Le Soulier de Satin ou La paire n`est pas toujours sûre

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UNIVERSITE DE LYON
UNIVERSITE LYON2
Institut d’Etudes Politiques de Lyon
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas
toujours sûre
LEGEAIS Mathilde
ème
Diplôme 4
année Communication
Séminaire : Politique, Culture, Espace Public
Année universitaire 2008/2009
Sous la direction de M. Bernard Lamizet
soutenu le le 03 septembre 2009
Jury : MM. Bernard Lamizet, Bruno Gelas
Table des matières
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Remerciements . .
Introduction . .
I. Comme un vaisseau isolé au milieu de l'océan . .
Le théâtre comme une île : un monde dans le monde . .
Clôture de l'espace et du temps dans le Soulier de Satin . .
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« La respiration la plus puissante du théâtre français » . .
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« La conquête du vide »
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..
Le monde mis en scène . .
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« La mer, constituant essentiel de la géographie du Soulier. »
..
Le chant des sirènes . .
II. Transgression des normes et distanciation . .
Le Soulier de Satin brouille les frontières traditionnelles du théâtre . .
Durée de la pièce . .
Didascalies . .
Personnages . .
Expériences et témoignages . .
La distanciation brechtienne dans le Soulier de Satin . .
Théorie de la distanciation . .
Les prémices de la distanciation dans le Soulier de Satin . .
III. Le projet esthétique et politique de Claudel . .
Le théâtre et la représentation . .
Le théâtre, miroir de la Cité . .
La représentation, mise à distance et interprétation . .
La tragédie antique et la signification de la représentation . .
Comment la représentation est-elle réinventée par Claudel ? . .
La durée dans la représentation . .
Claudel déplace le lieu de la frontière au théâtre et renouvelle le concept de
représentation. . .
Signification de la médiation esthétique de l'identité : dans le Soulier de Satin . .
Le projet politique . .
Le projet esthétique . .
Conclusion . .
Annexes . .
Annexe : Résumé du Soulier de Satin . .
Annexe : Didascalie initiale du Soulier de Satin . .
Annexe : Notice biographique de Paul Claudel . .
Bibliographie et ressources audiovisuelles . .
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Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
Remerciements
Tout d'abord, je voudrais adresser mes remerciements les plus chaleureux à Bernard Lamizet
pour sa présence, son écoute attentionnée et ses nombreux conseils tout au long de cette année, et
pour sa confiance dans mon travail.
Merci à Elodie Namur, Hugues Saby, Marion Tanguy, Camille Lefalhun et Marie Gillard pour
leurs encouragements et pour nos discussions qui m'ont plusieurs fois permis de clarifier certaines
parties de mes recherches. Je les remercie aussi tout simplement d'avoir été à mes côtés cette année,
leur présence m'a été d'une grande aide.
Merci beaucoup aussi à Théophile Wateau avec qui je suis contente d'avoir partagé
l'expérience des onze heures de représentation du Soulier de Satin .
Je tiens aussi à remercier mes parents pour leur soutien et pour l'intérêt qu'ils portent à mon
travail.
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LEGEAIS Mathilde_2009
Introduction
Introduction
Voici le fruit d’une année de travail : quelques dizaines de pages, la découverte de nouveaux
horizons, et une paire de souliers pour tenir la route. L’entreprise paraissait insurmontable,
comme tout ce à quoi on n’a encore jamais été confronté, car c’est ce qu’on ne connaît pas
qui effraie. Mais enfin ce défi est relevé avec plaisir, en prenant la mesure de ce dont on est
capable et à quoi on ne croyait pas tout à fait avant de se lancer, et même, finalement, avec
satisfaction. C'est en cela que l'épreuve est devenue galvanisante au fil du temps : on voit
peut à peu l'objet de notre travail évoluer, s'enrichir, devenir familier, prendre du sens et de
la valeur jusqu'à devenir, ce dont on n'osait pas jurer, une réussite personnelle.
J'ai voulu, devant l'énormité du défi à relever, choisir un terrain sur lequel je me sens
en confiance, un champ dans lequel j'ai déjà eu plaisir à évoluer, à travailler et à apprendre,
et qui se trouve être pour moi la destination de nombreuses heures d'études et de loisir
depuis des années. J'ai donc choisi de travailler sur un sujet littéraire, en me donnant ainsi
l'opportunité de m'ancrer à nouveau dans l'océan de la littérature, dans lequel je n'avais plus
beaucoup navigué depuis mon entrée à l'IEP de Lyon. Mes études m'ont peu à peu éloignée
de ces livres dans lesquels je m'immergeais souvent auparavant : il était difficile de faire
cohabiter ces nombreuses lectures avec celles, plus théoriques et devenues nécessaires,
requises par ma formation à l'IEP, bien que j'aie aussi pu retirer du plaisir de ces dernières.
Comment alors choisir une œuvre littéraire sur laquelle travailler pendant plusieurs mois,
une œuvre qui me touche et qui permette de soulever des questionnements pertinents qui
guideraient mes recherches ? La poésie me séduisait mais il était difficile, me semblait-il, de
travailler dessus en répondant aux critères d'un mémoire d'un Institut d'Etudes Politiques.
Boris Vian, par ailleurs, m'a toujours beaucoup plu et m'a même transportée, mais je crois
aussi qu'il aurait été ardu de m'atteler à des textes que j'aime trop. Saint Exupéry, encore,
est toujours à portée de ma main, mais une fois de plus, quel texte choisir et quelle question
soulever ? Je passe sur Céline, Camus, Apollinaire, Rostand, Cervantès, Giono, Ionesco,
Ponge, Beckett et d'autres... Ce n'est pas que j'ai la prétention d'avoir déjà percé à jour ces
auteurs et leurs œuvres, ni d'ailleurs que je souhaite y parvenir vraiment, mais il me fallait
une ancre forgée dans le politique pour fixer mon travail dans cet océan de littérature. Je
me suis alors souvenue d'une vague plus imposante que les autres, et moins limpide : une
pièce de théâtre qui, si mon souvenir d'hypokhâgne était juste, durait plus de dix heures
lorsqu'elle était représentée dans son intégralité. Voilà un phénomène littéraire peu commun
et qui m'avait déjà beaucoup intriguée il y a cinq ans. De plus, le théâtre et le phénomène
de la représentation m'ont paru permettre de relier l'œuvre au champ du politique. En effet,
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le théâtre est étymologiquement le « lieu où ça regarde » , où chacun est conscient de
regarder des identités représentées symboliquement par des comédiens. C'est aussi un lieu
où, par convention, chacun connaît sa place et s'y tient : le public regarde la scène où les
acteurs jouent. Par le regard chaque sujet institue l'autre en tant que sujet et le reconnaît
comme tel. Le théâtre est un des lieux de la représentation du social et de son expression
politique. Après avoir exploré les concepts du théâtre et de la représentation, j'ai redécouvert
le Soulier de Satin, de Paul Claudel, lu et relu la pièce, complété cette lecture par d'autres,
1
Du grec, thea qui signifie « action de regarder», « vue, spectacle, contemplation », et que l'on rapproche à l'intérieur de la
langue grecque de thauma « merveille ».
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Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
et par ma « participation », le 7 mars 2009, à sa représentation en version intégrale, au
théâtre de l'Odéon et sous la direction d'Olivier Py. J'ai pu enfin forger cette ancre que je
cherchais pour ne pas me laisser distancer par la vague considérable de Claudel et de son
Soulier. En effet, j'ai peu à peu dégagé une problématique et une hypothèse justifiant le
choix de mon champ d’étude.
Le Soulier de Satin est, avec Le Partage de Midi et Tête d'Or, l'une des pièces
maîtresses de l'œuvre de Paul Claudel. Né en 1868, Claudel mène parallèlement sa carrière
de diplomate (entre 1893 et 1936) et sa vie littéraire, dès l'âge de 15 ans et jusqu'à sa mort
en 1955. Son métier l'amène à voyager beaucoup, et c'est au cours de son ambassade à
Tokyo, entre 1922 et 1928, qu'il écrit le Soulier de Satin, probablement inspiré, pour certains
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aspects, du théâtre Nô et Kabuki japonais . Le Soulier de Satin, dont l'intrigue semble
revisiter le thème intemporel de l'amour impossible, fait néanmoins l'objet d'interprétations
variées quant à la source d'inspiration de Claudel. Pour Antoine Vitez, qui met le Soulier
en scène en 1987, Rodrigue est Claudel et Claudel est Rodrigue, et l'aspiration impossible
des amants Rodrigue et Prouhèze l'un vers l'autre retrace l'aventure qu'a Claudel avec
Rose Vetch, lors de son deuxième séjour à l'ambassade de Chine. Celle-ci disparaît
soudainement et laisse Claudel seul et désespéré. Même si le Soulier est écrit bien plus
tard, dans les années 1920, Vitez voit en Prouhèze le reflet de Rose, la Merveille. Cette
hypothèse s'appuie sur le fait que Rose Vetch est enceinte lorsqu'elle quitte Paul Claudel,
et Vitez évoque même la fille née de leur union et qui est représentée par Sept-Epées
dans la pièce. De plus, le metteur en scène souligne le fait que « Rodrigue » vient du grec
et signifie « la rose ». On retrouve donc un aspect autobiographique dans la pièce, ainsi
qu'un rappel de la foi de Paul Claudel, à travers le perpétuel va-et-vient entre péché et
rédemption tout au long de l'histoire. La longueur hors normes du récit en a longtemps fait
la pièce la plus longue du répertoire français. Dans son intégralité, sa représentation peut
durer jusqu'à treize heures, et l'on suit les personnages pendant plusieurs décennies de
leur vie. Claudel lui-même n'envisageait pas que sa pièce puisse être représentée dans son
intégralité. Cependant, selon ses premiers mots, dans la didascalie qui constitue l'avantpropos de la pièce,
«… il n'y a pas d'impossibilité complète que la pièce soit jouée un jour ou
l'autre »,
et il a fallu à Jean-Louis Barrault de nombreuses discussions avec l'auteur pour le
convaincre de le laisser entreprendre la mise en scène du Soulier de Satin. Barrault mena
à bien ce lourd travail en constante et étroite collaboration avec Paul Claudel lui-même, très
attentif aux moindres détails, notamment à la diction des comédiens qu'il n'hésitait pas à
corriger. La première représentation du Soulier de Satin a lieu à la Comédie Française, en
1943. Par la suite, Antoine Vitez recrée le Soulier de Satin, à ciel ouvert, pour l'édition du
festival d'Avignon de 1987 . Les représentations ont lieu dans la cour du palais des Papes,
et durent toute la nuit. Le dernier metteur en scène à avoir relevé le défi du Soulier de Satin
est Olivier Py, d'abord en 2003, puis de nouveau en 2009, au théâtre de l'Odéon.
Le Soulier de Satin est une action espagnole divisée en quatre journées et retraçant
l'histoire de Don Rodrigue, noble conquistador aux ordres de la couronne d'Espagne, et de
Do ñ a Prouhèze, jeune femme mariée. Tous deux s'attirent et se repoussent, ne vivent
que l'un pour l'autre sans jamais parvenir à se trouver. Torturée par la crainte du péché,
Prouhèze enlève l'un de ses souliers et le laisse aux mains de la Vierge Marie, mettant
ainsi sa bonne volonté sous protection divine. Elle promet néanmoins immédiatement de
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Cf. III, p 93 sqq.
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Introduction
poursuivre sa destinée et de rejoindre Rodrigue malgré son pied désormais boiteux, entrave
qu'elle s'inflige à elle-même pour punir son péché. Ainsi si le péché doit avoir lieu, au
moins n'aura-t-il pas été aisé. Pendant des années Rodrigue et Prouhèze s'échappent l'un
à l'autre, et le Soulier de Satin retrace leur impossible union. L'action se déroule aux quatre
coins du monde, tous reliés par l'eau, omniprésente, et elle s'étend sur plusieurs dizaines
d’années. On observe les différentes étapes de la vie des principaux personnages, mêlées
à l'histoire des conquêtes espagnoles qui entraînent les hommes au bout du monde dans
des aventures lointaines. Il s'agit pour les comédiens d'une réelle performance athlétique,
notamment pour Rodrigue, qui est le seul personnage à être présent sur scène tout au long
de la pièce, depuis sa fougueuse jeunesse jusqu'à sa décrépitude de vieil homme détruit.
Après m'être bien imprégnée de la pièce et m'en être approprié les mécanismes
principaux, j'ai cherché comment il était possible de l’étudier sous l’angle du politique.
L'élément le plus singulier de cette œuvre m'a toujours semblé sa durée : cinq cents pages et
plus de dix heures de représentation. Très intéressée par la notion d'Espace Public telle que
l'a décrite Jürgen Habermas, j'ai pensé que l'expérience extraordinaire qui relie forcément
les comédiens et les spectateurs de la pièce, à l'intérieur du théâtre, pouvait peut-être être
comparée à l'avènement d'un espace public. L'Espace Public correspond selon Habermas à
la période qui a précédé la Révolution française, et durant laquelle les cafés, salons et autres
clubs se sont multipliés, en même temps que s'est développée la presse écrite. La lecture
des informations s'est largement répandue dans les milieux bourgeois, et les lieux évoqués
ci-dessus ont permis d'instituer un espace de discussions et d'engagements. Le débat
politique pouvait alors avoir lieu, et le politique n'a plus été réservé à l'élite gouvernante.
L'opinion est devenue légitime et a limité le pouvoir, grâce à l'émergence d'une communauté
critique. Mon idée était que l'expérience de la représentation du Soulier de Satin est unique
et exceptionnelle, et je pensais pouvoir montrer qu'il s'instaure entre tous ceux qui y prennent
part une relation de communication hors du commun, pouvant faire écho à ce qu’a été, à
l'époque de la Révolution Française, l'expérience de la bourgeoisie instaurant enfin le débat
politique. J'ai essayé d'imaginer comment une telle expérience pouvait influer sur les modes
de représentation de la culture et sur la façon de vivre le théâtre. Cette idée était vague,
et ne comportait pas suffisamment d’éléments solides pour pouvoir fonder une hypothèse
soutenable ni un questionnement intéressant. Pendant quelques temps j'ai cru que je ne
parviendrais pas à trouver un angle intéressant pour parler du Soulier de Satin. Malgré tout
je gardais l'impression qu'il y avait dans cette œuvre quelque chose d'extra-ordinaire et qui
pourrait faire de mon travail un document intéressant. J’avais envie de proposer quelque
chose de nouveau, de découvrir ce qui résiste à l'analyse ordinaire de la pièce et d'apporter
une lumière nouvelle sur le Soulier de Claudel.
Le 7 mars 2009, cette impression que j'avais de me pencher sur un objet qui ne
ressemble à aucun autre a été renforcée par l'expérience que j'attendais depuis le mois de
septembre : j'ai enfin assisté à la représentation du Soulier de Satin, dans son intégralité.
C'était l'aventure (comment se préparer à cet évènement inédit non seulement pour moi
mais même pour un public averti ?), une journée entière au théâtre, et la rencontre de
Rodrigue et Prouhèze, incarnés par Philippe Girard et Jeanne Balibar. En arrivant à 13
heures, et en m'installant dans mon fauteuil, je ne suis qu'impatience. Quand les comédiens
se retirent après de nombreux saluts sous les applaudissements du public, il est plus de
minuit, et sortir du théâtre donne l'impression de devoir s'arracher à un lieu familier. C'est le
soir de la première, et une journaliste s'approche de nous pour nous poser des questions.
L'ami avec lequel j'ai assisté à la représentation et moi-même sommes complètement
incapables de formuler la moindre remarque intelligente tant nous sommes encore sur le
seuil d'un autre monde et pas tout à fait prêts à réintégrer les rues trépidantes de Paris. C'est
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Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
comme si nous n'avions à notre disposition pour nous exprimer que des mots et des images
qui n'auraient de sens que dans l'univers du Soulier de Satin , impossibles à transposer
dans le monde réel, une fois les portes du théâtre de l'Odéon refermées derrière nous. La
journaliste a l'air satisfaite quand nous disons « extraordinaire, passionnant, voyage, pas
sommeil, etc... ». Mais nous sommes surtout d'accord sur le fait que quels que soient les
mots qu'on peut trouver à ce moment, bêtes à pleurer ou vainement intellectuels, il sera
impossible à cette journaliste, malgré toute sa bonne volonté, de faire toucher du doigt à
ses auditeurs l’expérience que nous venons de vivre.
3
Ces impressions, vives et nombreuses à l’issue de la représentation, se sont peu à
peu décantées, et j’ai pu prendre du recul par rapport à cette expérience. Il me semblait
toutefois qu’un tel chamboulement (commun à l'ensemble du public) n’était pas anodin et
qu’il serait intéressant d’étudier la façon dont ces émotions avaient été provoquées et quelle
pouvait être leur signification. En effet, ce qui par-dessus tout est saisissant, après avoir
assisté à la représentation du Soulier de Satin, c’est la sensation d’en avoir été transformé
à la fois ponctuellement, le temps du spectacle, et durablement, par le souvenir qu’on en
garde. Certes, il est juste d’affirmer que toute lecture transforme un sujet, et son identité
en particulier : on peut métaphoriquement dire d’une identité qu'elle est une bibliothèque
qui se remplit continuellement au cours de la vie et dont chaque événement, si infime soitil, est un nouveau volume qu’on ajoute sur une étagère. De sorte que chaque individu,
chaque identité est à elle seule une bibliothèque unique par sa composition et par l’ordre
dans lequel y ont été ajoutés les éléments qui la constituent. Mais le théâtre va plus loin
que cette transformation, que le simple ajout d'un volume à la bibliothèque, et le Soulier de
Satin, va encore au-delà.
Le concept de la représentation théâtrale a été beaucoup étudié déjà, et on sait
ses vertus de mise à distance de la Cité et le chamboulement des identités qu’elle peut
éventuellement provoquer. Pour filer notre métaphore, disons que la représentation - et le
théâtre de façon générale – a vocation, en plus d’ajouter un volume à la collection contenue
dans la bibliothèque, à réordonner les livres et à donner une signification à ce rangement.
Autrement dit, la représentation permet à l’identité de contempler un reflet d’elle-même,
façonné par l’angle adopté dans la pièce de manière à mettre certains aspects en évidence,
et parfois de réagir par rapport à ce reflet.
Chaque personne qui assiste à la représentation du Soulier de Satin ajoute cette
expérience à sa bibliothèque personnelle, et chaque vécu de cette expérience est unique,
ressenti au travers du crible formé par l’ensemble des éléments qui composent déjà la
bibliothèque : c’est ce qu’on appelle l’intertextualité. Mais avec le Soulier de Satin, ce n’est
pas tout. La représentation joue bien son rôle de médiation de l’identité, en réordonnant la
bibliothèque de chacun : le volume supplémentaire qu’on ajoute s’accompagne d’une fouille,
d’un classement qui s’étend à toute la bibliothèque. L’identité du sujet est questionnée,
remuée, décortiquée et reconstruite, le temps de la représentation. La nouveauté, ce qui fait
du Soulier de Satin une œuvre hors du commun, c'est que le nouvel ordre, suggéré par la
représentation de la pièce, apporte en lui-même quelque chose de plus à la bibliothèque. Le
temps de la représentation, le sujet frôle la sublimation, la perçoit, la conçoit sans toutefois
pouvoir l’atteindre. Une fois la représentation terminée, cette perception s’évanouit, et on
n’en garde plus que le souvenir. Mon idée est que la représentation du Soulier de Satin
porte l’identité à la limite de son idéal, que le rangement de la bibliothèque proposé par cette
pièce donne à l’ensemble l’air de ne pas pouvoir être mieux agencé, ni plus complet. Le
Soulier de Satin suggère une sublimation de l’identité par des moyens esthétiques, par des
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Retranscription de notes prises pendant et après la représentation du 07/03/2009.
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Introduction
moyens que les sens peuvent percevoir et dont l’effet, par conséquent, ne dure que tant
que ces moyens sont en œuvre, soit le temps de la représentation.
En suivant ce cheminement pas à pas, lectures et réflexions s’articulant les unes aux
autres sans que leur aboutissement soit pendant longtemps autre chose qu’une grande
masse informe, il s'est formé devant moi un horizon flou, puis de plus en plus net, jusqu’à
devenir un point que j’ai finalement pu atteindre. J’ai pu trouver une réponse à la question
qui n’a elle-même pu être formulée exactement qu’à l’issue de tous mes travaux :
Par quels moyens Claudel parvient-il à créer l’illusion de la sublimation de l’identité,
comment ce phénomène se manifeste-t-il et que signifie-t-il ?
Pour faire la lumière sur ce questionnement, il faut d'abord étudier minutieusement le
Soulier de Satin et mettre à jour les ficelles et les rouages de cette pièce extraordinaire,
et dans un premier temps découvrir comment Claudel a pu réussir à créer un monde à
part entière en opérant autour du théâtre une clôture de l'espace et du temps qui fait
penser à l'isolement d'un navire en pleine mer. Le Soulier de Satin est un monde qui
coexiste avec le monde réel, et son réalisme est la première étape essentielle vers la
sublimation de l'identité. Mais quand on plonge plus avant dans les détails des mécanismes
sur lesquels repose le Soulier, on découvre des procédés multiples et complexes visant à
remettre en cause les normes conventionnelles du théâtre, ainsi qu'une ébauche de ce que
Brecht théorisera plus tard et baptisera la distanciation, qui permet, une fois les procédés
découverts précédemment enclenchés, de mettre en œuvre le regard sur l'identité sublimée.
Enfin, quand tous ces engrenages sont mis à jour, la signification du Soulier de Satin est
dévoilée et le projet esthétique de Claudel est décrypté.
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Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
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I. Comme un vaisseau isolé au milieu de l'océan
I. Comme un vaisseau isolé au milieu de
l'océan
Le théâtre comme une île : un monde dans le monde
Le théâtre en général, et le Soulier de Satin en particulier créent autour du spectateur et
des comédiens, ou autour du lecteur, une sorte de bulle, de frontière qui donne l'impression
4
d'un « no man's land »
provisoire entre soi et le monde réel. Au théâtre, on part en
voyage dans le champ du symbolique. C'est pour Claudel la première clef du mécanisme
qu'il invente ingénieusement autour de Prouhèze et Rodrigue pour nous présenter son projet
politique et esthétique. Le théâtre et ses bâtiments englobent physiquement tous les acteurs
du théâtre. Nous désignerons par « les acteurs du théâtre » l'ensemble des personnes
participant à l'expérience « théâtre », c'est-à-dire les comédiens autant que les spectateurs
et les techniciens de l'éclairage, les décorateurs, les costumiers, le metteur en scène et tous
ceux qui se trouvent entre les murs du théâtre pendant la pièce et qui, par leur présence,
participent à sa dimension collective. Toutes ces personnes sont à mon sens acteurs du
théâtre puisque leur présence est indispensable à l'accomplissement de la représentation
et que chaque individu est une parcelle de la mosaïque du théâtre sans laquelle le sens
de celui-ci serait non pas anéanti, mais différent. Chaque représentation est donc unique,
grâce à la réunion d'une multitude d'entités singulières qui prennent pour quelques heures
un élan commun et vivent une expérience collective.
Le premier niveau d'existence de cette frontière, est aisément perceptible puisqu'elle
est rendue tangible physiquement par les bâtiments du théâtre, quatre murs et un toit. On
se rend sciemment au théâtre, on s'y enferme volontairement pour une durée déterminée,
et on prépare son esprit à une telle expérience. Le théâtre comme institution est destiné
5
avant tout à divertir, comme l'explique Bertolt Brecht . Étymologiquement, divertir signifie
« détourner de », c'est à dire faire abstraction des contraintes du réel, et comme partir en
voyage. Ces notions de divertissement et de voyage fictif sont inextricablement imbriquées
dans le bâtiment du théâtre, entre ses quatre murs et dans la disposition qui sépare l'espace
en deux entre la scène et la salle. Le théâtre porte déjà en lui-même cette clôture de l'espace
puisqu'il est délimité dans l'espace par des murs, des cloisons, une scène, une salle, des
coulisses, des cintres, un toit... C'est d'ailleurs une caractéristique qu'on retrouve au cinéma.
Mais au théâtre on postule par avance un contrat tacite entre soi-spectateur et le reste
du public (on peut estimer que la relation avec le reste de la salle moins essentielle au
cinéma) et on accepte par avance l'idée d'adhérer à une temporalité propre au théâtre qui
sera représentée sur la scène. Le théâtre et les pratiques qu'il suggère impliquent déjà la
reconnaissance d'une certaine clôture de l'espace et du temps.
4
J-L. Barrault, 1959, p 276
5
B. Brecht, 1970, p 11.
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Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
Cette clôture s'exprime toutefois d’une autre façon, lorsque les lumières s'éteignent, que
le silence se fait et que retentissent les trois coups inaugurant la représentation d'une œuvre
dramaturgique : la pièce de théâtre. Ce passage du monde réel à un monde représenté, s'il
est commun à toutes les œuvres représentées, puisque chacune d'entre elles crée de toutes
pièces un univers nouveau, symbolique, auquel les acteurs du théâtre se doivent d'adhérer
au moins par principe - et cela malgré le phénomène de distanciation conceptualisé par
6
Brecht , et qui postule une nécessaire et permanente conscience de la différence qui
persiste et doit persister entre le comédien et son rôle, entre son identité propre et l'identité
qu'il représente. Il faut à la fois y croire et garder à l'esprit la notion de distanciation :
l'identification ne peut être totale. Le texte et la mise en scène de la pièce de théâtre
contribuent ensuite à cette clôture de l'espace et du temps. L'auteur et le metteur en scène
mettent en place tous les éléments constitutifs d'un vrai monde : en effet, ils créent un
espace et une temporalité propres aux personnages inventés, qui ont derrière eux une
histoire implicite, nécessaire à leur crédibilité, mais aussi ils instaurent des frontières, des
territoires et des espaces dans lesquels les personnages évoluent. L'auteur et le metteur en
scène créent une cohérence autour du fil de l'histoire qu'ils nous racontent. Cette cohérence,
matérialisée par les décors, les costumes, les accompagnements sonores, les timbres de
voix, les éclairages, les silences ou encore les maquillages ou les masques, les gestes et
les pauses, enveloppe non seulement la scène avec les comédiens, mais aussi la salle et le
public. On assiste, dans les temps forts du théâtre, à un mouvement collectif, « comme un
seul homme ». C'est cette expérience qui relie tous les acteurs du théâtre quand pendant un
temps donné ils sont plongés dans un mouvement commun qui les pousse dans la même
direction.
A présent que les motifs généraux de la clôture de l'espace et du temps au cœur de
la pièce de théâtre ont été mis en lumière, je tâcherai, au cours de ce premier chapitre, de
montrer ce qui, dans le Soulier de Satin en particulier, participe à ce mouvement collectif,
ce qui matérialise une sorte de frontière autour des acteurs du théâtre. Ce phénomène de
clôture de l'espace et du temps constitue un petit monde, une petite société éphémère mais
dont chacun peut faire l’expérience, et je le comparerai à un navire isolé au milieu de l'océan,
balloté par les flots, coupé du monde, qui risque sans cesse de chavirer. Les occupants de ce
navire sont soudés par le questionnement de leur avenir commun et proche, incertain. Les
simples passagers et les membres de l'équipage traversent ensemble une mer démontée,
et pour la durée du périple, ils sont comme seuls au monde. Tantôt transportés par l'émotion,
tantôt bercés par le tangage et le roulis, entre deux orages. Tantôt hypnotisés par les nœuds
de l'intrigue, tantôt délassés par la légèreté amusante d'un détour du récit. L'image d'un
vaisseau me semble adaptée au Soulier de Satin puisque l'eau est présente tout au long de
l'œuvre, perçue tour à tour comme une frontière, comme un passage, comme une menace
et comme une alliée, elle est parfois élément du décor, parfois actrice parmi les comédiens,
parfois seulement suggérée, mais toujours là.
Clôture de l'espace et du temps dans le Soulier de
Satin
6
12
Cf II, p75 sqq.
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I. Comme un vaisseau isolé au milieu de l'océan
Au cœur de mon travail maintenant se trouve l'étude de la pièce elle-même, de ses
différentes mises en scène et du texte du Soulier de Satin, afin de comprendre quels sont
les mécanismes mis en œuvre par Paul Claudel dans la pièce pour créer l’impression de
la clôture de l’espace et du temps, enveloppantl'ensemble des acteurs du théâtre dans
7
un même monde. Sur la scène, Claudel nous monte un bateau
dans lequel s'installe
une petite société. Tout au long de la pièce, les occupants du vaisseau invitent à bord
les spectateurs qui, dans la salle sont à la limite de l'autre monde, le « vrai », sur la rive,
pataugent dans l'océan symbolique qui figure la frontière entre la bulle du Soulier et le monde
de notre quotidien, le monde dans lequel on se demande si on n'a pas oublié de fermer le
gaz en quittant la maison pour venir au théâtre. Peu à peu Claudel nous fait tous monter à
bord de son navire fantastique, et vogue le navire. Il nous embarque dans une temporalité
et un espace parallèles, pour un périple de dix heures et / ou plus de plus de dix ans. Les
lumières qui s'éteignent et le silence rituel qui s'installe, ce sont les amarres qu'on largue,
et l'on part vers un nouveau monde, comme à la conquête de l'Amérique, pour un voyage
dont on devine les jalons mais dont rien ne laisse présager les surprises qu'il nous réserve.
Ainsi l'on sait, en venant voir le Soulier de Satin, qu'on s'éclipse du monde du dehors pour
plus de dix heures, et la plupart des spectateurs sont quelque peu initiés aux méandres
de l'histoire de Rodrigue et Prouhèze. Cependant combien d'entre eux ont ou auront eu
l'occasion de vivre deux fois le Soulier de Satin ? Très peu sans doute. Et nous verrons que
les indications scéniques de Claudel, si elles sont nombreuses et précises, n'en sont que
plus difficiles à respecter. Le suspense est donc pour tous presque entier quand débute la
première Journée.
8
« La respiration la plus puissante du théâtre français »
Explorons donc le texte lui-même pour comprendre comment émerge cette nef dont on ne
peut que deviner les contours avec la simple lecture de l'œuvre, et qui, au théâtre, emporte
tout un monde dans ses entrailles.
Sans entrer dans le détail de l'écriture de la pièce d'abord, on se trouve immédiatement
confronté au rythme imposé par le poète au diseur, au comédien. Plusieurs témoignages
à propos de cette versification si particulière montrent comment Claudel met au monde
presque un organisme vivant. Jean-Louis Barrault en parle comme d'une contrainte, qui
le force, en tant que comédien, à s'approprier un souffle, une respiration qui n'est pas la
sienne :
« Ces vers qui, brusquement allaient à la ligne au milieu d'une phrase, comme
des respirations plus ou moins étirées, ne correspondaient pas toujours à la
9
reprise de notre souffle. »
7
Utiliser l’image du bateau pour illustrer la clôture de l’espace et du temps dans le Soulier de Satin n’est pas anodin. On peut trouver
différentes façons de métaphoriser le Soulier en faisant référence aux images de navires dont est remplie notre culture. Par exemple
il est possible de voir dans le Soulier une Arche, comme celle de Noé et dans laquelle était abritée une représentation du monde
constituée par la sauvegarde de toutes les espèces animales de la planète. Le sacré et la culture catholique de Claudel pouvant être
nettement ressentis tout au long de la pièce, il est également possible de lire le Soulier comme étant une nef, représentant ainsi un
corps d’église, sacré et solennel, et un majestueux vaisseau. Il faut cependant ne pas confondre interprétation et intention de l’auteur,
c’est pourquoi dans cette étude on utilisera les termes plus neutres de « navire » ou « vaisseau ».
8
9
G. Banu, cité par E. Recoing, 1991, p 58-59.
J-L. Barrault, 1959, p 202.
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13
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
De la sorte que cette respiration nouvelle s'ajoute à celle propre du comédien, comme si il
y avait deux entités et identités bien distinctes dans un même corps. Par la parole naissent
les personnages et leur univers et leur histoire propres. Claudel joue sans cesse de cette
dualité entre le comédien et son personnage, dualité qui ne doit jamais disparaître, comme
l'enseigne B. Brecht en élaborant le concept de « Verfremdung », traduit par le terme de
« distanciation ». Par la parole naît donc un univers entier qui a son rythme cardiaque propre,
son énergie différenciée de l'énergie de ceux qui l'expriment.
Antoine Vitez évoque lui aussi ce rythme qu'il qualifie de bizarre et qui commande
la longueur inhabituelle des versets, et affirme quant à lui que cette respiration contrainte
permet de trouver le sens,
« … non point le sens banal (qui s'obtiendrait en mettant les vers bout à bout
pour en faire de la prose), mais le vrai sens des situations dramatiques, qui
permet de jouer les personnages. Le fond, le fond profond, l'âme vraiment, de ces
êtres fictifs est donnée par la forme de leur langage : il faut la suivre pas à pas,
reprendre sans cesse et s'acharner. Alors on trouve tout : les gestes, le passé,
10
l'histoire secrète des gens représentés là. »
11
Le rythme de la respiration imposé par Claudel dans le Soulier de Satin
crée quelque
chose de vivant, de tangible, une entité qu'on entend et qu'on ne peut confondre avec soi
puisque son souffle ne se superpose pas au nôtre. Le poète réussit le tour de force de
faire d'une respiration une existence : le souffle du Soulier de Satin l’anime, lui donne une
existence propre. Jean-Louis Barrault confesse d'ailleurs qu'il a « aimé le Soulier comme
12
13
un Etre ». Georges Banu , quant à lui, raconte son expérience du Soulier de Satin, une
nuit de l'été 1987 dans la cour du palais des Papes d'Avignon :
« Des mots, toujours des mots portés par la respiration la plus puissante du
14
théâtre français. »
On sait également que Claudel aimait à utiliser les images de l'accordéon et de la respiration
pour parler du théâtre. Il relève dans son œuvre le défi de créer du vivant. Les spectateurs
se trouvent alors enveloppés par ce souffle, cette respiration, comme par le bruit de la mer,
des vagues qui transportent le vaisseau dans lequel tous se sont embarqués.
