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Recherche en soins infirmiers n° 109 - Juin 2012 l
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Pour citer l’article :
Nadot M. Recherche fondamentale en science infirmière. La recherche historique sur les fondements d’une discipline Recherche en soins
infirmiers, juin 2012 ; 109 : 50 - 55
Adresse de correspondance :
Michel NADOT : [email protected]
recherche
ABSTRACT
RESUMÉ
For lack of serious fundamental research in History on the standardization of its own
discipline, the nursing profession continues to be fed by clichés, common sense, and
relies on symbols and faiths stemming from the past as well as on what characterizes in
a general way the female careers in our society. The lack of recognition experienced by
the nursing profession is not so surprising from then on. At the time of the globalization
of knowledge, which remains to this day, the only source of sustainable competitive
advantage, the historian of the nursing discipline should start wondering about the
international status of his discipline within the learned worlds.
Key words : History, nursing discipline, myth, science.
À défaut de recherches fondamentales rieuses en histoire sur la standardisation de
sa propre discipline, la profession infirmière continue d’alimenter les clichés, renforce
le sens commun et repose sur des symboles et des croyances issues du passé ainsi que
sur ce qui caractérise de manière générale les carrières féminines dans notre société.
Le déficit de reconnaissance scientifique, que vit la profession infirmière n’est dès lors
pas trop étonnant. À l’heure de la mondialisation des connaissances, qui restent à ce
jour, l’unique source d’avantages concurrentiels durables, l’historien de la discipline
infirmière se pose la question sur le statut international qu’a sa discipline au sein des
mondes savants.
Mots clés : Histoire, discipline infirmière, mythe, science.
Recherche fondamentale en science infirmière
La recherche historique sur les fondements
d’une discipline
FUNDAMENTAL RESEARCH IN NURSING SCIENCES
HISTORICAL RESEARCH ON THE FOUNDATIONS OF A DISCIPLINE
Michel NADOT
Infirmier Ph. D., professeur d’histoire et d’épistémologie en sciences infirmières, ancien directeur adjoint, doyen et responsable de la
recherche à la Haute école de santé de Fribourg (Suisse), ancien chargé de cours en philosophie des sciences à la Faculté de biologie et
de médecine de l’Université de Lausanne, professeur associé à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval à Québec (Canada)
et professeur invité, chargé de mission, à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Saint-Joseph à Beyrouth (Liban).
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RÔLE DE L’HISTOIRE AU SEIN
D’UNE DISCIPLINE1
L’histoire de la discipline infirmière serait-elle le parent pauvre
de la recherche scientifique ? Question saugrenue au vu de
sa visibilité ? Nous ne le pensons pas. Peu de traces sur cette
activité au sein des différents laboratoires du Centre national
de la recherche scientifique (CNRS), encore moins au plan
universitaire… Ne parlons pas non plus des indicateurs
financiers des agences de moyens de la science sur les sommes
consacrées à la recherche fondamentale pour la discipline
infirmière. Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la
Recherche en France ne semble pas du tout concerné par le
problème. On se demande même si les infirmières le sont !
Alors, le savoir des soins, comme pour d’autres disciplines,
ne mérite-t-il pas des recherches historiques ? Quelle est
alors l’utilité de ce type de recherche pour la profession
infirmière ?
Cet article fait référence à la fois, à la philosophie et à la
méthodologie de la recherche historique pour la discipline
infirmière. À défaut de recherches fondamentales sérieuses
en histoire sur la standardisation de sa propre discipline, la
profession infirmière continue d’alimenter les clichés, renforce
le sens commun et repose sur des symboles et des croyances
issus du passé ainsi que sur ce qui caractérise, de manière
générale, les carrières féminines dans notre société. Le déficit
de reconnaissance scientifique, que vit la profession infirmière
n’est dès lors pas trop étonnant. À l’heure de la mondialisation
des connaissances, quel statut international a la discipline du
prendre soin institutionnel au sein de la science ? Dans quel
ordre jouons-nous ? Dans l’ordre de la nature ou dans l’ordre
de l’humain ? Quelle place a l’histoire de la standardisation de
nos traditions de langages dans les programmes de formation
en sciences infirmières ? Comment nommer l’identité de
notre propre discipline (logos et nomos particulier) ? Quelles
traces laissent nos langages professionnels dans le passé ?
