AQMI, u n e f i l i a l e d’al-Qa ï d a
o u o r g a n i s a t i o n a l g é r i e n n e ?
Djallil Lo u n n a s *
in t r o d u c t i o n
Malg un passé récent tragique, sanglant et marq par l’extme violence
des années 1990, l’Algérie était pour la première fois de son histoire frappée
le 11 avril 2007 par une vague d’attentats-suicide islamistes. Jusque-là les
groupes armés islamistes n’avaient presque jamais eu recours en tant que
modus operandi aux attentats-suicide. Les rares attaques de ce type avaient
été le résultat de décisions individuelles et non de stratégies du GIA 1
, de
l’AIS 2
ou plus tard du GSPC 3
. Cependant, entre-temps, ce dernier avait pris,
en janvier 2007, le nom d’AQMI tandis que son chef, Abdelmalek Droukdel,
alias Abou Moussab Abdelwadoud, déclarait : « Les enfants d’Okba et de
* Djallil Lounnas, docteur en sciences politiques, est professeur-assistant à l’École
de gouvernance et d’économie (EGE) de Rabat et chercheur au Centre des études
et de recherches sur l’Afrique et la Méditerranée (CERAM). Il a publié notamment
dans Foro Internaciona, « L’islamisme au Maghreb à l’aube du printemps arabe »
paraître en janvier 2012), un chapitre intitulé « AQMI : résilience et changements
d’une organisation » dans une étude réalisée en octobre-décembre 2010 pour le
compte de la Defense and Research Center of Canada sur les guerres asymétriques,
« La guerre civile algérienne et la communauté internationale, 1989-1999 » dans la
revue MERIA (mars 2008) et « L’islamisme : de la révolution à l’intégration » dans
la revue Dire (printemps 2007).
1. Groupe islamique armé (GIA), groupe radical armé d’inspiration salafiste dont
les attaques ont fait plusieurs dizaines de milliers de morts, notamment civils. Créé
en 1992, il fut totalement démantelé en 2003.
2. Armée islamique du Salut (AIS), le bras armé du front islamique du Salut (FIS),
c’est un groupe d’inspiration djazairiste (algérianiste). Très active entre 1992 et 1997,
l’AIS cessa les combats en octobre 1997 suite à un accord avec le gouvernement
algérien. Elle s’est auto-dissoute en 1999.
3. Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), créé en 1998 après sa
rupture avec le GIA, suite aux massacres de civils qu’il avait pertrés. C’est le principal
groupe armé encore en activité en Algérie. Il a fait algeance à Al-Qaïda en 2006, avant
de prendre pour nom Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en février 2007.
Maghreb-Machrek, N° 208, Été 2011
Tarek sont de retour 4
. » Pour légitimer son combat, il se référait aux sources
de la conquête islamique du Maghreb 5
et affichait ainsi une volonté de
retour aux valeurs originelles et constitutives de l’islam.
Initié dans les maquis algériens, sultat du long processus des années 1990,
la création en 2007 d’AQMI, et son maintien depuis, n’a pu voir le jour sans
une réévaluation complète des méthodes de guerre attentats-suicide et
prises d’otages auxquelles recourt « la maison mère », Al-Qaïda centrale 6
.
Et, s’il est avéré qu’AQMI a un temps adopté le mode opératoire des groupes
de Ben Laden et eu recours à la même stratégie de communication la
diffusion de vios montrant « les kamikazes » et poursuivant les mes buts
idéologiques –, cette décision a provoqué de profondes divisions obligeant
AQMI à se repenser et à adopter une nouvelle stratégie à partir de 2010.
On y verra l’émergence d’un processus, inévitable, d’institutionnalisation
d’une organisation active processus résultant des tensions exercées sur
ses membres au cours de leurs interactions par la confrontation entre les
conditions de leurs environnements interne (valeurs, règles, normes et
croyances de la population de leur appartenance) et externe (domaine de
l’action), d’une part, et celles, d’autre part, de leur maison mère officiellement
imposées par le statut d’affilié et diffusés par son leadership.
