20e Journées
La douleur de l’enfant. Quelles réponses ?
2-4 décembre 2013
www.pediadol.org 75
Empathie et douleur :
la perception de la douleur d’autrui
Dr Nicolas Danziger
Neurologue, département de neurophysiologie clinique et consultation de la douleur,
groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière, Paris
Lapratiquemédicalemoderne,centréesurlʹinvestigationàviséediagnostiqueetsurletraitement
étiologique,alongtempsappréhendéladouleuruniquementcommeunindicesusceptiblede
guiderlecliniciendanssarecherchedescausesdelamaladie.Danscecontexte,lʹévaluation
précisedelʹintensitédeladouleuretlʹoptimisationdutraitementantalgiqueétaientloinde
constituerunepriorité.Sidenosjoursladouleurdespatientssembleglobalementmieuxpriseen
compte,enparticulierdufaitdelagénéralisationprogressivedʹéchellesdʹévaluation(tellesque
lʹéchellevisuelleanalogique),sonestimationparlemédecinoulepersonnelsoignantreste
soumiseàdenombreuxbiaisquinuisentsouventàlaqualitédelapriseenchargeantalgique.
Une tendance générale à la sous-estimation
de la douleur des patients
Denombreusesétudescliniquesontmontréquelessoignantsmédecinsetinfirmières
principalementavaientgénéralementtendanceàsousestimerladouleurdeleurspatients.Par
exemple,dansuneétudeportantsurlʹestimationdelʹintensitédeladouleurressentiepardes
patientsadmisauxurgences,lescorededouleurrapportéparlespatientseuxmêmessʹélevaità
7,7±2,2suruneéchellenumériquede0à10,tandisquelʹévaluationfaiteparlesinfirmières
devantlesprendreenchargeétaitseulementde4,2±2,3[1].Cettetendanceàsousestimerla
douleurdespatientsneselimitepasaucontextecliniquedesurgencesetconcerneaussibienla
douleuraiguëqueladouleurchronique.Ainsi,uneétudeportantsur738patientsconsultantleur
médecingénéralisteenraisondʹunedouleuramisenévidenceunetrèsfaibleconcordanceentrela
douleurrapportéeparlepatientetlʹestimationfaiteparlemédecin,etceindépendammentdu
typededouleur:dans37%descaslʹévaluationparlemédecineffectuéeàlʹaidedʹuneéchelle
visuelleanalogiquede100mmétaitinférieuredeplusde20mmàcelledupatientetcetécart
atteignaitmême40mmdans20%descas[2].
Unetellesousestimationsystématiquedeladouleurdʹautruiaégalementétéobservéedansle
cadredʹétudesexpérimentalesportantsurlʹévaluationdeladouleuràpartirdelʹexpressionfaciale
despatients.Danscecontexte,lasousestimationdeladouleurdʹautruisembleliéeaufaitque
certainsindicesdʹintensitédeladouleur,pourtantprésentssurlevisagedeceluiquisouffre,ne
sontpascorrectementdécodésparlʹobservateur[3].
20e Journées
La douleur de l’enfant. Quelles réponses ?
2-4 décembre 2013
76 www.pediadol.org
Principaux biais de jugement
dans l'estimation de la douleur d'autrui
Biais de jugement liés au sexe, à l'origine ethnique
et à l'âge du patient
Pourtenterdʹexpliquercettetendancegénéraleàlasousestimationdeladouleurdʹautrui,
plusieursétudesontcherchéàidentifierdesfacteurssusceptiblesdʹinfluencerlejugementde
lʹobservateur.Lesrésultatsdecesétudessuggèrentquelesexe,lʹâge,lʹorigineethniqueetmême
lʹapparencephysiquedʹunpatientpeuventinterféreraveclʹestimationquelemédecinfaitdesa
douleuretinfluencerlechoixdutraitementantalgique.
Lesbiaisdejugementliésàlʹorigineethniquedupatientapparaissentparexempleclairement
dansuneétudeisraélienneportantsurlʹévaluationdeladouleurdeparturientesjuivesou
bédouineslorsdeleuraccouchement.Eneffet,danscetteétudelesmédecinsetlessagesfemmes
juifssousestimaientdefaçontrèssignificativeladouleurdespatientesbédouinesparrapportà
celledespatientesjuives,alorsquelʹintensitédeladouleurrapportéeparlespatienteselles
mêmesétaittoutàfaitsimilairedanslesdeuxgroupes[4].Cetteobservationcorroboreles
résultatsdeplusieursétudesfaitesauÉtatsUnismontrantquelespatientsappartenantàune
minoritéethnique(noirsethispaniques)bénéficientenmoyennedʹuntraitementantalgique
significativementmoindreparrapportauxpatientsblancssetrouvantdansdessituations
douloureusessimilaires[5].