Questions certes un peu tardives pour une profession qui
occupe stratégiquement depuis des générations le cœur du
système de santé.
Un des plus gros défis que la discipline infirmière doit relever
au XXIe siècle, est probablement de quitter le monde
symbolique qui entoure ses connaissances disciplinaires et de
sortir de sa pusillanimité pour accéder aux lieux légitimes de
production du savoir scientifique. Ces lieux de production et
de reconnaissance du savoir pour la discipline infirmière se
nomment « universités » (faculté des sciences infirmières).
C’est en effet généralement au sein des hautes écoles
doctorales en sciences infirmières impérativement situées
au plus haut niveau du système éducatif que se développe la
recherche fondamentale, notamment les questionnements
1 On entend par discipline, une articulation historiquement ancrée d’éléments
composites, pouvant faire sens de manière durable et se constituer en instance
rationnelle de connaissance (Berthelot cité par Vinck, 2000, 74) [3].
épistémologiques et historiques. L’histoire est à la fois
recherche et récit. Les résultats de recherche alors transformés
en savoirs sont à leur tour, utilisés en recherche appliquée ou
transférés dans l’enseignement supérieur comme la sociéle
réclame pour nos hautes écoles.
L’histoire est la mère de toutes les sciences de l’homme
nous disait Michel Foucault [1]. Affirmation importante pour
la pratique des soins. Cette dernière se trouve dans l’ordre
humain, elle appartient donc bien aux sciences humaines. Les
infirmières en sont-elles conscientes ? Dès lors, l’histoire de
nos traditions de langage fait partie des premières recherches
à mener pour donner une identité à notre discipline. Il est en
effet plus important pour une discipline de terminer l’identi
de ses savoirs, que de s’interroger sur l’identité des personnes
qui s’y réfère. On ne devient pas infirmière avant d’utiliser un
savoir de même nature que l’identité proclamée. Or, l’histoire
met bien en évidence que l’intitu « infirmière » appliqué aux
laïques a vu le jour avant que la conceptualisation des savoirs
ne prenne forme ou que le métaparadigme « infirmier » et
ses théories se fassent connaître. Dans la tradition de langage
francophone, on a en effet commencé dans la première
moitié du XXe siècle à « se dire infirmière » après avoir reçu
une identité imposée par les médecins et avant d’avoir pu
conceptualiser des modèles paradigmatiques et théoriques
« infirmiers ». Ce n’est semble-t-il pas par l’histoire de nos
traditions de langage, que la recherche infirmière a commencé !
(souvent de type bio-médical ou appliqué à la résolution de
problèmes). La discipline infirmière, située dans l’ordre de
l’humain sur le plan de la science, a de la peine à dépasser ses
propres mythes pour construire son savoir spécifique. On ne
sait toujours pas ce qui marque le début de notre discursivité
au sein de notre espace-temps spécifique de parole par manque
de recherches fondamentales en histoire. Derrière le mythe
du « tout infirmier » et ses clichés, les femmes soignantes
francophones subissent encore au plan épistémologique une
domination culturelle imposée à la fin du XVIIIe siècle. Certains
pensent encore que le mot infirmier est construit sur le fait de
s’occuper des infirmes. Ce qui est réducteur et complètement
faux ! À la discipline de s’approprier son histoire et de définir
son objet. Mais, comme le faisait remarquer Gélis [2], « les
historiens des pratiques de santé ont été pendant longtemps
des médecins soucieux d’écrire le passé de leur profession ; les
aides, les gardes, les soignants, n’étaient à leurs yeux que des
auxiliaires. Ils participaient sans doute au progrès médical, mais
n’étaient que des exécutants ; n’ayant qu’un rôle de comparses,
il paraissait normal qu’ils soient absents d’une histoire toute à
la gloire des grandes personnalités et des grandes couvertes.