Le rythme de la respiration si particulière imprimée par Claudel à l'ensemble du
Soulier de Satin se retrouve encore dans la structure de la pièce. En effet, les scènes se
succèdent avec une irrégularité de durée peu commune, le théâtre conventionnel faisant
souvent vœu d'harmonie. Le nombre pair de journées, tout d'abord, s'oppose farouchement
au traditionnel nombre impair d'actes, dans le théâtre classique français, d'autant que
ces journées sont indépendantes les unes des autres, notamment la quatrième qui peut
constituer une pièce et une représentation à elle toute seule. Ensuite, la disproportion
10
11
A. Vitez, cité par E. Recoing, 1991, p58-59.
Extrait d’une interview d’Olivier Py : « En général, au théâtre français, la langue compte jusqu’à 12. La langue de Claudel, elle,
compte jusqu’à 36 ou à 50. Il a imaginé un vers, le vers claudélien, qui est trois ou quatre fois plus long que l’alexandrin, donc qui
oblige les acteurs à un travail de souffle, de respiration qui est déjà en soi une aventure spirituelle. Il faut d’abord penser à la langue
de Claudel comme à une musique, car c’en est une. »
12
13
14
14
J-L. Barrault, 1959, p 221.
Critique de théâtre français,
G. Banu, cité par E. Recoing, 1991, p 96.
LEGEAIS Mathilde_2009
I. Comme un vaisseau isolé au milieu de l'océan
15
flagrante de durée de chacune des scènes
(de une à dix-neuf pages) figure une
respiration saccadée, troublée. Le temps de la pièce n'a pas de valeur uniforme alternant
grande rapidité, ellipses, contraction, densité ou continuité, de la même façon qu'on perçoit
la temporalité de différentes façons selon les phases et les aléas de la vie. Enfin Claudel
culmine dans son art de rendre réaliste une temporalité fictive en introduisant dans sa pièce
la simultanéité, au cours des deux dernières scènes : on apprend la noyade de la Bouchère,
à laquelle on a déjà assisté dans la scène précédente, lorsque Rodrigue est prisonnier des
gardes, et on entend les coups de canons de Juan d'Autriche, qui signifient que l'histoire de
Sept-Epées continue en même temps hors-scène, dans une réalité imaginée, alors qu'on
assiste à l'histoire de Rodrigue.
« La conquête du vide »
16
A cette respiration puissante et singulière s'ajoute la volonté du poète de représenter le
monde dans le théâtre. « Au commencement était le verbe », et au commencement du
17
Soulier de Satin est la didascalie introductive de Claudel, qui fixe avec exigence les
directions scéniques visant à créer le monde autour des acteurs du théâtre. En guise de
décor,
« la toile la plus négligemment barbouillée, ou aucune, suffit. »
En effet, quel meilleur moyen de représenter la diversité, les espaces, les reliefs, les
couleurs, les matières et les textures, les lumières et les ombres, les climats, qu'un décor
absent ou qui se fait oublier par sa totale contingence ? L’absence de décor laisse libre
cours à l’imagination. Rien n'arrête le regard qui puisse limiter l'imagination. L'absence de
décor laisse à nu le mur du théâtre, au fond de la scène. On est en contact direct avec l'autre
monde, comme avec un horizon. En même temps, cette toile barbouillée sans intention
évidente, ou l'absence de toile, permet à chacun de se représenter l'immensité du monde à
son idée, comme sur une toile vierge qu’on peut remplir à son idée : chacun peut imaginer
sa vision du monde sans qu’elle s’impose aux autres. Et ce monde symbolique que chacun
se dessine n'en est donc que plus familier et remporte forcément une adhésion entière
des acteurs présents au théâtre. On fait sien cet espace en même temps qu’on le partage
collectivement et dont on sait qu'il sera l'unique point d'ancrage pour les heures ou les
années à venir.
D'autre part, Claudel souhaite que les machinistes fassent
« les quelques aménagements nécessaires sous les yeux mêmes du public
pendant que l'action suit son cours. Au besoin, rien n'empêchera les artistes de
donner un coup de main. »
Cette indication suggère qu’il doit toujours y avoir du mouvement sur scène, qui continue
indépendamment du jeu des acteurs dont le tour est venu de jouer, comme un fond sonore
qu’on finit par oublier mais qui est bien présent. Une nouvelle fois cette précaution permet
de représenter avec réalisme un monde où, selon l'expression familière, la Terre ne s'arrête
pas de tourner quelle que soit la gravité de l'action en cours sous nos yeux.
15
16
17
Cf. II, p 51 sqq.
Watanabé cité par E. Recoing, 1991, p 98.
Cf. Annexe n°2
LEGEAIS Mathilde_2009
15
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
Il s'agit également de montrer, quand les comédiens déplacent avec les machinistes
des éléments de décor, que d'une part l'opération de distanciation est bien effective, et que
d'autre part la vie des personnages ne doit pas se limiter dans l'esprit des spectateurs à la
portion qu'on en voit représentée et animée de dialogues. Cette idée de Claudel suggère
une vraie personne et son univers, son histoire, et non simplement et de façon réductrice
un personnage qui n'existe que dans sa présence sur scène et dans les paroles que lui
dicte le poète. C'est l'impression de réalisme que Paul Claudel tente de reproduire avec le
plus de vérité possible au travers de cette didascalie initiale, essentielle à la compréhension
de l'œuvre toute entière. De la même façon, les acteurs ne doivent pas attendre le début
de leur scène pour entrer sur le plateau et se préparer à jouer, il doivent empiéter tant que
18
nécessaire sur la scène précédente , et donnent ainsi l'idée que rien n'est indépendant et
expriment la simultanéité des actions qui caractérise la réalité.
Par dessus tout, est c'est là l'essentiel,
« Il faut que tout ait l'air provisoire, en marche, bâclé, incohérent, improvisé dans
l'enthousiasme ! Avec des réussites, si possible, de temps en temps, car même
dans le désordre il faut éviter la monotonie. »
C'est dans ces mots que réside le talent de Claudel dans sa conception du navire du Soulier.
Le poète rejette l'idée de la perfection et des finitions idéales puisque ces notions sont
tout à fait étrangères à la Vie dans ce qu'elle a de plus biologique et de plus vivant. Rien
dans le monde n'est éternel, tout change d'instant en instant et il serait inconcevable de
passer dix heures, ou dix ans, dans une bulle, un monde dont le décor serait figé, trop
beau pour être vrai. Cette série d'adjectifs qu'emploie Claudel n'est autre chose qu'une
description de la nature. La nature dans sa diversité est vivante et donc mortelle, éphémère,
en évolution permanente. Même les minéraux s'érodent, même l'eau s'évapore, même le feu
18
Par exemple les acteurs de la scène 3 se montrent au public avant que leur tour de jouer soit venu et que l’action de la
scène 2, en cours, et qui peut ne rien avoir à voir avec eux, soit terminée.
16
LEGEAIS Mathilde_2009
I. Comme un vaisseau isolé au milieu de l'océan
s'éteint, même la terre se transforme. La nature est en marche, indéniablement, tout comme
le sont les hommes qui tentent de la contrôler et de la maîtriser puisqu'il faut « s'en rendre
19
maître et possesseur » comme l'a dit Descartes . Ainsi doit être le théâtre : un mouvement
perpétuel qui illustre la Vie et le développement de toutes choses. Tout cela doit être « bâclé
20
et incohérent » puisqu'une fois de plus il s'agit de répondre aux exigences d'un modèle qui
ne connaît pas la raison. La nature ne peaufine pas ses créatures qui se disputent le règne
animal et végétal, submergées de temps à autre par les forces déchaînées des éléments
qui détruisent tout sur leur passage : l'harmonie n'est jamais totale ou durable, puisque
chaque être et chaque chose évolue selon ses propres règles. Le Soulier de Satin doit être
à l'image de cette nature. Pour être réaliste il faut savoir laisser au hasard des interstices où
se glisser - car, comme l'indique le sous-titre de la pièce, « le pire n'est pas toujours sûr ».
C'est aussi un moyen sûr de ne pas produire deux fois de suite le même spectacle, le même
monde, et donc de rendre chaque séance unique et par conséquent plus réaliste. Par tous
ces mécanismes, Claudel invite les spectateurs à faire comme chez eux, à se rendre familier
cet espace qui les enveloppe et à ne pas le laisser se limiter à la scène. Claudel justifie
enfin ses directions scéniques à la fois extrêmement précises et prônant le dénuement et
l'improvisation (et pour ces raisons précisément fort difficiles à mettre en œuvre dans leur
intégralité), en déclarant que
« L'ordre est le plaisir de la raison : mais le désordre est le délice de
l'imagination. »
C'est donc un désordre savamment orchestré qui fait émerger, autour des acteurs du
théâtre, les parois d'une bulle, transparentes et fragiles, éphémères. On perçoit le vrai
monde mais on en est isolé, et cet isolement peut être rompu par un infime aiguillon, l'idée
d'une affaire urgente à régler le lendemain au bureau, le sommeil qui taquine l'esprit après
plusieurs heures passées dans un fauteuil, la sonnerie d'un portable négligemment laissé
allumé... Et la bulle éclatera inexorablement au bout des dix heures de représentation, quelle
que soit l'envie qu'on a de la préserver : son existence ne nous appartient pas, c'est le poète
qui la façonne et la programme. Dans le désordre ainsi créé, libre à chacun de participer
par l'imagination aux aléas de l'histoire, car les imperfections en font partie intégrante et
rien ne permettra de distinguer ni de juger les aspirations et les réactions de chacun. Le
désordre invite le public à ne pas rester passif et à prendre part au spectacle : on ne craint
pas d'abîmer un bel objet quand il nous appartient et qu'on s'en sent maître.
On retrouve ce savant désordre dans les didascalies qui jalonnent toute la pièce. Pour
commencer, et dès l'ouverture de la première journée, Claudel nous invite à considérer
le monde qu'il étend sous nos yeux et qu’il veut vaste, tellement vaste qu'une seule ligne
d'horizon et qu'une époque ne peuvent le contenir :
« La scène de ce drame est le monde et plus spécialement l'Espagne à la fin du
e
e
XVI , à moins que ce ne soit le commencement du XVII siècle. L'auteur s'est
permis de comprimer les pays et les époques, de même qu'à la distance voulue,
21
plusieurs lignes de montagnes séparées ne sont qu'un seul horizon. »
Cette didascalie intime aux spectateurs l'ordre de ne pas se donner de limites quant à la
perception de ce qui va suivre. Il est important et même nécessaire que l'on comprenne
19
20
21
Descartes, Le Discours de la Méthode, VI, p 168.
Cf. Annexe n° 2.
Cette citation exprime la tension entre les exigences de la scène et le monde à représenter.
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17
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
que les habits espagnols et le nom des personnages n'est qu'un prétexte pour raconter une
histoire. L'indécision de l'auteur quant à la date qu'il choisit pour planter son décor illustre
l'immensité des possibles qui peuvent se produire au creux de la coque qui nous abrite,
autant de potentialités que dans un vrai monde : rien ne doit surprendre.
Le discours de l'Annoncier qui ouvre la scène première du Soulier de Satin contribue
22
à son tour à souligner le caractère artificiel
du décor : nous sommes au théâtre, il est
essentiel que chacun ne l'oublie pas et que l'on se concentre sur ce qui est dit. En désignant
les rouages et les ficelles du décor, l'Annoncier cherche à relier d'autant plus les spectateurs
à la scène, à en faire des acteurs et non des « voyeurs passifs » :
« On a parfaitement bien représenté ici l'épave d'un navire démâté qui flotte au
gré des courants. Toutes les grandes constellations (…) sont suspendues en bon
ordre.(...) Je pourrais les toucher avec ma canne.(...) »
La description du décor que fait l'Annoncier en désigne l’artifice avec froideur. Même les
étoiles sont rangées en ordre, ce qui est le comble du faux, d'autant qu'elle sont à portée
de canne. Quand les étoiles sont accessibles on sait qu'elles sont seulement des artifices
destinés à créer un environnement où va se dérouler la scène. Mais il ne faut pas se
tromper, car cet environnement, contrairement au désordre décrit par Claudel auparavant
et dans lequel elle s'installe, n'est qu'illusion, comme le prouvent les décors touchés par
l'Annoncier du bout de sa canne. Par la suite, ce décor sera invoqué par les comédiens,
mais nul ne sera dupe. Le père Jésuite, ligoté au mât du navire prend à partie les « grandes
constellations incontestables », et c'est alors que se révèle ce monde qui englobe tous les
acteurs du théâtre : alors que le personnage du père Jésuite est convaincu de l'existence
réelle de ces étoiles en carton-pâte puisqu'elle ont le même niveau de réalité que lui, le
comédien et les spectateurs, eux, sont reliés par la connaissance de l'artifice. En revanche
il leur est bien plus difficile de distinguer cette toile de fond décrite par Claudel et qui doit
avoir l'air improvisée et incohérente, et ils adhèrent donc à l'idée générale de la pièce,
à son histoire, aux émotions qu'elle transmet, tout en reconnaissant les costumes et les
maquillages comme des techniques du théâtre qui sont nécessaires pour ancrer cette
histoire et rendre son récit possible. C'est ainsi que Claudel instaure un monde qui englobe
tous les acteurs du théâtre.
Loin de contredire la volonté d'une scène à la toile de fond minimaliste et qui laisse
libre cours à l'imagination, les nombreuses, précises, exigeantes et complexes indications
scéniques prennent sens à la lumière de l'avant propos : elles ne pourront pas être réalisées,
mais elles seront lues ou affichées. De cette façon la distanciation est encore plus marquée,
sans pour autant empêcher la cohérence du monde créé, ni l'adhésion de tous les acteurs
du théâtre à ce monde.
Le monde mis en scène
Ce monde qu'évoque Claudel dans le texte de sa pièce, dans les didascalies et les
23
indications scéniques, ce monde fermé , directement lié au mouvement du soleil dans le
ciel, est comme un monstre indomptable que les metteurs en scène doivent dominer. Il leur
est nécessaire de faire des choix, d'estimer ce qui, parmi toutes les indications du poète,
22
23
18
Cf. II, p 56 sqq.
La voûte céleste décrite par l’Annoncier circonscrit ce monde.
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I. Comme un vaisseau isolé au milieu de l'océan
peut n'être tenu que comme suggestion, et ce qui doit être impérativement mis en œuvre
sur scène pour que la signification du Soulier ne soit pas perdue.
Jean-Louis Barrault, 1943
Peu de documents permettentde rendre compte de la mise en scène de Jean-Louis Barrault,
qui date de 1943 et qui est un exploit ne serait-ce qu'au regard de l'époque à laquelle elle
a été réalisée
24
. Quelques remarques, que Barrault inclut dans la section qu'il consacre
25 ,
à Claudel dans ses Nouvelles réflexions sur le théâtre
donnent cependant une idée de
26
sa conception de la mise en scène. D'après ce que prône Racine et qu'il cite , Barrault
soutient qu'on « ne pourra supprimer complètement le décor, car il faut arrêter le regard
du spectateur », lui donner un horizon. De plus, l'absence totale de décor vide la salle de
son air, met l'homme sous cloche comme dans « un laboratoire scientifique » et ne permet
pas de recréer vraiment la Vie. Il faut garder du décor tout ce qui est Vie, et éliminer au
27
maximum le « décor-mort » en le remplaçant par du vivant : au théâtre tout s'incarne . Sur
la scène, l'acteur incarne à la fois son personnage et l'espace naturel dans lequel celui-ci
évolue. C'est selon ces préceptes que Barrault met en scène Claudel. Le décor est réduit à
son minimum, comme le requiert l'auteur lui-même par ailleurs, et c'est le jeu des comédiens
28
qui participe à la création d'un décor vivant , mouvant, bien plus fort que de l'eau en papier
ou des arbres en plastique : c'est un décor qui remporte l'adhésion du spectateur beaucoup
plus naturellement puisque chacun le voit avec son propre regard sur le monde, chacun le
crée pour soi, dans son interprétation de l'œuvre, de l'intrigue et des personnages. Ce décor
27
vivant rend le spectateur actif et participatif et contribue par là-même à l'existence d'une
bulle englobant tous les acteurs du théâtre qu'un élan commun pousse à désentrelacer les
nœuds du Soulier.
Antoine Vitez, 1987
29
Le 29 octobre 1986, Antoine Vitez, qui prépare la mise en scène du Soulier de Satin pour
le festival d'Avignon, se réfère à un poème qui selon lui donne une « définition du théâtre
qui convient tout à fait au Soulier de Satin. » :
« Vous trouverez ici des actions
Qui s'ajoutent au drame principal et l'ornent
Les changements de ton du pathétique au burlesque
24
25
26
27
L’autorisation de monter le Soulier de Satin a été obtenue dans le Paris de l’occupation et de la privation des libertés.
J-L. Barrault, 1959, p 274-275.
« Ne rien mettre sur le théâtre qui ne soit très nécessaire », Racine, Préface de Mithridate, cité par J-L. Barrault, 1959, p 276.
Suivant cette prescription, A. Vitez choisit par exemple d'incarner la charmille qui sépare Merveille et Don Camille pendant la scène
3 de la première journée, en la représentant avec une actrice plutôt qu'avec un décor de carton-pâte.
28
29
J-L. Barrault, 1959, p 275.
Il m'a été plus aisé de trouver des traces des autres mises en scènes du Soulier de Satin, c'est-à-dire celle d'Antoine
Vitez, présentée en 1987 dans la cour du palais des Papes, et celle d'Olivier Py créée en 2003 et reprise en 2009 au théâtre
de l'Odéon, à laquelle j'ai assisté.
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19
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
Et l'usage raisonnable des invraisemblances
Ainsi que des acteurs collectifs ou non
Qui ne sont pas forcément extraits de l'humanité
Mais de l'univers entier
Car le théâtre ne doit pas être un art en trompe l'œil
Il est juste que le dramaturge se serve
De toutes les images qu'il a à sa disposition
Comme faisait Morgane sur le Mont-Gibel
Il est juste qu'il fasse parler les foules et les objets inanimés
S'il lui plaît
Et qu'il ne tienne pas plus compte du temps
Que de l'espace
Son univers est sa pièce
A l'intérieur de laquelle il est le dieu créateur
Qui dispose à son gré
Les sons les gestes les démarches les masses les couleurs
Non pas dans le seul but
De photographier ce qu'on appelle une tranche de vie
Mais pour faire surgir la vie même dans toute sa vérité
Car la pièce doit être un univers complet
Avec son créateur
C'est-a-dire la nature même
Et non pas seulement
La représentation d'un petit morceau
De ce qui nous entoure ou de ce qui s'est jadis passé.
30 31
»
Guillaume Apollinaire décrit dans ce poème l'immense défi que doit relever un metteur
en scène. Cela correspond d’autant plus au Soulier de Satin dont la particularité est la
« scène-univers ». Antoine Vitez s’inspire donc des indications du poète pour créer peu
à peu cet univers illimité sur la scène ouverte du palais des Papes. Voilà comment sur la
scène, l'œuvre devient une créature vivante et un univers complet, tels que nous les avons
décrits et dont nous avons ausculté la respiration précédemment. Il s'agit pour Vitez de
représenter le monde, l'univers, sur une scène.
30
31
20
G. Apollinaire, Prologue aux Mamelles de Tirésias, 1918.
Poème cité par E. Recoing, 1991, p 26.
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I. Comme un vaisseau isolé au milieu de l'océan
Il choisit une scène petite, car selon Eloi Recoing (assistant d'Antoine Vitez), « plus
32
petit est le théâtre, plus il est facile d'y représenter le monde » Pour la scénographie,
Vitez fait le choix de l'espace vide décrit par Barrault, en relevant alors le défi de montrer
que la petitesse du plateau nu peut réfléchir la totalité de l'univers. Il est aidé dans son
entreprise par l'ingéniosité déployée pour la scénographie par Yannis Kokkos, qui place
notamment deux proues majestueuses entre la scène et le public en manière de rideau.
L'une d'elle est une figure féminine et l'autre est un homme, et on l'aura compris, ces
imposants personnages de carton-pâte représentent Doña Prouhèze et Don Rodrigue.
32
E. Recoing, 1991, p 59.
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21
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
De part et d'autre de la scène, et mouvants comme au gré de l'eau d'un tableau
à l'autre, ils forment une limite peu distincte, instable entre les spectateurs et la scène,
invitant symboliquement les premiers à ne pas considérer la seconde comme un espace
hors d'atteinte. L'absence de rideau, de seuil qui délimiterait la scène du palais des Papes
participe incontestablement à la volonté de l'auteur, relayée par Vitez, d'englober tous les
acteurs du théâtre dans un espace commun. Eloi Recoing exprime cette nécessité de quasifusion de tous les acteurs du théâtre quand il dit que pour comprendre le Soulier, il faut
« être comme l'eau dans l'eau, consentir à ce qui vous déborde de toute part,
33
tendre à la dissolution. »
Yannis Kokkos invente également des éléments de décor qui correspondent à la démesure
de Claudel, donnant par exemple à l'armada espagnole l'échelle de grands jouets qui sont
déplacés par les comédiens qui marchent sur l'étendue de la mer. Vitez fait de cet univers
un jeu d'enfant.
33
22
E Recoing, 1991, p 82.
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I. Comme un vaisseau isolé au milieu de l'océan
Il faut également garder à l'esprit le cadre architectural dans lequel Vitez a présenté
son Soulier de Satin : la cour d'honneur du palais des Papes est entourée de hauts murs
qui ne sont autre chose que l'horizon évoqué par J-L. Barrault et participent du décor.
Anne Ubersfeld y voit même un élément fondamental de l'expression de cette bulle que je
m'efforce de montrer :
« Le beau mur du palais des Papes devenait une étrange clôture, une sorte de
34
miroir renvoyant au spectateur la rotondité de l'univers. »
La particularité de la mise en scène d'Antoine Vitez réside essentiellement dans le fait que
la représentation a lieu sur une scène en plein air, à ciel ouvert. Dès lors, la pièce acquiert
une dimension nouvelle dans la mesure où dans cet univers que construit Claudel sous
nos yeux, s'incrustent de petits ou de grands facteurs aléatoires, tels que la température,
le vent, la pluie, la faune, les bruits de la ville... C'est peut-être l'environnement idéal du
Soulier de Satin. Ainsi que l'a écrit Roland Barthes, la scène en plein air, ouverte, est un
élément essentiel du théâtre, et participe complètement à l'émergence d'un univers entier
qui englobe la scène et les spectateurs :
« La nature donne à la scène l'alibi d'un autre monde, elle la soumet à un
cosmos qui l'effleure de ses reflets imprévus. La plongée du spectateur dans la
polyphonie complexe du plein air (soleil qui se cache, vent qui se lève, oiseaux
qui s'envolent, bruits de la ville, courants de fraîcheur), restitue au drame la
singularité miraculeuse d'un événement qui n'a lieu qu'une fois. La puissance
du plein air tient à sa fragilité : le spectacle n'y est plus une habitude ou une
essence, il est vulnérable comme un corps qui vit hic et nunc, irremplaçable et
35
pourtant mortel à la minute. »
34
A. Ubersfeld, citée par E. Recoing, 1991, p 97.
35
R. Barthes, 2002, p 38.
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23
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
35
Les « reflets imprévus »
dont parle Roland Barthes sont précisément ce que tend à
36
.
provoquer Claudel quand il réclame le « désordre », le « provisoire », le « bâclé »
Et le
35
spectacle « vulnérable comme un corps » fait tout à fait écho à la respiration claudélienne
dont il a déjà été question ici. En plein air, le souffle que ressent le père Jésuite sur son
visage prend une signification bien plus forte puisque l'ensemble des personnes présentes
dans la cour du palais des Papes ressentent réellement ce souffle en même temps que lui.
Le réalisme n'en est que plus grand. Les représentations en plein air se font également à
la merci des intempéries, et c'est ainsi que les comédiens ont une fois joué sous une pluie
battante, devant un public qui restait malgré tout dans les gradins. On peut encore citer
37
l'exaltation générale quand tout le monde voit le soleil se lever , au début de la dernière
journée du Soulier, et que sa lumière se substitue aux éclairages artificiels, sans qu'on y ait
pensé d'abord. L'aventure de Prouhèze et Rodrigue ne plie pas sous les assauts du cosmos,
et tous les acteurs du théâtre sont solidaires de cette aventure, sans conditions. Barthes
insiste encore sur la force de la scène ouverte et souligne le rôle du regard du spectateur
qui doit continuellement instituer l'espace dans lequel se meut le comédien. Le spectateur
contribue à la définition de cet espace-monde, dans un combat permanent avec le dehors :
« Pas de grand théâtre sans un espace qui « fout le camp », pas de tension
tragique sans cette aire fragile dont les entours basculent ailleurs, se retournent
38
de toutes parts comme un ourlet défait. »
On comprend bien alors, comment le spectateur devient lui-même acteur du théâtre, en
participant à l'univers déployé par l'auteur et le metteur en scène. Ce rôle est d'autant plus
fort dans le cas du Soulier de Satin, à cause des mécanismes que nous avons décrits
jusqu'ici et qui incorporent le spectateur acteur à l'ensemble vivant du spectacle.
Olivier Py, 2003, 2009
Pour Olivier Py, il faut lire le Soulier de Satin de façon actualisée, à la lumière des dernières
décennies. Il s'y retrouve aujourd'hui une problématique politique essentielle qui n'existait
e
e
pas aux XVI et XVII où l'action se déroule, et qui n'était encore qu'à l'état d'embryon dans
les années 1920, quand Claudel écrit le Soulier de Satin. Cette nouvelle problématique,
c'est la globalisation. Le metteur en scène souligne l'importance de la période choisie par
e
e
Claudel pour ancrer son récit : la fin du XVI et le début du XVII correspondent à l'époque
à laquelle l'humanité prend conscience de la rotondité de la Terre, et à laquelle l'humanité
s'approprie la planète dans son ensemble, en pensant son unité : les frontières n'ont plus
39
de sens
(conviction intime de Claudel qui formule par là l'utopie de la suppression
des frontières). Olivier Py soutient l'idée que l'on peut interpréter le Soulier sous cet angle
politique, mais aussi sous un angle psychologique et culturel. Du point de vue de la
perception du monde, on peut en effet dire que la découverte de l'Amérique et d'une planète
36
37
Cf. Annexe n° 2
Le plein air donne à la représentation une dimension nouvelle, en articulant le temps et l’espace de manière idéale, sans
l’intervention de l’homme : le Monde reprend le dessus.
38
39
R. Barthes, 2002, p 70.
Les frontières n’ont plus de sens au sens de la conquête de l’espace terrestre : rien ne semble pouvoir être inaccessible désormais.
Mais cette époque est bien aussi celle de l’émergence des Etats-Nations.
24
LEGEAIS Mathilde_2009
I. Comme un vaisseau isolé au milieu de l'océan
pouvant être entièrement parcourue implique désormais que l'homme est toujours le centre
du monde : il maîtrise la géographie de la Terre. Et c'est ainsi que Rodrigue peut être pensé
comme le premier de ces habitants du globe, tentant d'atteindre un nouvel être-au-monde.
Il y a en Rodrigue une volonté de totalité : il veut toute la Terre puisqu'il ne peut avoir
Prouhèze. D'autre part les frontières culturelles s'effacent elles-aussi, ce qui est illustré par
la diversité des genres brassés par le poète dans le Soulier de Satin : la division de la pièce
en Journées fait référence au théâtre espagnol, et sa durée rappelle le Nô japonais. Des
scènes burlesques qui provoquent de grands rires font écho à la comedia dell'arte italienne.
On peut aussi penser, à la lecture de la didascalie : « la scène de ce drame est le monde », au
40
théâtre de Shakespeare, qui s'appelait le Globe . De la même façon, Py analyse le Soulier
comme une image de la totalité ou au moins de la diversité du monde : on y retrouve des
scènes comiques, lyriques, élégiaques, historiques... Claudel a représenté dans le Soulier
grand nombre de styles différents, participants là encore à créer un univers réaliste par sa
diversité. Olivier Py parle de théâtre de la totalité, et veut exprimer dans sa mise en scène la
volonté de Claudel de changer de style à chaque scène ou presque, une fois de plus pour
rendre tangible l'univers que le poète bâtit autour des comédiens et des spectateurs.
Ces réflexions régissent la scénographie imaginée par Olivier Py. Dans cette mise
en scène, les décors (navire de Rodrigue, auberge de X où meurt Don Balthazar, église,
forteresse de Mogador...) sont réalisés en métal doré et poli qui fait miroir (déformant). Les
décors sont mouvants, sans cesse déplacés et envoient des éclairs dans la salle quand la
lumière des projecteurs y rebondit. La salle s'y reflète, de sorte que les spectateurs se voient
sur scène. Par ces éclats de lumière renvoyés dans la salle par les éléments du décor, la
scène scintille jusque dans la salle à son tour, quand le public se voit sur scène, en même
temps qu'il voit les comédiens à la fois de face et de dos, de haut en bas, et de bas en haut (le
40
D'après les propos d'Olivier Py, recueillis par Daniel Loayza, février 2009, livret distribué au théâtre de l'Odéon lors de la
représentation du 7 mars 2009.
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25
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
sol est lui aussi recouvert de « miroir »). Olivier Py a bien entendu inclus parmi les éléments
du décor la sphère qui exprime la totalité, la globalité telle qu'il la pense être le fil directeur
du Soulier de Satin. On peut penser que ces éclats de lumière qui débordent largement de
la scène contribuent à faire de cette scène une scène ouverte comme la souhaitait Roland
Barthes. Il me semble en tous cas que Py échappe à ce que Barthes appelle la scène fermée
et qui lui répugne férocement :
« La scène fermée n'est qu'une lanterne : ici, c'est vous qui êtes dans l'ombre :
ligoté sur votre fauteuil par votre argent ou au poulailler par votre pauvreté, de
toutes manières empoissé dans la technique, les lumières, le talent, la peinture,
les fausses soies et les rébus psychologiques, perdu dans votre nuit, vous
apercevez loin devant vous un monde céleste et prestigieux, dont vous êtes
41
constitutivement exclu, et que vous ne pouvez que lécher du regard. »
42
Olivier Py n'éteint pas la lumière dans la salle
et laisse aux spectateurs leur rôle de
définition des frontières. Pour cela également il supprime les coulisses : on voit très bien
les éléments du décor rangés sur le côté en attendant qu'il soient nécessaires à l'intrigue.
Grâce aux artifices qui ont été décrits plus haut, je pense qu'il est possible de dire qu'Olivier
Py est parvenu à faire du théâtre de l'Odéon une scène ouverte, symboliquement, le temps
de la représentation du Soulier de Satin. Dans cette troisième mise en scène du Soulier, de
nouveaux mécanismes, non pas ajoutés à ceux imaginés par Barrault et Vitez, mettent en
œuvre d'une nouvelle manière la bulle qui englobe tout un monde le temps de vivre avec
Rodrigue la quête de sa vie.
41
R. Barthes, 2002, p 70.
42
L'éclat des décors renvoie la lumière vers la salle, et, de plus, le grand lustre qui se trouve au plafond du théâtre reste
souvent allumé « en veilleuse ».
26
LEGEAIS Mathilde_2009
I. Comme un vaisseau isolé au milieu de l'océan
Pour conclure cette réflexion sur les approches successives du Soulier de Satin
justifiant chaque fois une scénographie nouvelle mais tendant toujours à suggérer,
provoquer un élan commun de l'ensemble des acteurs du théâtre, le témoignage de Michel
Cournot me paraît intéressant (suite à la représentation du Soulier de Vitez à Avignon). La
façon dont il cite comédiens et personnages montre que Cournot les pose sur le même
plan, tout aussi réels les uns que les autres, et que pendant quelques heures, la réalité
de l'existence de Doña Merveille a été aussi vraie et forte que la réalité de l'existence de
Ludmila Mikaël. Cournot exprime à la fois l'entière adhésion et participation des spectateurs
au déroulement de la pièce, le réalisme de l'avènement d'un petit monde et de sa société
éphémère, mais surtout le sentiment collectif de faire partie de ce monde :
« Les spectateurs, sur les marches, étaient arrachés au-delà d'eux-même, par une
chose qui n'a qu'un nom, un nom tout petit : grandeur.(...) Il y avait les acteurs, ou
plutôt les intercesseurs, Jany Gastaldi (…) Philippe Girard, mais comment citer
tout un monde, rois servantes, rameurs, capitaines, archéologues, chanceliers,
anges, porteurs, évêques, secrétaires, bateleurs, tous, « faisant partie pour
toujours des archives indestructibles » ? (…) Des adieux. Des mercis. Des gens
43
en larmes. Un désarroi d'embarcadère, quand le vaisseau a déhalé. »
Une nouvelle fois l'impression d'une assemblée embarquée comme dans une arche
protectrice, et qui traverse la fureur des océans des passions déchaînées comme d'autres
fois la mer étale des figures et des caractères contemplateurs. Il se crée pendant plus de
dix heures un lien inédit et violent qui rattache chacune des personnes qui y prend part au
mât d'un navire en détresse, à l'image du père Jésuite de la première scène.
