamer un retour aux
pratiques médiévales. Le contexte des soins à heureusement
changé depuis. Bien que marquant le début du langage
propre à notre discipline, nous avons dépassé aujourd’hui le
triptyque profane domus, familia, hominem. Cependant, même
si l’infirmière, notamment à cause d’une surcharge de travail, a
délégué un ensemble de pratiques à d’autres corps de métiers
nouveaux et à ses auxiliaires, elle demeure néanmoins comme
par le passé, au cœur des institutions de santé, celle qui a une
vision globale de la dynamique institutionnelle, des espaces de
paroles, d’échanges et des flux informationnels en circulation
vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Avec la recherche historique on peut dépasser le mythe
infirmier et assurer la mise en évidence sur un plan disciplinaire
de la partie profane des savoirs du prendre soin institutionnel.
On honore ainsi dans un paradigme d’antériorité et de
continuité, les habiletés, activités, connaissances et identités
de « ces pauvres vulgaires dévouements », c’est-à-dire des
soignants d’avant l’ère « infirmière » qui nous ont précédés. La
profession semble retrouver sa mémoire. Il serait peut-être
bénéfique de le faire savoir !
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