Pour rappel, le modèle de Richard Scott 7
offre une grille d’analyse
d’une organisation active fondée sur l’observation de ses trois « piliers
institutionnels », qui nissent au terme du processus d’institutionnalisation,
son identité sociale, en l’occurrence celle d’AQMI identité pouvant
éventuellement être, en raison de l’affaiblissement du leadership d’Al-
Qaïda et/ou de la domination de l’environnement interne, différente de celle
officielle de son affiliation. Ainsi, le pilier cognitif renvoie aux croyances,
idées, structures de pensées et aux conceptions en découlant ; le pilier
normatif, aux normes, codes, conventions et standards d’actions alors que
le pilier régulateur correspond aux règles, lois et armatures légales qui en
émanent. Aussi, leur analyse permettra de comprendre comment AQMI
a pu acquérir la nature et la dimension nécessaires pour être légitimes et
réussir à s’implanter durablement, c’est-à-dire en s’institutionnalisant, sans
être rejetée par son environnement interne. Cette analyse montre que les
règles, valeurs et schémas cognitifs de l’organisation, produits du processus
d’institutionnalisation, doivent être à la fois compatibles avec celles de la
région de son implantation, « son environnement interne », et avec celles
de l’organisation dont elle se réclame.
4. Droukdal fait référence à Okba ben Nafi et Tarek ibn Zeyad, généraux des
armées musulmanes de l’Empire omeyyade (661-750). Okba conquiert le Maghreb
en 680 tandis que Tarek fait la conquête de l’Andalousie en 711.
5. Cité dans M. Guidère, Al-Qaïda à la conquête du Maghreb. Le terrorisme aux
portes de L’Europe, Paris, éditions du Rocher, 2007, p. 9.
6. Par Al-Qaïda centrale, nous faisons référence aux groupes d’Al-Qaïda en
Afghanistan et au Pakistan, dirigés par Oussama Ben Laden.
7. R. W. Scott, Institutions and Organizations, Thousand Oaks, Sage, 2001.
38 Djallil LOUNNAS
le p i l i e r c o g n i t i f
La matrice idéologique d’Al-Qaïda centrale : le salafisme djihadiste
Le salafisme vient du mot salafiyya, qui fait référence aux pieux
prédécesseurs (al-Salaf al-Salihoun) de l’époque du Prophète, de ses
compagnons et de ses quatre successeurs (Khoulafa al-Rachidoun)
jusqu’en 661. Ceux-là même qui s’en réclament prétendent suivre la voie du
Prophète et de ses successeurs 8
. À l’origine, ce mouvement réformiste luttait
contre l’invasion coloniale et l’impérialisme européen 9
. Aujourd’hui, il
appelle à une stricte observation du Coran, des comportements du Prophète
et de ses compagnons (Sunna). Et pour cause, les salafistes ont une vision
très négative du monde actuel, la modernité ayant dégradé la pratique de
l’islam « des jours glorieux de l’Oumma ». Pour revenir à l’islam originel, il
faut donc combattre la modernité et « corriger la croyance et les pratiques
globales 10 » contemporaines 11. Le but étant de le purifier des hérésies,
en revenant à l’islam pratiqué par « les pères vertueux 12 ». Cette volonté
d’application à la lettre du « message » (le Coran) est la tendance la plus
dure et la plus rigide des mouvements islamistes.
Pour sa part, Al-Qaïda appartient au courant « salafiste djihadiste »
qui veut retourner à l’islam originel en ayant recours à la Guerre Sainte,
« le djihad ». Son chef irakien, Abou Mossab el-Zarquaoui, précisait que :
« Nous avons pris un engagement avec Dieu, celui de ranimer les principes
anciens et d’adhérer aux traditions des pieux successeurs (Khoulafa el-
Rachidoune) 13 ». Ce rigorisme wahhabite émergeant dans les années 1950-
1960 a profondément marqué Oussama Ben Laden qui s’est principalement
structuré, au niveau idéologique, autour de trois personnages : Sayyid Qotb
(1906-1966), Abu A’la Mawdoudi (1903-1979) et surtout Abdullah Azzam
(1941-1989).