Cette image du bateau, me semble d'autant plus juste que l'élément liquide est présent
à chaque instant de l'œuvre, renforçant l'idée d'une communauté qui prend la mer, s'y réfugie
et s'y débat, s'y regarde vivre et la vénère.
« La mer, constituant essentiel de la géographie du Soulier. »
44
La vie toute entière de Don Rodrigue semble être animée par des courants, des marées,
pas une scène ne se déroule sans que l'eau y figure, soit qu'elle soit le seul paysage, soit
qu'elle participe à l'action ou qu'on la trouve dans les paroles des personnages.
On peut reprendre l'ensemble du texte de la pièce et voir à quel point Claudel a voulu
que l'eau se glisse dans les moindres interstices.
Première journée
∙
La scène première ne présente rien d'autre qu'un horizon, entre la voûte étoilée et
la mer sur laquelle dérive le père Jésuite. Le religieux qui s'abandonne au destin
emporté sur une épave, fait figure du calme qui précède les tempêtes.
1. Les scènes 2, 3 et 5 se déroulent dans le même jardin, dont Claudel précise qu'on
y trouve « une petite fontaine de faïence bleue sous les arbres ». A cet moment de
l'histoire, l'eau est encore maîtrisée, domestiquée, cultivée et disponible.
2. La scène 6 a lieu dans le palais de Belem, qui domine l'estuaire du Tage.
43
44
M. Cournot, cité par E. Recoing, 1991, p 94.
E. Recoing, 1991, p 59.
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27
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
La scène 7 a lieu dans le désert et est constituée d'un long dialogue entre Rodrigue et le
serviteur Chinois, Isidore. L'eau n'y est pas présente explicitement. Il est cependant question
du baptême. Rodrigue compare son avenir, au bout du monde selon l'ordre du roi, loin de
Prouhèze à un « opaque falot, triste guide du navigateur sur les eaux inaltérées ». Il est
également plusieurs fois fait référence par les deux protagonistes à « la vie antérieure », la
vie utérine, insouciante, entièrement dans l'eau. Prouhèze est le remède à la « soif affreuse »
de Rodrigue. Le Chinois évoque un paysage de son pays où sillonne un canal. La longueur
de cette scène (19 pages) illustre la douleur de Rodrigue : elle se déroule dans le désert,
dans la sécheresse la plus rude et n'est autre chose que l'image de l'éloignement des deux
amants, comme l'exprime le désespoir et la soif de Rodrigue.
La scène 8 se situe au bord de la mer, près de l'auberge de X, où se trouve Prouhèze.
La didascalie qui introduit la scène 9 n'évoque pas l'eau en tant que telle, mais le récent
champ de bataille est bordé par un chemin où l'on trouve des roseaux, qui ne sauraient se
développer ailleurs qu'à proximité de l’eau.
Au cours de la scène 10, qui se déroule à l'auberge évoquée ci-dessus, et donc non
loin du rivage, on écoute Doña Musique s'émerveiller par avance de son amour futur en
s'identifiant à l'eau. Cette eau est à la fois vague destructrice, gorgée bienfaitrice, eau bénite
et sacrée, l'eau de la mer en tempête qui s'agite en surface et reste presque immobile dans
ses profondeurs :
« Je veux être rare et commune pour lui comme l'eau, comme le soleil, l'eau pour
la bouche altérée qui n'est jamais la même quand on y fait attention. Je veux le
remplir tout à coup et le quitter instantanément (…) Où il est je ne cesse d'être
avec lui. C'est moi pendant qu'il travaille, le murmure de cette pieuse fontaine !
45
C'est moi le paisible tumulte du grand port dans la lumière de midi (...) »
La scène 11 est le théâtre de la danse nocturne de la noire Jobarbara, qui, caricature de
la négresse indigène, procède à une sorte de rituel dans lequel elle invoque les forces de
la nature. L'eau n'est pas explicitement citée dans les didascalies, mais Jobarbara est un
« petit poisson de la nuit (…) qui bondit dans l'eau froide qui bouge et qui bout ». Elle évoque
les animaux aquatiques (crocodiles, hippopotames), elle danse dans l'eau «qui mousse et
qui remue ».
La didascalie de la scène 13 évoque la mer à l'horizon : « Au fond de la scène, encadrée
par des pins, la ligne de la mer. » Indication scénique difficile à réaliser : l'important c'est
l'idée que la mer est là.
La scène 14 se déroule au même endroit.
Il y a au cours de cette première journée, deux scènes où l'eau est absolument absente :
ce sont les scènes 4 et 12.
La scène 4 est singulièrement courte et se tient à Ségovie. On peut remarquer qu'elle
n'a pour protagonistes que deux personnages dont le caractère et le rôle dans l'histoire sont
46
à ce moment totalement obscurs . On ne sait comment les relier à Rodrigue ou Prouhèze,
45
Il faut bien entendu voir dans ce passage une métaphore de l’acte sexuel, ce qui s’ajoute à l’image de l’eau comme
symbole de l’amour et de la fécondité.
46
Parmi les particularités structurelles du Soulier de Satin, on trouve le fait que Claudel donne la liste des personnages par
journée, et non pas au début de l'œuvre et pour l'ensemble de la pièce. D'autre part il ne prend pas la peine de préciser les liens
28
LEGEAIS Mathilde_2009
I. Comme un vaisseau isolé au milieu de l'océan
et c'est peut-être ce qui justifie l'absence de l'eau ici, puisque l'eau symbolise, entre autres,
l'amour des deux personnages principaux.
La scène 12 montre Prouhèze exténuée, chancelante, qui vient de fournir un effort
énorme pour s'échapper de l'auberge où Don Balthazar est sensé la surveiller. L'absence
de l'eau dans cette scène s'explique par l'absence de Rodrigue et l'incertitude dans laquelle
est Prouhèze de pouvoir le rejoindre et le sauver. Elle se sent elle-même défaillir. La
sécheresse de cette scène rappelle la soif de Rodrigue, dans la scène 7. La différence
est que l'espoir semble s'éteindre avec les forces de Prouhèze : non seulement l'eau est
absente physiquement, mais elle n'apparaît même plus comme métaphore dans les paroles
de Prouhèze, comme elle apparaissait dans le dialogue entre Rodrigue et Isidore. Cette
scène comme la scène 7 représente une épreuve peut-être insurmontable, mais elle ne
laisse pas d'espoir
47
.
Deuxième journée
La première scène a lieu à Cadix, c'est à dire dans une ville d'Andalousie bâtie sur un
rocher surplombant la mer. De plus, il est précisé dans la première didascalie que l'un des
personnages « se fait couler dans la gorge l'eau d'une jarre ». L'un des personnages est
un matelot.
La scène 2 est envahie par l'Irrépressible, dont il sera question plus tard. L'eau y semble
absente, comme le sont Prouhèze et Rodrigue, le dernier étant dans un état léthargique
alors que la première retient son souffle et n'est qu'une ombre qui attend le rétablissement
de son amant. Si on veut quand même, je crois qu'il est possible de dire que l'eau est bien
présente, sous les traits de l'Irrepressible : c'est la lame de fond qui éclate sur le rivage et
emporte tout sur son passage, inattendue et sournoise, implacable, elle occupe tout l'espace
pendant un instant, et retourne au néant. Cette figure de l'eau est un rouage de plus dans
la mécanique qui enveloppe tout le théâtre pour en faire un monde.
Il n'y a pas d'eau dans la scène 3, où on ne voit ni Rodrigue ni Prouhèze, mais où leur
agonie est ressassée par la mère du premier et le mari de la seconde. C'est une scène de
désolation où chacun constate son impuissance.
Scène 4 : l'eau est ici la mer qui va séparer Prouhèze, Mogador et l'Afrique de Rodrigue
exilé en Amérique, à Panama.
Dans la scène 5, une fois de plus, on ne trouve pas l'eau physiquement présente
par le récit, mais sous deux formes nouvelles encore : la succession de données
géographiques (Nord, Sud, Islam, Europe, Italie, Alpes, Rome, Naples) et l'évocation des
Pays-Bas espagnols avec le nom de Pierre-Paul Rubens, ajoutées à l'évocation de Neptune,
suggèrent des voyages, et des territoires reliés ou séparés par la mer. D'autre part, l'eau est
bénite dans cette scène, avec plusieurs références à la religion chrétienne et notamment :
« C'est Rubens qui change l'eau insipide et fuyante en vin éternel et généreux ». De quoi
on pourrait conclure que l'amour est une religion puisque c'est ce qui abreuve Rodrigue et
Prouhèze.
Saint Jacques, les pieds dans l'Atlantique contemple, dans la scène 6, Rodrigue et
Prouhèze qui s'éloignent l'un de l'autre : la mer remplit tout le paysage. Les deux amants
qui existent entre les personnages, de sorte que, comme dans « la vraie vie » le spectateur doit raisonner pour se rendre compte
de ces liens.
47
A propos de cette scène, cf. II, p 67 sqq
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29
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
reviennent à la vie l'un pour l'autre, en se repoussant de part et d'autre de l'océan. C'est leur
amour qui les éloigne et les tient ensemble à la fois.
La scène 8 se déroule sur le bateau de Rodrigue qui peste contre la mer qui l'empêche
d'arriver à Mogador et de voir Merveille, et qui l'emportera bientôt en Amérique, à jamais
séparé d'elle.
La scène 9 montre Prouhèze et Don Camille surveillant la mer depuis la forteresse de
Mogador.
Les didascalies de la scène 10 insistent sur la présence de l'eau, sous forme de
ruisseau, où va puiser Doña Musique avec son seau. Elle est en compagnie du Vice-Roi de
Naples qu'elle a rejoint par amour, et tous deux tiennent une discussion sur leur passion,
alimentée par l'image de l'eau, tout le temps.
La scène 11 a lieu à Mogador. On ne voit pas la mer, mais on la sait derrière le mur
de la forteresse, de la même façon que Rodrigue sait que Prouhèze est présente, proche
de lui, mais qu'il ne peut pas la voir. Don Camille essaie d'ailleurs de dissimuler encore
davantage Prouhèze à Rodrigue en ne la nommant que pour citer Rodrigue ou une fois,
pour le provoquer. Elle est « Madame », « Son Excellence » à la silhouette floue et difficile
à percevoir, comme la présence de la mer.
C'est dans une forêt vierge d'Amérique que se tient la scène 12, « au bord d'une rivière
encombrée d'îles et de troncs d'arbres ».C'est l'eau du nouveau monde, vierge, le chaos.
La scène 14 est le domaine de la Lune, qui règne sur les hommes, sur Rodrigue et
Prouhèze, et qui est « les Eaux », toutes les eaux. Une divinité qui veille sur Doña Prouhèze
et Don Rodrigue.
Dans cette journée encore on trouve deux scènes d'où l'eau est absente :
D'abord la scène 7, dans laquelle on découvre les calculs du Roi d'Espagne et de Don
Pélage pour envoyer Rodrigue en Amérique et le séparer définitivement de Prouhèze. Il n'y
a pas de place pour l'eau sous une autre forme que la frontière qu'elle constituera désormais
entre les amants.
Scène 13 : l'ombre double figure l'improbable, la fugace rencontre de Rodrigue et
Prouhèze sur le chemin des gardes, à Mogador. Ombre double qui vaut pour ce qui
n'est déjà plus et ne sera plus jamais, tout en faisant « pour toujours partie des archives
indestructibles » : Rodrigue avec Prouhèze. L'ombre double est une absence, un vide, une
inconsistance : elle ne retient pas l'eau, elle est l'absence de l'eau.
Troisième journée
Dans la scène 1 de la troisième journée, l'eau est présente sous la forme de la neige qui
recouvre l'Europe qui se repose de ses guerres, et la glace emprisonne les rivières : c'est
la trêve, c'est l'hiver, on fait une pause pour envisager l'avenir. Comme l'enfant qui va naître
de Doña Musique se prépare le printemps et l'espoir de la paix à venir fait vibrer la jeune
femme. L'eau est en attente, sous forme statique, sur le seuil d'une nouvelle étape capitale
(déclenchée par la fonte des neiges). On avait fait de la mer une frontière, une séparation, et
cette première scène tend à expliquer qu'une nouvelle action se prépare, qui va de nouveau
faire traverser les océans à Prouhèze et Rodrigue.
La scène suivante ne pourrait se dérouler plus près de la mer : Claudel indique
l'emplacement de l'action avec une précision surprenante. « En mer. 10° Lat. N. X 30° Long.
O. » Dans cette scène la mer n'est que paysage.
30
LEGEAIS Mathilde_2009
I. Comme un vaisseau isolé au milieu de l'océan
De nouveau à la scène 3 on se retrouve en mer, sur le vaisseau-amiral du Vice-Roi
48
des Indes, Rodrigue .
La scène 4 se déroule sur les remparts de Mogador, de nuit, mais la lune éclaire la
mer qu'on voit entre les créneaux. Notons ici l'importance des didascalies qui permettent
au lecteur de voir la mer quand le metteur en scène, bien que représentant les mêmes
remparts, la masque au spectateur, qui est en contrebas. Le lecteur quant à lui peut
s'imaginer debout sur les remparts comme le sont les protagonistes. C'est sa façon de
pénétrer la bulle-monde du Soulier de Satin.
La scène 5 est courte et esquivée dans la mise en scène d'Olivier Py. On n'y voit pas
la mer. On n'y voit pas non plus ni Rodrigue ni Prouhèze.
C'est «sur le sable au bord de l'Océan », à Mogador, qu'a lieu la scène 7, qui circonscrit
le décor réel de la scène 8.
La scène 8 se déroule en même temps dans un décor onirique, dans le sommeil fiévreux
de Doña Prouhèze. On trouve dans cette scène l'image de l'eau sacrée qui représente
l'espérance, et l'image du globe qui figure la bulle qui tient toute la salle en elle. L'eau est
également soif de l'autre comme on l'a vu déjà dans la première journée à la scène 7. Elle
est encore frontière, qui sépare les amants. C'est aussi l'étendue des océans, une donnée
géographique. Dans cette scène on trouve la mer et l'eau sous toutes les formes proposées
au long de la pièce. Elle est dans les paroles, dans le décor en propre et en figuré, elle est
le sacré, le courant qui porte, la frontière, le passage, l'imperceptible et l'envahissant. On
49
l'entend, on la voit et on la sent. Prouhèze voudrait s'y noyer , et l'hameçon de l'Ange
Gardien qui la promet à une mort prochaine laisse imaginer qu'elle étouffera quand il la
tirera à lui, hors de l'eau. L'eau est aussi assimilée à la Vie, car Prouhèze, qui est un poisson
qu'attire à lui l'Ange Gardien, se voit déjà oiseau volant à tire d'aile une fois délivrée de
son corps quittant l'eau, pour enfin, au comble de son ascension céleste, être l'étoile de
Rodrigue. Dans la Vie désincarnée, il n'y a pas d'eau, il n'y a plus cette distance irréductible
entre l'un et l'autre. Cependant, l'Ange tirant à lui le fil de sa ligne parle des eaux où il
veut conduire Prouhèze, qui sont celles du Styx, le fleuve du passage des Enfers, dans
la mythologie grecque : seule forme de l'eau dans l'au-delà ? C'est autour de cette scène
que bascule toute l'histoire de Rodrigue et de Prouhèze, et l'eau, la mer, présentée sous
toutes ses formes, torturée et hyper-présente, est comme une tempête qui ferait rage aux
alentours de notre embarcation. Tous les passagers du bateau-théâtre se rassemblent à ce
moment dans un mouvement de communion extra-ordinaire, c'est là que l'unité est la plus
forte qui soude ce monde balloté par les vagues. On est à la limite du surnaturel avec l'Ange
Gardien, et le délire de Doña Prouhèze crée une tension nouvelle qui parcourt l'ensemble
des acteurs du théâtre.
On retrouve la mer, beaucoup plus apaisée dans la scène 9, puisque celle-ci se tient
à Panama, où les deux océans se mélangent presque, et que « par les fenêtres on voit le
48
Dans la liste des personnages que Claudel prévoit pour cette troisième journée on ne trouve pas Rodrigue. Il faut comprendre
que le Vice-Roi et Rodrigue sont la même personne. On peut imaginer que Claudel souligne par cette dénomination différente de son
héros le nouveau tour qu'a pris sa vie depuis qu'il est persuadé que Prouhèze l'a oublié, puisqu'il pense qu'elle n'a pas essayé de lui
faire parvenir de message pendant de longues années.
49
Il faut comprendre ici qu'elle voudrait à la fois mourir, et se fondre, se dissoudre dans cette eau qui n'est autre qu'une
représentation symbolique de Rodrigue. De plus, cette envie de se noyer, de se laisser submerger par l'eau, est une image qui, en
termes psychanalytique, signifie l'envie de retourner à la vie intra-utérine : on retrouve à la fois l'idée de « hors de la vie » et le sentiment
de sécurité qui attirent Prouhèze.
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31
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
Pacifique couleur d'écaille de moule ». L'océan est en arrière plan, comme Rodrigue s'est
résigné à ne plus voir Prouhèze après dix ans de silence.
La scène 10 a lieu à Mogador, de nouveau sur la plage : et comme le bruit du ressac,
Prouhèze répète quatre fois qu'elle ne renoncera pas à Rodrigue.
Rodrigue et toute sa flotte appareille pour l'Europe, sur les eaux du Golfe du Mexique,
à la scène 11 : pour la première fois dans cette troisième journée, la mer va être un passage
et non plus un obstacle, elle va de nouveau relier Rodrigue et Prouhèze.
Et c'est au large de Mogador qu'on retrouve cette même flotte, pour la courte scène
12. Un bateau porte Prouhèze vers le navire de Rodrigue : la mer les réunit pour un instant
et les sépare pour toujours.
Quatrième journée
La didascalie « Sous le vent des Baléares » dispose que « toute cette journée se passe sur
la mer en vue des Iles Baléares ».
La première scène se déroule en mer, des pêcheurs cherchent une source de vin, et on
voit apparaître le bateau de Rodrigue dont le délabrement présage de l'état de son capitaine.
La scène 2 se passe dans la cabine de Rodrigue, sur son bateau.
La scène 3 montre Doña Sept-Epées et la Bouchère sur un petit bateau, frêle esquif
qui représente l'ambition folle de Sept-Epées qui apprend à la Bouchère son amour pour
Juan d'Autriche, qu'elle veut rejoindre. Telle son embarcation fragile dans la mer immense,
elle a foi en son amour qui fera tomber tous les obstacles entre elle et son âme sœur.
Dans la scène 4, sur le bateau du roi d'Espagne, la lumière qui éclaire le tableau est
celle du soleil qui miroite sur la mer. C'est la lumière détournée, biaisée, d'une mauvaise
farce que prépare le roi avec l'aide d'une actrice, et sera jouée aux dépends de Rodrigue.
On assiste dans la scène 5 à une sorte de course au trésor ridicule : deux équipes
cherchent à extraire de la mer un objet ou une créature mirifique dont on ne ménage
pas les pouvoirs magiques. Il y aurait dans la mer, dans l'eau quelque part, une chose
si extraordinaire qu'elle puisse maîtriser le temps et les images. On assiste à une sorte
de conférence absurde et grotesque sur cet objet, prétendument bouteille miraculeuse de
Pantagruel (on met le temps en bouteille, « on bouche et c'est fini, ça ne s'en va pas ») ou
poissonne préhistorique. Peut-être cet improbable butin de pêche, après lequel tirent ces
50
deux équipes, ne représente-t-il autre chose que la bulle-théâtre
dans laquelle tous les
acteurs sont installés depuis des heures. Dans les vagues de l'océan se trouve cette nef où
le temps se déroule à un rythme maîtrisé et qui ne correspond pas à celui qui s'écoule audelà de la mer, sur le continent, derrière les portes du théâtre.
La scène 6 nous ramène dans la cabine de Rodrigue, sur son bateau. On peut
analyser l'eau sale dans laquelle l'Actrice rince son pinceau comme l'image de l'affection
que Rodrigue ne tarde pas à porter à cette femme, trahissant ainsi la mémoire et le sacrifice
de Prouhèze.
La scène 7 nous montre un navigateur laminé par ses longues courses sur les mers
et qui rentre enfin chez lui, croyant que toutes ses années d'absence ont laissé le loisir
à sa femme de le remplacer. En réalité il apprend qu'elle l'attend toujours : on a avec ce
personnage fantasque qu'est Diégo Rodriguez, l'image de ce qui aurait pu être la vie de
50
32
Cf. I, p 13 sqq.
LEGEAIS Mathilde_2009
I. Comme un vaisseau isolé au milieu de l'océan
Rodrigue, si Don Camille n'avait pas soudé le sort de Doña Prouhèze au sien et à Mogador.
Diégo Rodriguez est le double minable de Rodrigue : il n'a pas connu la gloire du Vice-Roi
des Indes, mais il n'a pas perdu son amour. Pour le décor dans cette scène, Claudel donne
quelques indications tout à fait exploitables mais précise que si son idée est trop difficile à
représenter « une simple bouteille dans la main de Diégo Rodriguez contenant un bateau
à voiles fera l'affaire ». Cette indication tend à prouver que ce qu'on observe dans cette
scène est comme une illusion à laquelle Rodrigue se laisse parfois aller, comme ce bateau
dans cette bouteille pourrait donner l'illusion d'être vrai pour un instant. D'autre part il est
amusant de constater que Claudel ménage les efforts du metteur en scène ici, alors qu'il
imagine pour la scène 9 une incroyable machinerie de pontons qui s'élèvent et s'enfoncent
pour figurer la houle, et qu'il ne propose pas de subterfuge pour ce cas là.
La scène 8 a lieu sur le bateau de Rodrigue, où Sept-Epées tente de le convaincre
de partir se battre contre les Maures aux côtés de Juan d'Autriche. C'est pour Rodrigue la
tentation de reprendre la mer vers Mogador pour y récupérer symboliquement Prouhèze.
La scène 9 a lieu sur le bateau du Roi d'Espagne et on y voit le mouvement
incessant, irrégulier et énorme de la mer par l'effet des pontons qui remuent fortement.
Les déséquilibres et l'architecture variable du lieu ajoutent au ridicule et à l'humiliation de
Rodrigue, qu'on moque quand il croyait retrouver son domaine : la mer et la navigation.
Dans cette scène, de nombreuses indications sont données qui transcrivent le roulis dans
la musique et les comportements. Le mal de mer se généralise : c'est l'agonie de Rodrigue.
Dans la scène 10, Sept-Epées et la Bouchère rejoignent la plage à la nage, elles sont
en pleine mer. La Bouchère, incrédule et tiède face à l'ambition et à l'appétit de Sept-Epées
se noie. La mer engloutit ceux qui n'ont pas en eux la noblesse d'âme qu'a Sept-Epées qui
continue son chemin sous les étoiles, vers son bien-aimé.
51
La scène 11 et dernière se déroule simultanément avec la précédente . Sept-Epées
nage vers le rivage, et Rodrigue est enchaîné sur un bateau, rappelant le père Jésuite, son
frère, qui avait inauguré la pièce. Rodrigue prend soudain conscience du ciel et des étoiles,
c'est comme s'il découvrait enfin le moyen de vivre en paix tout en restant vivant, de vivre
et d'aimer Prouhèze. « La mer et les étoiles ! Je la sens sous moi ! Je les regarde et je ne
puis m'en rassasier ! (…) j'ai ressenti obscurément que j'étais libre ».
On a pu voir à travers cette lecture de l'œuvre à quel point l'élément liquide joue un
rôle à part entière. Tout d'abord la mer fait partie de ce paysage que les acteurs du théâtre
doivent imaginer parmi les « barbouillages » qui tiennent lieu de décor selon la volonté de
Claudel. Elle peut n'être rien de plus qu'un peu de couleur bleue, qui se distingue à peine
du ciel, à l'horizon, dans l'image que chacun est libre de se faire du décor dans lequel se
déroule l'histoire. Cependant Claudel insiste sur le fait que ce bleu et la lumière qu'il reçoit
et diffuse doivent être uniques à chaque nouvelle scène : soleil couchant, bleu écaille de
moule, clair de lune, un sombre après midi sans un souffle de vent... De cette façon il y a
autant de mers et d'océans que de jours dans la vie des personnages de la pièce. Le nudité
du plateau et le décor minimaliste permet d'esquiver la tentation d'une mer peinte sur un
grand carton au fond de la scène, et qui serait du même bleu infiniment bleu, et fade et
disparaissant au fil de la pièce tant sa constance deviendrait familière. Cette mer de carton
qu'on ne voit plus à force de la voir semblable aux quatre coins du monde serait la plus
51
L'action qui se joue au cours de la scène 11 est représentée après que l'action jouée dans la scène 10 a été représentée :
cela devrait signifier que ces deux épisodes se succèdent chronologiquement dans l'histoire du Soulier de Satin. Or tel n'est pas le
cas : on comprend pendant la scène 11 que ce qui est représenté est un événement qui a lieu en même temps que celui de la scène
10. Les deux ne peuvent pas être joués simultanément pour des raisons évidentes de compréhension, Claudel suggère un flash-back.
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Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
éloignée d'une vraie mer qu'on puisse imaginer. Une fois de plus, c'est la diversité, caractère
essentiel et indomptable de la nature qui fait la véracité de cette mer qu'on imagine changer
de couleur et de reflets en fonction de la latitude, de l'heure du jour ou de la nuit, et de
l'aspect du ciel. Par toutes ces précautions, le poète fait exister ce qui ne se voit pas, et
nous amène à y croire, aussi fort qu'on croit à la mer des dernières vacances en Bretagne.
Simplement les acteurs du théâtre on conscience que si la mer de Claudel est réaliste, et
vraie (si on ne la croyait pas vraie pourquoi venir au théâtre ?), la Manche et les après-midi
d'août passés sur les plages bretonnes sont réels, eux. La conscience de cette distance et
l'adhésion temporaire à la « religion » du théâtre qui dit qu'il faut croire ce qu'on nous dit de
voir contribuent à la cohérence de la communauté formée par tous les acteurs du théâtre,
qui contemple la mer depuis le bateau, le temps de la croisière.
L'étude du texte a également montré que l'eau a dans cette pièce un caractère
52
symbolique essentiel . Comme cela a déjà été dit, elle tient lieu de frontière et de chemin
à la fois. Cette contradiction l'amène représenter, dans une métaphore encore supérieure,
l'amour qui emprisonne Prouhèze et Rodrigue dans une même toile tout en les tenant
constamment hors d'atteinte l'un de l'autre. Dans le Soulier de Satin, l'eau et toutes les
métaphores qu'elle suggère, est cet élément fluide et fuyant, insaisissable et omniprésent,
qui propulse toute la mécanique des relations entre les personnages et des péripéties qui en
découlent. L'eau donne cette énergie qui n'épargne personne. Et comme la scène du délire
de Doña Prouhèze en est certainement l'illustration la plus forte, cet océan que Claudel
veut vivant et voulant ne peut se laisser contenir que par l'espace de la scène. Cette mer
symbolique que le poète décrit tout au long de son histoire remplit et embrasse tout le
théâtre, entraînant les spectateurs et les acteurs dans les mêmes tourbillons. C'est bien
sur cette mer que vogue le vaisseau constitué du petit monde cohérent qui a été mis en
relief jusqu'ici.
Le chant des sirènes
Outre les éléments déjà mis en lumière et qui contribuent à la cohérence et à la vérité du
petit monde dans lequel Claudel nous invite le temps d'une journée et d'une vie, et puisque
les aspects déjà évoqués font essentiellement appel aux images, à l'imagination, et partant,
à la vue, il serait insensé de ne pas aussi faire référence à l'autre sens essentiel au théâtre :
l'ouïe. L'ingéniosité de Paul Claudel n'a évidemment pas pu laisser les sons, les bruits,
les silences, les chants et la musique hors du vaisseau-bulle qui nous emporte sur l'onde
merveilleuse de son océan. La mer elle-même a son langage.
Olivier Py et Antoine Vitez ont tous deux pris le parti de mettre plusieurs passages de la
pièce en chanson quand cela n'était pas indiqué par l'auteur. Cette idée permet de rompre
la monotonie qui risque de s'installer dans certaines scènes particulièrement longues, et
52
Il serait réducteur de s’en tenir à cette analyse de l’image de l’eau dans le Soulier de Satin. Il y a évidemment dans ce
symbole l’idée que l’eau nettoie et purifie (c’est ce qu’on appelle l’eau lustrale). Dans l’œuvre de Claudel, la thématique de la pureté
est à associer à la culture chrétienne, avec notamment l’image de l’eau du baptême. On peut aussi penser à la thématique de l’utérus,
à l’espace clôt que constitue le ventre de la mère et qui est l’espace où se forme le corps. Le théâtre serait alors, de façon parallèle,
l’espace clôt où se forme l’identité, comme un reflet de l’utérus maternel. D’autre part on retrouve dans l’image de la vie intra-utérine
la clôture temporelle qui existe aussi au théâtre : dans ces deux espaces le séjour est éphémère et sa durée est définie par avance.
De plus l’eau est bien entendu aussi le liquide nourricier, et, au théâtre, peut donc représenter le sperme et la pluie qui fécondent
et font naître. Enfin, le fil de l’eau représente aussi la linéarité de l’écriture : le sens de son parcours figure le parcours de l’écriture
et celui de la lecture.
34
LEGEAIS Mathilde_2009
I. Comme un vaisseau isolé au milieu de l'océan
également de créer un effet comique : pour Olivier Py, le Sergent Napolitain joué par le
ténor Damien Bigourdan campe un italien vantard et bavard, irrésistible avec un cheveu
sur la langue. La musique permet alors de souligner la drôlerie de la scène et contribue
à l'argument qui veut que la vie soit musique. D'autre part, il est intéressant de noter
l'idée d'Olivier Py qui place parmi les instruments de ses orchestres fous et désaccordés
l'indispensable accordéon de Claudel, qui imite la mer et la respiration tout au long de la
pièce (même quand aucune didascalie ne le requiert explicitement). Enfin, et pour terminer
ces réflexions sur les mises en scène du Soulier de Satin et de la place de la musique dans
celles-ci, j'ajouterai une autre idée d'Olivier Py qui a été de poster parfois des musiciens
dans la salle, à des endroits toujours différents, pour montrer que la musique si on ne l'avait
pas encore compris, ne connaît pas de frontières et que tous les acteurs du théâtre sont
embarqués dans le même bateau. Le metteur en scène fait également jouer les trompettes
pour signaler la fin approchante des entractes : tout comme le fait la didascalie introductive
de Claudel, cela permet de ne pas totalement arrêter le navire dans sa course. Tout le
monde est sorti prendre l'air sur le pont, mais personne ne quitte le vaisseau.
De la même façon que la perception visuelle du monde du Soulier de Satin est fixée pour
l'essentiel dans la didascalie d'avant-propos à la pièce, c'est aussi dans ce cours passage
qu'il est en premier lieu question de la musique. Et d'abord, il faut que la musique précède
le commencement de la pièce, et même l'entrée des spectateurs dans la salle du théâtre.
« Par les portes battantes on entend le tapage sourd d'un orchestre bien nourri
qui fonctionne dans le foyer. Un autre petit orchestre nasillard dans la salle
s'amuse à imiter les bruits du public en les conduisant et en leur donnant peu à
peu une espèce de rythme et de figure. »
Déjà Claudel choisit des combinaisons surprenantes. Le tapage sourd sera repris en écho
53
par le « paisible tumulte du grand port dans la lumière de midi » par Doña Musique . Cet
oxymore laisse au metteur en scène la liberté de l'accompagnement musical qu'il souhaite
pour accueillir les spectateurs, tout en préconisant que déjà règne le désordre. Il faut que
la musique ne soit pas trop forte mais si emmêlée qu'elle en soit un peu dérangeante. Déjà
s'installe le climat adéquat à la perception de la pièce : il est difficile de converser avec
son voisin de fauteuil quand un orchestre s'évertue à détourner l'attention. On peut même
imaginer que cette musique soit agaçante. Il faut maintenant que l'autre orchestre s'amuse,
et s'amuse à reproduire des sons qui n'ont pas grand chose à voir avec la musique jouée
habituellement par l'ensemble instrumental qu'on désigne par le terme d'orchestre. Claudel
fait descendre la musique de son piédestal et l'introduit entre les rangées de fauteuils en
lui faisant claironner un brouhaha qui s'ajoute au sourd tapage des premiers musiciens. On
est loin du son des instruments qui s'accordent et se chauffent quelques minutes avant le
début d'un concert ou d'un opéra. Par ce procédé le poète fait commencer la représentation
avant le début de la pièce, avant que les personnages s'expriment : le son et la musique
54
sont premiers. Par leur jeu, les musiciens qui imitent les spectateurs
en donnent une
représentation. Or ces musiciens acteurs sont dans la salle, territoire traditionnellement
réservé aux spectateurs. Le boucan qui doit résulter de ces multiples effets sonores peut
très bien, une fois de plus, être analysé comme une recherche de réalisme naturel. Les
bruits de la nature sont innombrables, ils ne s'accordent pas entre eux, leur alternance
est imprévisible, et il est vrai que le grand calme qu'on invoque en parlant d'un reposant
week-end à la campagne est en vérité un tumulte sans fin d'insectes, de torrents, d'oiseaux,
53
54
Première journée, scène 10.