Lesenfants,enparticulierlestoutpetits,subissentégalementsouventlesconséquencesdʹune
sousestimationdeleurdouleurparlessoignants.Lareconnaissancedeladouleurdunouveau
etledéveloppementdʹoutilsdʹévaluationspécifiquementdestinésàlʹévaluationdeladouleurde
lʹenfantenfonctiondesonâgeconstituentdesétapesrelativementrécentesdanslʹhistoiredela
pédiatrie[6].Certainsprésupposésontlongtempsconduitàconsidérerlescrisetlʹexpression
facialededouleurdesnouveaunéscommedesréactionsautomatiquesnonliéesàuneexpérience
consciente,justifiantainsilaréalisationdʹinterventionschirurgicalessansanesthésie.Desdonnées
récentessuggèrentqueladouleurdelʹenfantcontinuedʹêtrelargementignoréedanslapratique
médicalecourante.Àtitredʹexemple,uneanalysecomparativedesmodalitésdetraitement
antalgiquedʹenfantsetdʹadultesadmisauxurgencesdansuncontextededouleuraiguëliéeàune
fracture,àunebrûluredu2eoudu3edegréouàunecrisedrépanocytaireamontréunesous
prescriptiondʹantalgiquesnettementplusprononcéechezlesenfants,afortiorichezceuxdont
lʹâgeétaitinférieurà2ans[7].Leshandicapésetlessujetsâgés,surtoutsʹilsprésententdes
troublescognitifs,sontsouventvictimesdumêmegenredestéréotypes,endépitdufaitque
plusieursétudesaientsoulignélafiabilitédelʹexpressionfacialecommeindicedelʹintensité
douloureusedanscetypedesituationslacommunicationverbalepeutsʹavérerdéficiente[8].
Biais de jugement liés à l'intensité de la douleur
et à l'absence de preuve étiologique
Lʹintensitédeladouleuralléguéeparlepatientetledegrédecertitudequantàsonétiologiesont
égalementsusceptiblesdʹinfluencerlejugementdumédecin:cedernieraeneffetdʹautantplus
tendanceàsousestimerladouleurdupatientquelʹintensitédecelleciestélevéeetquʹaucune
étiologienʹaétéclairementidentifiée.Lʹexistencedecesbiaisdejugementaétébiendémontréeà
lafoisdanslecontextedelaconsultationchezlemédecingénéraliste[2],dansceluidesurgences
(fig.1)[9],etdansunparadigmeexpérimentalutilisantdescascliniquesfictifs.Danscette
dernièreétude,desmédecinsinternistesdevaientévaluerlʹintensitédʹunedouleurde
20e Journées
La douleur de l’enfant. Quelles réponses ?
2-4 décembre 2013
www.pediadol.org 77
lombosciatiqueàpartirdesrécitsécritsdecasdifférantentreeuxquantàlʹintensitédeladouleur
rapportéeparlepatientetquantàlaprésenceouàlʹabsencedʹuneherniediscalevisiblesur
lʹimagerielombaire.Lʹécartentrelʹintensitédeladouleurrapportéeparlepatientetlʹestimation
faiteparlemédecinétaitnettementplusmarquéencasdedouleurélevéeetenlʹabsencedehernie
discalevisible[10],etcealorsmêmequelemédecinavaitconnaissancedelʹévaluation
quantitativefaiteparlepatientluimême.Cesdonnéessuggèrentdoncquecesontlespatientsqui
ontleplusbesoindevoirleurdouleurestiméeàsajustevaleur(dufaitdesaforteintensité)qui
risquentleplusdenepasêtrecrusetdenepasrecevoiruntraitementantalgiqueapproprié.Elles
montrentparailleursquelemédecin,lorsquʹilévalueladouleurdʹautrui,demeuresouvent
prisonnierdʹunmodedepenséeanatomocliniqueclassiquequipeineàintégrerlʹabsencede
corrélationentrelʹintensitédouloureuseetlʹimportancedeslésionsanatomiquesvisiblesqui
constituepourtantunfaitcliniquelargementdémontré,enparticulierdanslecontextedela
douleurchronique.
