Agnès Chauveau
Université de Paris X-Nanterre
UN IDEALTYPE
:
LA COMMUNICATION
DU PREMIER MINISTRE
Laurent Fabius, juillet 1984 - mars 1986
Il y a moins de dix ans, apparaissaient de nombreux ouvrages consacrés à la nouvelle
communication
politique1.
Il s'agissait d'observer, de décrire, d'expliquer l'émergence de phéno-
mènes de communication politique inédits ou du moins considérés comme tels liés à
l'importance grandissante des médias audiovisuels et des sondages dans les stratégies de
communication des hommes politiques. Cette nouvelle communication politique était apparue
en France au début des années soixante, au moment de la croissance conjuguée de la télévision
et des premiers sondages, mais elle n'avait pris sa véritable ampleur, au point de devenir un
phénomène
massif,
qu'au début des années quatre-vingt2. De cette époque dataient la place
prépondérante des médias audiovisuels dans les stratégies de communication des hommes
politiques, avec comme corollaire l'importance croissante des émissions politiques à la télévision
et à la radio, la multiplication des baromètres de popularité, et l'appel de plus en plus
systématisé à des conseillers en communication dont la fonction première est de définir une
stratégie inspirée des techniques du marketing...
Bien que déplorant les risques encourus (notamment le recul du fond au détriment de la
forme),
les spécialistes de ce nouveau champ « scientifique » présentaient toutefois cette évolu-
tion comme inéluctable. Pourtant, elle est depuis remise en cause. Un même discrédit semble
affecter la sphère politique et les médias. Pour des raisons qui leur sont propres et notamment
une prégnance de plus en plus forte de la communication dans chacun des champs3 mais
aussi à cause de leur trop grande imbrication, ces milieux seraient tous les deux touchés par une
HERMÈS
13-14,
1994 285
Agnès Chauveau
crise de légitimité. Plus encore, le mariage entre médias et politique serait atteint par une
certaine langueur, et si la procédure de divorce n'est pas entamée, la crise affectant cette union
est bien réelle. Aussi récente qu'elle soit, la mutation est très nettement perceptible. Après avoir
eu leur heure de gloire, les émissions politiques à la télévision ont perdu leur place de choix dans
les grilles des programmes, et les vedettes politiques ne s'y pressent plus4. La participation à des
émissions de variétés, considérée comme le fin du fin d'une communication politique bien gérée,
est aujourd'hui bannie et certains des grands leaders regrettent de
s'être
laissés entraîner dans
cette dérive5. On ne peut que s'interroger sur les raisons de cette évolution.
Une étude empirique de la communication politique audiovisuelle de Laurent Fabius,
Premier ministre, peut sans doute illustrer certains débats engendrés par cette émergence de la
nouvelle communication politique et éclairer plus particulièrement cette mutation6. En effet,
cette communication constituait à bien des égards un cas d'école car elle intégrait de facto toutes
les techniques, tous les paramètres alors désignés comme indispensables et se posait en modèle :
celui d'une d'une bonne communication politique moderne. Très vite, ce modèle fut disséqué,
étudié, commenté, et parfois dénoncé par les observateurs du moment : la communication
politique de Laurent Fabius prit valeur de paradigme. Elle était le reflet d'une nouvelle culture
politique, témoignait de l'engouement pour un prototype spécifique et novateur de communica-
tion politique
:
le modèle marketing7.
Mais elle constituait un cas d'école à double titre car contrairement à ce que l'on croyait, ce
modèle n'était pas sans faille et déboucha finalement sur un résultat paradoxal. L'image du
Premier ministre soigneusement construite, en partie grâce à tous les remèdes prônés par les
nouveaux sorciers que sont les conseillers en communication, se brouilla. Le processus tourna
alors brutalement à son désavantage. C'est toute une stratégie politique qui s'effondra et qui, loin
de renforcer la crédibilité et la légitimité de l'action personnelle de son protagoniste, se solda par
un sentiment d'échec. L'origine principale de ce brusque retournement fut directement liée au
débat télévisuel du 27 octobre 1985 opposant Laurent Fabius à son adversaire Jacques Chirac.