« imitent les bruits du public », cf. Annexe n° 2.
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35
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
de tonnerre, de vent... Tout le monde est pris dans le filet de Claudel sans même s'en
rendre compte, puisque comme dans la nature, on s'habitue à ce murmure assourdissant
au théâtre, bien avant que tout commence.
D'ailleurs, l'auteur cite même le public dans sa didascalie initiale, comme s'il le
dirigeait comme tous les autres acteurs : l'Annoncier apparaît mais ne peut pas parler
intelligiblement, puisque « le public se livre à un énorme tumulte préparatoire ». Les
spectateurs sont des musiciens comme les autres. Ou des bruits du monde comme les
autres. Puis, au plus fort de la mise en place de l'atmosphère voulue par Claudel, les
instruments prennent soudain vie :
« une clochette niaise, un trille strident du fifre, une réflexion narquoise du
basson, une espièglerie d'ocarina, un rot de saxophone. »
S'il est évidemment difficile de retransmettre ces caractères lors de la représentation (surtout
à cause du tumulte du public qui entend mais n'écoute pas), l'intention du poète est de
renverser les rôles et d'annoncer que les choses ne sont pas toujours celles qu'on croit.
Claudel dirige le public comme ses comédiens, et les instruments acteurs deviennent des
spectateurs qui s'impatientent bruyamment avant le début de la pièce. Enfin, au comble
de la préparation sonore, les instruments se taisent et le silence se fait alors que seule la
grosse caisse « fait patiemment poum poum poum ». Elle fait le lien, permet de conserver
une continuité entre l'avant représentation et la représentation. L'environnement sonore du
début de la première Journée est en place, l'Annoncier peut désormais toucher les étoiles
avec sa canne et nous montrer de nouveaux horizons.
La première scène commence significativement après un « coup prolongé de sifflet
comme pour la manœuvre d'un bateau. » La musique est présente tout au long de la pièce
et assure la communication avec le public. Tout d'abord donc, elle signale que le navire a
pris son départ.
Par la suite, à la scène 2 de la deuxième journée, la musique est priée d'imiter « le bruit
d'un tapis qu'on bat et qui fait une poussière énorme ». Voilà un son que Boris Vian aurait pu
inventer. Toujours est-il que ce son contribue à brosser non pas le tapis, mais le portrait de
l'Irrépressible, qui se démène déjà sur scène : il est comme le tapis qu'on bat, c'est-à-dire
que sa place n'est pas sur scène mais en coulisses, là où on se prépare. Il est n'est encore
qu'à moitié maquillé, et pour Olivier Py, il n'est même pas habillé : c'est ce tapis encore plein
de poussière qu'on bat pour pouvoir s'en servir. Et bien entendu la quantité de poussière
bruitée par les instrumentistes est proportionnelle à l'encombrement et au désordre que fait
déferler avec lui l'Irrépressible, dans son furieux enthousiasme.
En revanche, et c'est aussi pour le contraste que cette musique de tapis poussiéreux
est intéressante, la didascalie qui présente la scène 3 de la deuxième journée précise par
deux fois que la seule musique cette fois doit être le silence. C'est le retour à la gravité du
théâtre maîtrisé par son auteur après l'éclaboussure impromptue de son imagination qu'est
l'Irrépressible : le recueillement et le caractère tragique de la situation à laquelle on assiste à
présent réclame effectivement quelques secondes de vrai silence, pour pouvoir retourner à
la dimension purement dramaturgique de la pièce. Plusieurs fois Claudel impose le silence
comme nécessité, inscrit dans les didascalies : c'est parfois une musique trop nécessaire
au récit pour être laissée au hasard de l'interprétation des comédiens.
Les didascalies de la scène 9 de la troisième journée laissent une nouvelle fois une
place considérable à la musique comme protagoniste de l'histoire. Il y a d'abord Doña Isabel
et sa guitare, qui s'accompagne quand elle chante, en suivant les indications musicales
précises et mélodiques de Claudel :
36
LEGEAIS Mathilde_2009
I. Comme un vaisseau isolé au milieu de l'océan
« Doña Isabel, accompagnant chaque syllabe d'une note sur la guitare en forme
de gamme ascendante qui se termine par une altération » « Frappant sur le bois
de la guitare avec le poing. »
La musique de Doña Isabel est au cours de cette scène constamment contrariée par celle
d'un orchestre placé derrière la scène, puis « dans le mur », que Claudel qualifie d'assez
mauvais et qui « exécute une espèce d'allemande ou de pavane. » Les musiciens sont donc
suffisamment mauvais pour que le style de leur musique soit impossible à reconnaître. Le
secrétaire se plaignant de la mauvaise musique de l'orchestre se voit répondre par Rodrigue,
Vice-Roi des Indes, que « S'il était meilleur [il] entendrai[t] ce qu'il joue et ce serait tellement
ennuyeux. »Ces paroles expriment une fois encore le goût de Claudel pour le désordre,
et peut-être la volonté de montrer que ce qui est beau, c'est la nature, et que la nature ne
s'écrit pas dans une portée. On ne se lasse pas de la nature, elle est toujours présente
en arrière-plan. Si la musique était trop belle, elle serait exceptionnelle, et non constante,
contrairement à la nature. La musique participe ici encore à l'environnement qui enveloppe le
petit monde du Soulier. Tout au long de la scène, l'orchestre persiste à accompagner le chant
et la guitare de Doña Isabel dont l'élan ses brise à chaque fois que retentit la cacophonie
pianissimo. Isabel et l'orchestre essaient à tâtons de commencer la même chanson, sans
grand succès. Rodrigue compare le chant d'Isabel à celui d'un oiseau tropical, et le petit
tapage de l'orchestre aux surprises de la nature
« Et j'aime aussi ce petit tapage dans le mur qui continue une fois qu'elle a fini.
Ainsi quand on lance une pierre dans un fourré on entend les autres pierres qui
se mettent en branle et toutes sortes de choses ailées qui s'envolent. Parfois
même quelque animal bien loin qui se sauve en bondissant. »
La longue scène au cours de laquelle Rodrigue est humilié par le Roi devant la Cour à la
scène 9 de la quatrième journée doit se produire « En mesure sur un petit air à la fois guilleret
et funèbre » jusqu'à l'arrivée de Rodrigue. Cette double exigence permet à la fois d'exprimer
l'amusement qu'ont Roi et la Cour à se moquer méchamment de Rodrigue, et de signifier
la chute destitution définitive du héros. A l'arrivée de Rodrigue, l'orchestre est prié de
« se désintéresse[r] de tout ce qui va suivre et s'occupe pour se désennuyer à
imiter les plongeons et ascensions de la mer et les sentiments des gens qui ont
mal au cœur. »
Voilà que Claudel confie aux musiciens la lourde tâche d'exprimer les mouvements de la
mer et le mal de mer. Mais on note que le poète ne précise pas si l'orchestre doit jouer ou
non de la musique pour parvenir à cette fin. C'est aux musiciens qu'il demande de créer un
ambiance puisque leur métier leur assigne ce rôle et, partant, on les estime aptes à créer une
atmosphère par tous les moyens. Rien ne semble s'opposer à ce que les instrumentistes
miment la mer et les gens qui ont mal au cœur par exemple. Dans la suite des indications
scéniques ayant trait à la musique et qui confirment ce nouvel emploi de l'orchestre, on
trouve la didascalie « Silence. - Sensation. » Là encore on est libre d'imaginer que cette
indication est destinée à tous les comédiens présents sur scène, voire aux spectateurs (le
public s'identifie d'autant plus aux identités présentes sur scène que leur nombre est grand
et forme comme un reflet de la salle). Plus tard, l'orchestre s'associe au « murmure de
réprobation dans l'assistance (…) après avoir pris le temps de la réflexion ». L'orchestre
est désormais compris comme une entité singulière, comme un être à part entière ayant
une faculté de raisonner singulière. C'est la musique qui pense, et non pas les quelques
entités qui la composent. Enfin Claudel donne une voix et un caractère à l'orchestre devenu
un corps :
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Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
« L'orchestre ajoute péremptoirement : « C'est ça ! » et après une petite pause se
met à imiter les efforts de quelqu'un qui vomit. »
Non seulement le poète donne à l'orchestre personnifié une intention de sévérité, comme
si cette entité était devenu un personnage de l'histoire dont l'avis compte autant que celui
des autres, mais encore il insiste sur le fait que l'orchestre est devenu « un ». Les musiciens
n'imitent plus le sentiment des gens qui ont mal au cœur, mais le malaise d'une seule
personne. C'est que la musique tient dans la vie une place essentielle et que sans elle tout
perd son sens.
Enfin, dans la dernière scène du Soulier de Satin, Claudel consacre une longue
didascalie à la musique, rappelant ses indications de la didascalie initiale puisqu'elle est
très détaillée. En revanche on est maintenant loin du sourd tapage du début, et des
instruments clairement désignés (saxophone, basson, fifre, ocarina). Comme Rodrigue
enfin, la musique, dont on ne distingue pas nettement de quels instruments elle se compose,
atteint l'harmonie, contre toute attente. Claudel décrit les sonorités qu'il imagine avec
beaucoup de poésie, ajoutant à l'impression aérienne de cette dernière scène où le héros
voit enfin le ciel et les étoiles en même temps qu'il sent la mer sous lui.
« La musique se compose : 1° d'instruments à vent (flûtes diverses) extrêmement
vertes et acides qui tiennent indéfiniment la même note jusqu'à la fin de la scène ;
de temps en temps, l'un des instruments s'arrête, découvrant les lignes sousjacentes qui continuent à filer ; 2° trois notes pincées en gamme montante sur
les instruments à corde ; 3° une note avec l'archet ; 4° roulement sec avec des
baguettes sur un petit tambour plat ; 5° deux petits gongs en métal ; 6° ventral et
au milieu détonations sur un énorme tambour. Le tout pianissimo. »
Le poète donne à chaque élément de sa musique finale des indications de nature différente
destinées à laisser aux musiciens toute liberté quant à leur mise en mouvement et en sons
de cette explication : ce qui compte c'est de préserver l'esprit vert, acide, léger et résonnant.
On imagine obtenir une sorte de respiration rythmée par les battements d'un cœur. Cette
musique finale contient en elle-même la signification du Soulier de Satin.
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LEGEAIS Mathilde_2009
II. Transgression des normes et distanciation
II. Transgression des normes et
distanciation
Claudel ne se contente pas dans Le Soulier de Satin de créer toutes les conditions
nécessaires à l'existence d'un petit monde dans le théâtre. On a montré par quels moyens le
poète parvient à cette fin. Cependant la clôture de l'espace et du temps au théâtre n'est pas
spécifique au Soulier de Satin, et ne suffit donc pas à en faire une œuvre hors du commun.
Je me suis efforcée d'expliquer comment tous les acteurs du théâtre sont emportés par
le même mouvement et enveloppés dans une réalité vraie mais éphémère, qu'ils soient
dans la salle ou sur la scène. C'est cet élan commun que Claudel encourage encore en
jouant avec les frontières conventionnelles du théâtre. Le théâtre est l'un des lieux des
représentations sociales et politiques, et l'ordre – souvent pensé comme immuable - du
politique est normalement illustré par la différence entre la scène et la salle. Chacun est à sa
place et reconnaît l'autre en fonction de son propre statut. De la même façon que j'institue
l'autre en tant que sujet par le regard, que je le reconnais et que je lui reconnais sa qualité
de sujet, le regard du comédien institue le spectateur et celui du spectateur le comédien.
Cette phase de reconnaissance de l'autre assigne à chacun un rôle en fonction de la qualité
qui lui est reconnue par une personne ou un groupe. C'est ainsi que le public reconnaît les
comédiens et les comédiens le public. Les statuts sont difficilement interchangeables. On
peut en cumuler plusieurs comme par exemple un homme qui serait à la fois mari, fils, frère,
55
citoyen, militant et retraité. Voilà ce que Claudel tente d'abolir avec le Soulier de Satin : le
statut qui nous est attribué n'est plus désormais immuable. Cette frontière traditionnellement
reconnue entre la scène et la salle est largement remise en question tout au long de la pièce.
Voyons à présent comment pour quelques instants le spectateur cesse d'être spectateur et
franchit la ligne qui le sépare de la scène.
Le Soulier de Satin brouille les frontières
traditionnelles du théâtre
A l’image du canal de Panama que Rodrigue entreprend de creuser afin de relier deux
océans, de créer un passage là où la nature n’en avait pas mis (c’est-à-dire un passage là
où tout le monde s’attend à trouver une barrière), Claudel jalonne son Soulier de Satin de
portes et de fenêtres qui donnent accès au spectateur à des espaces et à des dimensions du
théâtre qu’il ignore ordinairement ou dont il pense devoir être exclu. Si le théâtre permet de
faire coexister le monde réel et le monde fantasmé d’un auteur, Claudel donne la possibilité
avec le Soulier de Satin de relier ces deux mondes et rend l’échange possible entre les
deux, de la même façon que l’océan Atlantique et l’océan Pacifique cessent, une fois le
canal de Panama ouvert, d’exister indépendamment l’un de l’autre à cet endroit du globe,
55
En réalité on confond souvent les statuts sociaux, issus de relations construites et donc « dé-constructibles », et les
relations de filiations dont même la mort ne vient pas à bout.
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Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
pour désormais partager et mélanger leurs eaux. Les deux océans entretiennent un rapport,
ont une relation, tout comme le monde du Soulier de Satin et le monde réel, grâce aux ponts
jetés par Claudel au fil de l’œuvre.
Durée de la pièce
Les procédés inventés par Claudel pour déplacer cette frontière traditionnelle qui sépare
la scène et la salle sont multiples comme nous allons le voir, mais c'est d'abord la durée
exceptionnelle de la pièce qui place les acteurs du théâtre dans une situation qui leur est
inconnue et qui par là-même brouille les repères habituels du théâtre. Lire le Soulier de
Satin n'est pas une opération qu'on effectue aussi rapidement que la lecture d'une pièce
de longueur conventionnelle. La lecture des cinq cents pages de la pièce plonge le lecteur
dans une attitude plus proche de la lecture d'un roman que de la lecture d'une pièce. Les
nombreuses et extrêmement précises indications qui décrivent les lieux où se jouent les
péripéties du Soulier contribuent à cette impression. Pour cette raison, le statut du lecteur
est lui-même remis en question : on lit du théâtre mais on doit investir dans cette lecture un
temps bien plus long que d'habitude, et on pénètre dans un univers très détaillé qui fait un
peu oublier le genre théâtral. Déjà la position du lecteur est ébranlée.
e
e
Au théâtre, en occident, les spectateurs des XX et XXI siècles n'ont absolument
aucune autre expérience de représentation aussi longue que l'est le Soulier de Satin.
Comme l'explique Antoine Vitez à la télévision en 1989, Claudel veut de sa pièce qu'on
56
pût «y entrer ou en sortir librement
». Il invente donc des histoires que l'on peut habiter
vraiment : on entre, on sort, on dort, on mange... On fait du théâtre sa maison. Cette réflexion
recoupe parfaitement la remarque précédente : lire les cinq cents pages du Soulier de Satin
implique forcément des pauses, du sommeil. Dans sa forme écrite et dans sa forme jouée, la
pièce prend une dimension hors du commun si on se réfère au théâtre classique, du moins
dans le répertoire français. A l’échelle d’une vie, une journée entière est beaucoup plus
significative que le sont deux ou trois heures de spectacles, intercalées entre une journée
de travail et un dîner, et qui peuvent être assimilée à du divertissement, à une forme de
repos de l’esprit, une récréation bien méritée. Quant au Soulier de Satin, il implique qu’on
s’y investisse au point de ne rien faire d’autre de la journée. La pièce de Claudel n’est pas
un « accessoire » qui agrémente agréablement une journée ordinaire, mais un épisode à
part entière, une journée extraordinaire.
Cette caractéristique de durée de l’œuvre n’est pas sans rappeler le théâtre antique,
d’une part, et le théâtre traditionnel japonais (le Nô), d’autre part.
57
Quant à la structure de l'œuvre, on peut noter que le terme de « journée » donne à
l'action un cadre beaucoup plus vaste que « acte », et une telle section permet de contenir
des éléments plus variés. On l'a d'ailleurs déjà évoqué, tout se déroule dans un cadre
cosmique, à l'échelle de la planète : tout se tient sous la voûte céleste qui englobe l’univers
du Soulier dans le mouvement de la Lune et du Soleil. Par ailleurs, contrairement au théâtre
classique, la liste des personnages du Soulier de Satin n'est pas donnée au tout début de
la pièce dans son intégralité, mais il y a quatre listes différentes, une pour chaque journée.
Cela conforte l'idée que chaque journée est une entité valable toute seule, écartée du reste
de la pièce et lui donne une réalité d'autant plus grande, et c'est notamment le cas de la
56
57
40
P. Claudel, cité par A. Vitez, le 27 mars 1989 sur FR3.
Cf. III, p 93 sqq.
LEGEAIS Mathilde_2009
II. Transgression des normes et distanciation
58
quatrième Journée . D'autre part, si on définit conventionnellement une scène comme
étant un tableau qui prend fin quand la composition des personnages présents sur le plateau
est modifiée (entrée ou sortie de l'un d'entre eux ou d'un nouveau personnage), le Soulier
de Satin fait une nouvelle fois exception. En effet, il arrive que l'on observe au cours d'une
scène l'entrée et/ou la sortie de personnages, sans pour autant que l'action soit interrompue
pour passer à un nouveau tableau. Les scènes sont plutôt comprises dans le Soulier comme
des unités d'action. De plus, alors que le théâtre classique fait se dérouler tout un acte
dans un même décor et un même endroit, ne changeant de tableau que d'acte en acte,
le Soulier de Satin est autrement structuré : chaque journée représente une époque, une
étape de la vie des personnages, et peut être séparée de la suivante de dix ans (la troisième
journée a lieu dix ans après la deuxième, et la quatrième encore une dizaine d'années après
la troisième.). Enfin les scènes trouvent leur unité non pas dans le nombre de personnes
présentes sur le plateau, mais dans leur localisation : ce qui justifie le début d'une nouvelle
scène, c'est le changement de lieu.
Première journée
Océan Atlantique – Jardin en Espagne – Une autre partie du même jardin – Séville – Jardin
en Espagne – palais de Belem, estuaire du Tage – Désert de Castille – Auberge de X... au
bord de la mer – Autre partie du désert de Castille – Jardin de l'auberge de X... - Près de
l'auberge, « région de rochers fantastiques et de sable blanc » - Ravin qui entoure l'auberge
– Auberge de X... - Même lieu
Deuxième journée
Cadix – scène de l'Irrépressible, non située si ce n'est quelque part entre « scène du
théâtre » et « château de X... » - Une salle dans le château de X... - Une autre pièce dans
le château de X... - Campagne romaine, sur la voie Apienne – Bord de mer – Palais de
l'Escurial – Bateau de Don Rodrigue – Forteresse de Mogador – Forêt Vierge en Sicile –
Forteresse de Mogador – Clairière dans une forêt vierge en Amérique – scène de l'Ombre
Double, un mur – scène de la Lune, non localisée
Troisième journée
Eglise de Saint-Nicolas de la Mala à Prague, en Bohême – En mer, 10° Lat. N. X 30° Long.
O. - Au large de l'Orénoque – Remparts de Mogador – Panama – On sait que Don Ramire et
Doña Isabel sont au Mexique auprès de Rodrigue, mais Claudel ne précise aucun lieu pour
la scène 6 – Mogador, sur la plage – Rêve de Prouhèze – Palais du Vice-Roi à Panama –
Mogador – Golfe du Mexique – Au large de Mogador – Pont du Vaisseau-Amiral
Quatrième journée
« Toute cette journée se passe sur la mer en vue des îles Baléares »
En mer – Une cabine sur le bateau de Rodrigue – Une petit bateau sur le mer – palais
flottant du roi d'Espagne – En mer – Loge de l'Actrice, puis cabine de Don Rodrigue sur son
bateau – « Vieux bateau délabré et rapiécé – Bateau de Don Rodrigue – Palais flottant du
roi d'Espagne – Pleine mer – Bateau qui se dirige vers la terre
58
« Sous le vent des îles Baléares » a été écrite en premier et conçue pour être jouée séparément des autres Journées du
Soulier de Satin.
LEGEAIS Mathilde_2009
41
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
Comme cela vient d'être montré, et à l'exception des deux dernières scènes de la
première journée, l'action ne cesse de changer de lieu. En règle générale, comme l'observe
Michel Autrand, il y a un effet de rupture entre les scènes du Soulier de Satin, qui semble
confirmer que la règle d'or de la rhétorique claudélienne est la surprise. Ces ruptures
contribuent d'ailleurs à l'effet de désordre voulu par l'auteur et dont il a été question plus
haut. Le spectateur se voit refuser le loisir de s'installer si peu que ce soit dans un temps
ou un lieu qui réussissent à prendre corps. Le cadre spatio-temporel ainsi fixé résulte d'un
surréalisme onirique auquel le spectateur ne peut être que très peu préparé.
59
Didascalies
Les didascalies du Soulier de Satin sont, selon la volonté de Claudel lui-même, destinées
non pas à êtres suivies à la lettre, mais à être lues ou affichées au cours de la pièce, soit
par les comédiens eux-mêmes, soit par les techniciens. Cette idée de l'auteur contribue elle
aussi à mettre en question la traditionnelle séparation matérialisée par le bord de la scène
et qui enferme les spectateurs et les comédiens dans deux espaces bien différents. Claudel
60
suggère par l'absence de décor
que les acteurs jouant les personnages de la pièce
entraînent avec eux la présence de leur monde et de leur histoire, instituant ainsi le décor
61
vivant auquel fait allusion J-L. Barrault . Le fait que les indications scéniques ne soient
pas « transformées » en décors mais bien lues ou affichées sur scène alors que l'action
se déroule est alors comme une adresse directe au spectateur, comme si les personnages
devaient être conscients d'être personnages et observés. C'est une façon de mettre en
62
œuvre la théorie de la distanciation de B. Brecht qui soutient que le théâtre doit être vécu
par tous ses acteurs avec la conscience permanente de ce qu'il est : une représentation du
monde ou d'un monde, et non pas le monde ou un monde. Il est d'ailleurs entendu qu'une
63
grande partie des indications scéniques sont totalement irréalisables
et expliquent donc
la volonté de Claudel de ne pas les voir appliquées mais affichées sur scène. De sorte que
le spectateur redevient lecteur. Encore une fois cela permet de rappeler que le Soulier de
Satin est avant tout une œuvre écrite qui, même si elle est un projet théâtral qui doit passer
entre les mains d'un metteur en scène, est d'abord l'objet d'une interprétation singulière et
qu'on ne partage pas nécessairement. On est renvoyé au moment de la lecture de l'œuvre.
Notons également que les statuts normalement bien définis et circonscrits au théâtre
tendent à se mélanger si les indications de Claudel sont respectées : en effet, les comédiens
endossent souvent le statut des techniciens en aidant ces derniers à mettre en place les
décors qui changent d'une scène à l'autre. La scène, dans le Soulier de Satin, est moins un
espace de machineries secrètes et de rouages dissimulés pour mieux figurer le réalisme
du décor et de l’intrigue, qu’elle l’est dans le théâtre traditionnel. Ce présupposé entraîne le
suivant : les spectateurs eux aussi sont invités à ne pas se cantonner à leur fauteuil dans
une attitude passive et à s’investir dans l’intrigue autrement que par le regard. La lecture des
59
60
61
62
63
42
D'après M. Autrand, 1987.
Cf. I, p 20 sqq.
J-L. Barrault, 1959, p 275.
Cf. II, p 75 sqq.
Par exemple les nombreux pontons sensés figurer le mouvement de la houle, journée 4, scène 9.
LEGEAIS Mathilde_2009
II. Transgression des normes et distanciation
didascalies renvoie le spectateur à son statut beaucoup plus individuel et actif de lecteur.
Claudel invite tous les acteurs du théâtre à transgresser les frontières pré-établies de ce
lieu désormais très institutionnalisé.
Les didascalies du Soulier de Satin indiquent souvent l'heure ou le moment de la
journée auquel va se dérouler l'action, ce qui est assez peu commun au théâtre. Si cette
précision est nécessaire, on l'apprend plutôt par les paroles des personnages.
Personnages
Au fil de la pièce, Claudel fait apparaitre des personnages singuliers dont le rôle ne se
limite pas à leur participation à l’intrigue proprement dite. Ces personnages ont un discours
décalé dont le contenu participe au processus de transgression des frontières établies
conventionnellement au théâtre, entre les différents groupes d’acteurs.
L'Annoncier : Monsieur Loyal
L’Annoncier est le premier personnage du Soulier de Satin qui prend la parole, en ouvrant
la première scène de la pièce. Sa dénomination, déjà, évoque une personne qui n’est pas
tout à fait considérée comme un comédien. Ce titre évoque Monsieur Loyal, le crieur public
ou encore le rôle de l’huissier. Il est sur le seuil, entre la scène et la salle, entre la scène et
les coulisses, et appartient autant à chacun de ces espaces. Il s’adresse à l’assemblée –
que l’on peut comprendre au sens large comme étant l’ensemble des personnes présentes
dans le théâtre, à portée de sa voix – en les appelant « mes frères », terme qui ajoute
encore à l’idée d’effacement des frontières entre les différents groupes et espaces qui se
côtoient au théâtre. L’Annoncier considère de manière indifférenciée toutes les personnes
qui perçoivent son discours. De plus, il se positionne au sein de cette grande fratrie et
non pas en dehors, ce qui renforce encore l’impression de globalité et d’homogénéité
des personnes présentes sur la base des critères conventionnels du théâtre, à savoir
spectateurs / comédiens / techniciens, statuts définis notamment de façon spatiale.
Ensuite, l’Annoncier souligne à nouveau son détachement du groupe des comédiens et
des techniciens en décrivant le décor et en le désignant non pas comme un navire démâté,
mais bien comme la représentation d’un navire démâté. Il institue ainsi la distance chère à
64
Brecht , d’une part, et inaugure la démarche que Claudel attend du spectateur, d’autre
part. En effet, il invite le spectateur à prendre du recul et à être bien conscient que ce qui
va se dérouler sur la scène n’est pas vrai, malgré tous les efforts de réalisme de l’auteur,
du scénographe, des décorateurs et des comédiens. L’Annoncier insiste sur la réalité du
décor (sa nature) et sur sa qualité, mais enjoint par-là les spectateurs à ne pas s’y tromper
et ce, dès le début de la pièce. Il place ainsi l’ensemble de l’œuvre entre parenthèses en
adressant cet avertissement à tous les acteurs du théâtre, lui inclus. L’Annoncier met en
relief la nature du décor qui se veut réaliste et qui vise à créer l’illusion de la réalité :
« Toutes les grandes constellations de l’un et de l’autre hémisphères, la Grande
Ourse, le Petite Ourse, Cassiopée, Orion, la Croix du Sud, sont suspendues en
bon ordre comme d’énormes girandoles et comme de gigantesques panoplies
autour du ciel. »
A travers cette citation on perçoit toute la complexité du théâtre qui veut faire croire tout
en reconnaissant l’illusion : l’Annoncier semble regarder le vrai ciel et dire que les vraies
64
Cf. II, p 75 sqq.
LEGEAIS Mathilde_2009
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Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
étoiles ressemblent à des étoiles fausses. La confusion est encore illustrée par le fait que
l’Annoncier distingue les constellations des deux hémisphères à la fois, et par le fait que
toutes ces étoiles sont « suspendues en bon ordre », ce qui laisse entendre qu’on les
a soigneusement agencées les unes par rapport aux autres et de façon artificielle. Cette
idée entre contradiction avec le fait que l’Annoncier suggère un instant auparavant qu’il se
trouve sous la vraie voûte céleste et non pas au milieu d’un décor de théâtre. Il rétablit
l’équilibre en disant de ces constellations qu’il pourrait « les toucher avec [sa] canne »,
évidence qui ne laisse plus de doute quant à la nature du ciel qui l’entoure. Il a montré
que tout au théâtre pouvait être sublimé par l’imagination et que rien ne devait être acquis
comme étant seulement ce que l’apparence en montre. Mais l’Annoncier rappelle aussi que
malgré le pouvoir d’illusion des décors et de l’imagination de chacun, il faut garder à l’esprit
qu’en même temps que l’on croit à ce que le décor veut nous montrer, on est au théâtre, à
contempler du carton pâte peint et enluminé.
Après avoir ainsi souligné l’inconsistance des frontières conventionnellement tracées
entre le public et les comédiens, l’Annoncier entame une description du décor qui s’étend
sous ses yeux et sous les yeux du public. Son discours s’apparente alors à la description
d’une œuvre picturale :
« … un peintre qui voudrait représenter l’œuvre des pirates (…) aurait
précisément l’idée de ce mât, avec ces vagues et ce agrès, tombé tout au travers
du pont, de ces canons culbutés, de ces écoutilles ouvertes, de ces grandes
taches de sang et de ces cadavres partout, spécialement de ce groupe de
religieuses écroulées l’une sur l’autre. »
De nouveau, l’Annoncier nous fait percevoir les deux aspects du théâtre. D’une part on a
l’impression qu’il dit « regardez à quel point tout cela est artificiel », en utilisant les mots
« peintre » et « représenter », et d’autre part il montre la justesse de la composition : les choix
qui ont été faits pour planter le décor sont les mêmes que ceux qu’aurait fait un peintre, c'està-dire un professionnel de la représentation. Cependant, le peintre est expert en matière
de représentation mais son œuvre ne trompe pas : du regard on englobe la scène peinte
sur la toile mais aussi le cadre de celle-ci et le mur derrière, vrai, lui. De plus le tableau,
aussi réussit soit-il, ne peut se situer que dans deux dimensions et par là-même on connaît
qu’il n’est qu’une représentation. Ainsi, l’Annoncier montre que le décor est tellement juste
qu’on y croit, tout en sachant que ce n’est qu’une représentation. Il insiste sur ces deux
aspects à la fois, et montre dans le même temps qu’on peut les percevoir ensemble, en
faire l’expérience simultanément. On peut être à la fois crédule et objectif. C’est le principe
65
même de la distanciation de Brecht
, et c’est aussi une nouvelle façon d’exprimer la
transgression des frontières au théâtre. Ce n’est pas que ces frontières soient perméables
par nature ou dans le théâtre en général, bien au contraire, cette dualité existe toujours.
Mais la particularité du Soulier de Satin est d’encourager les spectateurs à faire l’expérience
de cette dualité et de cette transgression, tandis que cela reste implicite dans le théâtre en
général.
En apostrophant les spectateurs, « comme vous voyez », l’Annoncier les prend à partie,
il s’adresse directement à eux. Cette expression fait par ailleurs penser à une visite au
musée, menée par un guide. Elle suppose une attitude volontaire et active des spectateurs
qui voient la même chose (« extrêmement grand et maigre ») que l’Annoncier : depuis la
scène et depuis la salle, on assiste au même spectacle, ce qui tend à faire oublier une fois
65
44
Cf. II, p 75 sqq.
LEGEAIS Mathilde_2009
II. Transgression des normes et distanciation
encore la frontière ordinairement définie entre ces deux espaces. Chacun est le spectacle
des autres.
« Le voici qui parle comme suit (…) Mais c’est lui qui va parler. » Une nouvelle fois,
l’Annoncier montre combien la frontière entre la réalité et la vérité peut être perméable. La
première partie de la citation nous permet de savoir déjà ce que va dire le Père Jésuite
et renforce l’aspect distancié, le côté lecture de l’œuvre que Claudel provoque chez le
spectateur. On a bien conscience d’assister à une représentation et à un projet théâtral et
non pas d’être témoin d’une scène de la « vraie vie ». Ce procédé permet aussi de projeter le
spectateur au niveau de l’auteur / narrateur omniscient qui connaît par avance les péripéties
à venir. On retrouve là le renvoi au statut de lecteur que retrouve le spectateur dans le
Soulier de Satin. Avec la seconde partie de la citation (« Mais c’est lui… »), Claudel nous
apprête à repasser dans le récit de manière immédiate, sans l’intercession de l’Annoncier.
Il nous ramène au cœur du décor dont on sait qu’il est décor tout en adhérant au principe
du théâtre : accepter le temps de la représentation des repères qui sont réels bien que
différents de la vérité.
Puis l’Annoncier porte de nouveau toute son attention sur le public et lui dispense
des conseils, voire des consignes : « Ecoutez bien, ne toussez pas et essayez de
comprendre un peu. » Ici les spectateurs sont identifiés en tant que tels (on se rappelle
la remarque de Roland Barthes sur la passivité des spectateurs enfoncés dans l’ombre
66
), susceptibles de se laisser porter distraitement par l’histoire à laquelle ils s’apprêtent
à assister. L’Annoncier rappelle des consignes apparemment évidentes et essentielles :
« écoutez (…) essayez de comprendre ». Cependant en les rappelant il souligne la
volonté de Claudel d’impliquer les spectateurs de façon extraordinaire dans son théâtre.
Il leur demande une attention renforcée et les prévient qu’ils vont assister à quelque
chose d’exceptionnel. Paradoxalement, il les avertit également que l’histoire sera tellement
exceptionnelle que les spectateurs ne pourront pas tout comprendre malgré leurs efforts et
que ce qui résistera à leur entendement sera d’autant plus beau.