Cause
2,0
2,5
3,0
3,5
4,0
4,5
5,0
5,5
6,0
6,5
Évidente Non évidente
Estimation moyenne de l'intensité douloureuse
Patients
Médecins
Fig. 1. Estimation de l'intensité douloureuse de patients admis aux urgences par les patients eux-mêmes (ronds) et
par les médecins (carrés), selon que la cause de la douleur paraissait évidente ou non, d’après [9].
On notera que la sous-estimation de la douleur par les médecins est d'autant plus marquée que l'intensité
rapportée par les patients est élevée et que la cause de la douleur n'est pas évidente.
Danslapratiqueclinique,lesconséquencesdecesbiaisdejugementsontmajeures,commeen
témoignentlagrandefréquencedelasousestimationdeladouleurdespatientsetlerecours
souventabusifàunschémaexplicatifdetypepsychosomatiquedansdessituationsles
examenscomplémentairessʹavèrentnormaux,tellesqueparexemplelesnévralgies
cervicobrachialeschroniquessecondairesàuncoupdulapin,lafibromyalgieoules
polyneuropathiesdouloureusestouchantexclusivementlesfibressensitivesdefincalibre.Cedéni
deladouleurdʹautruisetrouvemalheureusementaggravéparleclimatdesuspicionquipèse
parfoissurlepatient,enparticulierdanslecontextedelʹexpertisemédicale,quantauxéventuels
bénéficessecondairesquʹilpourraittirerdesadouleur.Plusieursétudesexpérimentalesont
dʹailleursbienmontréquelesimplefaitdesuggéreràunobservateurquecertainspatients
pourraientsimulerladouleur(parexempleenvuedʹobtenirdesnarcotiques)conduitàunesous
estimationplusprononcéedeladouleurdʹautruiàpartirdelʹexpressionfaciale[11,12].
Autres biais de jugement potentiels
Lʹexpériencepréalabledelʹobservateurpeutaussiinfluencersonestimationdeladouleurdʹautrui,
etcedefaçontrèsdifférenteselonlapositionquʹiloccupevisàvisdusujetdouloureux.Ainsi,par
20e Journées
La douleur de l’enfant. Quelles réponses ?
2-4 décembre 2013
78 www.pediadol.org
Ainsi,parrapportàungroupetémoin,lesprochesdʹunpatientdouloureuxchroniquesontils
plusàmêmedʹestimercorrectementlʹintensitédeladouleurdʹautruiàpartirdelʹexpression
faciale,tandisquedeskinésithérapeutesayantlʹhabitudedeprendreenchargedespatients
douloureuxchroniques,etdonccensésavoirunjugementparticulièrementsûrdanscedomaine,
ontaucontrairetendanceànettementsousestimerladouleurexpriméesurlevisagedespatients
[13].
Nousavonsparailleursmontrérécemmentquelespatientsdépourvusdesensationdouloureuse
depuisleurnaissance(parabsenceoudéfautdefonctionnementdesfibresnerveuses
périphériquesdefincalibre)avaientglobalementtendanceàsousestimerladouleurdʹautruilors
descènesdeblessureoudʹaccidentdépourvuesdʹindicesémotionnelsdedouleurtelsque
lʹexpressionfacialeoulavocalisation[14].Defaçonintéressante,lʹestimationparcespatientsde
lʹintensitédeladouleurd’autruiétaitétroitementcorréléeàleurcapacitéd’empathie,mesuréeà
lʹaidedʹunquestionnaire:lespatientspeuempathiquesavaienttendanceànettementsousestimer
ladouleurdʹautrui,tandisquelespatientsdotésdecapacitésdʹempathieélevéesparvenaientà
lʹestimercorrectement.Chezlessujetssains,enrevanche,aucunecorrélationnʹétaitobservéeentre
lʹestimationdeladouleurdʹautruietledegrédʹempathie.