Les écrits et les pensées de Qotb et de Mawdoudi constituent le socle
idéologique d’Al-Qaïda. Qotb était un frère musulman égyptien dont le
mouvement fut violemment réprimé par Nasser dans les années 1950-1960.
C’est lui qui, durant ces années de répression, a élaboré une vision du
8. J.-P. Filiu, « Définir Al-Qaïda », Critique internationale, n° 47, avril-juin 2010,
p. 112.
9. Ibid.
10. W. A. Meguid, « La Politique du régime égyptien à l’égard des islamistes »,
dans B. Kodmani-Darwish, M. Chartouni-Dubarry (dir.), Les États arabes face à la
contestation islamiste : travaux et recherches de l’IFRI, Paris, Ifri/Armand Collin,
1997, p. 100.
11. M. E. Stout, J. M. Huckabey, J. R. Schindler, J. Lacey, The Terrorist Perspective
Project: Strategic and Operational Views of Al-Qaeda and Associated Movements,
Annapolis, Naval Institute Press, 2008, p. 2.
12. Ibid., p. 100.
13. Ibid.
39
AQMI, une filiale d’Al-Qaïda ou organisation algérienne ?
monde, notamment musulman 14, qu’il qualifiait de « jahiliya », de barbarie
antéislamique. Cette vision, reprise par les islamistes révolutionnaires,
a marqué la rupture entre la doctrine traditionnelle initiale des Frères
musulmans et celle d’« accommodation » des pouvoirs arabes actuellement
en place. Selon lui, il est nécessaire de combattre cette jahiliya pour mettre
en place un État islamique à l’image de ce qu’avait pensé le Prophète en
son temps. Il devenait, pour établir son État islamique, nécessaire d’abattre
comme l’avait fait, en son temps, le Prophète, cette jahiliya 15. Comme
l’explique Gilles Kepel, dans cette perspective, « les membres du corps social
ne sont plus tenus pour musulmans » et sont ainsi accusés d’impiéet taxés
de « kofr » (impies). Dès lors, conformément à la conception de Qobt, faire
couler le sang de l’impie est licite. C’est essentiellement cette doctrine qui a
inspiré les islamistes révolutionnaires : les salafistes djihadistes 16.
Mawdoudi est, quant à lui, un penseur musulman pakistanais qui vivait
en Inde. Il a publié un ouvrage, Djihad dans l’islam qui prône le refus de la
Constitution d’un État musulman en Inde, et qui milite essentiellement, pour
la création d’un État islamique. Mawdoudi considère le nationalisme comme
kofr, le concept d’État-nation étant selon lui essentiellement européen 17. Il
s’est également inspiré de la pensée d’ibn Taïmiyya (1268-1323), penseur
musulman dont les thèmes sont encore aujourd’hui régulièrement repris
par les leaders d’Al-Qaïda, dont notamment celui de « Tawhid » (l’unité de
Dieu). Pour ibn Taïmiyya, Allah est « le seul souverain de l’univers et, à
ce titre, c’est à lui seul que l’on doit dévotion et obéissance 18 ». De ce fait,
« l’obéissance aux lois des hommes est un acte de grave impiété, passible de
la peine de mort 19 ». Ce faisant, Mawdoudi a théoril’islam en une doctrine
politique, transformant, ainsi, cette religion en une idéologie politique.
Enfin, Abdullah Azzam, Palestinien proche des Frères musulmans
jordaniens, est considéré par beaucoup comme le véritable fondateur d’Al-
Qaïda. Azzam a créé en 1984 à Peshawar en pleine guerre d’Afghanistan
contre les Soviétiques le bureau des services alors chargé de mobiliser des
jeunes du monde arabe. C’est lui qui, ayant recruté Oussama Ben Laden,
en est considéré comme le père spirituel. Cette guerre et cette victoire des
Afghans contre les Soviétiques a été un moment décisif pour l’ensemble
des futurs leaders d’Al-Qaïda car elles démontraient qu’il était possible
de battre une grande puissance (URSS en 1987) et la forcer à quitter le
Moyen-Orient 20. Azzam a pour la première fois prononcé le mot « Qaïda »
14. G. Kepel, Djihad. Expansion et déclin de l’islamisme, Paris, Gallimard, 2000,
p. 29.