Pour clore son discours, l’Annoncier qui vient de demander aux spectateurs d’essayer
« de comprendre un peu » les avertit que le plus beau sera ce qui ne pourra être compris :
« C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau, c’est ce qui est
le plus long qui est le plus intéressant et c’est ce que vous ne trouverez pas
amusant qui est le plus drôle. »
L'incompréhension semble ici être une évidence contre laquelle rien ne sert de lutter.
Elle n'est pas un obstacle au plaisir ou à la beauté. En effet, l'incompréhension est une
caractéristique essentielle de la vie qui ne peut pas être analysée comme une suite
d'enchaînements logiques ou de rapports de cause à effets. On peut dire que la vie en ellemême n'a pas d'autre sens que celui que nous lui donnons subjectivement, et que parfois
elle résiste à toute interprétation, donnant lieu à ce qu'on appelle des « ironies du sort ».
C'est le premier élément qu'on peut retirer de ces mots de l'Annoncier : le Soulier de Satin
sera pour les spectateurs d'un grand réalisme. D'autre part on pourra interpréter l'évocation
de cette incompréhension comme l'illustration de ces frontières extrêmement perméables
que Claudel veut appliquer à son théâtre : l'Annoncier prévient les spectateurs qu'ils vont
glisser imperceptiblement de la compréhension à l'incompréhension, sans s'en apercevoir,
66
“C'est vous qui êtes dans l'ombre : ligoté sur votre fauteuil ou au poulailler par votre pauvreté, de toutes manières empoissé
dans la technique, les lumières, le talent, la peinture, les fausses soies et les rébus psychologiques, perdu dans votre nuit, vous
apercevez loin devant vous un monde céleste et prestigieux, dont vous êtes constitutivement exclu, et que vous ne pouvez que lécher
du regard.” R.Barthes,2002,p70
LEGEAIS Mathilde_2009
45
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
et c'est ce glissement qui sera la plus grande réussite du poète. En alternant des phases
de compréhension et des phases énigmatiques, Claudel reproduit sur les spectateurs
l'impression du déroulement de la vie. Parfois il ne faut pas chercher à comprendre et
laisser les choses se faire, ne pas savoir où elles vont nous mener. Claudel prévoit que les
spectateurs auront cette impression en prenant part au Soulier de Satin : il faut que tout ait
l'air vrai, en marche, précipité, improvisé, comme si les comédiens eux-mêmes ne savaient
pas où cela mènera.
On a donc pu voir, tout au long du discours de l'Annoncier qui introduit la pièce, divers
encouragements à franchir la ligne imaginaire qui sépare ordinairement la scène de la salle
et des coulisses, et des incitations à se laisser submerger par le Soulier de Satin, tout en
gardant à l'esprit l'idée que ce n'est pas la réalité. Il faut le vivre comme une aventure et
en même temps connaître qu'on est assis dans un fauteuil, ou debout sur une scène sous
une voûte étoilée faite de guirlandes électriques.Le message est clair, dès le début de la
pièce : nul n'est tenu de s'enfermer dans son statut de spectateur, de comédien ou de
technicien. Il ne faut pas cantonner le théâtre à une parenthèse de la vie quotidienne, ou
à un divertissement, mais bien comprendre, assimiler le fait qu'au théâtre tous les acteurs
sont en représentation, tout le monde joue un rôle et que par conséquent la frontière scène /
salle / coulisses n'a plus de sens. Chacun est acteur et chacun est apte à faire tomber les
barrières conventionnelles du théâtre. L'Annoncier invite l'assemblée a réellement prendre
part à ce qui va arriver.
L'Irrépressible : le lapsus du poète
46
LEGEAIS Mathilde_2009
II. Transgression des normes et distanciation
Le personnage de l'Irrépressible apparaît à la scène 2 de la deuxième Journée du
Soulier de Satin. Il dirige les machinistes qui mettent le nouveau décor en place, comme
s'il était chef machiniste, et est en même temps présenté par Claudel dans la didascalie
comme un « clown de cirque ». Déjà son statut est ambigu aux yeux des spectateurs. Et
puis il utilise les accessoires de la scène précédente (« l'aune du tailleur » et « l'étoffe
rouge ») illustrant ainsi la continuité des deux scènes et la capacité de ce personnage à
se glisser de l'une dans l'autre, de Cadix à la Catalogne, de la coulisse à la scène, sans la
moindre difficulté, sans rencontrer la moindre barrière, se jouant des normes qui clôturent
ces différents espaces. Ainsi, l'idée de frontière entre les lieux et les unités d'action de la
pièce est nettement remise en question. La pièce de Claudel ne se veut pas cloisonnée en
scènes indépendantes les unes des autres et l'Irrépressible incarne la continuité du récit en
même temps que la transgression des normes du théâtre classique.
Cet incongru personnage, gesticulant et à moitié nu, invective les techniciens comme
le ferait sans doute un régisseur en coulisses : « le public s'impatiente ». Cependant il est
sur scène, ce qui fait de lui à la fois un technicien du théâtre et un comédien. Il est à la fois
un rôle inventé par Claudel et lui-même, conscient d'être sur une scène, en représentation,
LEGEAIS Mathilde_2009
47
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
et une vraie personne comme le sont les machinistes à qui on ne demande pas de se mettre
dans la peau d'un personnage. De plus il exprime une forme de relation entre le public et les
comédiens et techniciens, les premiers pouvant à tout moment réclamer la représentation
comme un dû.
L'irrépressible n'a pas laissé le temps à l'auteur de lui mettre un costume : c'est un
comédien qui ne veut pas se plier à la plume du poète.
«...pas la patience de moisir dans cette loge où l'auteur me tient calfeutré »
Autrement dit, il veut faire croire qu'il n'était pas prévu au programme. Son discours tend
à montrer que les personnages du Soulier sont tellement réalistes qu'ils ont une volonté
propre, différenciée de celle de l'auteur et que ce dernier ne contrôle pas tout à fait. Ici encore
il faut reconnaître un jeu de frontières mené par Claudel. Si l'Irrépressible présente tous les
signes du personnage incontrôlable, envahissant et inattendu, prenant tout à coup toute la
place (comme la poussière du tapis battu de la musique décrite dans la didascalie), on sait
bien que c'est l'auteur qui a prévu et cerné de sa plume les moindre extravagances et élans
commis par ce curieux bonhomme. La particularité de l'Irrépressible réside essentiellement
dans cette contradiction. Il est programmé pour tant d'exubérance et de réalisme. Il se veut
le symbole de l'improvisation, de l'imprévisibilité et du débordement mais le fait est que son
discours est avant tout écrit et donc forcément récité. L'Irrépressible est en réalité à la merci
de la moindre virgule.
L'Irrépressible évoque tous les personnages imaginés par Claudel et auxquels il n'a pas
encore donné vie. L'Irrépressible incarné est un passe muraille qui appartient aussi bien au
monde physique des hommes qu'au monde impalpable des idées. Il est à la fois comédien
et technicien, metteur en scène et esprit de l'auteur. On peut l'analyser comme une sorte
de lapsus de l'esprit, c'est à dire quelque chose qu'on exprime sans le prévoir ni / ou le
vouloir, qui sort malgré soi du refoulement de l'esprit. Ce contre quoi on ne peut pas lutter,
ce qu'on ne peut pas réprimer : il est l'inconscient de l'auteur, qui passe dans le réel grâce
au langage. Une fois de plus, une frontière est franchie, une frontière imperceptible comme
le sont celles du théâtre. L'Irrépressible met en évidence la possibilité de passer d'un côté
à l'autre ainsi que le caractère irréel des frontières qu'on croit les plus infranchissables.
Sur la scène, il évoque les coulisses, la loge, l'habilleuse, les costumes, les figurants...
et rappelle donc aux spectateurs qu'ils assistent à une représentation. Une fois de plus
67
Claudel brandit l'étendard de la distanciation brechtienne comme le meilleur moyen pour
tous de prendre part à la pièce et de s'y impliquer entièrement. Ce passage de la pièce
rappelle le ton de l'Annoncier qui, plus tôt, mettait en garde tous les acteurs du théâtre contre
ce qui allait se dérouler sur la scène. Une fois de plus, à travers l'Irrépressible, Claudel nous
enjoint de ne pas nous y tromper. Et pourtant, une fois établie à nouveau cette distance,
l'Irrépressible sollicite l'investissement total des spectateurs dans la pièce, en leur suggérant
le décor par sa seule parole. Déjà il faut que les spectateurs se représentent la forêt par
la fenêtre, le clair de Lune, les murs épais du château. Le fait que ce décor ne soit pas
matériellement mis en place sur la scène mais imaginé par chacun replonge les spectateurs
au cœur de ce monde inventé dont l'Irrépressible soulignait l'instant d'avant qu'il fallait s'en
détacher. Le passage d'un côté à l'autre de cette « frontière » devient de plus en plus familier
et facile au fur et à mesure de la pièce. C'est comme si Claudel voulait faire l'éducation du
spectateur.
67
48
Cf. II, p 75 sqq.
LEGEAIS Mathilde_2009
II. Transgression des normes et distanciation
Si la seule parole de l'Annoncier permet de planter le décor, son discours permet aussi
de voir ce qui n'est pas représenté sur la scène (par exemple Don Rodrigue, souffrant de
sa blessure et qui se trouve dans une autre pièce).
« … je crois bien qu'il va crever... » Cette fois, l'Irrépressible se met à la place
du spectateur ou du lecteur, dans l'expectative, qui imagine le cours que pourrait suivre
la suite de l'histoire : il passe de l'esprit du poète qui sait tout, à celui du lecteur qui
découvre l'aventure page après page, soumis au suspense du récit. Comme l'Annoncier,
ce personnage peut aussi bien appartenir aux différents espaces du théâtre, et en plus être
aussi inconsistant qu'une pensée peut l'être, c'est à dire ne pas se définir dans l'espace :
l'Irrépressible ne connaît pas de frontières.
« Je me trompe, il guérira ou la pièce serait finie. » Le terme « pièce » se réfère bien
au théâtre et à la conscience que chacun a d'assister à une représentation, alors que « il va
crever » et « il guérira » font référence au personnage de Rodrigue, qui se trouve comme
dans une autre dimension. L'Irrépressible met les deux expressions sur le même plan, dans
la même phrase, illustrant une nouvelle fois la transgression des frontières que Claudel
encourage.
« Je vous présente la maman de Don Rodrigue. (…) Restez où vous êtes !
Attendez que j'aille vous chercher. Sacrebleu ! Qui vous a dit de venir ? Sortez !
Sortez ! »
Toujours pour brouiller les pistes, l'Irrépressible présente un personnage et s'emporte contre
la comédienne qui l'incarne : cette fois ci les deux sont mélangés et indiscernables l'un
de l'autre, il n'y a plus de frontière. De plus, il feint d'inventer le nom de Doña Honoria
sur le vif : « Honoria vous va-t-il ? » en s'adressant aux spectateurs ou peut-être à la
comédienne, comme s'il était l'auteur en train d'écrire et de se demander si ce nom sera
assez crédible pour ceux qui le liront. On a l'impression, pour un instant, d'avoir voyagé
dans le passé, et de se retrouver au moment de l'écriture de l'œuvre, observant le poète
qui travaille. Mais le nom de Doña Honoria est présent dans les didascalies précédant cette
réplique de l'Irrépressible, ce qui entretien l'ambiguïté installée par son arrivée. En effet
cette feinte donne une impression d'immédiateté de la création de l'histoire alors que le
personnage de Doña Honoria est écrit depuis des années et que le lecteur le connaît depuis
la présentation des personnages, au début de la Journée. Le personnage de l'Irrépressible
et son jeu empêchent le spectateur de s'installer durablement dans une disposition d'esprit
plutôt que dans une autre. Il remet sans cesse en question tous les statuts, les frontières
et les préalables qu'on s'attend à trouver au théâtre : pas de repos pour les esprits au
théâtre ; quiconque a voulu y entrer doit s'y investir pleinement et ne pas se cantonner à
ce qu'il s'attendait à y trouver. Il faut se laisser submerger par le raz-de-marée irrépressible
du théâtre, provoqué par la mutation et / ou l'effacement des espaces tels qu'ils sont
conventionnellement / traditionnellement définis au théâtre.
« Enfin ! quoi ! Vous la verrez bien vous-mêmes, tout à l'heure. (Il jette la craie au
milieu du public.) »
S'adressant au public et jetant la craie dans le public, l'Irrépressible instaure un lien physique
et d'égal à égal entre la scène et la salle. La craie qui a servi de craie sur scène, et à présent
dans la salle, et elle est toujours une craie. Elle est à la fois un accessoire et en même
temps rien de plus que cet objet trivial, qui peut servir à n'importe qui au même usage qu'en
a fait l'Irrépressible, sur la scène. La craie, dont la fonction est de tracer des traits, efface
la ligne qui sépare ces deux espaces. De plus, en abandonnant son dessin et en confiant
la représentation visuelle d'Honoria à l'appréciation des spectateurs, l'Irrépressible insiste
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Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
encore sur la relation entre la scène et la salle, l'échange réel qui a lieu entre ces deux
espaces et qui ne nécessite pas sa médiation.
L'Irrépressible reprend alors le rôle du metteur en scène et du scénographe en
dispensant diverses indications scéniques. Puis il fait venir Doña Prouhèze sur le plateau,
en commentant son nom :
« ... je vous demande la permission de vous amener Doña Prouhèze. Quel nom !
Comme ça lui donne un petit air vraisemblable ! »
Tout d'abord il parle de Prouhèze comme d'un objet qu'on amène, qu'on déplace et qu'on
range à sa guise, comme de quelque chose d'inerte. Cela traduit à la fois l'attitude de
Prouhèze abattue de savoir Rodrigue souffrant, et le fait qu'elle n'est qu'un personnage que
l'auteur anime selon son envie, comme une marionnette. « Quel nom ! » souligne la rareté
de « Prouhèze », voire son unicité. C'est un nom qui a été inventé pour ce personnage et
dans lequel on peut déjà deviner le relief du caractère et le tempérament de l'héroïne dont
le parcours ne sera à partir de cette deuxième journée, qu'un enchaînement de prouesses,
démontrant sa force de caractère et sa droiture, une suite de sacrifices. «... un petit air
vraisemblable ! » rappelle une fois de plus la distance qu'il faut tenir entre les personnages
qui évoluent sur la scène et les personnes qui incarnent les rôles. Donner un nom à une
personne c'est lui reconnaître une identité propre, la reconnaître comme sujet, cela la fait
exister.
L'Irrépressible fait ensuite allusion à la perception du temps au théâtre :
« ...car vous savez qu'au théâtre nous manipulons le temps comme un
accordéon, à notre plaisir, les heures durent et les jours sont escamotés. Rien de
plus facile que de faire marcher le temps à la fois dans toutes les directions. »
Les transgressions ne sont pas seulement spatiales dans le Soulier de Satin. D'une minute à
l'autre peuvent s'écouler dix heures ou dix ans de l'histoire à laquelle on assiste. Les ellipses
sont nombreuses, et parfois comme nous l'avons vu, on revient même dans le passé pour
suivre un récit qui se déroule dans le même temps que celui qui a été représenté dans le
tableau précédent à un autre endroit du globe.
Quand il amène Prouhèze sur scène, l'Irrépressible s'adresse à elle, et donc se place
sur le même plan qu'elle, mais il fait référence à la foule des spectateurs tout en précisant
que Prouhèze, elle en revanche, ne peut pas la percevoir :
« ...que cette foule à votre insu qui nous entoure vous entende ! Parlez et dites
nous ce qui charge votre cœur coupable ! »
L'Irrépressible illustre encore la perméabilité des frontières du théâtre en disant « qui
nous entoure » puisque lui seul perçoit la foule. C'est que lui se définit autant comme un
personnage que comme une personne qui joue un personnage, tandis qu'il ne s'adresse pas
à la comédienne qui joue Prouhèze, mais à Prouhèze seule, qui si elle n'est que Prouhèze
ne peut pas percevoir le public. Prouhèze ne semble pas à ce moment là faire l'expérience
de la distanciation : il n'y a sur scène que Prouhèze, alors qu'il y a à la fois l'Irrépressible et
68
Michel Fau (par exemple). En revanche, si le public voit la comédienne et Prouhèze, il ne
voit pas ce que voit Prouhèze : « ces carreaux rougeoyants que vous surveillez à travers la
cour ». Ce passage met en évidence la coexistence des deux mondes que permet le théâtre.
L’Irrépressible est le lien qui permet en l’occurrence de passer de l’un à l’autre : avec lui la
transgression est non seulement possible mais effective. La suite du rôle de l’Irrépressible
correspond aussi à cette analyse : il prend pour un instant la position de l’auteur omniscient
68
50
Comédien qui incarne l'Irrépressible dans la mise en scène d'O. Py, en 2003 et 2009.
LEGEAIS Mathilde_2009
II. Transgression des normes et distanciation
qui peut relater ce qui se passe au-delà de l’espace dans lequel se déroule l’action à laquelle
on assiste. De la même façon il prédit l’avenir :
« et tout à l’heure il débouchera dans cette clairière chenue d’arbres morts
revêtus d’une mousse immémoriale. Tout y est étrangement blanc sur le fond
noir des sapins jusqu’à ce papillon qui s’est ouvert un moment dans un rayon de
jour livide ; il n’y a personne. »
Dans le rôle du narrateur, l’Irrépressible passe du futur de l’indicatif au présent de l’indicatif,
ce qui reflète ce qu’il exprimait plus tôt : en tant que créateur de théâtre, il manipule le temps
à plaisir. Puis, en allant chercher Honoria, il se remet dans la peau du metteur en scène en
donnant des indications susceptibles d’orienter le jeu de ses comédiennes : « … sente son
amour souffrant repris et enveloppé par votre amour maternel Et votre cœur de mère qui
s’explique avec son cœur d’amante. ».
« Tout est en ordre, venez. » L’Irrépressible termine son laïus en contredisant la
didascalie initiale de Claudel qui prêche le désordre et l’inachevé. On peut interpréter cette
dernière réplique comme une illustration des normes illusoires du théâtre : ce qui à l’instant
T est une chose peut représenter son contraire l’instant d’après et n’en sera pas moins vrai
pour autant. Tout, au théâtre, est en instance permanente de mutation, c’est pourquoi on ne
doit pas se fier aux normes qui y sont fixées et même s’évertuer à les transgresser.
La Lune et l'Ombre Double
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Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
L’Ombre Double et la Lune, qui apparaissent respectivement aux scènes 13 et 14 de
la deuxième journée du Soulier de Satin ont en commun la spécificité de n’être pas des
personnages humains. Ces personnages ne sont pas sexués, n’ont pas de forme humaine,
sont désincarnés. Ils expriment donc l’absence de frontières, de contours par excellence.
L'Ombre Double est en elle-même une illustration de la transgression des normes en
ce qu'elle est à la fois un homme et une femme, et aucun d'eux. Elle est une entité à part
entière, créée en un instant et éternelle malgré la séparation des corps qui l'ont projetée,
« car ce qui a existé une fois fait partie pour toujours des archives indestructibles. » L'Ombre
Double n'a pas une existence purement spatiale ni un contour immuable. Elle peut s'étirer,
foncer ou s'éclaircir jusqu'à disparaître, elle peut se mélanger à d'autres ombres sans qu'on
puisse distinguer leurs contours respectifs.
La Lune est l'autre personnage surnaturel du Soulier de Satin et elle exprime la
coexistence des contradictions et la continuité des sensations, qui ne connaissent pas
de frontières, de finitude, alors que l'Ombre Double se caractérise par l'indistinction des
éléments qui la composent. Cette dernière est par son absence de netteté et ses contours
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LEGEAIS Mathilde_2009
II. Transgression des normes et distanciation
aléatoires l'illustration de la confusion des vérités qui, tellement entremêlées n'existent plus
indépendamment les unes des autres mais en forment une nouvelle qui se suffit à ellemême. Par exemple, l’Ombre Double est « Rodrigue et Prouhèze ». C'est-à-dire non pas
« Rodrigue + Prouhèze » mais plutôt « Rodrigue-et-Prouhèze », soit une entité qui n'est
ni Rodrigue, ni Prouhèze, ni juste la somme des deux, mais la rencontre des deux (avec
l'idée de la valeur ajoutée qu'implique la rencontre et qui fait l'essence et l'unicité de l'Ombre
Double). La Lune, elle, met en relief l'existence simultanée de plusieurs phénomènes qu'on
peut distinguer les uns des autres et qui sont vrais en même temps :
« libre et captive, réelle et sans poids ».
Ces affirmations sont contradictoires et pourtant vraies en même temps, comme le sont les
deux faces de la Lune. On ne voit jamais les deux en même temps, et même, on n'en voit
toujours qu'une, mais la face cachée est pourtant tout aussi réelle et présente que la face
qu'on observe depuis la Terre. Tel est le théâtre : ce qu'on voit sur la scène est à la fois
vrai et irréel, tout comme les statuts des personnes qui évoluent dans l'enceinte du théâtre.
Le personnage de la Lune rappelle que le théâtre permet de faire coexister deux mondes,
bien distincts, tous les deux palpables et valables, mais avec des systèmes de repères qui
peuvent être absolument contradictoires (par exemple la perception du temps). De même, il
est vrai que Rodrigue et Prouhèze se cherchent et se rejettent d'un bout du monde à l'autre,
mais il est également vrai que cet homme et cette femme qu'on voit sur la scène ne sont
pas Rodrigue et Prouhèze.
Cette « multi-morphologie » est encore suggérée par la réplique : « C'est moi Minuit,
le Lac de Lait, les Eaux ». La Lune est une heure, un instant, minuit : l'heure absolue, son
apogée, son zénith. A cette heure elle éclaire tout de sa lumière blanche, lactée, et le lac,
bleu le jour quand il reflète le ciel, devient blanc quand la Lune s'y mire, à minuit. De fait, la
Lune est dans le Lac, elle est le Lac puisque qu'il lui renvoie son image comme un miroir.
Elle est donc les Eaux en même temps, ce qui signifie aussi qu'elle est la mère et plus
généralement la vie. La Lune est une heure, une lumière, une matière, et la vie, et tout cela
en même temps sans qu'aucune de ces existences soit infirmée par sa simultanéité avec
les autres.
L'Ange Gardien
Par deux fois au cours de la pièce, Doña Prouhèze se trouve au seuil de « l’autre monde »,
elle est sur le point de perdre connaissance d’une manière ou d’une autre (sommeil ou
délire) et soustrait ses sens à la perception du monde des vivants. A ces deux occasions,
qui représentent le passage d’un monde à l’autre, apparaît un personnage qui complète le
tableau des figures transgressives du Soulier de Satin. Ce personnage, qui ne peut être
assimilé par ses caractéristiques ni à l’Annoncier, ni à l’Irrépressible, ni encore à l’Ombre
Double ou à la Lune, est l’Ange Gardien. Il apparaît une première fois à la scène 12 de la
première Journée, alors que Prouhèze franchit le ravin profond qui entoure l’auberge de X. A
ce moment, Doña Prouhèze passe du lieu où elle doit être au lieu où elle n’est pas autorisée
à aller, elle s’évade au péril de sa vie et chancelle sous l’effort considérable qu’elle doit
déployer pour escalader la pente. Elle est sur le point de perdre connaissance, de passer
dans le monde de l’impalpable et du rêve, de l’inconscient. Pendant cette scène où l’on
voit Prouhèze lutter pour ne pas s’évanouir, l’Ange Gardien est là près d’elle mais elle ne
le perçoit pas, sauf un instant, comme une intuition. Plus tard, endormie, à la scène 8 de
la troisième Journée, et donc inconsciente, Prouhèze est déjà en quelque sorte de l’autre
côté du miroir : son esprit est à ce moment capable d’entrer en communication avec « l’audelà », l’impalpable, puisque pendant le sommeil c’est l’inconscient qui s’exprime. Pendant
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Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
cette longue scène qui annonce la mort de Prouhèze et son passage absolu dans l’autre
monde, elle voit, entend et ressent la présence de l’Ange Gardien qui est à la fois extérieur
à elle et une partie d’elle-même.
« Regardez-la… » C’est avec ces mots de l’Ange Gardien que commence la scène 12
de la première Journée. Personnage symbolisant l’au-delà, l’Ange Gardien se tient prêt à
accueillir Prouhèze à bout de forces dans l’autre monde. Il est sur le seuil qui sépare les
deux mondes et par conséquent peut communiquer des deux côtés. Il s’adresse donc
au public et le prend à témoin, considérant Prouhèze essoufflée et écorchée qui s’enfuit
de l’auberge. En revanche, Prouhèze, elle, ne voit ni n’entend pas l’Ange Gardien : elle
est encore du côté des vivants / conscients. Les spectateurs, eux, partagent avec l’Ange
Gardien cette faculté de voir les deux mondes à la fois. En donnant aux spectateurs une
aptitude que la plupart des personnages n’ont pas, Claudel force encore
54
LEGEAIS Mathilde_2009
II. Transgression des normes et distanciation
une fois les frontières immatérielles qui clôturent les différents espaces du théâtre
conventionnel. L’Ange Gardien, posté sur la frontière peut non seulement avoir
connaissance de ce qui se déroule de chaque côté, mais aussi se donner à voir des deux
côtés. Il s’instaure entre lui et Prouhèze un faux dialogue puisque seul l’Ange Gardien
s’exprime en réaction à ce que dit Prouhèze et que celle-ci ne parle que pour elle-même.
« Je suis seule ! » répond pourtant à « Si seulement il n’y avait personne pour nous voir ! ».
C’est comme si Prouhèze avait intériorisé cette deuxième voix, qui serait en fait une partie
d’elle-même. Sur scène on voit deux personnes, mais l’auteur laisse penser que l’Ange
Gardien peut être à la fois Prouhèze et une autre entité, bien distincte. Claudel brouille
les limites de l’être avec le personnage de l’Ange Gardien. Le désespoir de Prouhèze la
pousse aux confins du monde des vivants et quand elle s’exclame « Rodrigue va mourir ! »
et que l’Ange lui répond « Il vit », elle réplique « Il vit ! Quelqu’un me dit qu’il vit encore ! ».
Confusément, et alors qu’elle avait constaté plus tôt qu’elle était seule, Prouhèze perçoit la
présence de l’Ange Gardien, un court instant, et cette fois elle ne le perçoit pas comme une
voix intérieure, mais bien comme quelqu’un, une entité qui n’est pas elle et donc qui dispose
d’une volonté indépendante. A cet instant, tant sa détresse est grande et ses forces réduites,
Prouhèze frôle le seuil de « l’autre monde », que garde l’Ange. Puis, comme réanimée
par l’assurance de la santé de Rodrigue, elle s’éloigne à nouveau de l’Ange Gardien et le
dialogue intérieur reprend.
L’Ange Gardien réapparaît à la scène 8 de la troisième Journée, lorsque Prouhèze,
« dormant », est pour la seconde fois dans une dimension parallèle, incapable de percevoir
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55
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
le « monde éveillé ». Dans son sommeil fiévreux, voire délirant, elle perçoit l’Ange Gardien
par tous ses sens. On le voit distinctement comme étant une personne à part entière,
différente de Prouhèze. Cependant, c'est sur leur communauté qu'insiste l'Ange Gardien,
dès le début de leur conversation : « il y avait une continuité entre nous. Tu me touchais. »
Partout où était Prouhèze depuis le début de la pièce, l'Ange était avec elle, imperceptible
mais présent. Dès lors le spectateur prend conscience qu'il existe une dimension parallèle
au monde que l'auteur déroule sous ses yeux, et qu'il perçoit cette dimension dans la mesure
où l'auteur le veut bien. L'Ange Gardien joue sur la fragilité et l'inconsistance des frontières
en faisant douter Prouhèze qui ne sait plus si elle est encore vivante ou déjà morte :
« Et qui sait si tu n'es pas morte déjà ? D'où te viendraient autrement cette
indifférence au lieu, cette impuissance au poids ? Si près de la frontière, qui
sait de quel côté il est en mon pouvoir de te faire à mon gré par jeu passer et
repasser ? »
L'Ange Gardien souligne le fait que rien ne permet d'affirmer définitivement qu'on se trouve
d'un côté ou de l'autre d'une frontière puisqu'on les traverse sans même s'en rendre compte.
C'est ce que l'auteur veut montrer au théâtre. Rien ne permet d'affirmer définitivement
qu'on est un spectateur, ou un comédien, et seulement un spectateur ou un comédien.
Aller au théâtre, c'est d'emblée se placer d'un côté de frontières qu'on croit réelles et
infranchissables, mais Claudel nous montre que plus on est sûr de son statut, de sa place,
moins cette certitude est valable. Au théâtre, on est sans cesse sollicités par l'intrigue, par
les personnages, par les comédiens, par le décor, par le bruit dans la salle, et on ne cesse
en réalité de passer ces frontières sans jamais se fixer d'un côté.
« Ensemble et séparés. Loin de toi et avec toi. » : il est évident que l'Ange Gardien
évoque la mort et son cortège de croyances, mais on peut aussi lire cette réplique comme
une métaphore du théâtre, dictée par l'auteur : Prouhèze et tous les autres personnages
sont à la fois loin de tous les acteurs du théâtre dans la mesure où ils sont avant tout une
suite de caractères dessinés à l'encre sur du papier et n'ont pas d'existence réelle, et avec
les spectateurs, sous leurs yeux, à quelques mètres de toutes les personnes présentes
dans le théâtre. Au fil de sa conversation avec l'Ange Gardien, Prouhèze fait elle-même
l'expérience d'une forme de distanciation et souligne en même temps l'incertitude dans
laquelle on devrait toujours être : les choses ne sont peut-être jamais ce qu'elles semblent
être.
« Moi-même, cette dépouille que je vois là-bas abandonnée sur le sable, c'est ça ?
(…) Le corps, suis-je dehors ou dedans ce corps ? Je le vis et en même temps je
le vois. »
Prouhèze découvre qu'elle peut être deux choses à la fois sans qu'aucune ne soit pour
autant moins vraie ni moins réelle. C'est une fois de plus ce que le spectateur doit
comprendre en assistant au Soulier de Satin. Il n'y a pas de frontière au théâtre qui soit
assez perméable pour retenir les personnes dans une case bien définie et hermétique. Au
contraire, pour vivre le théâtre il faut connaître ces frontières et les mettre à l'épreuve. On
peut les franchir, parfois même sans s'en rendre bien compte, et on peut aussi les enjamber
et garder « un pied de chaque côté » : c'est la distanciation de Brecht qu'illustre Claudel,
avec quelques années d'avance. Il y a au théâtre une continuité irréductible entre tous les
espaces qu'on se construit mentalement : « Ce qui te rend si belle ne peut mourir. Ce qui
fait qu'il t'aime ne peut mourir. » Quel que soit la position qu'on occupe au théâtre, passer
l'une de ces frontières ne remet pas en cause l'identité profonde de chacun. C'est d'ailleurs
le seul bagage qu'on puisse transporter avec soi d'un côté à l'autre de ces frontières. Ce qui
est essentiel persiste et le reste est laissé en arrière. Jouer le jeu, au théâtre, c'est aussi se
56
LEGEAIS Mathilde_2009
II. Transgression des normes et distanciation
« dépouiller » pour ne garder de soi que l'essentiel, ce avec quoi on va percevoir l'intrigue,
les personnages, le décor, les émotions. Plus ce dépouillement est réussi, plus les acteurs
du théâtre font l'expérience intime du monde créé par l'auteur.
Expériences et témoignages
Au-delà de ce qui est écrit et qui ne peut donc pas ne pas être représenté
sur scène, le Soulier de Satin recèle, dans l'expérience qui en est faite par
les différents acteurs du théâtre, d'autres illustrations de l'élan qu'a voulu y
inscrire Claudel et qui doit pousser le lecteur, le spectateur, le comédien... etc,
à s'affranchir des limites que se pose le théâtre classique. Les transgressions
suggérées par l'auteur ne se cantonnent pas aux didascalies et aux répliques
des personnages. Des témoignages prouvent que le Soulier de Satin provoque
de réelles « transfigurations », de chaque côté des frontières qu'on croit devoir
trouver au théâtre. La durée de l'œuvre et toutes ses spécificités sont autant de
mécanismes qui permettent ces expériences extra-ordinaires.
Ludmila Mikaël, Prouhèze de A. Vitez en 1987
Ludmila Mikaël se rappelle le matin de la première, quand le rideau est tombé sur les îles
Baléares, à la fin de la quatrième Journée. :
« Ce matin-là, qui fut un peu celui de notre résurrection, je ne savais plus où
69
j'étais. Qui était l'acteur ? Qui le spectateur ? Nous ne faisions plus qu'un. »
Ce premier extrait des confidences de la comédienne Ludmila Mikaël exprime tout à
fait la transgression des normes provoquée par Claudel au travers du Soulier de Satin.
