Cosmina Ghebaur Laboratoire CIMEOS, Université de Bourgogne ATER, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Les non-publics au musée. Un exemple de discrimination dans le domaine de la culture Mes recherches portent sur les non-publics de la culture (Ancel & Pessin, 2004), ces personnes en situation, à l’instant t, de non-pratique culturelle, de non-contact avec un objet culturel donné. Je les aborde sous l’angle de leur fabrication institutionnelle, à savoir en tant qu’ils sont produits par les institutions chargées, sur un territoire donné, des politiques culturelles les concernant. Sur ce point, les quinze dernières années sont marquées en France, dans le contexte de la décentralisation culturelle définie en 1982-1983, par un investissement croissant des collectivités territoriales (Saez, 2009). Certaines villes – c’est sans doute l’échelon le plus actif – mettent en œuvre des propositions très fournies en direction de leurs populations. C’est notamment le cas à Fleury-la Rivière1, commune de la banlieue parisienne appartenant à l’ancienne « ceinture rouge »2 (Merlin, 1998 : 64). Sa Direction de la Culture se donne pour mission de combattre les « obstacles symboliques », à savoir le sentiment d’une partie de la population – les « non-publics » justement3 – d’être « exclue » ou « non concernée » par la programmation municipale. Il s’agit d’enclencher, subséquemment, une « dynamique d’appropriation » : appropriation de « langages artistiques et culturels », de « productions », de « lieux ». Alors que des dispositifs de médiation sont institutionnellement mis en place pour créer du « lien », du « contact » (Caune, 1999) entre des publics et des œuvres – des publics pensés comme éloignés de la culture et des œuvres de la culture savante –, certains de ces dispositifs produisent au contraire de l’absence, de la distance, des réticences et résistances. Pour comprendre ce phénomène, le cas le plus intéressant est celui des migrants visés par des politiques publiques d’intégration. Ce cas est à même de produire, me semble-t-il, un « effet loupe », de grossissement sur la question des non-publics et de leur fabrication institutionnelle. En effet, il permet d’aborder cette question dans un cadre où les acteurs font l’objet d’une « pression assimilatrice » (D’Iribarne, 2009) : une imposition de normes, valeurs, perspectives et au-delà, de phénomènes relevant de la violence symbolique, cette violence « douce », « larvée » (Bourdieu, 1980 : 220), qui s’exerce au nom des croyances légitimes de la société d’accueil. Et ce qui permet à cette violence de s’installer au cœur des dispositifs de médiation évoqués et de les détourner de leur projet initial, ce sont parfois – c’est ce qu’on verra dans cette communication – la stigmatisation et la discrimination des personnes prises en charge. 1 Le nom de la ville, ainsi que les prénoms ont été changés afin de préserver l’anonymat des enquêtés. La « ceinture rouge » est une couronne de communes ouvrières et communistes constituée autour de Paris à partir des années 1930. 3 Ce terme n’est à aucun moment défini par la Direction de la Culture. Cette instance se contente d’affirmer, dans son projet de service, la nécessité d’aborder « différemment » cette partie de la population « longtemps laissée pour compte par les acteurs culturels ». La rhétorique utilisée laisse entendre que le terme est utilisé pour référer aux classes populaires ; dans la perspective d’Ancel et Pessin dans laquelle je me place, il s’agit au contraire d’une notion trans-classes. Quiconque peut être, note ainsi Martine Azam, « à la fois » public et non-public s’agissant d’objets culturels différents, voire « plus ou moins » public au cours d’une même expérience de réception, selon notamment le degré d’engagement aux œuvres (2004 : 69). 