Cette joute oratoire qui constituait aux yeux de tous les observateurs un enjeu politique de taille,
fut à l'origine de la première brèche dans le modèle de communication du Premier ministre. Une
brèche qu'on allait vite interpréter comme un échec médiatique et transformer en défaite
politique.
Quelle que soit la réalité de cet échec, la stratégie politico-médiatique du Premier ministre
se révélait fragile, et ses résultats aléatoires et imprévisibles. De façon presque inévitable le mythe
du « leader cathodique » s'effondra et finalement desservit son bénéficiaire8.
Un débat exemplaire aux effets imprévisibles
Le débat Fabius-Chirac constituait d'emblée un enjeu politico-médiatique de taille. Le
principe du « face à face » télévisé était apparu en France au cours des années soixante, mais
l'épreuve avait véritablement gagné ses lettres de noblesse en mai 1974 lors du débat qui opposa
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La communication du Premier ministre Laurent
Fabius,
juillet 1984 - mars 1986
les deux candidats du second tour à la présidence de la République
:
Valéry Giscard d'Estaing et
François Mitterrand9. La corrélation implicite que l'on fit entre la réussite médiatique du
ministre des Finances ou du moins ce que l'on avait perçu comme une réussite et sa
victoire politique conféra à ce genre télévisuel toute sa puissance institutionnelle. Ainsi les débats
télévisés devinrent au fil des ans les véritables points d'orgue des campagnes électorales. C'est
dans ce cadre que se situa la proposition de Laurent Fabius, Premier ministre, aux deux leaders
de l'opposition Jacques Chirac et Raymond Barre, de débattre avec lui10. Cette initiative n'était
pas fortuite. Elle révélait la stratégie du Premier ministre qui, fort de son image de ténor
médiatique, entendait profiter de ce débat pour lancer à son avantage la campagne des élections
législatives de mars 1986 afin de s'en affirmer comme le leader incontesté11. Même si au fond, il
ne pouvait raisonnablement escompter de ce débat, quelqu'en soit l'issue, un retournement
d'opinion en faveur de la majorité12.
Mais l'enjeu fut aussi renforcé par la presse, qui en faisant un large écho aux préparatifs
entourant le débat, contribua à en faire un événement exceptionnel13. En effet, les choix portant
sur la chaîne, le créneau horaire, les journalistes, l'ordre des thèmes abordés, la date du débat, la
réalisation, la mise en scène, le décor du plateau donnèrent lieu à de minutieuses et laborieuses
négociations auxquelles la presse accorda une large place, donnant ainsi à l'événement une
ampleur particulière14. En outre, ses analyses orientèrent la perception de l'événement, créant
ainsi un effet de redondance décalée15. L'emploi d'un langage métaphorique relevant du registre
sportif et militaire induisit d'emblée un effet de dramatisation. En présentant ce débat comme
un duel16, ou encore comme un match « Rolling Fabius contre Battling
Chirac17
»,
«
Battling
Chirac contre Kid
Fabius™
»,
«
Chirac-Fabius
le premier
round19
», les observateurs imposèrent
l'idée d'un affrontement impitoyable dont l'issue ne pouvait se trouver que dans la désignation
d'un vainqueur et d'un vaincu. De plus, les analyses en véhiculant une certaine image des deux
protagonistes, conditionnaient de fait les perceptions du public et celles des acteurs eux mêmes.
De tels commentaires, du reste très dépendants des analyses antérieures et de la sensibilité
politique de leur support de diffusion, ne révélaient rien de véritablement nouveau quant à
l'image des deux leaders. Néanmoins l'impression dominante était celle d'une supériorité de
Laurent Fabius, supériorité essentiellement médiatique conférée par l'acquis de ses expériences
antérieures. On ne cessait de vanter l'aisance du Premier ministre, ses qualités de «bon
communicateur », son langage simple et dépouillé, son attitude calme et pondérée, qualités qui
faisaient de lui un modèle20. En revanche on rappelait que son adversaire avait depuis toujours la
réputation de « mal passer » à l'écran en raison d'une attitude perçue comme trop autoritaire et
cassante21. Ce discours journalistique se voyait confirmé par les experts en communication et les
publicitaires qui désignèrerent majoritairement Laurent Fabius comme le plus médiatique des
deux leaders22. Ces interprétations confortaient des images préalablement établies en amplifiant
l'orchestration
générale,
et en renforçant la croyance collective dans les enjeux de cet affronte-
ment symbolique.