Plus de dix heures de représentation modifient totalement la perception de l'autre au
théâtre. Contrairement à une représentation ordinaire qui durerait jusqu'à trois heures, les
comédiens ne sont pas les seuls à accomplir une performance : tous les acteurs du théâtre
s'investissent dans le Soulier. Quand le rideau tombe, tous se sont depuis des heures
immergés dans un monde inventé par l'auteur et en ont assimilé les repères. Il faut alors un
certain temps de réadaptation au monde réel, hors du théâtre. De plus, sur une telle durée,
l'échange est beaucoup plus intense entre la scène et la salle : des deux côtés la fatigue est
palpable, alors qu'au cours d'une pièce d'une durée conventionnelle, seuls les comédiens
peuvent sembler peiner. Avec Claudel, tous les acteurs du théâtre partagent une journée,
emportés par un élan commun qui fait dire à Ludmila Mikaël qu'à la fin la différence entre
la scène et la salle n'avait plus de sens. Cependant, si cette réflexion décrit une sensation
éprouvée après la représentation, on pourra objecter qu'elle n'est donc pas directement un
effet de la pièce. Mais Ludmila Mikaël parle également de son vécu de la pièce alors qu'elle
était en train d'être représentée, et ce témoignage renforce encore l'idée selon laquelle
Claudel parvient à dépasser les normes du théâtre classique :
« J'avais une passion pour la quatrième journée. Au petit matin, je montais
secrètement tout en haut des gradins pour voir ma fille Sept-Epées parler à
Rodrigue de cette femme que j'avais été et qui était morte dans l'explosion de la
citadelle. J'étais heureuse et fière de voir ma fille, heureuse de cette filiation entre
Valérie Dréville et moi. »
69
L. Mikaël, citée par E. Recoing, 1991, p62
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Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
Très clairement on comprend à travers ce témoignage la complexité des mécanismes mis en
œuvre dans le Soulier de Satin : malgré que Prouhèze n'apparaisse pas dans la quatrième
journée, c'est tout de même bien Prouhèze qui se rend dans les gradins puisque c'est « [sa]
fille Sept-Epées» qu'observe Ludmila Mikaël. On voit bien que les frontières habituelles du
théâtre sont brouillées, puisque Ludmila Mikaël se sent encore Prouhèze, mais elle distingue
les gradins du monde dont vient Prouhèze. Il y a à la fois la continuité entre la scène et
Prouhèze, et la superposition du statut de la comédienne, du personnage de Prouhèze et
de la spectatrice. Enfin les liens de filiation qui existent entre Prouhèze et Sept-Epées sont
entremêlés par Ludmila Mikaël qui dans son discours ne semble pas dissocier ces liens,
réels, et ceux qu'elle et sa partenaire comédienne doivent représenter. On a l'impression que
Sept-Epées est la fille de Ludmila Mikaël qui à ce moment ne semble pas se distinguer de
Prouhèze. Cette courte remarque de la comédienne illustre à quel point le recul par rapport
à l'intrigue est difficile à prendre, en grande partie à cause de la durée pendant laquelle
les comédiens doivent se glisser dans la peau des personnages de Claudel. Pourtant la
distanciation est bien effective puisqu'elle dit « cette femme que j'avais été et qui était
morte » : à ce moment on sent que la comédienne s'est dépouillée de son habit de Prouhèze
et considère ce personnage et son histoire avec du recul. La confusion et la distanciation
sont vraies en même temps. Cette réflexion montre également que le passage de l'acteur au
spectateur peut être instantané. Les deux situations peuvent même se superposer au point
que les frontières qu'on se fixe habituellement au théâtre n'aient plus de sens. La réflexion de
Ludmila Mikaël tend à appuyer le fait que nous sommes perpétuellement en représentation,
même en dehors du théâtre, et même en tant que spectateur, au théâtre. On veut donner
une certaine image de soi, parfois différente en fonction de la personne qui nous regarde,
et dans tous les cas, quand on n'est pas seul, on adopte des attitudes construites pour
renvoyer à l'autre cette image particulière. On ne se départ jamais totalement de ces artifices
et l'on est en même temps soi, et l'autre pour l'autre, c'est à dire en même temps acteur
et spectateur. Il semble que c'est la confusion de ce double rôle d'acteur et de spectateur
que parle Ludmila Mikaël ici.
Eloi Recoing, assistant d'Antoine Vitez en 1987
Eloi Recoing, dans le journal de bord du Soulier de Satin, commente la mise en scène
d'Antoine Vitez et décrit l'esprit dans lequel la pièce a été montée :
« D'une manière générale la circulation des objets doit être prise en charge par
l'ensemble des acteurs. Chacun est l'ouvrier d'un rêve. Qu'il soit en scène ou
non, il est en jeu, solidaire de la totalité du déroulement théâtral en tous points de
l'espace et du temps. Cette conception est, pourrait-on dire, une approche laïque
de la communion des saints. L'acmé de la représentation est à ce prix. »
L'assistant de Claudel qui décrit ici le déroulement de la représentation évoque la non
différenciation que font les acteurs entre la scène et les coulisses, et que l'on peut élargir
à l'ensemble des personnes présentes dans le théâtre pour la représentation. C'est cette
adhésion de tous, sans faille, qui donne sa puissance au théâtre en général. Quant au
Soulier de Satin, il ajoute à la profondeur de ce sentiment grâce à sa durée exceptionnelle
et aux trucages inventés par Claudel et que nous avons vus, et qui agrippent même les
plus récalcitrants des spectateurs, les poussant à réagir et à interagir avec le reste des
acteurs du théâtre. La frontière qui clôt l'espace inventé par Claudel, et qui représente déjà
le monde, se situe au delà de la scène et du seuil des coulisses. Quand Eloi Recoing parle
de « communion des saints », il évoque un espace non fractionné, non cloisonné, et qui
permet ainsi à chacun de se sentir chez soi en même temps que toutes les autres personnes
58
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II. Transgression des normes et distanciation
présentes se sentent aussi chez elles. Le Soulier de Satin donne à tous l'opportunité de
s'approprier le théâtre tout entier, et pas seulement un fauteuil dans la salle, ou seulement
la scène. Cette solidarité qui naît entre tous les acteurs du théâtre permet de vivre vraiment
l'histoire du Soulier de Satin en oubliant de quel côté du bord de la scène on se trouve.
Dans ce sens, on se rapproche beaucoup de la conception classique (voire antique) des
représentations théâtrales au cours desquelles le public était parfois littéralement ému au
larmes tant son implication dans la pièce était forte.
70
Alain Badiou et Michel Cournot, spectateurs, 1987
Enfin c'est le point de vue de spectateurs qu'on peut utiliser pour rendre compte des
transgressions mises en œuvre par Claudel et dont l'ensemble des acteurs du théâtre fait
l'expérience en assistant au Soulier de Satin.
« La foule rassemblée voyait sur scène sa propre étendue latente, et comprenait
que pour la mener au jour il faille les plus extrêmes conditions de travail, de
pensée, et de convergence des esprits. (…) Et il est vrai qu'alors c'est pour nous
que se disait, aux lisières du soleil levant : « Délivrance aux âmes captives. » Car
un tel prodige de l'art nous avait, pensées et corps unanimes, délivrés de toute
71
pesanteur. » « Les spectateurs, sur les marches, étaient arrachés au-delà d'eux
72
mêmes, par une chose qui n'a qu'un nom, un nom tout petit : grandeur. »
Le pari du poète est visiblement réussi dans la mesure où les spectateurs prennent
part entièrement à la pièce et s'y impliquent profondément, ce qui provoque l'impression
d'apesanteur qu'évoque A. Badiou. Aspirés par l'histoire de Rodrigue et Prouhèze, les
spectateurs s'extraient métaphoriquement de leur enveloppe corporelle qui est en grande
partie ce qui renvoie aux autres l'image qu'ils veulent donner d'eux. Ils oublient cette
dimension physique et « communient » par l'esprit libéré des frontières ordinaires. La
durée de la pièce, les didascalies et les personnages singuliers et extraordinaires inventés
par Claudel poussent tous les acteurs du théâtre à sortir de leur bulle individuelle et à
explorer l'espace créé par cette communion, c'est à dire le théâtre tout entier, sans ligne de
démarcation qui sépare la scène, la salle et les coulisses. La force de Claudel réside non
seulement dans la puissance de son texte, dans la pureté de son récit ou dans le savant
désordre réaliste créé sur le plateau par ses soins, mais bien dans la délivrance des âmes
captives qui, grâce au Soulier de Satin, découvrent que rien de bien nécessaire ne les retient
dans une case donnée du grand échiquier qu'est le théâtre, ou la société.
La distanciation brechtienne dans le Soulier de Satin
La pièce de Claudel repose sur le principe de la distanciation, énoncée quelques années
plus tard par Brecht, et qui est désormais une grande théorie du théâtre moderne.
La distanciation permet de comprendre comment les transgressions que nous avons
observées précédemment sont conceptualisables et réalisables. Pour que tous les acteurs
70
Cf. III, p 86 sqq.
71
A. Badiou, cité par E. Recoing, 1991, p 95.
72
M. Cournot, cité par E. Recoing, 1991, p 94.
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Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
du théâtre soient aptes, dans le Soulier de Satin, à s'affranchir des normes habituellement
comprises comme des lois, il faut qu'ils apprennent à pratiquer et ressentir ce que Bertolt
Brecht a appelé la distanciation (Verfremdungsseffekt). On trouve plusieurs traductions de
ce terme, et notamment « l'estrangement », proposé par Antoine Vitez et qui selon lui est
« un détour par l'étranger qui nous permet de « reconnaitre » une réalité, la nôtre, à laquelle
nous étions, par l'effet de l'aliénation, devenus étrangers, aveugles. ». Ernst Bloch, quant à
lui, parle d' « effet V », antidote à l'aliénation. Nous allons à présent voir en quoi consiste la
théorie de la distanciation de Brecht pour ensuite comprendre de quelle façon Paul Claudel
l'a en quelque sorte précédé avec le Soulier de Satin et ce qu'il a ajouté à cette théorie dans
sa pièce pour en accentuer les effets.
Théorie de la distanciation
La distanciation est une théorie élaborée par Bertolt Brecht et qui vise à introduire une
distance, un recul critique par rapport à l'illusion théâtrale. On perçoit les prémices de cette
73
théorie chez Viktor Chklovski qui préconisait que l'art doit être un moyen pour le public
de remettre en cause sa vision du monde et les présupposés qui la fondent. Chklovski
imagine une série de mécanismes destinés à dévoiler les artifices de la fiction pour détruire
systématiquement l'illusion qui en résulte.
Le divertissement, essence du théâtre
C'est Bertolt Brecht qui développe la théorie de la distanciation au travers notamment de son
Petit Organon pour le théâtre. Dans cet ouvrage, paru en 1948, Brecht décortique le théâtre
et démontre à quel point sa fonction est essentielle dans la marche de la société. Le théâtre
aurait d'après Brecht comme fonction première et essentielle le divertissement. Or l'auteur
souligne que le théâtre a diverti à chaque époque de l'histoire d'une manière différente,
liée à la société à laquelle il s'adressait, c'est à dire « non seulement des reproductions
d'une autre vie en commun, mais aussi des reproductions d'une autre sorte. » Et surtout
« le plaisir pris à des reproductions de nature aussi différente n'a presque jamais été lié
au degré de ressemblance entre la reproduction et ce qui était reproduit. » Bertolt Brecht
déplore que le théâtre contemporain tire sa jouissance d'une procédure totalement nouvelle :
l'identification, à laquelle par ailleurs les œuvres auxquelles on l'applique ne se prêtent pas
puisqu'elles n'ont pas été conçues dans cet esprit. Aujourd'hui les acteurs du théâtre ne
savent plus retirer du plaisir de ce qui mérite d'en provoquer. Et ils cherchent et trouvent
le divertissement ailleurs, dans la beauté du langage par exemple, laissant trop de côté la
« fable », l'idée force de l'œuvre, l'enchainement des évènements rendu croyable. Ce qui,
selon Brecht, manque à notre société, est de savoir l'attitude à adopter au théâtre pour en
retirer le plaisir et le divertissement au sens où l'entendaient les grecs du théâtre antique.
Pour l'auteur, c'est l'attitude critique qui doit redonner tout son sens au théâtre moderne.
Le théâtre miroir de la société et la nécessité d'agir
Brecht montre l'importance de cette posture critique en brossant un tableau fort peu glorieux
des salles de théâtre telles qu'il les perçoit et auquel Roland Barthes fera écho par la suite
dans ses Ecrits sur le théâtre.
73
60
Viktor Chklovski, critique et historien littéraire russe, 1893 – 1984
LEGEAIS Mathilde_2009
II. Transgression des normes et distanciation
« … silhouettes inertes (…) effort intense (…) intense épuisement (…) ne
communiquent guère entre elles (…) une assemblée de dormeurs (…) ils ont les
yeux ouverts, mais ils ne regardent pas (…) comme envoûtés (…) pareils à des
gens dont on fait quelque chose (…) état d'absence dans lequel ils paraissent
74
livrés à des sensations confuses mais intenses... » « Tout ce qui importe
aux spectateurs dans ces salles, c'est de pouvoir échanger un monde plein de
contradictions contre un monde harmonieux, un monde pas spécialement connu
75
contre un monde rêvable. »
Le théâtre que décrit Brecht et qu'il déplore observer chez ses contemporains « ne montre
pas la structure de la société (reproduite sur la scène) comme influençable par la société
(dans la salle) » dans la mesure ou la salle est complètement ensorcelée par la scène et
visiblement inapte à engager quelque mouvement ou pensée que ce soit sans que ceuxci aient d'abord été impulsés sur la scène. Le théâtre est par excellence le lieu où est
reproduite et imaginée la société. Or le théâtre qu'observe Brecht le désole car aucun
signe de changement ne semble pouvoir émerger tant la salle est hypnotisée et tant la
société se satisfait de l'état des choses. Bertolt Brecht souligne pourtant dans son Petit
Organon l'injustice du monde moderne et particulièrement le soin que prennent ceux qui
détiennent la science et les moyens de production à en tenir écartés l'autre moitié de la
société qui ne peut que stagner dans son ignorance. C'est ce schéma qu'il voit reproduit
au théâtre quand la masse des spectateurs s'identifie immédiatement au petit nombre de
comédiens : les spectateurs acceptent sans réfléchir la version du monde qui leur est
proposée et n'esquissent pas le moindre mouvement qui pourrait créer des remous. Mais
on l'a compris, la société telle que la perçoit Brecht est fondamentalement injuste et nourrit
l'ambition politique de l'auteur qui croit clairement à la révolution. Ainsi, il est tout à fait
naturel que Brecht veuille œuvrer à cette révolution, et avec son arme de prédilection :
le théâtre. Toute l'idée de Brecht est de suggérer au théâtre qu'un autre fonctionnement
est possible, grâce à la distance critique qui permet de ne pas se tromper aux illusions du
monde. La théorie de la distanciation tend donc à encourager chez le spectateur comme
chez le comédien ce recul, de façon à ce que le théâtre devienne un lieu d'enseignement
et de diffusion qui aura vocation à mettre le feu aux poudres révolutionnaires.
Techniques de la distanciation
Pour parvenir à ce théâtre non aliénant, Brecht veut trouver le moyen d'empêcher le
processus d'identification d'avoir lieu, et cette non-identification est le commencement de
la critique. Il faut pouvoir voir dans la reproduction de la société, qui a lieu sur la scène,
toutes ses contradictions, ce qu'elle n'est pas, ce qu'elle a été et ce qu'elle aurait pu être. Il
faut que l'objet représenté soit reconnaissable mais en même temps qu'il paraisse étranger.
Brecht rappelle que c'est précisément ce que faisaient les théâtres grecs et antiques
en utilisant des masques humains et animaux et que c'est aussi ce que fait le théâtre
asiatique aujourd'hui encore avec des effets musicaux et pantomimiques qui empêchaient
et empêchent l'identification. Aujourd'hui, c'est ce qui est familier qu'il faut soustraire à ce
qui est reproduit sur scène, car ce qui est familier, ce qui est resté longtemps inchangé,
paraît inchangeable et empêche une fois de plus le spectateur de prendre conscience que
d'autres formes de ce qui est reproduit sous ses yeux sont possibles. Brecht dit :
74
B. Brecht, 1970, p 30.
75
B. Brecht, 1970, p 32.
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Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
« et qui se méfie de ce qui est familier ? Pour que toutes ces choses données
puissent lui apparaître comme autant de choses douteuses, il faudrait développer
ce regard étranger avec lequel Galilée observa un lustre qui s'était mis à
76
osciller. »
Le théâtre doit amener son public à s'étonner grâce à une technique de distanciation du
familier, de façon à ce que rien ne soit plus posé comme immuable et que tout puisse être
remis en question. Le comédien devient alors « le montreur » et le personnage « le montré »,
de sorte qu'on a par exemple Philippe Girard qui montre Rodrigue. Et le public distingue et
perçoit les deux personnes. Il ne doit pas dans son jeu tenter de faire croire qu'il n'y a pas eu
des dizaines et des dizaines d'heures de répétitions, il doit laisser transparaître son métier
d'acteur en tant que tel. On doit aussi percevoir dans le jeu du comédien qu'à tout moment
de la pièce, il connaît déjà l'issue de l'histoire qu'il raconte. Le jeu du comédien doit montrer
qu'il en sait plus long que son personnage. A l'aide de ces indications qu'il donne à ses
ème
comédiens, Bertolt Brecht fonde au milieu du XX
siècle une théorie qui rappelle le rôle
politique du théâtre, qui s'était perdu au cours des siècles. Dans cet espace de la collectivité
où la Cité est reproduite pour se donner à voir à elle-même, le fondateur du Berliner
Ensemble veut empêcher la société occidentale moderne de courir à sa perte. Inspirée des
théories marxistes, sa théorie de la distanciation, par laquelle l'acteur se dédouble, devient
le témoin de son personnage et le témoin de l'action, se veut un signal d'alarme destiné à
éveiller les consciences et un projet politique dont l'esprit critique serait l'étendard.
Les prémices de la distanciation dans le Soulier de Satin
Bien que Claudel ait écrit le Soulier de Satin des années avant que Brecht conceptualise la
distanciation, nous allons voir que l'œuvre témoigne à plusieurs reprises de ce qui pourrait
être un avant-goût, ou une prémonition de ce concept. On retrouve dans le Soulier de
Satin de Paul Claudel la volonté de provoquer cette distanciation chez tous les acteurs du
théâtre, tout au long de la pièce. Plusieurs fois on y décèle les jalons posés par l'auteur
pour guider les spectateurs et les comédiens sur la voie de la distanciation telle qu'elle sera
conceptualisée plus tard par Bertolt Brecht. Il s'agit, par ces procédés, de ne pas se laisser
aliéner et de prendre conscience de son propre sens critique et de son individualité. La mise
en scène ne pouvant complètement être contrôlée par l'auteur de la pièce, on peut voir dans
le texte de Claudel à de nombreuses occasions la volonté de rappeler aux comédiens et
aux spectateurs qu'ils doivent rester éveillés et actifs.
Les personnages
Le personnage de l'Irrépressible en particulier illustre très nettement ce que Brecht appellera
« le montreur ». L'Irrépressible parle en effet en son nom en tant que personnage puisqu'il
reconnaît faire partie des figures imaginées par l'auteur et n'exister même que dans son
esprit. Cependant il prend soin de mentionner les coulisses, la loge, l'habilleuse, c'est-à-dire
tous ces détails qui font de lui un comédien. De plus il parle du théâtre lui-même et ne peut
donc tout à fait s'apparenter à un personnage puisque le personnage, par nature n'existe
pas dans le théâtre mais dans le monde imaginé par l'auteur. Le personnage ne voit pas
le théâtre, mais c'est le comédien qui montre le personnage qui voit le théâtre : c'est déjà
un commencement de distanciation que de mettre cette dialectique en relief. L'Irrépressible
76
62
B. Brecht, 1970, p 42.
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II. Transgression des normes et distanciation
est à la fois un personnage imprévisible dont le caractère est trop indomptable pour se
plier à la plume de l'auteur, et un comédien impatient qui s'adresse au public de personne
à personne. Bien entendu le concept de Brecht n'appartient qu'à lui, mais il est clair que
Claudel a trouvé, en créant l'Irrépressible, deux facettes d'un même visage qui provoquent
un dédoublement là où habituellement il y avait identité parfaite entre les deux visages. Ce
dédoublement permet notamment les transgressions dont il était question plus tôt. Dans la
même scène, on retrouve ce dédoublement quand l'Irrépressible joue les metteurs en scène
et se fâche à la fois après Doña Honoria et après la comédienne qui joue ce rôle : Claudel
annonce l'entrée de Doña Honoria dans la didascalie :
« (Entre Doña Honoria. L'Irrépressible, rugissant.) Restez où vous êtes ! Attendez
que j'aille vous chercher. Sacrebleu ! Qui vous a dit de venir ? Sortez ! Sortez !
(Sort Doña Honoria) »
Ici Claudel parvient à créer de nouveau un dédoublement puisque le public voit entrer un
personnage sur la scène, et que l'Irrépressible s'adresse à elle immédiatement en tant que
comédienne. Si tout cela est joué, il n'en reste pas moins que l'auteur met en évidence la
simultanéité des deux « dimensions » des personnes que les spectateurs voient évoluer
sur scène.
C'est la même intuition de distanciation qu'on perçoit chez Claudel quand l'Irrépressible
enjoint à Prouhèze de parler : « que cette foule à votre insu qui nous entoure vous entende ! »
La foule entoure Prouhèze à son insu, mais la comédienne, elle, comme l'Irrépressible, est
tout à fait consciente de la présence de cette assemblée suspendue à ses lèvres. Encore
une fois il est délicat de conclure à la volonté de Claudel d'illustrer le concept de distanciation
puisque celui-ci est postérieur à l'écriture du Soulier de Satin, mais il y a sans aucun doute
dans ce passage du début de la deuxième Journée comme un pressentiment de la part
de l'auteur.
La temporalité et le découpage de l'œuvre
Il a déjà été question ici du choix de Claudel de ne pas utiliser le terme « acte » pour intituler
chacune des grandes parties du Soulier de Satin, et si ce choix se justifie par les raisons
que nous avons vues, il peut a posteriori être rapproché de la consigne de Brecht :
«… il faut que les divers évènements soient noués de telle manière que
les nœuds attirent l'attention. Les évènements ne doivent pas se suivre
imperceptiblement (…) Les parties de la fable sont donc à opposer
soigneusement les unes aux autres, en leur donnant une structure propre, d'une
77
petite pièce dans la pièce. »
Si on relit Brecht après avoir lu le Soulier de Satin, on ne peut s'empêcher de penser aux
Journées, qu'on peut imaginer indépendantes les unes des autres à cause de leur durée
exceptionnelle et qui peuvent réellement former « une petite pièce dans la pièce », puisque
c'est ainsi qu'a notamment été conçue la quatrième Journée. Cette même Journée, intitulée
« Sous le vent des îles Baléares » répond une fois de plus au cahier des charges fixé par
Brecht qui propose de donner des titres à chacune des petites pièces dans la pièce qui
imiteraient selon les cas « le ton d'un titre de chronique, de ballade, de journal ou de peinture
de mœurs. » Même si Claudel n'avait pas lu le Petit Organon pour le Théâtre, la façon dont
il a structuré le Soulier de Satin témoigne d'une réflexion qui aurait peut-être pu le mener
aux mêmes conclusions que Brecht.
77
B. Brecht, 1970, p 62.
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63
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
Les décors et la musique
Il y a aussi une intuition brechtienne dans la façon dont Claudel s'attache à décrire le décor
et la musique du Soulier de Satin. Brecht prévoit en effet que les musiciens, tout comme
le décorateur, ne doivent pas essayer de susciter chez le public « des états d'âme [lui]
permettant plus facilement de s'abandonner sans réserve aux processus représentés sur
la scène ».
Le décorateur « trouve beaucoup de liberté s'il n'est plus obligé de produire, par sa
78
construction des lieux scéniques, l'illusion d'un emplacement ou d'une contrée. » Cette
citation fait nettement écho à la didascalie initiale du Soulier de Satin :
« Dans le fond la toile la plus négligemment barbouillée, ou aucune, suffit. Les
machinistes feront les quelques aménagements nécessaires sous les yeux
mêmes du public pendant que l'action suit son cours. (...) Un bout de corde qui
pend, une toile de fond mal tirée et laissant apparaître un mur blanc devant lequel
passe et repasse le personnel sera du meilleur effet.»
On se rappelle aussi que Claudel souhaite que les indications de scène soient affichées ou
lues le moment venu, de sorte qu'aucune des ficelles du décor ou de la mise en scène ne
soit dissimulée aux yeux des spectateurs. Le poète obtient ainsi un effet de distanciation
puisqu'il met sur le même plan le petit monde du Soulier de Satin et le « vrai » monde qui
abrite ce petit monde là. Les spectateurs voient en permanence les deux simultanément de
façon à ne jamais se laisser complètement absorber par le petit monde du Soulier.
79
Quant à la musique, on a déjà vu au travers de diverses didascalies qu'elle est souvent
cacophonique dans la pièce de Claudel : « le tapage sourd d'un orchestre bien nourri (…)
un autre petit orchestre nasillard dans la salle s'amuse à imiter les bruits du public » La
musique que propose Claudel pour le début de la pièce est à l'image de celle qu'on entendra
tout au long de la pièce. Les instruments sont désaccordés, ne jouent pas ensemble, jouent
faux... Ce choix se retrouve dans le cahier des charges établi par Brecht en 1948 :
« La musique, de son côté, doit résister énergiquement à la mise au pas qu'on
lui impose d'ordinaire et qui l'abaisse au rôle de servante incapable de réflexion.
Qu'elle n'« accompagne » pas, si ce n'est en commentant. »
Il est évidemment erroné de dire que la distanciation est à l'œuvre dans le Soulier de Satin
puisque le concept n'existait pas quand Claudel a écrit la pièce. Cependant nous avons
montré que par certains aspects Claudel touche du doigt ce que théorisera Brecht plus tard.
En effet, ces détails qui, dans le Soulier de Satin, relèvent de la distanciation sans pouvoir
toutefois être désignés par ce terme sans commettre d'anachronisme, ont pour l'auteur de
la pièce le même objectif que celui visé par Brecht quand il décrit les techniques de la
distanciation au théâtre. Nous relevons ces éléments à posteriori et ils nous apparaissent
comme des procédés de distanciation grâce à l'intertextualité. Ce ne sont pas des hasards
de l'écriture et ces passages où Brecht affleure sous la plume de Claudel participent au
projet esthétique et politique de ce dernier.
78
79
64
B. Brecht, 1970, p 68.
Cf. I, p 44 sqq.
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III. Le projet esthétique et politique de Claudel
III. Le projet esthétique et politique de
Claudel
L'analyse que constituent les deux précédents volets de ce travail vise à dévoiler les
mécanismes du Soulier de Satin qui en font une œuvre dramatique exceptionnelle. Faire
l'expérience de la lecture et / ou de la représentation du Soulier de Satin implique
l'expérience de la clôture de l'espace du théâtre, ainsi que de la transgression des normes
et de la distanciation. L'entrelacement de ces techniques et concepts tisse un espace et une
atmosphère propices à une expérience hors du commun.
En plongeant les spectateurs et les acteurs pendant une journée entière au cœur d'un
monde d'autant plus vaste et complexe qu'il s'apparente au vrai monde, Claudel réalise la
prouesse de mettre à distance ce vrai monde, celui qui par sa réalité est contraignant pour
chacun des acteurs du théâtre. Ce monde passe à l'arrière plan, supplanté par le monde du
Soulier de Satin auquel tous les éléments présentés et analysés dans la première partie de
ce travail confèrent une plénitude et une entièreté qui renforcent l'illusion de sa réalité. Ce
monde qui est représenté non seulement sur la scène mais dans tout le théâtre acquiert une
réalité captivante. La double clôture de l'espace et du temps opérée par Claudel embarque
tout le petit monde du théâtre comme sur un navire, en pleine mer. Rien ne semble exister
que ce monde là, bien que toutes les personnes qui y prennent part soient pleinement
conscientes de l'existence du monde réel. La force de Claudel est de faire coexister ces deux
mondes, ces deux dimensions, de les rendre toutes les deux aussi vraies en même temps.
La tension entre ces deux mondes existe toujours au théâtre, comme une convention :
quand on entre au théâtre, on s'est préparé à découvrir un univers inventé par l'auteur.
Mais avec le Soulier de Satin il ne s'agit pas seulement de découvrir cet univers : on y est
englobé et le voyage proposé sur la scène est aussi celui des spectateurs et de tous les
autres acteurs du théâtre. Dès lors, l'implication de chaque individu est poussée au-delà de
l'habitude qu'on peut avoir du théâtre. Dans ces conditions, quand on fait une expérience
nouvelle et plus intense de la représentation d'un monde, c'est le concept de représentation
lui-même qui vacille et qu'il faut redéfinir.
La transgression des normes du théâtre et la distanciation que Claudel met en œuvre
dans le Soulier de Satin conduisent également à questionner le concept de représentation
tel qu'il est couramment conçu. Dans sa pièce, Claudel construit des ponts là où les acteurs
du théâtre se voient habituellement séparés par des frontières conventionnelles invisibles,
de sorte que la scène, la salle et les coulisses sont, à cause de la nature de la pièce
(durée, personnages, indications scéniques, musique...) mis en communication pour de
bon. La représentation qui a lieu sur la scène selon les critères du théâtre classique ne
se limite plus à la scène, et, à l'inverse, ce qui est donné à voir sur la scène n'est pas
nécessairement de l'ordre de la représentation. Avec les prémices de la distanciation et
en imaginant des moyens de réinventer les frontières et les normes au théâtre, Claudel
rend possible une nouvelle expérience de la représentation : « la scène de ce drame est
le monde » signifie qu'aucune partie du monde n'est pas la scène. Autrement dit Claudel
suggère que le monde entier est une représentation et en représentation. Les spectateurs,
alors même qu'ils sont dans leur fauteuil, seraient eux aussi en représentation. La clôture de
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65
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
80
81
l'espace
accompagnée des techniques et esthétiques de la transgression
permet de
créer cette ambivalence de tous les acteurs du théâtre et de souligner que chacun de nous,
à tous les moments de la vie, est en représentation. Dans la vie de tous les jours, hors du
théâtre, chacun tâche de donner une image de soi aux autres, et chacun perçoit les autres
dans une sorte de rôle. Certains des éléments que nous percevons ne peuvent être remis
en question. Les liens de filiation sont immuables et non interchangeables : même la mort
ne peut pas nous faire cesser d'être un père, un frère, un fils... En revanche les attitudes,
le caractère, les attributs sociaux des uns et des autres sont construits et par conséquent
on peut éventuellement s'en affranchir. C'est le regard de l'autre qui fonde notre identité
en ce qui concerne ces éléments aléatoires qui nous constituent en tant que puissant,
lâche, vertueux, digne de confiance ou faible, par exemple. De la même façon, le regard du
spectateur institue le comédien en tant que tel et le comédien qui regarde l'assemblée du
public l'institue en tant que telle également. En jouant avec la limite entre la scène et la salle,
Claudel questionne l'identité des spectateurs et celle des comédiens. Il nous rappelle que
nous sommes à la fois tous des spectateurs de ce monde qu'est la scène, mais aussi que
nous sommes tous des comédiens, les uns par rapport aux autres, et que ce jeu d'acteurs
qui régit la vie de tous les jours connait lui aussi des frontières conventionnelles que l'on
peut déplacer comme Claudel le fait avec les frontières du théâtre.
Quant à la distanciation, elle participe aussi à remettre en question les procédés
classiques de la représentation en repoussant l'identification comme étant le moyen de
donner la représentation la plus juste qui soit. Avant Brecht, Claudel avait pressenti l'intérêt
de mettre en relief la double présence sur scène du comédien et de son personnage :
le personnage ne doit pas effacer la personne qui le joue, mais au contraire, on doit voir
que le personnage est joué par un comédien. Les deux personnes doivent apparaître en
même temps aux yeux des spectateurs. De cette façon c'est moins l'émotion singulière
d'un personnage qui est mise en lumière qu'un sentiment général, plus noble et universel.
Dans le théâtre antique, c'est notamment à cela que servaient les masques portés par les
comédiens : ils empêchaient l'identification des spectateurs à un visage et permettaient de
montrer des dieux et des valeurs universelles qui étaient alors si fortes qu'elles pouvaient
provoquer dans le public, ou pour le public tout entier, de violentes émotions. C'est donc
aussi un retour aux techniques de représentation de l'antiquité que propose Claudel avec
le Soulier de Satin.
Comme on peut le voir, c'est le concept de représentation qui est au cœur du Soulier
de Satin, et qui est déplacé par Claudel selon les modalités que l'on vient de rappeler et
qui sont essentiellement esthétiques. Il s'agit donc à présent de cerner ce que signifie le
concept de représentation de manière générale pour ensuite le comparer à ce que Claudel
en fait dans sa pièce. Et surtout, nous verrons ce que signifie la représentation dans la
conception de Claudel.
Le théâtre et la représentation
Le théâtre est, et a toujours été, un lieu de parole et de pensée. C'est un « lieu où l'on
apprend, où l'on essaie de comprendre, on l'on est touché - où l'on rencontre l'autre, où l'on
80
81
66
Cf. I, p 17 sqq.
Cf. II, p 50 sqq.
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III. Le projet esthétique et politique de Claudel
82
est l'autre. » Le théâtre est le lieu où se construisent les identités, puisque c'est le lieu du
regard. C'est le regard qui reconnaît l'autre et l'institue en tant que sujet. C'est le regard qui
instaure l'espace et l'altérité. Au théâtre le regard du spectateur sur la scène donne à ce qui
y est représenté toute sa légitimité et sa puissance. On ne peut représenter sur une scène
que des sentiments, des émotions, des situations et des lieux que l'esprit peut concevoir et
qui sont donc toujours, de près ou de loin une représentation de notre société.