2 1 Pour appréhender ces mécanismes, je m’appuierai sur une enquête au cours de laquelle j’ai participé à des sorties culturelles avec des migrants issus principalement des classes populaires. Ces sorties – sur lesquelles je me suis, de fait, greffée4 – étaient organisées par différentes structures municipales, dont un centre social situé dans les grands ensembles de Fleury. L’enjeu pour moi était d’essayer de saisir ce qui, aux différents niveaux de la médiation mise en place (dans les œuvres elles-mêmes, la façon dont elles sont montrées, les discours institutionnels autour des sorties ou encore les modalités pratiques de la mise en présence), est susceptible de nourrir des représentations pouvant multiplier par la suite, chez les acteurs, les postures de méfiance, rejet, évitement. Concrètement, cela revient à aborder la réception comme « adresse » et les dispositifs de médiation eux-mêmes en tant qu’ils posent, construisent ou figurent socialement ceux auxquels ils s’adressent justement (Servais, 2010 ; 2013). La façon dont on s’adresse à l’autre opère, en effet, d’emblée, une distribution des places : elle constitue l’autre en destinataire lui indiquant un rôle à investir, une relation possible aux institutions et au corps social. La sortie retenue ici a consisté à se rendre au Musée du Quai Branly pour une visite – autonome – de l’exposition permanente. En effet, la Mairie de Fleury se contente de mettre des cars à la disposition du centre social, ce dernier considère à son tour qu’il n’a pas les moyens de payer un conférencier. Sachant par ailleurs que des sommes équivalentes sont parfois déboursées lors de sorties loisirs (en tours de manège par exemple), on peut se demander si ce n’est pas la dépense proprement culturelle qui tend en l’occurrence à être considérée comme du gaspillage. Ou encore si, pour ce groupe d’acteurs institutionnels en contact avec les récipiendaires des politiques culturelles, il ne suffit pas finalement d’une mise en présence physique de publics et d’œuvres pour que l’appropriation visée ait lieu. « N’importe qui peut, avance en effet de son côté la Directrice municipale de la Culture, être touché par un texte de Baudelaire, d’Aragon, de Boris Vian ». Ce propos mobilise l’idéologie du don de nature ou du goût naturel critiquée par Pierre Bourdieu dans L’amour de l’art (1969) ou encore La Distinction (1979) ; il insiste surtout – c’est ce qui nous intéresse en priorité – sur une sorte d’inutilité ultime des actions de médiation. La visite évoquée prend place, d’autre part, dans un contexte particulier, que Fatma, hôtesse d’accueil du centre social en charge des sorties5, décrit comme « communautaire ». « Nous, on va sortir, explique-t-elle, avec la communauté maghrébine ; moi, je suis Algérienne, donc pour elles… elles savent ». D’un côté, la sortie féminine est présentée à la chercheure comme n’allant pas, socialement parlant, de soi (« c’est mal vu, très mal vu ») ; de l’autre, il existe, d’après l’enquêtée, un cadre pouvant requalifier cette pratique, la rendre honorable, licite. La condition est ainsi que les femmes sortent avec leur « communauté » ou une « communauté » réputée proche, cette proximité étant posée par mon interlocutrice en référence à la religion (« la plupart des Africains, ils sont musulmans, donc on a à peu près les mêmes… pas traditions, mais presque, quoi, les mêmes… pratiques »).6 Dans cette logique, 4 Mon positionnement sur le terrain a alors été celui d’un « membre périphérique », pour reprendre l’expression de Patricia et Peter Adler (Rémy, 2009 : 36). L’ethnographe ne participe que de manière « périphérique » aux activités observées. D’une part, il entretient une proximité avec les enquêtés ; d’autre part, il a le souci constant de réintroduire de la distance en leur rappelant par exemple les raisons de sa présence avec eux. S’il suscite des attitudes ambivalentes sur le terrain, ce positionnement est aussi celui qui est le plus facile à tenir au plan éthique. Le chercheur peut, en effet, considérer que les discours qu’il recueille ont été produits par les acteurs en parfaite connaissance de cause. 5 C’est pour remplacer, pendant son congé parental, la coordinatrice animation du centre social que Fatma accepte, dans l’espoir d’une promotion, la responsabilité des sorties. 6 Lors de la sortie analysée, le groupe est composé d’une douzaine de femmes originaires du Maghreb et d’Afrique sub-saharienne, avec leurs enfants (une quinzaine, de moins de 10 ans) ; un seul homme est présent. S’y ajoutent trois personnes extérieures à la cité (une bénévole invitée par le directeur, une amie et le fils, collégien, de cette dernière). 