Mécanismes cérébraux impliqués
dans la perception de la douleur d'autrui
Résonance émotionnelle et résonance somatomotrice
avec la douleur d'autrui
Cesdernièresannées,plusieursétudesutilisantlestechniquesneurophysiologiquesetdʹimagerie
cérébralefonctionnelleontcherchéàmieuxdéfinirlesmécanismescérébrauxdelaperceptionde
ladouleurdʹautrui.LesexpériencesdʹIRMfontfaitappelàdifférentsparadigmespourexplorer
l’activationcérébraleinduiteparladouleurd’autrui,telsquel’observationd’imagesreprésentant
dessituationsdouloureuses[15],devisagesexprimantunemimiquededouleur[16]oud’un
signalvisuelindiquantqueleconjointdusujettestéestentrainderecevoirunestimulation
électriquedouloureuse[17].Toutescesétudesaboutissentàuneconclusionsimilaire,àsavoirquʹil
existeuncertaindegréderecouvremententrelesrégionscérébralesactivéeslorsdelasensation
douloureuseéprouvéeàlapremièrepersonneetcellesactivéesàlavueoulorsdel’évocationdela
douleurd’autrui.Cerecouvrementconcerneenparticulierdesstructureslimbiquesconnuespour
leurrôledansladimensionaffectivedelʹexpériencedouloureuse(cortexcingulaireantérieuret
partieantérieuredelʹinsula,fig.2).Lerôledecetteactivationlimbiquedanslaperceptiondela
douleurd’autruiestsuggéréparlefaitqueleniveaud’activationdecesrégionssetrouveparfois
corréléaudegrédedouleurestimée.Certainsauteursontsuggéréquʹunetelleactivationpourrait
constituerlabaseneurophysiologiquedʹunprocessusde«résonanceémotionnelle»immédiateet
automatiqueavecladouleurdʹautrui,étendantainsiaudomainedesémotionslanotionde
«neuronesmiroirs»développéeàlafindesannées1980surlabasedʹexpériencesmontrantque
desneuronessituésdanslarégionfrontaleinférieurepouvaientêtreactivésàlafoislorsdela
réalisationeffectivedecertainsmouvementsetlorsdelaperceptiondecesmêmesmouvements
chezautrui.Seloncettethéorie,lʹobservateuractiveraitautomatiquementetsélectivementses
propresreprésentationsdʹuneémotiondonnéeàlavuedecetteémotionchezautrui,etcette
«simulationincarnée»(embodiedsimulation)permettraitunecompréhensionimplicitedelʹétat
émotionneldʹautruiàlabasedelʹempathie[18].
20e Journées
La douleur de l’enfant. Quelles réponses ?
2-4 décembre 2013
www.pediadol.org 79
Fig. 2. Activation du cortex cingulaire antérieur (haut) et de l'insula antérieure de façon bilatérale (bas)
à la vue de la douleur d'autrui, d’après [19].
Certainesdonnéesneurophysiologiquesrécentesontpermisdesoulignerquel’expérience
douloureused’autruipeutégalementêtre«incarnée»parl’observateursurunmodenon
seulementaffectifmaisaussisomatomoteur.Desexpériencesdestimulationmagnétique
transcrânienneonteneffetmontréquelʹexcitabilitédelacommandemotricedʹunmuscledela
maindiminuesignificativementlorsquelʹonobservechezautruicemêmemusclepénétréparune
aiguille,ledegrédecetteinhibitionmotriceétantétroitementcorréléaudegrédedouleursupposé
ressentiparlapersonnesubissantcettepiqûre(fig.3)[20].Enrevanche,aucuneinhibitiondela
commandemotriced’unmuscleAn’étaitobservéelorsquel’observateurvoyaitchezautruiun
muscleBdelamainpénétréparl’aiguille,cequiattestaitdelaspécificitésomatotopiquedecette
incarnationcorporelledeladouleurd’autrui.Dansuntelcontexte,ilsembledoncqu’une
correspondance«pointparpoint»s’établisseentrelecorpsdel’observateuretlecorpsdecelui
quisubitunestimulationdouloureuse.Pluslʹobservateuralacapacitédʹadopterlepointdevue
dʹautruioudesemettreàsaplace,pluslʹinhibitionmotriceàlavuedeladouleurdʹautruiest
importante[21].Àlʹinverse,lespatientsatteintsdusyndromedʹAspergerqui,parcomparaison
avecdessujetssains,ontuneplusgrandedifficultéàadopterlaperspectivedʹautruietontmoins
tendanceàadopteruncomportementconsolateurvisàvisdʹunindividuendétresse[22],ne
présententpascephénomènederésonancesomatomotriceavecladouleurdʹautrui[23].
1 / 9 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans l'interface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer l'interface utilisateur de StudyLib ? N'hésitez pas à envoyer vos suggestions. C'est très important pour nous!