L’humble, le quotidien ; ce n’était pas… de l’histoire ! […] Mais
après tout, pourquoi dénierait-on le droit à des membres d’une
profession de se saisir eux-mêmes de leur passé, dès lors qu’ils
satisfont aux exigences de la recherche historique ? » (p. 13
et 16).
La recherche historique en sciences humaines a pour fonction
de révéler, à partir des traces dont on dispose, les faits du
passé. Elle est de l’ordre de la recherche fondamentale. En
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Recherche fondamentale en science infirmière
La recherche historique sur les fondements
d’une discipline
tant que recherche qualitative (subjectiviste, naturaliste ou
interprétative), elle utilise une démarche scientifique, vise la
découverte ou l’avancement des connaissances et ne s’occupe
pas de trouver des applications pratiques immédiates. D’une
manière générale, les définitions de la recherche fondamentale
se ressemblent. Fourez (p. 162) [7] pour sa part, précise
que la recherche fondamentale est « une pratique qui ne se
préoccupe guère des applications possibles dans un contexte
de socté, mais se concentre sur l’acquisition de connaissances
nouvelles ». En Suisse francophone, la recherche historique
fondamentale se développe dans les hautes écoles en soins
infirmiers dans la mesure ces dernières ont aussi pour
mission, non seulement de « faire de la recherche et du
veloppement dans des champs de connaissances bien établis
et confirmés, mais cherchent et découvrent des domaines
d’avenir de la recherche appliquée. Elles pratiquent la
recherche fondamentale lorsque cela s’avère nécessaire pour
atteindre les buts fixés à la recherche appliquée » (CSHES,
Berne, 8.9.2005) [8]. Le financement de cette recherche est
assuré par les fonds fédéraux attribués à la recherche par les
agences de moyens de la science, Fonds National Suisse de
la recherche scientifique (FNS, division I, sciences humaines
et sociales), ce qui correspondrait approximativement à
l’Institut National en Sciences Humaines et Sociales (INSHS)
du CNRS pour la France. Cependant, une difficulté majeure
semble en place en France, dans la mesure où il n’y a pas,
à notre connaissance, de facultés de sciences infirmières
reconnues et subventionnées par l’État ou par le Ministère
de l’enseignement supérieur et de la recherche. Ce n’est en
principe pas aux hôpitaux de financer ce type de recherche.
La question reste ouverte : dans quelle faculté se développe
la recherche historique en science infirmière menée par des
infirmières pour développer la discipline des soins ? Dans quel
lieu cet ensemble de connaissances et de recherches, ayant
un degré d’unité et de néralité qui découlent de relations
objectives qu’on découvre graduellement et que l’on confirme
progressivement par des méthodes de vérification (Dallaire
et Aubin, 2008, 12) [9], peut-il voir le jour, être financé, être
préservé et développé ?
LA DISCIPLINE ET SES MYTHES
Avant de se précipiter sur l’exposition de méthodes propres
à la recherche en histoire, l’historien ne peut éviter de se
confronter à la philosophie de l’histoire. La recherche
historique sur la discipline infirmière nous apprend que cette
dernière repose sur une tradition de langage et de pratiques
très ancienne. Comme d’autres avant elle, elle a une série
de mythes fondateurs. La construction de notre discipline
suit l’accès à l’écriture des femmes soignantes et accompagne
la production du savoir en milieu universitaire. Les mythes
rapportés par la recherche en histoire montrent que notre
discipline n’a jamais été « infirmière » ou paramédicale chez les
laïcs que nous sommes. Pourquoi de telles représentations ?
Ces mythes savamment entretenus masquent les réels
fondements de la discipline dans le langage francophone et
ne permettent pas de progresser dans le développement de
la connaissance. Dépasser nos propres mythes devient alors
une nécessité impérative, selon les épistémologues ou les
historiens, pour statuer sur le savoir propre à notre discipline.