2 Fatma, elle, met en avant, au cours de nos entretiens, tout comme dans les relations qu’elle tisse avec ces femmes et leurs familles, sa qualité de « membre ». Elle insiste sur son respect des règles du groupe – ces règles « connues de personne, entendues de tous » (Sapir, 1970 : 46) –, les qualifiant de « taboues ». De manière plus générale – et alors même qu’elle est née en France –, elle se positionne comme « Française de papiers » : étrangère au même titre que le public qu’elle vise professionnellement. 1/ Une séance de disqualification collective Nous arrivons au Musée du Quai Branly vers 10h30 et passons grosso modo l’heure qui suit à attendre dans les couloirs, à proximité du guichet destiné à l’accueil des groupes, l’autorisation d’accéder aux salles d’exposition. Un employé nous demande d’abord de nous ranger « bien contre le mur » pour « ne pas déranger le public », et, après moult vérifications, remet les billets à Fatma avec le commentaire suivant lancé à la cantonade : « Bon, allez ! Mais, franchement, vous les encadrez à fond, hein, parce que le samedi, on a beaucoup de monde ! ». Cette phrase sera répétée quasiment à l’identique quelques heures plus tard lorsque, après un pique-nique dans le jardin du musée, nous nous présentons devant l’hôtesse chargée de vérifier les billets au début du parcours d’exposition. L’entrée dans le musée est clairement définie dans cette séquence comme une faveur concédée à la responsable du groupe. La phrase citée (« Bon, allez ! Mais, franchement... ») relève, de surcroît, de ce qu’Eric Auziol appelle la « double communication » (Mucchielli & Paillé, 2003 : 160), en écho à la « double contrainte » théorisée par l’Ecole de Palo Alto (Bateson, 1980 : 14). Le message s’adresse aussi bien à Fatma qu’aux autres personnes présentes qui constituent, elles, le « public » : le public légitime (construit comme tel). Cela se passe un peu comme si le personnel du musée souhaitait désavouer publiquement le groupe du centre social, faire valoir qu’il n’est pas à sa place dans ces murs, mais simplement toléré. C’est aussi, pour les employés, une façon de s’associer symboliquement au « public », nécessairement gêné par ces « autres » dont les comportements ne manqueront pas de s’inscrire en rupture avec les normes pressenties. Une façon, surtout, d’ancrer une certaine définition de la situation, par le biais notamment de la répartition des rôles énonciatifs (« on », « vous », « eux »). A cet égard, on peut noter que les personnes qu’accompagne Fatma sont décalées vers le « eux/ils », la troisième personne7, l’Absent dans la grammaire arabe. Les employés du musée les évoquent, de fait, comme si elles étaient très précisément absentes. Ils les excluent d’abord du « public » – le « bon » public (Bertrand, 2003 : 144) –, puis, dans un deuxième temps, de la dynamique « je »/« tu »8. D’une part, il est demandé au groupe de se coller littéralement aux murs pour « ne pas déranger » le public, la place physique qu’on l’autorise à prendre matérialisant la place symbolique à laquelle il est assigné. D’autre part, ses membres sont construits dans la situation comme totalement dépourvus du droit à la parole : du droit reconnu à intervenir dans les conversations, à occuper la scène, y compris lorsque le dit les concerne directement. Ils peuvent bien sûr s’emparer de la parole et se constituer en participants de plein droit, mais on est là dans le « mode mineur » (Piette, 1998 : 276) – les marges, la déviance – de l’échange tel que les employés du musée tentent de l’instaurer. Dans les métiers au contact du public, existe parfois l’habitude de 7 Comme le note Emile Benveniste, la troisième personne a la particularité de posséder « comme marque l’absence de ce qui qualifie spécifiquement le « je » et le « tu ». Parce qu’elle n’implique aucune personne, elle peut prendre n’importe quel sujet ou n’en comporter aucun, et ce sujet, exprimé ou non, n’est jamais posé comme « personne » » (1966 : 231). 8 C’est l’usage de la deuxième personne qui constitue, en effet, l’autre en co-énonciateur : en sujet potentiel (Benveniste, 1966 : 260). 