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Pour appréhender ces mécanismes, je m’appuierai sur une enquête au cours de laquelle
j’ai participé à des sorties culturelles avec des migrants issus principalement des classes
populaires. Ces sorties – sur lesquelles je me suis, de fait, greffée4 – étaient organisées par
différentes structures municipales, dont un centre social situé dans les grands ensembles de
Fleury. L’enjeu pour moi était d’essayer de saisir ce qui, aux différents niveaux de la
médiation mise en place (dans les œuvres elles-mêmes, la façon dont elles sont montrées, les
discours institutionnels autour des sorties ou encore les modalités pratiques de la mise en
présence), est susceptible de nourrir des représentations pouvant multiplier par la suite, chez
les acteurs, les postures de méfiance, rejet, évitement. Concrètement, cela revient à aborder la
réception comme « adresse » et les dispositifs de médiation eux-mêmes en tant qu’ils posent,
construisent ou figurent socialement ceux auxquels ils s’adressent justement (Servais, 2010 ;
2013). La façon dont on s’adresse à l’autre opère, en effet, d’emblée, une distribution des
places : elle constitue l’autre en destinataire lui indiquant un rôle à investir, une relation
possible aux institutions et au corps social.
La sortie retenue ici a consisté à se rendre au Musée du Quai Branly pour une visite –
autonome – de l’exposition permanente. En effet, la Mairie de Fleury se contente de mettre
des cars à la disposition du centre social, ce dernier considère à son tour qu’il n’a pas les
moyens de payer un conférencier. Sachant par ailleurs que des sommes équivalentes sont
parfois déboursées lors de sorties loisirs (en tours de manège par exemple), on peut se
demander si ce n’est pas la dépense proprement culturelle qui tend en l’occurrence à être
considérée comme du gaspillage. Ou encore si, pour ce groupe d’acteurs institutionnels en
contact avec les récipiendaires des politiques culturelles, il ne suffit pas finalement d’une mise
en présence physique de publics et d’œuvres pour que l’appropriation visée ait lieu.
« N’importe qui peut, avance en effet de son côté la Directrice municipale de la Culture, être
touché par un texte de Baudelaire, d’Aragon, de Boris Vian ». Ce propos mobilise l’idéologie
du don de nature ou du goût naturel critiquée par Pierre Bourdieu dans L’amour de l’art
(1969) ou encore La Distinction (1979) ; il insiste surtout – c’est ce qui nous intéresse en
priorité – sur une sorte d’inutilité ultime des actions de médiation.
La visite évoquée prend place, d’autre part, dans un contexte particulier, que Fatma,
hôtesse d’accueil du centre social en charge des sorties5, décrit comme « communautaire ».
« Nous, on va sortir, explique-t-elle, avec la communauté maghrébine ; moi, je suis
Algérienne, donc pour elles… elles savent ». D’un côté, la sortie féminine est présentée à la
chercheure comme n’allant pas, socialement parlant, de soi (« c’est mal vu, très mal vu ») ; de
l’autre, il existe, d’après l’enquêtée, un cadre pouvant requalifier cette pratique, la rendre
honorable, licite. La condition est ainsi que les femmes sortent avec leur « communauté » ou
une « communauté » réputée proche, cette proximité étant posée par mon interlocutrice en
référence à la religion (« la plupart des Africains, ils sont musulmans, donc on a à peu près les
mêmes… pas traditions, mais presque, quoi, les mêmes… pratiques »).6 Dans cette logique,
4 Mon positionnement sur le terrain a alors été celui d’un « membre périphérique », pour reprendre l’expression
de Patricia et Peter Adler (Rémy, 2009 : 36). L’ethnographe ne participe que de manière « périphérique » aux
activités observées. D’une part, il entretient une proximité avec les enquêtés ; d’autre part, il a le souci constant
de réintroduire de la distance en leur rappelant par exemple les raisons de sa présence avec eux. S’il suscite des
attitudes ambivalentes sur le terrain, ce positionnement est aussi celui qui est le plus facile à tenir au plan
éthique. Le chercheur peut, en effet, considérer que les discours qu’il recueille ont été produits par les acteurs en
parfaite connaissance de cause.
5 C’est pour remplacer, pendant son congé parental, la coordinatrice animation du centre social que Fatma
accepte, dans l’espoir d’une promotion, la responsabilité des sorties.
6 Lors de la sortie analysée, le groupe est composé d’une douzaine de femmes originaires du Maghreb et
d’Afrique sub-saharienne, avec leurs enfants (une quinzaine, de moins de 10 ans) ; un seul homme est présent.
S’y ajoutent trois personnes extérieures à la cité (une bénévole invitée par le directeur, une amie et le fils,
collégien, de cette dernière).