Italien, formé à Gênes comme Fausto Paravidino, le metteur en scène Fabio Alessandrini revient sur ce qui l’a
conduit à travailler sur Deux frères, cette « tragédie en chambre » dont il a cherché à révéler la part mythique.
L’avant-scène théâtre : Comment ce texte vous est-il parvenu ?
Fabio Alessandrini : Il m’est arrivé par des amis communs que nous avons, Paravidino et moi, qui m’ont incité à lire
Nature morte dans un fossé et Deux frères, édités en italien dans un même volume, et j’ai ressenti à l’égard de l’auteur
une complicité naturelle. Deux frères s’est imposé à moi, car j’avais envie depuis longtemps de travailler sur les rela-
tions familiales, sur les rapports d’amour, de violence, de dépendance et de haine qui se déploient au sein de la famil-
le. Dans la pièce de Paravidino, je n’ai pas pour autant cherché à raconter l’ambiguïté de la relation entre les deux
frères, que l’on pourrait tirer vers la jalousie ou l’homosexualité latente, mais, au contraire j’ai voulu retrouver dans
cette pièce des sentiments plus universels, plus mythiques.
AST : Quelle est la part de mythe ici ?
F. A. : Par exemple, plutôt que de se pencher sur la petite trahison de la jeune femme qui trompe un frère avec l’autre
quand celui-ci revient à l’improviste, j’ai essayé de voir en quoi les trois personnages n’en faisaient qu’un seul en cha-
cun de nous. Cette dépendance absolue que j’essaie de raconter met en présence une famille et une orpheline. D’un
côté, il y a un équilibre du consensus entretenu par les deux frères vivant en ménage à deux, qui s’appliquent à le
conserver, et qui s’imposent de respecter un certain ordre. De l’autre, il y a une jeune femme qui amène de la vie dans
cette cellule close, c’est-à-dire de l’imperfection et du désordre. La dimension tragique de cette pièce, « tragédie de
chambre en 53 jours dit l’auteur », vient du fait que ces deux frères sont incapables de tolérer un ordre différent du
leur, d’imaginer un consensus plus large et plus ouvert. Cette situation les oblige à faire un choix radical, et à désigner
en la personne de la jeune femme étrangère un bouc émissaire qu’il leur faudra sacrifier, afin de retrouver l’équilibre
primitif.
AST : Comment avez-vous travaillé ce texte sur scène ?
F. A. : Sans chercher à faire de la psychanalyse, nous avons d’abord cherché à comprendre quel est l’état psychologi-
que des personnages à partir de la pièce écrite. Puis nous avons oublié le texte, et travaillé à partir de ces états sur
des improvisations abstraites, souvent magnifiques. Cela a permis de créer des relations très fortes entre les comé-
diens, qui ont aussi trouvé sur leurs personnages des choses qu’ils n’auraient jamais pu imaginer avant ce travail spé-
cifique, qui a considérablement nourri le retour au texte. Celui-ci, par son côté en apparence naturaliste, impose aux
comédiens un certain nombre de gestes concrets qui appartiennent à des situations du quotidien. Mais, dans sa so-
briété même, ce texte fonctionne en non dits, comme chez Harold Pinter, où l’important est de transmettre tout ce qui
n’est pas écrit. Deux frères est sous-tendu par une violence inouïe, puisque, on le remarque à quelques signes, le plus
jeune des deux frères perd peu à peu le contrôle de ses pulsions, et va jusqu’à commettre un meurtre pour protéger
son « jumeau » et se protéger lui-même. Ce faisant, même pour son propre frère, il devient un étranger.
AST : Deux musiciens accompagnent les comédiens sur le plateau. En quoi la musique est-elle importante
dans cette mise en scène ?
F. A. : De manière générale, j’aime quand se rencontrent sur le plateau le travail des musiciens et celui des comé-
diens, même si ce n’est pas un parti pris obligé. D’ailleurs, pour Deux frères, l’on pourrait penser que le texte se suffit à
lui-même, et qu’il n’est pas nécessaire de lui ajouter des ornements musicaux. Mais j’ai pensé, au contraire, qu’il était
intéressant, grâce à la musique, de pouvoir m’éloigner de l’esthétique du sitcom et de la dimension de huis clos dra-
matique vers lesquelles on pourrait facilement tirer ce texte, et de pouvoir mélanger les cartes. J’ai donc cherché à
brouiller les repères et à utiliser plusieurs langages. Ce qui m’importe, ici, c’est que le public, dès le début de la repré-
sentation, comprenne qu’il va devoir suivre le spectacle selon des codes différents : l’on ne part pas du texte, mais
d’un son, d’un mouvement collectif, qui raconte la prise de conscience d’un espace. La musique préexiste aux person-
nages, joue le rôle d’une présence mythique, d’une bande sonore vivante, et les deux musiciens (saxophone et guita-
re) peuvent parfois être l’alter ego d’un personnage à la manière d’un coryphée antique.
AST : Comment est conçue la scénographie ?
F. A. : Je voulais que la cuisine, lieu unique du spectacle, ne soit qu’évoquée (un évier, un frigidaire, une table, trois
chaises), et que ce lieu reste un espace ouvert, avec un dedans (la cuisine) et un dehors (l’espace mental), de maniè-
re à donner de la profondeur et du mystère à ce qui s’y passe.
AST : Cette dimension de mystère ne court-elle pas tout au long de la pièce ?
F. A. : Absolument. À la seconde lecture du texte, certains événements anodins apparaissent dans leur incohérence.
La manière dont Lev part à l’armée est par exemple absolument improbable, au regard du réalisme dans lequel nous
plonge pourtant le texte. Certains gestes contredisent les actions : les amants prétendent ne pas avoir envie de faire
l’amour tout en le faisant, comme si peu à peu s’immisçaient dans la pièce d’étranges et inquiétants décalages. Mais je
crois qu’ici, il ne faut pas chercher à résoudre ces mystères, à les expliquer. Il faut simplement chercher à restituer sur
scène l’élan irresponsable qu’il y a dans l’écriture du texte, et faire en sorte d’installer une manière de jouer telle que le
spectateur finit par ne plus être surpris par ces incohérences.
Propos recueillis par Olivier Celik
Interview du metteur en scène
Pour L’Avant Scène Théâtre