3 dénigrer celui-ci en son absence, l’exemple classique étant celui du commerçant qui, dans l’arrière-boutique, commente sur un ton humoristique les interactions qu’il vient d’avoir avec les clients désagréables. Dans la situation analysée, la particularité est que ce « dénigrement de l’absent » se produit en sa présence, ce qui confère à l’acte de dénigrer une dimension performative forte. C’est en dénigrant, en effet, les personnes du centre social, en les rabaissant devant des témoins constitués du même coup en participants « ratifiés » de l’échange (Goffman, 1987 : 15), que le personnel du musée les rend absentes, les évacue de la situation d’énonciation et de la tension « je »/« tu » (« on »/« vous » en l’occurrence). 2/ Un individu « discréditable » comme levier de la situation Fatma entérine cette répartition des rôles ; les deux fois où la phrase lui est adressée, elle s’empresse de répondre en baissant la tête : « Oui, oui, bien sûr, ne vous inquiétez pas… ». L’acteur tente d’abréger un échange qui met à mal son identité sociale, son senspour-autrui, en le montrant en situation de faiblesse. Nous sommes donc tout à fait dans le registre de la figuration au sens d’Erving Goffman ; celle-ci recouvre « tout ce qu’entreprend une personne pour que ses actions ne fassent perdre la face à personne (y compris ellemême) », elle vise à « parer aux « incidents », c’est-à-dire aux événements dont les implications symboliques sont […] un danger pour la face » (1974 : 15). Pour garder celle-ci, Fatma adhère à la vision qui lui est opposée, et cette adhésion – à éclipses, sans doute9 – prend place dans une situation profondément ambivalente. D’un côté, l’acteur est coincé, acculé ; en réalité, il n’a pas le choix d’adhérer ou non, l’adhésion lui est imposée ou extorquée. De l’autre, ses interlocuteurs lui ménagent symboliquement une porte de sortie : ils dissocient dans leurs discours – on a vu – les positions « vous » et « eux » (« Mais, franchement, vous les encadrez… »). Ce n’est pas Fatma – suggère-t-on – qui fait l’objet de la cérémonie de disqualification en cours. Elle n’est pas assimilée au groupe mis à l’index, mais assiste tout simplement à la scène, au même titre que le « public », catégorie honorable par excellence. La situation peut néanmoins basculer à tout moment : c’est bien ce que l’acteur doit garder à l’esprit. Il peut, d’un instant à l’autre, subir une dégradation énonciative et statutaire : être désigné publiquement comme un individu au statut suspect, stigmatisé comme étranger (autre) au monde du musée dans lequel il aspire à entrer. Le basculement en question aura notamment lieu si l’acteur s’avise de contester la définition de la situation et la distribution des places posées par le groupe en face. La place indiquée à Fatma est ainsi celle d’un individu, non pas « discrédité », mais « discréditable » (Goffman, 1975 : 123) : son « stigmate » sera tu, et le sursis prolongé aussi longtemps que la personne s’en tiendra à ne pas remettre en cause l’ordre établi et le point de vue dominant sur la situation. C’est à une place de dominée que l’acteur est au fond renvoyé ; et s’il s’empresse de la remplir, c’est bien parce qu’il a incorporé – on imagine –, au moins en partie, la relation de domination et sa propre infériorité en tant qu’allant de soi. Des scènes comme celle que je viens de décrire sont récurrentes dans les musées visités par le groupe du centre social ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle Fatma évite au maximum de se présenter seule à l’accueil. Pour chaque sortie, elle fait en sorte de se faire accompagner par une personne extérieure à la structure (la chercheure, une bénévole), qu’elle présente au groupe le matin comme « connaissant très bien le musée ». Avec cette personne instituée guide, elle tente ensuite de négocier une relation lui permettant de déléguer au possible le face-à-face avec le personnel du musée. Dans le bus, elle essaie par exemple de lui remettre le dossier avec les justificatifs du centre en prétextant qu’elle n’a pas la place dans 9 On peut se demander s’il s’agit de cette « capacité « léthargique », comme dirait Paul Veyne, à adhérer, endeçà de la conscience, à plusieurs niveau de vérités » (Piette, 1996 : 171). 