Le théâtre, miroir de la Cité
En effet, l'auteur et le metteur en scène qui voudraient donner à voir un monde
absolument étranger aux spectateurs ne pourraient espérer les toucher. Et quoi qu'on veuille
représenter, on ne peut le représenter qu'avec des moyens humains. Si grande que puisse
être la volonté de présenter au public un spectacle inédit, ce projet ne peut être réalisé
autrement qu'avec des signes que l'assemblée du public pourra reconnaître. Ces signes
familiers ou en tous cas connus sont nécessaires et inévitables pour que l'échange soit
possible. Le créateur, au théâtre ne peut jamais rien inventer de totalement nouveau : il
faut que sa création produise un effet et par conséquent que le public puisse en adopter
au moins quelques détails. Par exemple, même si la pièce n'implique pas de discours, de
répliques, le spectateur trouve dans le jeu des comédiens, dans le décor ou la musique des
signes familiers qui lui permettent de lire et d'interpréter l'œuvre, de s'y identifier. De toutes
façons, la représentation passe sinon par le discours, du moins par le corps, qui est en luimême déjà un langage qu'on peut difficilement réinventer. Les expressions de la joie, de la
colère, de la tristesse ou d'autres émotions sont déjà connues et intégrées par le spectateur.
Le langage d'une société passe par le corps, la musique, les couleurs et les formes : on
ne peut jamais totalement s'extraire de ces schémas et grilles de repères. C'est ainsi que
nous retrouvons systématiquement sur scène des éléments plus ou moins forts qui nous
renvoient notre propre image, et celle de la société, ou une image de notre société.
La représentation, mise à distance et interprétation
Le théâtre donne à voir non seulement des signes qui sont autant de reflets de la société,
mais aussi du sens, puisque l'interprète selon l'inspiration de l'auteur et du metteur en
scène. C'est là toute la force et l'importance de la représentation qui a un rôle de mise à
distance critique de la Cité. On peut assimiler la représentation de la société au théâtre à la
reconnaissance de l'autre, qui est un autre soi. On pose un regard extérieur sur un système
dont on fait partie intégrante. Le théâtre est un lieu essentiel de cette mise à distance qui
permet une médiation de l'identité. Au théâtre, « le réel de notre existence s'inscrit dans les
83
formes symboliques de la représentation » , c'est à dire que la représentation qui a lieu sur
la scène nous donne à voir ce qui a de plus irréductible et de plus réel dans notre identité.
Au théâtre, on voit sans détour le fond de soi et le fond de la société. Cette médiation
esthétique a souvent été également pensée comme un miroir politique. Le théâtre et la
représentation donnent de la signification à la Cité et à ses pratiques. En les représentant
sur scène, l'auteur et le metteur en scène en renvoient au public (assemblée de citoyens)
une image à laquelle ils ajoutent une signification. Le théâtre est en effet le lieu de
82
83
Extrait d'une interview d'Ariane Mnouchkine, metteur en scène et animatrice de la troupe du Théâtre du Soleil depuis 1964.
B. Lamizet, 1992, p 238.
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67
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
l'interprétation, phénomène forcément indissociable de la représentation. L'auteur puis le
metteur en scène interprètent la société en amont et décident d'exprimer leur interprétation
par la représentation de la société imaginée comme un canevas de signes. Le choix de ces
signes, qui expriment l'interprétation des créateurs de la pièce, implique également le travail
d'interprétation des spectateurs qui assistent à la représentation. A travers cette double grille
de lecture apparaît, pour chaque personne assistant ou participant à la représentation, une
vision du monde telle qu'il est possible de le comprendre. C'est cette matière que fournit le
théâtre et à partir de laquelle la critique est possible.
La tragédie antique et la signification de la représentation
C'est en s'intéressant à ce qu'était le théâtre à son origine qu'on peut comprendre ce qu'est
fondamentalement le concept de représentation. Roland Barthes évoque l'effet produit par
la représentation sur les spectateurs et qui témoigne de la signification de la représentation.
En effet, le public de l’antiquité était plongé dans des intrigues dans lesquelles il ressentait
à l'état pur les sentiments évoqués sur scène. Le théâtre antique était capable, dans ses
représentations, d'offrir au public assemblé une version idéale ou absolue, pure et qui
provoquait invariablement un « admirable tumulte collectif », « des pleurs généraux », et
« l'orage physique de tout un peuple »
84
. Pour Barthes, il s'agit d'une
« véritable transmutation physique, obtenue à l'aide d'arguments généraux, c'est
à dire sans aucune complaisance pour les analogies individuelles que chaque
spectateur peut trouver dans le motif tragique. (…) les larmes collectives du
peuple ne sont rien de moins que sa plus haute culture, son pouvoir d'assumer
85
dans l'abîme de son propre corps, les déchirements de l'idée ou de l'histoire. »
C'est entièrement que la représentation doit être vécue. Bien entendu pour qu'il y ait
représentation, il faut quelqu'un à qui représenter quelque chose, mais bien plus encore
il est essentiel, pour saisir le plus fidèlement possible ce qu'implique la représentation,
que l'assemblée des spectateurs se plonge dans cette expérience de façon profonde et
collective. Ce que regrette Barthes à propos du théâtre d'aujourd'hui, c'est le manque
d'investissement et d’implication, la passivité du public qui assiste à une représentation.
Comment vivre le théâtre comme il se doit en adoptant une attitude de passive attention ?
Il faut, pour que la représentation ait lieu, que chacun des spectateurs prenne conscience
que ce qui est joué sous ses yeux est une interprétation symbolique de la réalité de la
Cité, qui par conséquent le concerne. La pratique du théâtre aujourd'hui n'est plus tant
une pratique citoyenne comme dans la Grèce antique, qu'un divertissement facile, et c'est
ce que déplore Roland Barthes qui, peut-être, dans le même mouvement, esquisse une
critique de l'individualisation de la société moderne. Ce qui manque au théâtre d'aujourd'hui,
certainement, c'est la conscience que doivent avoir les spectateurs d'assister à une
représentation d'eux-mêmes et de la société qu'ils constituent. La représentation n'a de
sens que si le public se sens vraiment concerné et touché. Quand on assiste aujourd'hui
à des réactions émotives dans une salle de spectacle, celles-ci sont une juxtaposition de
centaines d'émotions individuelles dues à l'introspection de chaque personne par rapport
à la situation représentée sur scène, et non plus un déchirement « à l'unisson » de tous
les spectateurs témoins de la mise en œuvre d'une « véritable « essence concrète » de
84
85
68
R. Barthes, 2002, p 36 sqq.
R. Barthes, 2002, p 36.
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III. Le projet esthétique et politique de Claudel
86
la Douleur » , par exemple. Voilà ce qu'implique, ou devrait impliquer, le phénomène de
la représentation au théâtre, puisque c'est ainsi qu'il a été conçu. Le discours critique de
Barthes permet de comprendre ce à quoi se résume désormais la représentation et qui selon
lui est entièrement insatisfaisant. Le théâtre a vocation à animer l’espace public et à mettre
en œuvre la part citoyenne et collective des identités. La désaffection de cette conception du
théâtre est sans doute une grille de lecture pertinente pour déchiffrer les pratiques politiques
de notre société.
Pour étayer sa théorie selon laquelle le concept de représentation s’est dégradé et a
perdu beaucoup de son sens, Roland Barthes souligne l’engagement du public antique au
théâtre, dont témoignent ses réactions. Mais surtout, il attribue le défaut actuel d’implication
des spectateurs à l’absence de l’élément essentiel du théâtre antique : le chœur. C’est en
supprimant ce chœur que le théâtre a perdu sa puissance constitutive, voire sa raison d’être.
Barthes rappelle que le théâtre grec a d’abord été fondé sur une « grande idée civique »,
étant avant tout un théâtre social. En effet,
« à travers les mythes divins, ce qui était chaque fois en cause, c’était le devenir
de la Cité, son pouvoir de faire elle-même son destin par de grandes initiatives
87
politiques »
.
C’est à chaque fois le risque de la destruction de la Cité qui était en cause et
« la tragédie grecque a été pour l’essentiel le théâtre d’une histoire politique qui
se fait elle-même, et dont les hommes sont totalement maîtres (…) Ce souci
de pure délibération humaine, on peut dire que c’est la fonction essentielle du
chœur antique (…) le pouvoir humain par excellence, le langage, est détenu par
le peuple-chœur. (…) c’est lui, et lui seul, qui est toute parole humaine, il est
le Commentaire par excellence, c’est son verbe qui fait de l’évènement autre
chose qu’un geste brut… (…) Or ce chœur, c’est, de la tragédie grecque, ce
qui a sombré totalement. (…) Ici, plus d’autre humanité que celle de l’acteur, le
spectateur est muet, il n’est plus que l’œil passif auquel on offre le dévoilement
d’un secret passionnel. Le public antique, dont le chœur n’était qu’une sorte de
prolongement spatial, plongeait lui-même dans l’acte tragique, il l’imprégnait
de son commentaire, et recevait chacun de ses à-coups au creux même de son
intellection (…) à l’opposé, notre théâtre de Boulevard n’est plus collectivité, mais
collection de voyeurs. Il est à peine nécessaire de faire remarquer qu’à ce prix le
88
théâtre perd toute dimension civique. »
Dans le théâtre grec antique, le chœur est un groupe de chanteurs et danseurs (jusqu’à
quarante personnes) qui présente et / ou commente l’action dans le but d’assurer le pleine
compréhension et participation du public tout au long de la représentation. Cet élément
essentiel de la tragédie grecque permet de mettre en œuvre une expérience collective
sincère et puissante qui relève du politique dans la mesure où l’intrigue représentée sur
scène montre la Cité, et où les spectateurs, par l’intermédiaire du chœur, réagissent
directement à ce qui se déroule sous leurs yeux, y prenant part avec une implication proche
de celle des comédiens. Ce qui manque désormais au théâtre, c’est cette médiation entre
86
R. Barthes, 2002, p 40.
87
R. Barthes, 2002, p 42-43.
88
R. Barthes, 2002, p 42 à 45.
LEGEAIS Mathilde_2009
69
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
la scène et les spectateurs, qui permet à ces derniers de se rendre compte qu’ils ont eux
aussi un rôle à jouer dans la représentation. On oublie trop souvent aujourd’hui l’importance
du public sans qui le travail des comédiens n’aurait pas de sens.
Il y a dans le Soulier de Satin une esquisse de ce chœur que regrette Barthes :
l’Annoncier et l’Irrépressible en particulier illustrent bien la volonté de Claudel de jeter des
ponts entre le public et les comédiens, de commenter et d’expliquer l’intrigue. Par exemple
l'Annoncier explique pourquoi et comment le Père Jésuite s'est retrouvé attaché au mât
d'une épave, au milieu de l'océan Atlantique :
« Et ici bas un peintre qui voudrait représenter l'œuvre des pirates – des Anglais
probablement – sur ce pauvre bâtiment espagnol, aurait précisément l'idée de
ce mât, avec ses vergues et ses agrès, tombé en travers du pont, de ces canons
culbutés, de ces écoutilles ouvertes, de es grandes tâches de sang et de ces
cadavres partout, spécialement de ce groupe de religieuses écroulées l'une sur
l'autre. »
Si les conseils de scénographie de Claudel sont suivis par le metteur en scène, l'Annoncier
décrit aux spectateurs ce qu'ils ne voient pas, et qui n'est pas seulement un tableau,
une image figée à un instant T, mais le récit d'une bataille. Cette description permet de
comprendre la situation du Père Jésuite et ses propos. En cela l'Annoncier peut être compris
comme une version moderne du chœur antique. L'Irrépressible remplit exactement le même
rôle de choreute quand, dans la scène 2 de la deuxième Journée, il situe l'action et explique
le contexte :
« Nous ne sommes plus à Cadix, nous sommes dans la Sierra Quelquechose,
au milieu d'une de ces belles forêts qui ont fait la célébrité de la Catalogne. Un
pic, c'est là qu'est le château de Don Rodrigue ; Don Rodrigue est ici, fort mal
en point, sa blessure le chatouille, je crois bien qu'il va crever... Je me trompe, il
guérira ou la pièce serait finie. Je vous présente la maman de Don Rodrigue. »
Comme avec l'Annoncier, on fait ici par le discours tout le voyage géographique qui conduit
de la scène 1 à la scène 2, et de la précédente situation de Rodrigue et de Prouhèze à
la présente. L'Irrépressible informe les spectateurs de l'état du personnage principal, de
façon à ce qu'ils puissent comprendre immédiatement l'émoi de Prouhèze et de la mère de
Rodrigue, et les répliques qui vont être échangées dans la scène 3. De plus, en utilisant
le mot « pièce », l'Irrépressible se place du côté du public, comme s'il parlait pour lui. Une
nouvelle fois, ce sont bien les attributions du chœur antique que l'on retrouve à ce moment
du Soulier de Satin. On pourrait donc penser que Claudel a voulu remettre au goût du jour
la représentation telle qu'elle prenait tout son sens dans l'Antiquité : il a vraiment mis en
œuvre les moyens d'accéder à cette dimension du théâtre.
Quant à la musique et aux répliques chantées par le chœur grec, elles ont bien été
perçues par les metteurs en scène successifs du Soulier de Satin qui ont à chaque fois
mis en musique certains passages plus narratifs du texte, en plus des passages clairement
indiqués par Claudel comme devant être chantés ou psalmodiés. Par exemple chez Olivier
Py, dans la première scène de la troisième Journée, les Saints chantent leurs répliques,
ainsi que, entre autres, le sergent Napolitain, à la scène 8 de la première Journée.
Il y a donc dans cette pièce une volonté évidente de ramener au théâtre cette
participation du public à la représentation qui donnait tout son sens au théâtre antique.
A cela on peut ajouter que les répliques chantées participent au procès de distanciation
en rendant l’identification plus difficile, et par là permettent d’accéder à la distance critique
dont Brecht fera son cheval de bataille quelques années plus tard. Pour autant, peut-on
70
LEGEAIS Mathilde_2009
III. Le projet esthétique et politique de Claudel
parler d’expérience politique à propos de la représentation dans le Soulier de Satin ? Si la
représentation du Soulier de Satin conceptualisée par Claudel emprunte au théâtre grec
sa force d'entraînement et d'implication du public, on ne retrouve dans le Soulier que très
peu d'éléments susceptibles d'être relevés et interprétés comme étant des commentaires
ou des critiques de la Cité. La représentation, dans le Soulier de Satin, est à comprendre
comme un concept entièrement repensé plus que comme une tentative de copie du concept
grec antique.
Comment la représentation est-elle réinventée par
Claudel ?
En réalité, Claudel réinvente le concept de représentation, à l'aide des procédés que nous
avons dévoilés tout au long de ce travail. Si il pense au théâtre antique et au chœur
89
, il s'inspire aussi du théâtre japonais qu'il connaît bien pour avoir séjourné plusieurs
années dans ce pays, en qualité d'ambassadeur. Ces deux cultures du théâtre et de la
représentation ont en commun avec le Soulier de Satin sa caractéristique principale, ce qui
en fait une pièce hors du commun dans le répertoire français contemporain : sa durée. C'est
par sa durée que le Soulier de Satin est singulier, et c'est aussi par sa durée que le concept
de représentation tel qu’il est construit par Claudel.
La durée dans la représentation
C'est sans aucun doute la durée du Soulier de Satin qui, dans le répertoire du théâtre
français, en fait avant tout une œuvre qui ne ressemble à aucune autre. Et c'est d'abord cette
durée, cette journée et ces Journées, qui donnent un cadre cohérent à la conception de la
représentation qu'invente Claudel. Cette temporalité prend certainement sa source dans les
connaissances et l'expérience de Claudel lui-même, et celles-ci permettent de décrypter ce
qu’il veut renouveler du concept de représentation. On peut établir deux sources manifestes
d’inspiration pour le poète qui en est familier de par sa formation (rhétorique et philosophie)
et sa carrière (diplomate et ambassadeur de 1890 à 1936) qui le fait beaucoup voyager :
la tragédie grecque antique et le Nô japonais sont clairement inscrits en filigrane du Soulier
de Satin.
Grèce antique
On sait grâce à Barthes, notamment, que Claudel connaissait bien les tenants et
aboutissants de la tragédie antique, qu'il aurait qualifiée de « long cri devant une tombe
90
mal fermée » , exprimant ainsi l'essence pure de la Douleur ressentie à l'unisson par les
spectateurs grecs, et qui est tellement éloignée des petits soupirs individuels provoqués
par le théâtre petit-bourgeois que récuse Barthes, et dont l’objet (trivial) est, selon lui et par
opposition avec le théâtre antique, un lit.
89
90
Claudel est familier du théâtre antique et il a notamment publié une traduction de L’Orestie, d’Eschyle, en 1916.
P. Claudel, cité par R. Barthes, 2002, p 37.
LEGEAIS Mathilde_2009
71
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
En Grèce, le théâtre a d'abord été pratiqué sous forme de concours qui avaient lieu à
date fixe d'année en année et qui rassemblaient le peuple de la Cité jusqu’à pendant trois
jours. La Cité était décrétée sacrée et inviolable pour la durée des concours : cette trêve
sacrée était « l'ekécheiria ». Cette sacralisation du temps du théâtre souligne son caractère
indissociable du politique et l'importance du rôle accordé à la représentation : il ne fallait
pas que quoi que ce soit puisse troubler le spectacle dont l'effet devait être bénéfique pour
toute la Cité. On observe donc un très fort attachement de la Cité antique au théâtre et aux
attentes que les citoyens avaient. Le théâtre était alors une forme de la participation à la vie
politique de la Cité, et cette participation était bien plus significative par sa durée que le bref
instant du vote, par exemple. Pendant trois grandes journées, les citoyens se consacraient
à la représentation, et, en quelque sorte, travaillaient ensemble à la bonne santé de la Cité,
au théâtre. Le rôle du théâtre et de la représentation était ancré dans la vie quotidienne
et individuelle au point que les spectateurs mangeaient, buvaient, parlaient, bref, vivaient
dans le théâtre, en même temps que la représentation avait lieu. La vie courante et la vie
politique de chacun était alors intimement liée, dans l'enceinte du théâtre. La sacralisation
du temps long de la représentation antique et son ancrage dans la vie des individus en
même temps que dans la vie de la collectivité montrent que la représentation, dans sa forme
originelle, était intimement liée, voire indissociable d'un projet politique. On peut donc se
demander, après avoir vu ce que Claudel a emprunté au théâtre de la Grèce antique et ce
qu'il a réanimé de cette puissance de représentation (la durée du spectacle qui implique
les spectateurs, le chœur, la distanciation...), si lui aussi voulait soutenir un idéal politique
avec le Soulier de Satin.
Or on ne trouve dans le Soulier ni ailleurs dans l'œuvre de Claudel de positionnement
politique, et encore moins d'opinions révolutionnaires comme celles que défend Brecht en
conceptualisant la distanciation. Il n'en demeure pas moins que le déroulement du théâtre
grec, sa durée et ses mécanismes l'ont certainement inspiré, dans la mesure où on trouve
tout au long du Soulier de Satin, comme nous l'avons déjà vu, de nombreux échos à la
pratique antique du théâtre. Mais alors qu'est ce qui pousse Claudel à réaliser une telle
œuvre, démesurée au regard du théâtre de son temps ? Quel sens cette aventure doit-elle
prendre ?
Le Nô et le Kabuki, au Japon
Autre modèle d'un théâtre inscrit dans une durée longue et dont Claudel a pu faire
l'expérience et s'inspirer, le théâtre japonais relève d'une pratique de la représentation dont
on trouve de nombreux échos dans le Soulier de Satin. On peut donc s'interroger sur le
sens de la représentation dans ce théâtre de l’Extrême-Orient dont la culture et la tradition
ont traversé les siècles, pour le comparer à l'œuvre de Claudel et éclairer celle-ci.
Brève introduction au théâtre japonais
Le Nô et le Kabuki sont deux formes du théâtre traditionnel japonais. Le premier s'adresse
principalement à l'élite militaire de la population (les Shogun et les Samouraï) tandis que
le second a une vocation plus populaire et d'avant-garde. On trouve deux grands types de
pièces dans le répertoire japonais :
les « pièces d'apparitions » où l'on assiste à la représentation de dieux et de démons
ou de spectres apparaissant en rêve à l'un des personnages,
et les « pièces du « monde réel » », elles-mêmes subdivisées en six catégories, dont,
entre autres, celles mettant en scène l'apparition de spectres et / ou de dieux.
72
LEGEAIS Mathilde_2009
III. Le projet esthétique et politique de Claudel
Ce premier aspect du théâtre japonais tel qu'a pu le connaître Claudel n'est pas
sans rappeler les personnages de la Lune, de l'Ombre Double et de l'Ange Gardien, voire
des Saints Nicolas, Boniface, Denys d'Athènes, Adlibitum et Jacques. Le théâtre japonais
traditionnel se déroule sur une scène dépourvue de décors, ce qui de nouveau se retrouve
dans le Soulier de Satin. Mais c'est avant tout la durée et la structure de ce théâtre qui nous
intéresse ici.
La durée du Nô
Nous nous intéresserons au Nô en particulier puisque c'est la forme du théâtre japonais que
cite le plus souvent Claudel.
Les pièces de Nô sont « fondées sur une réflexion concernant la psychologie du
spectateur et son degré de réceptivité à chaque moment d'une représentation qui dure un
91
jour entier, voire plusieurs jours à la suite. » Il s’agit bien de capter le plus intensément
possible l’attention des spectateurs. Concernant le cadre temporel de la représentation,
on retrouve le même ordre de grandeur qu'au théâtre grec de l'antiquité, et que dans le
Soulier de Satin. La journée de Nô est structurée de manière à obtenir du spectateur son
adhésion maximum à la représentation, qui variera dans sa forme en fonction du moment de
la journée et donc de la capacité du spectateur à s'investir dans le spectacle. C'est dans la
durée, encore une fois, qu'il est possible d'adopter des postures différentes qui permettent
de provoquer le plus d'occasions possible d'entraîner le spectateur dans la représentation.
La journée de Nô est donc structurée et cadencée de façon à se calquer sur l'intensité
de la concentration du spectateur. Une journée de Nô se constitue traditionnellement de
cinq pièces, entre lesquelles sont intercalées quatre saynètes comiques, les Kyôgen. René
Sieffert explique par exemple qu'il convient en premier lieu de jouer une pièce qui capte
l'attention du public, sans pour autant l'obliger à trop réfléchir, car il est encore distrait par des
préoccupations extérieures. On peut analyser l'entrée de l'Annoncier de cette façon, dans
le Soulier de Satin : par son discours, ce personnage explique le contexte de l'action aux
spectateurs et les rend peu à peu familiers à l'espace dans lequel l'intrigue va se dérouler,
sans pour autant être déjà au cœur de l'action. L'Annoncier est encore au seuil de la pièce,
comme on l'a déjà vu, il permet de passer en douceur d'un monde à l'autre, de faire la
transition sans heurts.
Au théâtre japonais, « à partir de la deuxième pièce, le public [est] prêt à recevoir un
message émotif d'une nature plus complexe (…) des spectres obsédés par une passion
aveugle. » La durée du Nô permet de faire se succéder bien distinctement des phases
de tension et des phases de relâchement. On peut penser que le Soulier de Satin suit le
même schéma structurel, en faisant intervenir des scènes tragiques après avoir fait monter
la tension petit à petit, puis en repassant par un épisode burlesque avant de replonger
au cœur de l’intrigue. C'est ainsi qu'apparaît l'Ange Gardien (comparable à l'apparition du
spectre, peut-être) et que Prouhèze confie son soulier à la Vierge Marie un peu avant
la fin de la première Journée. De même, le Soulier de Satin est émaillé de scènes au
caractère purement comique et farfelu (danse de la noire Jobarbara, arrivée du Sergent
Napolitain, personnage du Chinois, numéro de l'Irrépressible, dialogue du professeur Don
Léopold Auguste et de Don Fernand, pêcheurs de la bouteille fantastique, l'Actrice jouant la
reine d'Angleterre pour séduire Rodrigue...) qui évoquent les quatre pièces de Kyôgen qui
s'intercalent entre les pièces de Nô dans la journée du théâtre traditionnel japonais.
91
R. Sieffert, 1979, p 14.
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73
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
Dans le Nô, c'est donc l'esthétique de la représentation qui est travaillée pour captiver
au mieux le spectateur et le faire adhérer à la représentation. Et il est incontestable que
Claudel a aussi puisé dans ce théâtre japonais pour construire le Soulier de Satin. La durée
de la pièce prend son sens en ce qu'elle est modulée pour s'adapter à l'attention du public :
dans le Nô comme dans le Soulier de Satin, un soin particulier est apporté à la structure de la
pièce qui, étalée sur une journée, permet de faire percevoir aux spectateurs une large palette
d'émotions grâce à l'évolution de la concentration de ceux-ci. Sur un temps plus court, on
ne peut que donner à voir moins de choses et il est impossible d'accorder aux spectateurs
le temps nécessaire pour passer d'un état d'esprit à l'autre. Le temps long est en fait le
temps nécessaire à l'épreuve esthétique de la pièce. Il permet de vraiment faire percevoir
toutes les émotions qui sont suggérées par la pièce et qui ne peuvent pas s'enchaîner ni
être ressenties profondément si on ne laisse pas le temps à chacune de s'installer, de se
répandre, et de se retirer pour laisser place à une autre émotion. Il semble que le Nô travaille
essentiellement à une sorte de transfiguration du spectateur. D'ailleurs, R. Sieffert précise
qu'en fin de journée est prévue une pièce de danse animée et spectaculaire, avec de la
musique sur un rythme rapide, qui permet « au spectateur, physiquement et moralement
92
fourbu, de retrouver ses esprits et de retourner sans dommage au monde extérieur. »
Bien entendu telle n'est pas la dernière scène du Soulier, mais on peut néanmoins penser
que le tableau de l'homme enchaîné sur une épave, en mer, fait écho à la première scène
de la pièce (d'autant plus chez Py qui fait jouer le Père Jésuite et Rodrigue par le même
acteur), et permet de « boucler la boucle », et de revenir symboliquement au début de
l'œuvre en préparant donc l'esprit des spectateurs à la fin du Soulier de Satin : Claudel
redépose les spectateurs sur le quai d’où ils avaient embarqué, dix heures plus tôt. Comme
le théâtre japonais qui prépare ses spectateurs à une représentation qui pourra être ardue
par moments, et qui les fait atterrir en douceur à la fin de la journée après les avoir
« secoués » au cours des différentes pièces, le Père Jésuite enchaîné à son mât au milieu
de l'océan Atlantique et Rodrigue ligoté au sien au large des îles Baléares sont comme une
ponctuation au Soulier de Satin : ouvrez les guillemets, fermez les guillemets. De plus, la
formule qui clôt la pièce de Claudel, « Délivrance aux âmes captives ! », sonne comme une
fin de messe : « Allez dans la paix du Christ ». L'auteur avertit par cette expression que
la pièce est terminée, et qu'il rend aux spectateurs leur liberté, empruntée le temps de la
représentation par la force de l'esthétique.
Claudel déplace le lieu de la frontière au théâtre et renouvelle le
concept de représentation.
Il y a indubitablement du théâtre antique et du théâtre japonais dans le Soulier de Satin.
Aux deux, Claudel a repris la durée exceptionnelle qui donne la clé d'une représentation
vraiment impactante et qui a du sens pour elle-même et non pas seulement pour ce qu'elle
donne à voir. C'est à dire que la représentation telle que l'a imaginée Claudel se nourrit
de la ferveur et de la catharsis grecque et de l'esthétique japonaise, ces éléments étant
eux-même permis par la durée de la représentation. Mais au-delà de ces caractéristiques
du Soulier de Satin que nous venons de voir et dont on a compris l'origine, il y a dans
cette pièce l'empreinte de Claudel lui-même, qui déplace le concept de représentation après
l'avoir modelé selon ces modèles antique et japonais.
En effet, c'est le lieu même de la frontière de la représentation qui est mis en cause dans
le Soulier de Satin : voilà ce qui résulte de la clôture de l'espace, de la transgression des
92
74
R. Sieffert, 1979, p 25.
LEGEAIS Mathilde_2009
III. Le projet esthétique et politique de Claudel
normes et de la distanciation mises en place par le poète dans la pièce et que nous avons
étudiés précédemment. Comme cela a été exposé dans les deux précédents volets de
cette étude, Claudel s'est appliqué à rendre moins inébranlables les frontières et les normes
conventionnelles du théâtre classique. Dans le Soulier de Satin, il tente de faire bouger le
lieu de la frontière entre public et comédiens, entre ces deux espaces de confrontation des
identités, entre le champ réel de l'espace public et l'espace de la filiation, et le champ de
la représentation de ces deux espaces. C'est bien le concept de représentation et ce qu'il
implique que Claudel veut déplacer avec le Soulier.
L'auteur propose d'envisager autrement la représentation, et non plus de borner ce
phénomène à un espace prédéfini comme la scène d'un théâtre. Il explique en quelque
sorte que la transgression des normes qu'on croit nécessaires au théâtre est possible
sans pour autant anéantir le théâtre dans son essence. Claudel fait communiquer des
espaces qui étaient devenus hermétiques les uns aux autres, comme l'exprime Barthes en
93
dénigrant le théâtre petit-bourgeois . En renouant avec la durée et certaines techniques
du théâtre antique et du Nô, Claudel rend possible l'expérience de cette transgression et
de ce déplacement du concept de représentation. Au théâtre, la représentation ne doit pas,
selon le poète, s'en tenir à la scène car cela impliquerait que l'œuvre représentée n'irradie
pas et n'imprègne pas le public. Il n'y a donc pas d'intérêt à une telle représentation si
il n’y pas d’échange entre les espaces. La représentation doit être un travail collectif et
singulier à la fois. Il ne s'agit pas seulement d'une expérience individuelle, ni seulement
d'une expérience de groupe. Il faut comprendre le groupe que forment les spectateurs, mais
aussi les spectateurs, les comédiens et les techniciens, bref, le groupe que forment tous les
acteurs du théâtre, comme une agglomération de singularités qui forment un tout unique.
Mais on ne peut pas directement concevoir ce groupe comme une entité homogène qui au
théâtre ne fait plus qu'un. Ces singularités, essentielles à capter pour Claudel, sont autant
d'identités qui assistent et participent à la représentation et sont prêtes à se laisser toucher.
C'est la leçon tirée du théâtre antique, l'acceptation de la catharsis.
Avec Claudel, dans le Soulier de Satin, la représentation ne peut être contenue sur
une scène. Le poète s’évertue tout au long de la pièce à mettre en évidence le fait
que ce phénomène est à l'œuvre dans tout le théâtre, dont la clôture qu'il a opérée
prend alors son sens. Les spectateurs sont alors en même temps témoins et parties
prenantes de la représentation. Dès lors, le spectateur est à la fois dans dans le champ
réel de l'espace public, et dans l'espace de la représentation. En quelque sorte, le Soulier
de Satin donne à voir les deux côtés du miroir. Ce sont donc les identités qui sont
questionnées par Claudel, dans la façon dont elles sont construites. En déplaçant le concept
de représentation de façon à ce que chacun découvre ce double regard (intérieur et distancié
grâce au double positionnement de chacun des acteurs du théâtre, à la fois spectateurs
et acteurs, représentés et en représentation), Claudel suggère un mouvement et une
prise de conscience qui ne peuvent être qu'individuels. Dès lors, la dimension singulière
de l'expérience ainsi mise en œuvre exclut une analyse entièrement politique de cette
représentation. Ce que Claudel inspire à chacun, c'est un idéal de soi, une expérience qui
ne peut être qu'individuelle parce qu'elle est esthétique.
93
R. Barthes, 2002, p 70.
LEGEAIS Mathilde_2009
75
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
Signification de la médiation esthétique de l'identité :
dans le Soulier de Satin
Le projet politique
Ce que propose Claudel est bien en quelque sorte une sublimation politique de l'identité
puisque toute identité a une part collective et donc politique, et qu’on ne peut influer sur
l’aspect singulier de l’identité sans que cela se répercute sur son aspect collectif puisque
ces deux aspects ne sont pas coupés l’un de l’autre. En inspirant à chacun des acteurs
du théâtre une nouvelle façon de construire son identité, l'auteur induit dans le même
mouvement une vision rénovée du politique qui fonctionnerait sur la base de ces identités
sublimées par la représentation telle qu'on en fait l'expérience dans le Soulier de Satin.
Mais Claudel n'a jamais formulé d'opinion nettement orientée en faveur d'une rénovation
ou d'une révolution du politique. Si l'identité est un élément incontournable du jeu politique,
ce n'est pas cet aspect que vise le Soulier de Satin. Et si la pièce répondait à un projet
politique proprement dit, on pourrait imaginer qu'au travers des mécanismes mis en place
et que nous avons étudiés, Claudel montre qu'il est toujours possible de mettre en cause les
normes et les statuts qu'on croit immuables. En effet, on pourrait croire qu'en représentant
dans le théâtre une Cité dont les espaces sont décloisonnés puisque les normes et les
frontières y sont transgressées, Claudel veut insinuer que ce qui est représentable, à savoir
ces transgressions et cette communication entre les espaces, est transposable dans la
Cité réelle. Un tel projet correspondrait à un idéal révolutionnaire dont le cœur serait de
repenser les relations sociales qu'on croit immuables et qui ne le sont pas. On aurait alors un
Soulier de Satin résolument tourné vers la sociologie, qui est encore une science nouvelle
94
dans les années 1920 , puisque l'œuvre proposerait de mettre en lumière des relations
sociales et de montrer leur caractère construit, non naturel, et donc susceptible d'être
modifié. Cependant, si c'est une réflexion que l'on peut tirer du Soulier de Satin, jamais
Claudel n'a exprimé de telles convictions, et il est peu probable qu'il y ait de telles intentions
dans le Soulier de Satin.