15. Ibid.
16. Ibid., p. 30.
17. Ibid., p. 32.
18. M. E. Stout, J. M. Huckabey, J. R. Schindler, J. Lacey, op. cit., 2008, p. 8.
19. Ibid.
20. B. Riedel, The Search for Al-Qaeda: its Leadership, Ideology and Future,
Washington, Brookings Institution Press, 2008, p. 7.
40 Djallil LOUNNAS
(la base). En avril 1987, il considérait comme impérative 21 la mise en place
d’une « base solide » dans le monde arabe. Selon lui, « le mouvement
islamique ne sera capable d’établir son projet de société que grâce à un
djihad populaire général dont le mouvement en sera le cœur battant et le
cerveau brillant… La société islamique a besoin de naître, et sa naissance
se fera dans la douleur et dans la peine 22 ». Début 1988, il énumère dans
la revue al-Djihad plusieurs règles qui donneront forme au « groupe pieux
et d’avant-garde des pionniers », constitutives des fondements d’Al-Qaïda.
Assassiné en 1989, dans des circonstances non élucidées, d’Azzam exerce
encore une forte influence.
C’est à partir de ces différents courants de pensées que Ben Laden, porté
par Ayman al-Zawahiri, fonde en août 1988 en Afghanistan sa base militaire
(Qaïda el-Asskariya) un camp d’entraînement pour les volontaires au djihad,
bientôt suivie par la création d’une base de données (Qaïda el-Maalumat) 23.
C’est de ce lieu qu’il lance, en août 1996, une déclaration de guerre aux
États-Unis qui fait référence aux « hadiths » (les paroles du Prophète) et à
ibn Taïmiyya dans laquelle il rappelle les souffrances infligées par « l’alliance
judéo-croisée » aux musulmans l’occupation des lieux saints en Arabie
Saoudite par les États-Unis étant considérée comme le plus grand affront
contre l’islam 24.
Organisation apocalyptique 25 se réclamant de la parole divine, Al-
Qaïda utilise implacablement la violence collective. « Révolutionnaires
internationalistes 26 », ses adhérents se prévalent d’un islam rigoriste. Ainsi,
la révolution doit intervenir à l’échelle internationale et dans l’ensemble
de « l’Oumma », c’est-à-dire du monde islamique. Dans ce cadre, le Coran
y étant considéré comme « la véritable Constitution », ils rejettent tout
programme politique ou système d’élections. Ils ont de ce fait une vision
totalisante de l’ordre social, estimant dans leur imaginaire que la référence,
« l’âge d’or de l’islam », correspond à l’époque du Prophète et de ses quatre
successeurs.
Toute personne ou organisation se réclamant d’Al-Qaïda doit se rallier
à cette idéologie, à son mode de pensée et à sa perception du « système-
monde ». Cependant, dans le cas d’AQMI, de profondes divergences doctrinales
existent entre les mouvements islamistes maghrébins, notamment algériens,
et Al-Qaïda centrale.
21. J.-P. Filiu, Les Neufs Vies d’Al-Qaïda, Paris, Fayard, 2009, p. 49.
22. R. Gunaratna, Al-Qaïda : au cœur du premier réseau terroriste mondial, Paris,
éditions Autrement, 2002, p. 8.
23. J.-P. Filiu, op. cit., 2009, pp. 46-47.
24. G. Kepel, op. cit., 2000, p. 313.
25. Voir, à ce sujet l’excellente analyse de J.-P. Filiu, L’Apocalypse dans l’Islam,
Paris, Fayard, 2008.
26. G. Kepel, op. cit., 2000, p. 313.
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