4 son sac ; une fois à destination, elle propose de prendre la queue du groupe pour « chercher » l’entrée, puis de rester avec les « gens » dans le couloir pour les « rassurer » pendant que la guide se charge, elle, d’aller récupérer les billets, voir si une activité a été réservée, etc. L’objectif est, pour Fatma, de se soustraire à tout prix à des interactions qu’elle perçoit comme particulièrement risquées pour son image, aussi bien sociale que professionnelle. Ces interactions sont, en effet, susceptibles de rendre visibles – c’est très exactement ce qui se produit dans le cas analysé – sa faible connaissance des lieux culturels, ainsi que son incapacité à gérer l’autre (l’autre social déjà) et à éviter au groupe des rapports de force et des situations de subordination ad hoc. 3/ Du malaise au sentiment de persécution et de harcèlement Lors de chaque sortie, Fatma affirme ne plus se souvenir si elle a réservé une activité pour la journée (« Ça fait longtemps que j’ai fait ça, moi… »). Lorsque je lui pose la question, elle me donne la pochette avec les courriels échangés pour que j’y cherche moi-même la réponse. Sa connaissance des équipements culturels est, en effet, si faible qu’elle ne sait tout simplement pas ce que recouvrent les réservations qu’elle fait enregistrer. En même temps, elle évite de poser des questions afin de réduire au maximum les contacts pouvant faire ressortir son ignorance sur le sujet. Au Musée du Quai Branly, devant le mécontentement de plus en plus manifeste du groupe, Fatma fait savoir autour d’elle, à voix basse, que sa « demande » n’a pas été « prise en compte ». L’expression qu’elle utilise renvoie à un fonctionnement administratif mystérieux et implacable, façon pour Fatma de calmer les esprits et de clore la discussion sur un lieu commun, « une opinion entérinée, une image partagée » par le groupe (Amossy & Herschberg-Pierrot, 2009 [1997] : 43). Le recours à ce type d’argument lui permet, déjà, de réaffirmer son allégeance au groupe et d’insister sur sa qualité de membre (ou d’en demander, au contraire, la reconnaissance publique). Au-delà, l’acteur tente de pousser ses pairs à se constituer en « nous » face à un « ils » indéfini, hostile et difficile à affronter sur son propre terrain.10 « Apparemment, ils n’ont pas pris en compte nos réservations, me glisse, avec un air entendu, une femme dans la file ; Fatma leur a demandé, ils ont dit oui, mais ils n’ont pas pris en compte ». Ainsi recadrée, la situation suscite un malaise au sein du groupe des « nous » ; ses membres ont le sentiment d’être traités comme une quantité négligeable, de ne pas être « pris en compte » eux-mêmes en tant que personnes. On remarque au passage l’utilisation elliptique, autosuffisante de l’expression « prendre en compte ». Celle-ci traduit chez mon interlocutrice une adhésion pure et simple à l’explication qui lui est proposée – on peut bien sûr se demander si elle sait à quoi l’expression fait référence ou si elle se contente de donner suite, tout simplement, à la demande de reconnaissance de Fatma. Quoi qu’il en soit, durant la matinée, le malaise évoqué bascule progressivement vers un sentiment de persécution que la responsable du groupe ratifie après-coup en présentant l’obtention des billets comme un exploit ou, en tout cas, comme une issue totalement inespérée. « J’ai réussi à obtenir des places ! », nous lance-t-elle sur un ton enjoué, en agitant la liasse que l’employée vient de lui remettre. Sa phrase traduit sans doute une volonté de valoriser son travail ; elle traduit surtout son sentiment et celui des usagers du centre social d’être illégitimes au sein du musée, ainsi que leur méconnaissance de cette institution comme service public. Le point d’orgue de la journée se déroule au cours du pique-nique dans le jardin de l’établissement lorsque les femmes accusent les agents de sécurité de les surveiller, voire de les espionner : 10 Cette polarisation du discours des classes populaires en « nous » et « ils » a été mise en évidence par Richard Hoggart dans son livre sur le style de vie des classes populaires anglaises de la première moitié du XXème siècle (1970 : 115-146). 