Cette affirmation présentée lors du IVe Congrès mondial
du Secrétariat international des infirmiers et infirmières de
l’espace francophone (SIDIIEF) à Marrakech (Maroc) en juin
2009, met en évidence que la science part des mythes et de
leur critique et qu’une nouvelle connaissance s’appuie toujours
sur un savoir antérieur remis en question [4]. Un ouvrage
sur le mythe infirmier doit du reste, prochainement sortir
cet automne à Paris dans une grande maison d’édition (cf.
Infirmière Magazine No 290, 1er décembre 2011, pp. 26-27).
La discipline infirmière se développe à des rythmes variés
dans le monde entier pour mieux prendre soin de l’humain.
Elle se constitue progressivement sur le long terme, selon
les orientations de nos sociétés et de leurs institutions. Elle
repose sur les fondements profanes du triptyque « domus,
familia, hominem » mis en évidence par les historiens. Soigner,
c’est prendre soin de la vie du domaine (domus), prendre soin
de la vie du groupe (familia). Et bien sûr, prendre soin de la vie
de « l’homme (hominem) objet de soins » et d’attentions au
sein d’un espace-temps institutionnel singulier [5].
La critique en science prend pour objet les croyances
existantes et requiert, à titre de matière première pour ainsi
dire, la présence de croyances ou de théories auxquelles
on adhère de manière plus ou moins dogmatique [4]. Nos
traditions de langages « représentent la source à l’évidence la
plus importante, en qualité comme en quantité, pour notre
savoir » [4]. Si le savoir de la discipline infirmière dépend
autant que ça de cette tradition de langage mentionnée par
les philosophes des sciences, on comprend aisément toute
l’importance et l’urgence qu’il y a, à retrouver ces traditions.
On parle ici d’une tradition de langage dynamique et non
de « ce que l’on a toujours fait » dans le sens routinier du
« faire ». C’est la tradition écrite légitime qui permet de
transformer notre expérience en savoir. Notre profession
« ne peut en effet être véritablement fière de ses racines,
qu’à l’observation de ce qu’elles lui ont permis de produire
tant bien que mal, et non à la contemplation de leur état de
conservation » [6].
Parmi les objets qui historiquement nous étonnent, un
mythe principal domine : celui du « tout infirmier » (les
soins sont infirmiers, la pensée est infirmière, la recherche
est infirmière, la science est infirmière, nos écoles sont
infirmières, le département des soins est infirmier, etc.).
Ce qui est faux, bien entendu ! L’histoire met bien en
évidence que les soins ne peuvent pas être infirmiers. D’où le
mythe ! Ce mythe principal, découvert à partir de plusieurs
recherches historiques en 1990, bouscule l’ordre établi.
Il possède aussi ses pratiques discursives et ses enjeux de
pouvoir. Cette découverte saluée par une émission de Radio-
Canada en 2001 (Les années-lumière de Yanick Villedieu) et
présentée lors du premier congrès mondial du secrétariat
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international des infirmières et infirmiers de l’espace
francophone (SIDIIEF) à Montréal en 2000, met en évidence
que le terme infirmier est un terme issu de la mythologie
théologique du troisième millénaire. Repris par la théologie
médiévale, il reste la propriété conceptuelle exclusive des
congrégations religieuses hospitalières catholiques. Dire que
le soin est infirmier provoque alors une utopie identitaire
porteuse d’une aporie chez les infirmières laïques, c’est-à-
dire une difficulté d’ordre rationnel paraissant sans issue
qui reproduit un blocage épistémologique entraînant une
prolifération de modèles théoriques qui n’ont rien d’infirmier,
puisque leurs fondements sont puisés dans des disciplines
ne nous appartenant pas. Le terme infirmier est construit
sur ENFER et indique que celui ou celle qui porte ce nom
se confronte habituellement et professionnellement à ce qui
est « faible », « malade », « malsain », « mauvais » autrement
dit à l’Enfer, à la puissance des ténèbres, lieu de séjour des
damnés. Dans le temps, on disait enfermier (infirmier) ou
enfermeté (infirmité). La découverte de ce mythe renforce
alors la nécessité de rechercher les racines historiques de
notre langage professionnel laïc. La profession doit pouvoir
s’en servir pour définir le type de service que les infirmières
rendent depuis des siècles à la société.