Pourtant, le déroulement du débat ne devait pas présenter, eu égard au tapage médiatique
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suscité, les caractères extraordinaires auxquels on pouvait s'attendre. Les premiers commenta-
teurs ne cachaient pas leur déception quant au manque de surprise et semblaient gênés de ne
pouvoir constater de victoire par « k.o. ».
La période d'hésitation allait être de courte durée. Bien vite une « armée » de sondages vint
au secours des observateurs désarçonnés pour leur permettre de se livrer à une véritable
entreprise de réinterprétation de l'événement, réinterprétation qui conduisit à désigner Laurent
Fabius comme le perdant symbolique de cet affrontement. Il s'opéra alors par ce biais une
déconstruction de son image, dont les répercussions furent fondamentales puisqu'elles détermi-
nèrent in fine les conditions de perception du débat. On vit là s'illustrer à merveille le rôle des
relais qui structurent les comportements des citoyens. De façon paradigmatique, la théorie des
effets limités23 devait se réconcilier pour un temps avec celle des effets puissants. Effets limités
car la communication du Premier ministre, toute moderne et pensée qu'elle fut, n'eut en
définitive pas un effet direct et immédiat sur les comportements. La réception fut au contraire
sélective, passant par un certain nombres d'intermédiaires et de réseaux interpersonnels. Effets
puissants car les intermédiaires arrivèrent à imposer, par un phénomène de contagion, une
interprétation unilatérale du débat en menant à la désignation d'un vainqueur. L'impression
d'échec qui devait en résulter pour le perdant fut durable et resta ancrée dans la mémoire
collective comme la défaite médiatique et politique de celui qu'on donnait pour favori24.
Ces effets puissants relevaient d'un processus topique dans lequel les sondages réalisés
avant, pendant et après le débat jouèrent un rôle déterminant dans les analyses et dans la
désignation d'un vainqueur25 ; cette instrumentalisation fut particulièrement orchestrée, il est
vrai,
par la presse d'opposition et rendue encore plus aisée par des commentaires qui portèrent
essentiellement sur la forme des propos et sur les performances médiatiques de chaque protago-
niste pour n'accorder qu'une faible curiosité à leurs positions et arguments respectifs26. Enfin, le
phénomène d'auto-entraînement, où l'on vit la presse d'abord modérée et partagée s'aligner
progressivement sur l'interprétation dominante, permit à celle-ci de s'imposer définitivement.
Le processus fut donc
progressif.
Les premières impressions, à la sortie de l'affrontement
verbal, furent assez mitigées. Le président de Radio France, Jean Noël Jeanneney qui assistait en
direct au déroulement de ce débat traduisit fort bien cette sensation : «(..) Nous avons eu le
sentiment qu'il se
passait
quelque
chose
de
spécifique,
mais certainement pas
celui
d'un
déséquilibre
écrasant.
Et ni
Fabius
ni
Chirac
ne semblaient
eux-mêmes,
juste
après
que
les projecteurs
se soient
éteints, se rendre compte que ce débat allait marquer une étape importante dans leur
carrière
et
dans
celle
du gouvernement.(...Y1
».
De même la médiamétrie réalisée durant le débat invitait à la
prudence comme en témoignait l'analyse de François de Maulde :
«
Au terme de 80 minutes de
réactions émotionnelles des 100
médiascopés,
il est difficile de dire qui l'a emporté. Pour cek il
faudra attendre les sondages (...) Les
Français
n'ont pas été
convaincus
par l'un ou l'autre, mais
peut être par l'un et l'autre26
».
Plus encore, les premiers sondages réalisés « à chaud » par
téléphone ne marquèrent pas d'écart décisif dans la mesure où un tiers de l'échantillon ne se
prononçait pas 29.