5 « « Mais qu’est-ce qu’il vient guetter, lui, là ? », « Ils nous tournent autour, là, non ? », s’énervent-elles, pendant que les gardiens ramassent des restes d’emballages et des bouteilles à moitié pleines sur les dalles. Un peu en retrait, Fatma glisse à l’un d’eux, à voix basse : « C’est pas nous, hein, monsieur... ». Tout autour, les enfants jouent à chat perché en croquant dans des sandwichs. » (Journal de terrain) C’est une accusation de harcèlement en bonne et due forme que les femmes formulent dans cette séquence, la faisant valider par l’ensemble du groupe. Concrètement, elles relèvent le caractère offensant et stigmatisant des pratiques dont elles font l’objet. Les verbes « guetter » et « tourner autour » rendent très bien l’ambiance pesante, étouffante, la pression quasi physique qu’exercent les agents de sécurité. Les réactions des femmes sont d’autant plus virulentes que les pratiques et situations qu’elles dénoncent sont récurrentes dans les musées visités. A titre d’exemple, au MAC/VAL11, un gardien suit, sans aucune explication, le groupe tout le long du parcours de visite, obligeant les femmes à se presser sans arrêt pour échapper à cette présence importune. Dans son livre sur le crack à New York, Philippe Bourgois relate des scènes similaires produites alors qu’il accompagne au musée des enfants du quartier populaire où il travaille ; « nous étions, écrit-il, sans cesse flanqués de gardiens qui parlaient à voix basse dans leurs walkies-talkies » (2001 : 304). Cette présence est, là aussi, vécue comme inquisitrice, aussi bien par les enfants que par leur accompagnateur ; « On me regardait souvent, écrit l’auteur, d’un air étrange, comme si j’avais été un pédophile paradant avec ses proies ». Bourgois évoque en passant « l’énervement » des enfants lorsque l’un d’eux demande à un gardien pourquoi il les suit « de si près » et s’entend répondre : « pour m’assurer que tu ne te casses pas une jambe ». La violence du propos montre bien que le groupe est considéré non pas en tant que « public » auquel on doit un certain respect, mais comme une source d’ennuis potentiels. Le soupçon d’incivilité pèse d’emblée sur les enfants du Barrio, tout comme sur les femmes du centre social de Fleury : le singulier est, de fait, ramené à une classe aux propriétés fixes12. On peut regretter que le livre ne mentionne pas les réactions de l’ethnographe lui-même et les échanges que ce dernier a eus, sur ce point précis, avec les enfants. La comparaison aurait peut-être permis de mieux situer la réaction de Fatma : en sortant du musée, celle-ci émet, en effet, l’hypothèse que « le monsieur » est « dérangé ». Elle requalifie l’offense pour la minorer et couper court aux critiques sur sa propre organisation des sorties. La formule « le monsieur » traduit bien le souci de déplacer le curseur de l’institution vers la personne privée (et irresponsable) : de nier en fin de compte – c’est le principe de la « dénégation symbolique » (Bourdieu, 1992 : 119) – la violence exercée sur le groupe et plus largement les rapports de pouvoir avec le musée lui-même. Pour revenir à la scène observée dans le jardin du Musée du Quai Branly, ce qui est le plus marquant c’est finalement la manière indirecte, latérale, oblique dont les femmes s’adressent aux agents de sécurité. A travers l’usage de la troisième personne, elles leur signifient implicitement une condition d’absents, non-personnes, simples témoins et, partant, leur exclusion de l’espace de parole. Leurs questions (« Mais qu’est-ce qu’il vient guetter, lui, là ? », « Ils nous tournent autour, là, non ? ») revêtent du même coup une dimension rhétorique, ce qui renforce l’accusation de harcèlement qu’elles sont en train de produire collectivement. Se dessine également, en creux, l’idée que, du point de vue des intéressées, nul argument, nulle justification n’est vraiment recevable : le traitement dont elles font l’objet ne saurait, en d’autres termes, être justifié. On peut penser, d’autre part, que les femmes 11 Le MAC/VAL est le musée d’art contemporain du département du Val-de-Marne. Comme l’écrit Ruth Amossy, l’image stéréotypée, toujours égale à elle-même, « émerge lorsque, sélectionnant les attributs dits caractéristiques d’un groupe ou d’une situation, nous reconstituons un schéma familier » (1991 : 21). 