LA RECHERCHE HISTORIQUE,
GÉNÉRALITÉS
La recherche historique pratiquée au sein des dispositifs
éducatifs des filières infirmières des hautes écoles
universitaires est une nécessité incontournable ne serait-ce
que pour enseigner l’histoire de leur discipline aux étudiants.
Qui, peut assurer cette charge aujourd’hui ? Procédure
apparemment normale depuis longtemps à l’université où,
selon la discipline enseignée, on peut trouver l’histoire de la
psychologie, l’histoire de la médecine, l’histoire de la sociologie
ou l’histoire des sciences de l’éducation pour n’en citer que
quelques-unes. Logique beaucoup moins évidente au sein de
la discipline infirmière ou l’histoire, lorsqu’elle est enseignée,
prend des aspects hybrides, redondants, stéréotypés, laudatifs,
voire hagiographiques. Elle ne permet pas toujours de saisir
comment s’est effectuée la lente standardisation des traditions
de langage arrivée jusqu’à nous. Ce langage est porté par
les pratiques et la culture professionnelles d’aujourd’hui. Il
permet alors à la profession, au travers de faits ou de données
normalisées, de se mettre d’accord par rapport à ce dont
on parle. Et bien sûr, l’histoire de la discipline infirmière n’a
rien à voir avec l’histoire de la médecine [13]. Par absence de
recherche historique permettant d’indiquer en quoi les soins
infirmiers sont-ils infirmiers (?), on voit au sein des programmes
de formation des contenus polysémiques, hybrides ou parfois
exotiques. Ces derniers ne permettent pas de donner une
information univoque sur le noyau dur spécifiant la discipline
dite « infirmière ». La France contrairement à d’autres pays,
ne possède pas de facultés de sciences infirmières. On ne
s’étonne pas alors des problèmes d’identité ou d’orientation
des contenus de formation qui interpellent les professionnels
de la santé de manière récurrente. Qui n’a jamais entendu,
notamment au sein d’équipes de soins composées d’acteurs
de différents niveaux de formation, la fameuse question « qui
fait quoi ? », ce qui correspond implicitement, toute pratique
étant culturelle, à « qui sait quoi ? De quoi sont faites nos
traditions de langage ?
L’histoire nous apprend par exemple, qu’au sein des premiers
hôpitaux, des pratiques et des savoirs profanes accompagnent
l’émergence de la prestation de service2 collective réclamée
socialement par le « prendre soin ». Mais l’absence d’écriture
permettant de transformer l’expérience des soignants
profanes en savoir, l’absence de structures académiques et
scientifiques, les dominations culturelles successives subies
et la complexité de cette activité (prendre soin au plan
institutionnel), font que le savoir spécifique reste occulté et
qu’il est encore majoritairement connu. La discipline des
soins est toujours orpheline sur le plan identitaire ; pas de
logos spécifique, pas de nomos. Ni dans l’ordre de la nature ou
du vivant, la science infirmière (que pour notre part, nous ne
nommons pas telle), son histoire et son discours dans le monde
de la science, se trouve derrière ce trièdre épistémologique
des sciences humaines remarquablement décrit par Foucault
[1]. Bord’un côté par les sciences sociales et, de l’autre,
par les sciences médicales, mais antérieur à ces deux entités,
l’objet de la discipline soignante est à placer « à la fine pointe
des sciences humaines ».
