Recherche en soins infirmiers n° 109 - Juin 2012 l
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Recherche fondamentale en science infirmière
La recherche historique sur les fondements
d’une discipline
par un médecin, une infirmière ou une historienne qui n’est
ni médecin, ni infirmière, apporte des éclairages et des
interprétations fort différentes. Une infirmière historienne
a forcément sa recherche, la lecture de ses documents et la
composition de son discours marqués, en positif ou en négatif,
par les empreintes de sa culture d’appartenance sur le plan
professionnel ou scientifique.
On peut constater par exemple, qu’à partir d’un même
document relatant les descriptions de fonction du personnel
de l’hôpital laïc de la ville de Genève en 1744, une historienne
de la médecine (non médecin) et un historien en sciences
infirmières (infirmier), qui ne se connaissent pas et ignorent
les sources du langage de l’autre, arrivent pour un même
document, consulté indépendamment l’un de l’autre, à des
explications complètement divergentes sur le statut des
soignants laïcs de l’époque profane (Walter, 1992) [13]. Pour
l’une, l’histoire des soignants s’inscrit dans l’histoire de la
médecine et de l’ordre de la nature, pour l’autre l’histoire
des soignants, s’inscrit dans l’histoire de la discipline infirmière
et dans l’ordre de l’humain au plan de la science. Pour l’une,
lors de la nécessaire médicalisation des services hospitaliers
genevois la référence à la science et à la médecine aurait du
donner aux infirmiers en place, un statut d’interne ou de
résident dans la hiérarchie hospitalière de la fin du XVIIIe
siècle. Cela évite de reléguer durablement les soignants dans
des échelons subalternes des professions paramédicales. Pour
l’autre, les traditions de langage sur le « prendre soin », « l’aide
à la vie » et le « service des malades » laissent apparaître
que, la fonction spécifique et l’objet de la discipline infirmière
ont été trop rapidement assimilés à une fonction dépourvue
de toute originalité, quand elle n’était pas, soit ravalée à des
caractéristiques féminines innées ou à des activités serviles,
mercenaires ou philanthropiques. Comment porter un regard
externe sur une discipline émergente et arriver à émettre de
tels jugements en tant que profane, lorsque l’on n’exerce pas
de pratiques dans ce champ disciplinaire méconnu ?
L’histoire alors racontée est vraie dans la mesure où
l’historien a, comme le relève Marrou [10], « des raisons
valables d’accorder sa confiance à ce qu’il a compris de
ce que les documents lui révèlent du Passé ». Le discours
historique n’est pas naïf, il produit du sens et a des incidences
diverses selon l’utilisation des résultats de recherche qui en
est faite. Ceux-ci influencent le positionnement des étudiants
en classe ou celui des futurs professionnels sur leurs lieux de
travail ainsi que la place qu’ils prennent au sein de la société
dans leur activité propre. Les enseignements de l’histoire ne
peuvent être rendus possibles que si la recherche historique
et sa diffusion le permettent. Il s’agit en effet d’offrir un
enseignement de qualité, fondé sur des recherches solides,
lesquelles doivent répondre non seulement à des besoins
socio-sanitaires mais aussi aux besoins de la formation. Ce
qui peut prévenir les frustrations de certaines infirmières, qui
découvrent un peu par hasard parfois et un peu abruptement,
leurs vraies traditions de langage. Ne pas accorder la
place qu’il convient à la connaissance historique dans un
programme de formation, notamment celui des infirmières
ou ne pas évaluer les connaissances acquises sur le domaine,
permet aussi aux dirigeants (dans notre cas des milieux de
la santé) d’instrumenter les valeurs et les idéologies d’un
champ. Lorsque des infirmières sont parfois manipulées,
uniquement en fonction de déterminants ou de besoins
socio-économiques par exemple, elles ne peuvent dès lors
pas s’affirmer au nom de leurs traditions de langage, se former
une identité scientifique ou participer à la critique de la raison.
La connaissance historique libère l’homme du poids de son
passé.
Enfin, « l’histoire alimente en représentations sociales les
identités. Elle dit les origines (…) elle justifie les appartenances,
dresse les tableaux et les portraits qui instituent les différences
qu’on a avec les autres et les ressemblances qu’on a avec
les siens, à toute échelle (…). Elle procède à une mise en
ordre, permet de trouver un système de repérage en vue
de réduire l’angoisse et l’incertitude (…). L’histoire consacre
et légitime les bonnes causes, les ordres établis, dénonce les
mauvais camps » (Moniot, 1993, 29) [12]. L’universalité ou la
généralité, la validité des concepts mis en œuvre par l’histoire
sont bien comme l’indique Marrou[10], « dépendants, non
pas à proprement parlé de la personnalité de l’historien,
de sa mentalité, de son temps, mais bien de la vérité de la
philosophie, implicite et, il faut le souhaiter, explicite, qui lui a
permis de les élaborer ». Tout dépend de ce que l’on cherche
à valoriser en faisant une recherche historique. L’exercice
d’une activité au sein d’une communauté socialement habilitée
à faire de la recherche, un environnement local façonné par
des filiations disciplinaires, des traditions de recherche,
des champs de pratique et des règles de conduite à divers
niveaux et une situation pratique précise de professeur,
chercheur, consultant, ou doctorant « implique l’adoption
de comportements socialement définis, traversés par des
enjeux » (Paillé & Mucchielli, 2003, 39) [11].
Le passé est souvent appelé au service d’une connaissance
réaliste (évite l’angélisme, l’histoire hagiographique, nuance
les clichés) et permet, à partir d’un travail de problématisation
à la méthode historique de recherche, d’expliquer ou de
comprendre un ou plusieurs faits du passé à partir des
facteurs qui l’ont constitué dans un espace-temps délimité,
ou dans un processus d’évolution à travers le temps. C’est
le poids du passé qui rend possible l’invention du futur.
L’histoire évite aussi l’aliénation des générations futures
et évite la production de « travailleurs consommateurs
performants et des êtres sans mémoire, sans identité, sans
racines » (Bugnon-Mordant, 2004) [14]. Devons-nous être
des pions anonymes et interchangeables que l’on déplace sur
l’échiquier économique de la santé en fonction des besoins ?
Rappelons-nous aussi que par l’identification des traditions,
des fondements et des racines disciplinaires, l’histoire
participe à la construction de l’identité professionnelle.
Mais à quoi peut bien servir cette dernière ? « L’identité
professionnelle est cette condition essentielle de la maturité
de la personnalité, elle permet le fonctionnement social