12 6 reproduisent à l’extérieur du musée la situation qu’elles ont elles-mêmes vécues quelques heures plus tôt, dans les murs. Comment expliquer alors la différence de comportement entre les deux scènes prises en note ? C’est tout d’abord la différence de perception entre les deux espaces qui pourrait jouer. Pour les usagers du centre social, le musée est un univers marqué par la contrainte, la mise à l’épreuve, mais aussi l’inévitable faillite étant donné les attentes, à savoir, explique Fatma, « rester enfermés pendant une heure, deux heures » et « être les uns sur les autres, se suivre, piétiner ». Sans être vécu comme un lieu de totale liberté – nous sommes à Paris, espace nondomestiqué par excellence, d’après Fatma, pour les habitants d’une cité de banlieue13 –, le jardin autorise, lui, un certain relâchement. Les femmes retrouvent dans une certaine mesure leurs capacités ; à l’inverse, l’entrée dans le musée correspond à un effondrement de leurs capacités linguistiques et d’action.14 Cet effondrement se traduit – on l’a vu – dans la difficulté de résister à la violence symbolique exercée par le personnel du musée. Il se traduit aussi dans une logique de fuite et d’évitement que les femmes mettent en œuvre parallèlement. Ainsi, une mère de famille refuse d’accompagner son fils aux toilettes, puis attend, pendant quarante minutes, le groupe, au début du parcours d’exposition ; pour se donner une contenance, elle raconte ensuite qu’elle a fait faire la sieste aux enfants. Quant aux autres femmes, la plupart d’entre elles traversent le musée en moins d’un quart d’heure avant d’aller patienter dans le hall d’entrée où « il y a, affirme l’une d’elles, moins de… moins d’agressions, on va dire » - cette précision instruit en creux sur la perception des salles d’exposition. Autre élément important, c’est la guide du jour, Marina, qui lance la discussion sur le traitement réservé au groupe. Pendant le pique-nique, elle interpelle les femmes une à une en insistant sur le caractère « choquant » et « intolérable » de ce traitement, ainsi que sur le fait que c’est « la première fois » qu’elle-même en fait l’objet – on peut préciser que Marina s’est présentée le matin en tant qu’« amie du directeur » et « architecte de formation ». Pour appuyer ses propos, elle précise à plusieurs reprises que son mari, qu’elle vient d’appeler, est également « stupéfait ». On a ici une tentative de requalification individuelle : l’acteur tente de revenir à la définition de la situation et à la présentation de soi qu’il avait posées avant le face-à-face avec le personnel du musée. Une discussion s’engage ensuite, autour de Marina, sur la différence d’accueil dans les musées, selon le cadre de la visite (familiale ou entre amis vs en groupe organisé) et le cas échéant, l’institution qui l’organise (école vs centre de loisirs vs centre social). On peut faire l’hypothèse que ces différents échanges contribuent à légitimer l’expression publique de ce que James C. Scott appelle le « texte caché », ce « discours en coulisse fait de ce qui ne peut être dit directement en face du pouvoir » (2008 : 10). Fortes de la présence du groupe, les femmes s’opposent, tout de suite après, aux agents de sécurité. Elles contestent la relation de pouvoir que les comportements de ces derniers induisent : on pourrait dire que le discours dominé s’exprime en l’occurrence à la face du pouvoir (de ce qui, dans la situation, apparaît comme tel). 13 « Qu’est-ce que Paris ? hésite Fatma. Paris c’est pas… Ici, c’est très… communautaire, donc… on est pas… on est pas perdus, ici : y a des quartiers, on a bien des repères... ». L’enquêtée oppose donc Paris et la cité où elle travaille ; on remarque la répétition de l’adverbe « ici », renvoyant aux deux catégories du proche et du même. Cette façon de présenter la capitale peut bien sûr être reliée à une tentative supplémentaire de valoriser sa propre mission (accompagner les personnes dans un monde inconnu pour elles, assurer la médiation entre les deux mondes). 