Pour que l’histoire ait un sens pour une profession, il faut
aussi que l’historien soit capable de repérer les documents
qui peuvent faire sens pour la discipline qu’il est chargé
d’éclairer et il lui faut surtout comprendre les documents qu’il
a sous les yeux. Avoir pratiqué les soins au sein de plusieurs
hôpitaux permet par exemple de savoir de quoi se compose
la dynamique interne des établissements dans un contexte
donné. L’histoire du soin est inséparable des valeurs portées
par ceux qui pratiquent les soins. « Pour connaître son objet,
l’historien doit posséder dans sa culture personnelle, dans
la structure même de son esprit, les affinités psychologiques
qui lui permettront d’imaginer, de ressentir, de comprendre
les sentiments du passé qu’il retrouvera dans les documents.
Faute de l’avoir compris, que de travaux historiques nous
donnent l’impression d’être de la peinture faite par un aveugle-
né, de la musique contemplée par un sourd ! » (Marrou, 1954,
97) [10]. Comprendre alors, d’où parle l’historien, à quel
public il s’adresse et quel corps de connaissance il a l’intention
d’enrichir, prend alors tout son sens pour l’orientation des
points de vue et des valeurs dominantes. L’historien développe
des catégories dont l’analyse s’effectue selon la sensibilité
théorique et expérientielle du chercheur à savoir notamment :
la formation disciplinaire, l’expérience de recherche, l’angle
d’analyse privilégié, le contexte interprétatif initial (Paillé &
Mucchielli, 2003, 163) [11]. Une recherche historique menée
2 Nul ne peut le contester effectivement, sur un plan économique, la
profession infirmière se trouve dans le secteur tertiaire, celui des services.
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Recherche fondamentale en science infirmière
La recherche historique sur les fondements
d’une discipline
par un médecin, une infirmière ou une historienne qui n’est
ni médecin, ni infirmière, apporte des éclairages et des
interprétations fort différentes. Une infirmière historienne
a forcément sa recherche, la lecture de ses documents et la
composition de son discours marqués, en positif ou en négatif,
par les empreintes de sa culture d’appartenance sur le plan
professionnel ou scientifique.
On peut constater par exemple, qu’à partir d’un même
document relatant les descriptions de fonction du personnel
de l’hôpital laïc de la ville de Genève en 1744, une historienne
de la médecine (non médecin) et un historien en sciences
infirmières (infirmier), qui ne se connaissent pas et ignorent
les sources du langage de l’autre, arrivent pour un même
document, consulté indépendamment l’un de l’autre, à des
explications complètement divergentes sur le statut des
soignants laïcs de l’époque profane (Walter, 1992) [13]. Pour
l’une, l’histoire des soignants s’inscrit dans l’histoire de la
médecine et de l’ordre de la nature, pour l’autre l’histoire
des soignants, s’inscrit dans l’histoire de la discipline infirmière
et dans l’ordre de l’humain au plan de la science. Pour l’une,
lors de la nécessaire dicalisation des services hospitaliers
genevois la référence à la science et à la médecine aurait du
donner aux infirmiers en place, un statut d’interne ou de
résident dans la hiérarchie hospitalière de la fin du XVIIIe
siècle. Cela évite de reléguer durablement les soignants dans
des échelons subalternes des professions paramédicales. Pour
l’autre, les traditions de langage sur le « prendre soin », « l’aide
à la vie » et le « service des malades » laissent apparaître
que, la fonction spécifique et l’objet de la discipline infirmière
ont été trop rapidement assimilés à une fonction dépourvue
de toute originalité, quand elle n’était pas, soit ravalée à des
caractéristiques féminines innées ou à des activités serviles,
mercenaires ou philanthropiques. Comment porter un regard
externe sur une discipline émergente et arriver à émettre de
tels jugements en tant que profane, lorsque l’on n’exerce pas
de pratiques dans ce champ disciplinaire méconnu ?