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La communication du Premier ministre Laurent
Fabius,
juillet 1984 - mars 1986
Cette modération des premières impressions n'empêcha pas la presse du lendemain, et plus
particulièrement la presse d'opposition, de souligner l'avantage de son candidat.s le 28
octobre,
France
Soir affirmait « Un sondage le prouve
: Chirac vainqueur
».
Le 29, Le Quotidien
de Paris titrait «Sondages: Chirac l'a emporté» alors que le
Figaro
mentionnait «Le
succès
de
Jacques Chirac
confirmé par les
sondages
».
Quant à la presse sympathisante, si elle ne fit guère
mention de ces sondages, elle ne défendit son leader qu'avec peu de vigueur. Puis, à l'exception
du seul Matin de
Paris,
eue s'aligna progressivement sur l'idée dominante30. Le retournement le
plus remarqué fut celui de Serge
July.
Son éditorial du 28 octobre fit d'abord preuve de réserve
considérant même que «
Chirac a
bissé Fabius faire
la
loi de l'émission
».
Puis le lendemain, sans
vergogne, il écrivit : « D'une
certaine
manière il
(Jacques Chirac)
a
gagné ce match
par étonnement
général
»,
«
Fabius
est une formidable machine à faire le vide, mais le vide est en train de le
rattraper
».
Le Monde, tout en exprimant un point de vue beaucoup moins tranché, se rallia à la
même idée. Il fut d'abord dit qu'aucun des deux « boxeurs » n'avait gagné par K.O, même si on
prévoyait déjà avec un très grand réalisme
:
« De à dire que le Premier ministre et le Président
du RPR ont fait match nul, il n'y a qu'un pas que l'expérience invite à ne
pas
franchir,
tant il est
vrai
que les
retombées profondes
de
ce genre
de
confrontations,
dont l'impact vaut plus par la forme
que par le fond des échanges, ne sont pas toujours perçues tout de suitêx ». Pourtant cela
n'empêcha pas le journaliste de conclure : « La bonne tenue de Monsieur
Chirac dans
le débat qui
l'a
opposé à
Monsieur Laurent
Fabius
est rapidement devenue, en terme d'image une
victoire
pour
le président du RPR et une défaite pour le Premier ministre02 ».
Ce phénomène d'auto-entraînement a été généré par une utilisation plus politique que
scientifique des sondages. A aucun moment, il ne fut tenu compte des opinions politiques des
téléspectateurs et de l'influence de celles-ci sur les interprétations données du débat. Or, ces
sondages reflétaient aussi le rapport des forces politiques existant au moment du débat et ceci
indépendamment de la performance médiatique de chacun 33. En outre le poids exercé par les
organes de presse fut, sans nul doute, déterminant. La presse d'opposition, dont l'optimisme
était renforcé par la perspective d'une victoire prochaine de ceux qu'elle soutenait, fit preuve
d'une étonnante capacité de mobilisation. En revanche, le soutien de la presse « de gauche »,
pour des raisons à la fois conjoncturelles (la défaite annoncée et la volonté de ne pas se montrer
servile à l'égard du gouvernement), et structurelles (il n'y a pas à gauche d'équivalent du groupe
Hersant), fut moins unanimement organique, plus fluide.
Plus encore que l'utilisation des sondages, c'est tout un discours scientifique ou pseudo
scientifique qui accrédita définitivement l'idée d'une victoire. En effet, prenant la suite des
commentaires journalistiques, les politologues allaient s'emparer de ce débat pour en faire un
objet d'analyse. Les images furent alors disséquées et les stratégies discursives démontées. Mais
les buts de la recherche étaient faussés : partout on cherchait à démontrer et à expliquer les
erreurs du Premier ministre plus qu'à se livrer à une véritable analyse du débat. Autant ce type
d'argumentaire avait servi Laurent Fabius lorsqu'on expliquait que ses gestes ronds, son « look »
jeune, son vocabulaire épuré faisaient de lui le communicateur des temps
modernes,
autant il se
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