14 L’effondrement des capacités linguistiques d’une personne en situation de parole officielle, tendue a été théorisé par William Labov sous le nom de « langage brisé » (Bourdieu, 2002 : 232). Le phénomène auquel il est fait référence dans cette étude est plus large ; il se produit dans des situations n’impliquant pas nécessairement une prise de parole ; mais c’est la crainte d’une telle perspective qui pèse sur les acteurs en les paralysant quasiment. 7 Conclusion Tous les contacts des non-publics avec la culture (lieux, objets, etc.) ne permettent donc pas d’abolir la distance symbolique. Certains contribuent, au contraire, à l’ancrer en confortant les acteurs, migrants des classes populaires, dans l’idée qu’ils se trouvent devant un monde d’une irréductible altérité. La mise en présence débouche alors sur une mise à distance, la politique culturelle nourrit ou conforte les postures d’évitement et sentiments d’exclusion, les réticences et résistances qu’elle se donne officiellement pour tâche de combattre. En jeu, aussi bien l’accomplissement pratique des situations de mise en présence que la teneur de la médiation instaurée, volontairement ou pas, par les différents groupes d’acteurs institutionnels. Et c’est là où la stigmatisation, le stéréotypage, la discrimination interviennent, en détournant totalement des dispositifs dont le but initial était de tisser des liens, de mettre en relation des populations d’un côté, des œuvres et des équipements de la culture cultivée de l’autre. La visite muséale décrite reste jusqu’au bout une visite des seuils pour la plupart des femmes que j’ai observées. Dès son arrivée au Musée du Quai Branly, le groupe subit une cérémonie de disqualification sociale : il est stigmatisé, dénoncé publiquement comme n’étant pas à sa place dans les murs du musée et risquant de déranger à la fois le personnel du musée et le « public » - le « bon » public en quelque sorte, celui-là même qui maîtrise les normes en vigueur et ne tolérerait pas le moindre écart dans leur mise en œuvre. Les employés se sentent obligés de justifier, en le reniant du même coup, le droit d’entrée qu’il est tenu d’octroyer aux usagers du centre social. Un soupçon d’incivilité pèse d’emblée sur le groupe, en raison notamment – c’est le sentiment général – de son lien avec cette structure du secteur social. « Pour eux, résume une femme, « centre social » ça veut dire « cas social » ». Un reproche plus large d’« assistanat » résonne, de surcroît, toujours d’après les enquêtées elles-mêmes, dans le traitement qui leur est réservé. Dans les séquences recueillies au musée, un rôle important revient à la personne organisant les sorties culturelles. Son positionnement en situation est éminemment ambivalent : d’une part, elle doit relayer sur le terrain la politique culturelle municipale ; d’autre part, elle fait partie, sociologiquement parlant, du groupe-cible. Ses propres pratiques culturelles et sa connaissance des équipements sont très faibles, et aucune formation en médiation culturelle ne lui a été proposée là partir du moment où elle a dû prendre en charge les sorties – du point de vue de sa hiérarchie, elle doit s’appuyer sur des connaissances et compétences acquises ou possédées par ailleurs. C’est l’absence de ces dernières, vécue à l’évidence par l’enquêtée comme un stigmate, qui fait que, lors des face-à-face avec les employés du musée, Fatma investit sans tarder la place – de dominée, d’individu « discréditable » – à laquelle elle est renvoyée. C’est cette fragilité qui lui fait craindre une nouvelle disqualification, la touchant cette fois directement, en tant que personne ; pour l’éviter, elle « accepte » de ne pas contester la définition de la situation posée par le groupe en face et impliquant la disqualification de son propre groupe. Bibliographie Amossi R., Les idées reçues. Sémiologie du stéréotype, Paris, Nathan, coll. « Le texte à l’œuvre », 1991 Amossy R. & Herschberg-Pierrot A., Stéréotypes et clichés, Paris, A. Colin, coll. « 128. Lettres », 2009 [1997] Ancel P. & Pessin A. (dir.), Les non-publics. Les arts en réception, Paris, L’Harmattan, tomes 1 et 2, coll. « Logiques sociales », 2004 8 Azam M., « La pluralité des rapports à l’art. Etre plus ou moins public », in Ancel P. & Pessin A. (dir.), Les non-publics. 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