L’histoire alors racontée est vraie dans la mesure
l’historien a, comme le relève Marrou [10], « des raisons
valables d’accorder sa confiance à ce qu’il a compris de
ce que les documents lui révèlent du Passé ». Le discours
historique n’est pas naïf, il produit du sens et a des incidences
diverses selon l’utilisation des résultats de recherche qui en
est faite. Ceux-ci influencent le positionnement des étudiants
en classe ou celui des futurs professionnels sur leurs lieux de
travail ainsi que la place qu’ils prennent au sein de la société
dans leur activité propre. Les enseignements de l’histoire ne
peuvent être rendus possibles que si la recherche historique
et sa diffusion le permettent. Il s’agit en effet d’offrir un
enseignement de qualité, fondé sur des recherches solides,
lesquelles doivent répondre non seulement à des besoins
socio-sanitaires mais aussi aux besoins de la formation. Ce
qui peut prévenir les frustrations de certaines infirmières, qui
découvrent un peu par hasard parfois et un peu abruptement,
leurs vraies traditions de langage. Ne pas accorder la
place qu’il convient à la connaissance historique dans un
programme de formation, notamment celui des infirmières
ou ne pas évaluer les connaissances acquises sur le domaine,
permet aussi aux dirigeants (dans notre cas des milieux de
la santé) d’instrumenter les valeurs et les idéologies d’un
champ. Lorsque des infirmières sont parfois manipulées,
uniquement en fonction de déterminants ou de besoins
socio-économiques par exemple, elles ne peuvent dès lors
pas s’affirmer au nom de leurs traditions de langage, se former
une identité scientifique ou participer à la critique de la raison.
La connaissance historique libère l’homme du poids de son
passé.
Enfin, « l’histoire alimente en représentations sociales les
identités. Elle dit les origines (…) elle justifie les appartenances,
dresse les tableaux et les portraits qui instituent les différences
qu’on a avec les autres et les ressemblances qu’on a avec
les siens, à toute échelle (…). Elle procède à une mise en
ordre, permet de trouver un système de repérage en vue
de réduire l’angoisse et l’incertitude (…). L’histoire consacre
et légitime les bonnes causes, les ordres établis, dénonce les
mauvais camps » (Moniot, 1993, 29) [12]. L’universalité ou la
généralité, la validides concepts mis en œuvre par l’histoire
sont bien comme l’indique Marrou[10], « dépendants, non
pas à proprement parlé de la personnalité de l’historien,
de sa mentalité, de son temps, mais bien de la vérité de la
philosophie, implicite et, il faut le souhaiter, explicite, qui lui a
permis de les élaborer ». Tout dépend de ce que l’on cherche
à valoriser en faisant une recherche historique. L’exercice
d’une activité au sein d’une communauté socialement habilitée
à faire de la recherche, un environnement local façonné par
des filiations disciplinaires, des traditions de recherche,
des champs de pratique et des règles de conduite à divers
niveaux et une situation pratique précise de professeur,
chercheur, consultant, ou doctorant « implique l’adoption
de comportements socialement définis, traversés par des
enjeux » (Paillé & Mucchielli, 2003, 39) [11].
Le passé est souvent appelé au service d’une connaissance
réaliste (évite l’angélisme, l’histoire hagiographique, nuance
les clichés) et permet, à partir d’un travail de problématisation
à la méthode historique de recherche, d’expliquer ou de
comprendre un ou plusieurs faits du passé à partir des
facteurs qui l’ont constitué dans un espace-temps délimité,
ou dans un processus d’évolution à travers le temps. C’est
le poids du passé qui rend possible l’invention du futur.
L’histoire évite aussi l’aliénation des générations futures
et évite la production de « travailleurs consommateurs
performants et des êtres sans mémoire, sans identité, sans
racines » (Bugnon-Mordant, 2004) [14]. Devons-nous être
des pions anonymes et interchangeables que l’on déplace sur
l’échiquier économique de la santé en fonction des besoins ?
Rappelons-nous aussi que par l’identification des traditions,
des fondements et des racines disciplinaires, l’histoire
participe à la construction de l’identité professionnelle.
Mais à quoi peut bien servir cette dernière ? « L’identité
professionnelle est cette condition essentielle de la maturité
de la personnalité, elle permet le fonctionnement social
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