Le poète, à travers sa pièce, ne questionne pas de façon critique la société. Ce qui est
critiqué dans l'œuvre et en particulier au travers de la transgression des frontières du théâtre,
c'est la croyance selon laquelle les normes sont immuables. Croire à l'immuabilité des
statuts sociaux, en particulier, et donc à l'impossibilité de transgresser ces statuts, est une
illusion qui fait écho au concept de violence symbolique, qui sera énoncé par Pierre Bourdieu
95
et Jean-Claude Passeron en 1970. Ne sont immuables en réalité que les relations de
filiation : on ne peut cesser d'être le fils de, ou la sœur de Untel. Claudel, en faisant passer
le public du côté des acteurs, et en jouant sans cesse avec les normes du théâtre qui
reflètent celles de la société / Cité, puisque le théâtre représente la Cité, prouve que ces
transgressions sont représentables, et donc éventuellement transposables dans la réalité.
C’est l’idée de la possibilité de la transgression qu’encourage Claudel.
94
Le terme « sociologie » a été inventé par Auguste Comte en 1847, et les premiers travaux d'Emile Durkheim, considéré comme
ème
le père fondateur de la sociologie en tant que discipline scientifique, datent de la fin du 19
siècle.
95
La violence symbolique est le processus qui fait paraître comme légitimes des rapports de domination qui sont en réalité
arbitraires, socialement construits. (P. Bourdieu et J-C. Passeron, 1970, La reproduction. Eléments pour une théorie du système
d’enseignement, Paris, éd. de Minuit.)
76
LEGEAIS Mathilde_2009
III. Le projet esthétique et politique de Claudel
Le Soulier de Satin suggère une autre façon de penser la Cité, mais le projet du poète
n'est pas d'utiliser la représentation pour faire prendre conscience aux spectateurs-citoyens
qu'il peuvent faire évoluer la Cité et les statuts sociaux. En réalité, l'idée de Claudel est de se
servir au mieux de la distanciation théâtrale pour faire adhérer le public à sa conception de
96
la sublimation du politique sans que cette adhésion s'accompagne au dehors du théâtre
d'une mise en pratique. Et pour cause, cette mise en pratique semble clairement impossible
puisque ce double regard est permis par la représentation, c'est à dire qu'il ne peut être mis
en œuvre qu'au théâtre. Ainsi il y a bien dans le Soulier de Satin une idée, un idéal politique,
mais qui n'est pas destiné à être mis en œuvre, et qui ne peut pas l'être. Dans quel but alors,
Claudel s'évertue-t-il dans le Soulier de Satin à faire bouillonner les identités ?
Le projet esthétique
97
Le grand projet de Claudel et de son Soulier de Satin est esthétique : il parvient par des
98
moyens esthétiques à faire adhérer les spectateurs à sa conception de la sublimation de
l'identité. Pour Claudel l'idéal pour la Cité serait que ses acteurs soient capables d'échanger
et de partager leurs rôles, comme le font les acteurs et les spectateurs dans le Soulier de
Satin, en transgressant les normes du théâtre. Et cette transgression même, qui donne aux
spectateurs l'expérience de la sublimation de ces relations affranchies est un des moyens
esthétiques inventés par Claudel pour que le public fasse l'expérience de cet idéal. Mais
contrairement à Brecht qui tenait au théâtre et en dehors du théâtre un discours politique et
idéologique, cette révolution des relations et des identités imaginée par Claudel n'est pas
destinée à sortir du théâtre. L'expérience esthétique de la sublimation du politique (c'est
à dire de la part collective de chaque individu) n'est possible qu'au théâtre, grâce à la
représentation et à ses modalités, que le poète a modulées à son goût.
De plus, pour que l'expérience porte essentiellement sur le politique, il faudrait que
sa dimension collective soit la plus importante. Or, une expérience esthétique ne peut
pas être autre qu'individuelle, singulière, puisqu'il s'agit de perception. On peut partager
une émotion de façon générale ; par exemple il est possible qu'une assemblée d'individus
éprouve en même temps de la joie ou de la peur. Mais ces émotions sont provoquées
par ce qui se perçoit, par les sens, et sont donc forcément avant tout une expérience
singulière. En effet chacun perçoit le monde et ses signes en fonction de son propre
parcours, de l'enchaînement des événements dans sa vie. Et comme chaque vie correspond
à un enchaînement unique d'évènements et d'expériences, la façon dont chaque individu,
dans cette assemblée, ressent le sentiment de la joie, est elle aussi unique.
C'est avant tout un projet esthétique et donc un travail sur l'aspect singulier de chaque
identité que Claudel propose dans le Soulier de Satin. Le poète imagine une nouvelle vision
de la construction de l'identité. On découvre, grâce à la façon dont Claudel a conceptualisé
la représentation du Soulier de Satin, l'idée selon laquelle on pourrait construire son identité
par un double regard, à la fois intérieur, et distancié. C'est en effet ce que suggère la
pièce : on est sans cesse transporté d'un côté à l'autre de ces frontières qu'on pensait
infranchissables pour ne jamais avoir été en position de les franchir au cours de nos
96
Le politique étant ici compris comme l'espace de la collectivité où les identités seraient construites, d'après Claudel, par ce
double regard intérieur et distancié, évoqué plus haut.
97
Le mot esthétique », vient du grec αισθητική, « qui a la faculté de percevoir ou de comprendre, et de« aisthêsis », formé sur
αίσθησιν signifiant « le sens ».
98
Cf I et II.
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77
Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
précédentes expériences de représentations théâtrales. Mais en plus de ce pont que
Claudel pose entre la scène et la salle, il nous donne la possibilité d'être à la fois dans
les deux espaces, d'être à la fois spectateur et acteur, de se voir sur scène (sens premier
de la représentation) et d'être sur scène, puisque la frontière a été abolie, ou estompée.
Enfin, la clôture de l'espace et la durée de la représentation permettent de circonscrire cette
expérience dans le temps et dans l'espace, et d'accorder au monde inventé par Claudel et
qui est le lieu de cette expérimentation, une dynamique propre, coupée du monde extérieur.
Dans cette bulle et grâce aux inventions de Claudel, les individus font donc l'expérience de
porter sur eux-mêmes un double regard.
Le regard qui s'instaure grâce à la représentation du Soulier de Satin est à la fois
intérieur – c'est le regard que nous posons habituellement sur nous-mêmes – et distancié,
grâce aux techniques esthétiques dont il a été question dans cette étude : au théâtre, je
suis l’autre, et l’autre est celui qui, par son regard, m’institue en tant que sujet. Ce double
regard permet d'obtenir une vision totale, complète de soi et donc de son identité : c'est
en réalité la sublimation de l'identité, qui n'a plus d'aspérités, qui est pleine et parfaite, que
veut suggérer Claudel. Avec le Soulier de Satin, on pressent donc cette sublimation dont
on ne peut pas transposer l'expérience dans la réalité. C'est toute la réussite de Claudel
que de nous faire toucher du doigt cette idée d'une identité sublimée, grâce à la médiation
esthétique du théâtre.
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III. Le projet esthétique et politique de Claudel
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Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
Conclusion
Quand les deux font la paire, on peut faire le tour du monde, avec de bons souliers. Dans
l'univers de Claudel, c'est boiteuse que Prouhèze nous entraîne aux quatre coins de la
planète. L'idéal, c'est la paire. Cette paire de souliers à laquelle Prouhèze renonce en
confiant l'un d'eux à la Sainte Vierge en gage de bonne volonté, c'est la paire que forment
Rodrigue et Prouhèze et qui ne sera jamais exaucée, et c'est la paire de regards que Claudel
nous fait découvrir et qui circonscrivent notre identité.
Prouhèze entrave sa marche vers Rodrigue, auquel elle ne devrait pas prétendre
puisqu’elle est mariée à Don Pélage, en s'élançant vers lui boiteuse plutôt que valide.
Elle sait que les difficultés seront grandes et même probablement insurmontables qui
l'empêcheront de le rejoindre et de former avec lui un couple sublime. Claudel nous faits
comprendre que Rodrigue et Prouhèze sont trop fait l'un pour l'autre pour pouvoir être l'un à
l'autre comme ils le souhaitent. C'est ce qu'exprime cette paire de souliers de satin qui n'en
sera plus jamais une, à partir de la scène 5 de la première journée :
« J'ai fini ce que je pouvais faire, et vous, gardez mon pauvre petit soulier,
Gardez-le contre votre cœur, ô grande Maman effrayante ! » La paire de souliers
est choisie par Claudel comme un symbole de la perfection : elle n'a de sens que
quand ses deux éléments constitutifs sont réunis. C'est là le cœur du Soulier de
Satin.
Doña Prouhèze et Don Rodrigue, ce couple sublime, dont chacun complète parfaitement
l'autre, restent donc à l'image de ces souliers : conçus l’un pour l’autre irrémédiablement
privés d'une part constitutive d'eux-mêmes. L'identité de Rodrigue est imparfaite sans
99
Prouhèze, et Prouhèze ne saurait connaître la plénitude sans Rodrigue
. A leur tour,
les personnages de Claudel lui servent à exprimer la signification du Soulier de Satin :
on apprend avec eux à concevoir et à toucher du doigt la sublimation de l'identité. La
sublimation, c'est la paire reconstituée. Comme le soulier gauche sans le soulier droit,
comme Prouhèze sans Rodrigue, nous devrions être constamment en quête d'une autre
partie de nous-mêmes, à la recherche de la plénitude de notre identité, d'une connaissance
de soi poussée à la perfection. C'est bien évidemment plus un horizon vers lequel il faut
tendre qu'un objectif qu'on peut atteindre, mais avec le Soulier de Satin, Claudel va au-delà
du simple constat du caractère non-fini de nos identités.
Il y a, parcourant l'histoire de Rodrigue et Prouhèze comme un fil rouge, le symbole
de cette quête de la totalité : c'est le soulier unique et qui n'a plus de sens, c'est Prouhèze
sans Rodrigue et Rodrigue sans Prouhèze. Ce symbole sert de fondation à une expérience
exceptionnelle de la représentation. C'est bien plus loin que Claudel veut nous emmener ;
c'est notre identité qu'il veut questionner. Grâce aux techniques du théâtre et aux inventions
autour desquelles il fait tourner le monde du Soulier de Satin, le poète transporte le
spectateur au-delà des frontières qu'un spectateur ne peut habituellement qu'imaginer
approcher au théâtre.
99
Leur union pourrait représenter la sublimation de l'être, ce qui par ailleurs, tendrait à signifier que l'amour est une forme de
sublimation de l'être.
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Conclusion
Claudel brouille les frontières du théâtre à tel point que le spectateur n'est plus
seulement spectateur. Les espaces se confondent et les acteurs du théâtre font l'expérience
de la représentation au sens où devaient l'entendre les grecs de l'antiquité, peut-être. Tous
les moyens mis en œuvre par Claudel tendent au même but : créer pour chaque individu
l'illusion de porter sur lui-même un double regard. Il y a d'abord le sien, intérieur, celui qui
permet de savoir qu'on existe. Et puis l'autre, celui que Claudel suggère et qu'on effleure
grâce au Soulier de Satin : c'est le regard extérieur, celui qu'on est habitué à recevoir de
l'autre. Claudel rappelle l'idée essentielle du théâtre : la représentation. Ce qui se joue
sur la scène, c'est nous. Autrement dit, l'autre, sur la scène, c'est moi. Dès lors, quand la
représentation a lieu, l'autre est moi et je suis l'autre, de sorte qu'au travers de toutes les
ficelles esthétiques savamment tirées par Claudel, il apparaît que si je suis l'autre, le regard
de l'autre sur moi, celui qui m'institue en tant que sujet, c'est mon regard. Ce que permet
le Soulier de Satin, c'est de mettre en œuvre cette tension, ce double regard qui permet
de circonscrire soi-même sa propre identité, sans passer par le regard de l'autre. De sorte
qu'on a une parfaite connaissance de soi, de son identité : on a l'illusion de la sublimation
de l'identité. On a l'illusion d'avoir retrouvé ce soulier manquant, qui fait la paire et nous
empêche de boiter.
Le secret du Soulier de Satin serait donc l'idée de cette identité, construite par un double
regard, intérieur et distancié à la fois, et dans laquelle l'autre n'a plus sa place. L'individu
se suffirait à lui-même pour fonder son identité et sublimer l'idée du sujet. Ce double regard
n'est évidemment possible qu'au théâtre, et même là, il faut avoir conscience de l'illusion
permise par le phénomène de la représentation. En effet, comme dans l'histoire de Rodrigue
et Prouhèze, cette identité parfaite, sublimée, n'est jamais atteinte, de la même façon que
la paire de souliers reste incomplète, et que l'identité ne peut jamais se construire par notre
double regard dans la réalité. C'est par la médiation esthétique de l'identité, que permet le
théâtre, qu'on accède à cette expérience / illusion de la sublimation.
Il est essentiel de souligner que, si Claudel a eu dans le Soulier de Satin des intuitions
de ce que Brecht appellera plus tard la distanciation, ce procédé n'est pour le premier pas
du tout au service des mêmes objectifs que pour le second. En effet, au théâtre, il s'agit pour
Brecht de faire prendre conscience aux spectateurs de la réalité politique et discutable de la
société. Nombreuses sont les occasions, par ailleurs, où il affirme ses opinions politiques et
sa résolution révolutionnaire, nettement influencée par la lecture de Karl Marx, notamment.
Le Verfremdungseffekt de Brecht doit permettre au spectateur d'adopter un esprit critique
au théâtre devant le monde qui est représenté sous ses yeux, pour ensuite appliquer au
monde réel les impressions et les réflexions qu'il a eues pendant la représentation. La
distanciation, procédé esthétique, permet chez Brecht la distanciation et la posture critique
vis-à-vis du politique. Avec Brecht, la révolution sur scène est vouée à être reproduite en
« grandeur nature ». En revanche, l'expérience que propose Claudel n'a pas vocation à
sortir du théâtre. Et pour cause, Claudel n'a jamais exprimé d'opinion politique quelle qu'elle
puisse être. On voit donc avec le Soulier de Satin que la distanciation esthétique n'implique
pas nécessairement une distanciation politique. Claudel propose avant tout une expérience
esthétique, et donc fondamentalement individuelle. Il ne veut toucher que la part singulière
de l'identité du spectateur.
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Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
Annexes
Annexe : Résumé du Soulier de Satin
(extrait du livret distribué lors de la représentation du 07/03/2009 au théâtre de l'Odéon)
Première Journée
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Annexes
Après le discours de l'Annoncier, apparaît un homme attaché sur une épave dans la
mer : c'est un Père Jésuite qui prie Dieu pour son frère Rodrigue et l'amour extraordinaire
que ce dernier a rencontré (sc. 1).
Don Pélage, sur le départ, informe son ami, le vieux Don Balthazar, qu'il lui confie sa
femme Doña Prouhèze durant son absence (sc. 2).
Adieux brûlants à Prouhèze, sa cousine, du Maure Don Camille qui part au Maroc
défendre Mogador (sc. 3).
Une certaine Dona Isabel indique à son amant Don Luis le moyen de l'enlever (sc. 4).
Prouhèze révèle à Balthazar qu'elle a écrit à Rodrigue, son amant, de venir la rejoindre.
Se défiant d'elle-même, elle se place sous la protection de la Vierge en lui faisant le don
symbolique de son soulier de satin (sc. 5).
Le roi d'Espagne décide de nommer Rodrigue Vice-Roi des Indes (sc. 6).
Rodrigue entretient de son amour son serviteur chinois. Ils se portent au secours d'une
procession attaquée (sc. 7).
Démêlés de Jobarbara, la servante noire de Prouhèze, avec le Sergent napolitain.
Habile et rusé comme un merveilleux valet de comédie, ce dernier a libéré Musique, la jeune
cousine de Prouhèze. C'est pour la marier que Pélage était parti (sc. 8).
Don Fernand, frère d'Isabel, remercie Rodrigue de les avoir sauvés de l'agression de
Luis. Rodrigue a tué ce dernier mais il est lui-même blessé (sc. 9).
Se retrouvant dans l'auberge au bord de la mer, Prouhèze et Musique se parlent de
leur amour (sc. 10).
A Jobarbara, le Chinois apprend la blessure de Rodrigue ainsi que l'assaut qui se
prépare contre l'auberge en vue de reprendre Musique. Il demande que Prouhèze profite
du tumulte pour partir rejoindre son amant (sc. 11).
Prouhèze s'est échappée. Elle court vers Rodrigue, tout en dialoguant avec son Ange
Gardien (sc. 12).
Balthazar explique à l'Alférès comment il compte défendre l'auberge. Son plan a de
quoi déconcerter (sc. 13).
Tandis que Musique au loin s'enfuit avec le Sergent, Balthazar force le Chinois terrifié
à chanter. Sous le feu des assaillants, Balthazar meurt d'une mort qu'il n'a rien fait pour
éviter (sc. 14).
Deuxième Journée
Dans la boutique d'un drapier de Cadix, des cavaliers s'enflamment à l'idée de leur
prochain départ pour le Nouveau Monde sous les ordres de Rodrigue (sc. 1).
Numéro humoristique de l'Irrépressible. Il introduit Doña Honorina qui soigne son fils
Rodrigue blessé, et chez qui, par ailleurs, s'est réfugiée Prouhèze (sc. 2).
Pélage vient réclamer Prouhèze à Honorina (sc. 3).
Pélage persuade Prouhèze que, pour le bien même de celui qu'elle aime, elle doit le fuir
à jamais. Il lui offre la mission d'aller à Mogador défendre la forteresse contre les Maures.
Camille sera sous ses ordres (sc. 4).
Dans la campagne romaine, le Vice-Roi de Naples et ses familiers devisent sur l'Eglise
catholique et sa mission, sur l'art baroque et sur Rubens (sc. 5).
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Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
Monologue de Saint Jacques qui regarde du haut du ciel le navire emportant Prouhèze
vers Mogador, poursuivi par celui de Rodrigue (sc. 6).
Sur le conseil de Pélage, pour mettre les amants à l'épreuve, le Roi décide d'envoyer
Rodrigue à Mogador avec une lettre qui laisse à Prouhèze le libre choix de rester ou non
en Afrique (sc. 7).
A la poursuite de Prouhèze, Rodrigue rencontre l'épave du bateau de son frère le
Jésuite, dont la prière avait pour nous ouvert la pièce (sc. 8).
Sur les remparts de Mogador, Prouhèze et Camille se défient et regardent le bateau
de Rodrigue approcher (sc. 9).
Scène d'amour heureux, dans un cadre naturel. Musique, après avoir fait naufrage, a
miraculeusement rencontré l'amant qu'elle espérait, le Vice-Roi de Naples (sc. 10).
Violent affrontement entre Rodrigue et Camille qui apprend à son rival que Prouhèze
a décidé de rester à Mogador (sc. 11).
Quelque part dans une forêt vierge d'Amérique, des bandeirantes évoquent leurs
espoirs et leurs craintes (sc. 12).
Monologue de l'Ombre Double, personnage formé par la silhouette des amants un
instant enlacés et que la Lune a projeté sur le mur (sc. 13).
14).
Monologue apaisant de la Lune qui donne le sens de cette séparation des amants (sc.
Troisième Journée
Une dizaine d'années plus tard, à Prague, dans l'Eglise de Saint Nicolas, Musique,
enceinte du futur Jean d'Autriche, prie pour l'Europe et la paix. Les monologues de quatre
saints orchestrent sa ferveur (sc. 1).
Un grotesque professeur de Salamanque, Don Léopold Auguste, envoyé par le Roi en
Amérique pour y régenter la langue espagnole, demande à Don Fernand (cf. I, 9) une lettre
expédiée par Prouhèze, la fameuse « lettre à Rodrigue », qui amènerait ce dernier à quitter
son poste actuel de Vice-Roi et le ferait venir à Mogador (sc. 2).
Rodrigue gracie Almagro, un des lieutenants révoltés, et lui donne pour finir l'Amérique
du sud à conquérir (sc. 3).
Brefs échanges entre trois sentinelles sur les murs de Mogador : Prouhèze a épousé
Camille (sc. 4).
La dépouille mortelle de Léopold Auguste n'est plus qu'un pantin sur lequel tape la
logeuse : elle récupère ainsi la « lettre à Rodrigue » (sc. 5).
Isabel (cf. I, 4 et 9), devenue la maîtresse de Rodrigue, entend installer dans sa place
de Vice-Roi son propre mari, Don Ramire. Elle va utiliser à cet effet la « lettre à Rodrigue »
qui est maintenant en sa possession (sc. 6).
Camille rapporte à Prouhèze endormie le grain perdu de son chapelet (sc. 7).
Prouhèze dort et rêve. Son Ange Gardien l'éclaire sur sa mission auprès de Rodrigue
et la lui fait accepter : elle mourra pour que son amant soit sauvé (sc. 8).
Chant d'Isabel à la cour de Rodrigue à Panama. Rodrigue reçoit enfin la fameuse lettre
(sc. 9).
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Annexes
Camille persuade Prouhèze de renoncer à Rodrigue, seul moyen pour que lui puisse
trouver Dieu (sc. 10).
11).
Malgré les supplications de Ramire, Rodrigue fait ses adieux au Nouveau Monde (sc.
Deux mois plus tard, près de Mogador, Rodrigue comment avec le Capitaine du navire
la situation difficile de Camille. Ils voient tout à coup s'approcher un bateau avec une femme
et un enfant (sc. 12).
Seule scène de la pièce où se rencontrent les amants. Solennellement, entouré de ses
hommes, Rodrigue et Prouhèze, seule femme au milieu de tous, renoncent l'un à l'autre.
Elle repart mourir à Mogador aux côtés de Camille, laissant à son amant l'enfant qu'elle a
eu du Maure (sc. 13).
Quatrième Journée
Quatre pêcheurs au large des Baléares commentent le nouvel état de Rodrigue : retour
d'Extrême Orient, délaissé de tous, il n'a plus qu'une jambe et vit sur un bateau en fabriquant
des images de Saints ; il donne les idées, et la réalisation est de son ami, le Japonais (sc. 1).
Après une conversation sur l'art, Rodrigue et le Japonais se moquent de Don Mendez
Léal, ambassadeur du nouveau Roi d'Espagne qui paraît s'intéresser à Rodrigue (sc .2).
En barque sur la mer, Sept-Epées, l'ardente fille de Rodrigue, apprend à son amie la
Bouchère qu'elle est amoureuse de Jean d'Autriche (sc. 3). [Sept-Epées est en fait la fille
de Camille que Prouhèze a confiée à son amant à la fin de la Troisième Journée.]
Le Roi, dans son palais flottant, a connaissance du désastre de l'Armada. Par dérision,
il demande à l'Actrice de décider Rodrigue à accepter le gouvernement de l'Angleterre, en
se faisant passer pour la Reine (sc. 4).
A la tête de deux équipes rivales, deux professeurs caricaturaux, Bidince et Hinnulus,
arrivent en bateau pour récupérer un objet de prix au fond de l'eau. Ils s'affrontent dans une
ridicule partie de tug-of-war (sc. 5).
L'Actrice séduit Rodrigue. Elle lui vante l'Angleterre. Le résultat de ses manœuvres
reste cependant en suspens (sc. 6).
Diego Rodriguez, conquistador ruiné, double minable de Rodrigue, apprend, en vue de
Majorque, que sa bien-aimée, Doña Austrégésile, lui est restée fidèle et s'est occupée de
ses biens pendant son absence (sc. 7).
Sept-Epées essaie en vain d'entraîner son père dans la lutte contre les Maures. Elle va
rejoindre Jean d'Autriche qui part vers Lépantes (sc. 8).
Devant la cour d'Espagne, Rodrigue fait l'étalage maladroit de ses ambitions et de ses
rêves. Il est ridiculisé par le Roi (sc. 9).
Sept-Epées et la Bouchère nagent dans la mer, sous la lune, vers le bateau de Jean
d'Autriche. La Bouchère se noie (sc. 10).
La même nuit, Rodrigue enchaîné est vendu comme esclave à deux vieilles religieuses.
Il souffre toujours en pensant à Prouhèze mais la mer, les étoiles et le départ de sa fille avec
Jean d'Autriche lui apportent l'apaisement et la libération (sc. 11).
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Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
Annexe : Didascalie initiale du Soulier de Satin
… Comme après tout il n'y a pas impossibilité complète que la pièce soit jouée un jour
ou l'autre, d'ici dix ou vingt ans, totalement ou en partie, autant commencer par ces
quelques directions scéniques. Il est essentiel que les tableaux se suivent sans la moindre
interruption. Dans le fond la toile la plus négligemment barbouillée, ou aucune, suffit. Les
machinistes feront les quelques aménagements nécessaires sous les yeux mêmes du
public pendant que l'action suit son cours. Au besoin rien n'empêchera les artistes de
donner un coup de main. Les acteurs de chaque scène apparaîtront avant que ceux de la
scène précédente aient fini de parler et se livreront aussitôt entre eux à leur petit travail
préparatoire. Les indications de scène, quand on y pensera et que cela ne gênera pas le
mouvement, seront ou bien affichées ou lues par le régisseur ou les acteurs eux-mêmes
qui tireront de leur poche ou se passeront de l'un à l'autre les papiers nécessaires. S'ils
se trompent, ça ne fait rien. Un bout de corde qui pend, une toile de fond mal tirée et
laissant apparaître un mur blanc devant lequel passe et repasse le personnel sera du
meilleur effet. Il faut que tout ait l'air provisoire, en marche, bâclé, incohérent, improvisé
dans l'enthousiasme ! Avec des réussites, si possible, de temps en temps, car même dans
le désordre il faut éviter la monotonie.
L'ordre est le plaisir de la raison : mais le désordre est le délice de l'imagination.
Je suppose que ma pièce soit jouée par exemple un jour de Mardi-Gras à quatre
heures de l'après-midi. Je rêve une grande salle chauffée par un spectacle précédent, que
le public envahit et que remplissent les conversations. Par les portes battantes on entend le
tapage sourd d'un orchestre bien nourri qui fonctionne dans le foyer. Un autre petit orchestre
nasillard dans la salle s'amuse à imiter les bruits du public en les conduisant et en leur
donnant peu à peu une espèce de rythme et de figure.
Apparaît sur le proscenium devant le rideau baissé L'ANNONCIER. C'est un solide
gaillard barbu et qui a emprunté aux plus attendus Velasequez ce feutre à plumes, cette
canne sous son bras et ce ceinturon qu'il arrive péniblement à boutonner. Il essaye de
parler, mais chaque fois qu'il ouvre la bouche et pendant que le public se livre à un énorme
tumulte préparatoire, il est interrompu par un coup de cymbale, une clochette niaise, un
trille strident du fifre, une réflexion narquoise du basson, une espièglerie d'ocarina, un rot
de saxophone. Peu à peu tout se tasse, le silence se fait. On n'entend plus que la grosse
caisse qui fait patiemment poum poum poum, pareille au doigt résigné de Madame Bartet
battant la table en cadence pendant qu'elle subit les reproches de Monsieur le Comte. Audessous roulement pianissimo de tambour avec des forte de temps en temps, jusqu'à ce
que le public ait fait à peu près silence.
L'A NNONCIER , un papier à la main, tapant fortement le sol avec sa canne, annonce :
LE SOULIER DE SATIN
OU
LE PIRE N'EST PAS TOUJOURS SÛR
ACTION ESPAGNOLE EN QUATRE JOURNÉES
Annexe : Notice biographique de Paul Claudel
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Annexes
Paul Claudel : poète et dramaturge français, né à Villeneuve-sur-Fère en 1868 et
décédé à Paris en 1955. Issu de la bourgeoisie provinciale, il reçu d’abord la triple influence
scientiste, naturaliste et matérialiste qui caractérise les années de la fin du siècle. La lecture
de Rimbaud, ce « mystique à l’état sauvage », marqua dans sa pensée une rupture sentie
comme une introduction au surnaturel. C’est à Notre-Dame de Paris, le 25 décembre 1886,
qu’il dit avoir reçu la révélation de la foi catholique. Commencée dès sa quatorzième année,
stimulée par la fréquentation du cénacle de Mallarmé, son activité littéraire s’engagea
alors avec deux drames : Tête d’Or (1889) et La Ville (1890). Reçu premier au concours
des Affaires étrangères, il entra dans la carrière diplomatique et partit pour les Etats-Unis
(1893) où il composa L’Echange (1894). De 1895 à 1909, l’activité du diplomate, en poste
en Extrême-Orient, contribua à enrichir celle du poète qui témoigna, durant ces quatorze
années, d’une extraordinaire fécondité (Connaissance de l’Est, reportage poétique sur la
Chine, 1895-1909 ; Art poétique, 1904 ; Partage de midi, 1906 ; Cinq grandes Odes, 1908)
tandis qu’il élaborait une rhétorique personnelle dont la forme typique est le verset « ce
vers qui n’avait ni rime ni mètre », accordé au souffle humain. Revenu en Europe, il fut
successivement consul de France à Prague, Francfort, Hambourg, puis il quitta l’Allemagne
en 1914. Ministre plénipotentiaire à Rio de Janeiro, puis à Copenhague, il faut nommé
ambassadeur de France à Tokyo (1921), à Washington (1927) puis à Bruxelles, son dernier
poste (1933-1936). Durant cette période, il acheva l’Otage (1909), L’Annonce faite à Marie
(1912), Le Pain dur (1914), Le Père humilié (1916), Le Soulier de Satin (1924, publié
en 1929). Après avoir échoué à l’Académie française (1935), il y fut triomphalement élu
en 1946. Retiré dans sa propriété à Brangues, en Dauphiné, il consacra les dernières
années de sa vie à l’exploration fervente et au commentaire à la fois lyrique et familier des
textes bibliques (Présence et prophétie, 1942 ; L’Apocalypse, 1952). Issue du symbolisme,
marquée d’abord par Wagner et par Nietzsche, puis par l’apologétique catholique et les
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Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre
mystiques espagnols, enfin par la Bible, la pensée de Claudel a reçu aussi l’imprégnation
des philosophies d’Extrême-Orient et celle des tragiques grecs (traduction de L’Orestie
d’Eschyle, 1916). Ces multiples influences l’ont confirmé dans une conception de la poésie
qui en fait l’égale de l’action. Plongeant « au fond du défini pour y trouver l’inépuisable », le
poète recrée le monde par une « co-naissance », en soulignant l’unité foncière du monde
des choses et de celui de l’esprit. Alliant la spiritualité chrétienne à un sens cosmique
païen, la parole du poète est désormais comme un sacrement. Cette vocation à l’universel
s’exprime dans une œuvre aux amples dimensions où les douleurs de la créature humaine,
magnifiées par un verbe somptueux et baroque, ne sont que des prétextes à la glorification
de l’amour de Dieu (Partage de midi) et à la célébration de deux puissances fondamentales
depuis le Moyen-Age et ennemies de toute révolte individuelle : l’Eglise et l’Empire.
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Bibliographie et ressources audiovisuelles
Bibliographie et ressources
audiovisuelles
AUTRAND, Michel, 1987, « Le Soulier de Satin » : étude dramaturgique, Paris, éd. H.
Champion, 151 pages, coll. Unichamp.
BARRAULT, Jean-Louis, 1959, Nouvelles réflexions sur le théâtre, Paris, éd.
Flammarion, 283 pages, coll. Bibliothèque d’Esthétique.
BARTHES, Roland, 2002, Ecrits sur le théâtre, Paris, éd. du Seuil, 358 pages, coll.
Points.
BRECHT, Bertolt, 1970, Petit Organon pour le théâtre : 1948 [Kleines Organon für das
Theater] Additifs au Petit Organon pour le théâtre, 1954 Paris, éd. de l’Arche, 120
pages.
LAMIZET, Bernard, 1992, Les lieux de la communication, Liège, éd. Mardaga, 347
pages, coll. Philosophie et langage.
RECOING, Eloi, 1991, « Le Soulier de Satin », Paul Claudel, Antoine Vitez : journal de
bord, Paris, éd. Le Monde éditions, 138 pages.
SIEFFERT, René, 1979, Nô et Kyôgen : automne, hiver, Paris, éd. Publications
orientalistes de France, 584 pages, coll. Les œuvres capitales de la littérature
japonaise.
www.arte.tv/fr : vidéo de la représentation du Soulier de Satin, enregistrée dans son
intégralité le 21 mars 2009.
France Actualités, le 26 novembre 1943, répétitions à la Comédie Française, 40s.
www.ina.fr :
Midi 2, le 9 juillet 1987, extrait du « Soulier de Satin » mis en scène par A. Vitez à
Avignon, 01min 02s. www.ina.fr :
Quarante degrés à l'ombre de la trois, le 20 juillet 1987, « Le Soulier de Satin » de Paul
Claudel au Palais des papes, 02min 27s. www.ina.fr :
J'aime à la folie, le 17 août 1987, Antoine Vitez met en scène « Le Soulier de Satin » de
Claudel au festival d'Avignon, 11min 30s. www.ina.fr :
Pages 3 spectacles, le 26 janvier 1980, Jean-Louis Barrault présente « Le Soulier de
Satin », 03min 48s. www.ina.fr :
JT Nuit, le 15 décembre 1958, extrait de la pièce « Le Soulier de Satin » de Claudel,
04min 06s. www.ina.fr :
Le 27 mars 1989, présentation par Antoine Vitez de la pièce « Le Soulier de Satin »,
03min 38s. www.ina.fr :
LEGEAIS Mathilde_2009
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