AQMI, UNE FILIALE D `AL-QAïDA OU ORGANISATION ALGÉRIENNE

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AQMI, une filiale d’Al-Qaïda
ou organisation algérienne ?
Djallil Lounnas *
Introduction
Malgré un passé récent tragique, sanglant et marqué par l’extrême violence
des années 1990, l’Algérie était pour la première fois de son histoire frappée
le 11 avril 2007 par une vague d’attentats-suicide islamistes. Jusque-là les
groupes armés islamistes n’avaient presque jamais eu recours en tant que
modus operandi aux attentats-suicide. Les rares attaques de ce type avaient
été le résultat de décisions individuelles et non de stratégies du GIA 1, de
l’AIS 2 ou plus tard du GSPC 3. Cependant, entre-temps, ce dernier avait pris,
en janvier 2007, le nom d’AQMI tandis que son chef, Abdelmalek Droukdel,
alias Abou Moussab Abdelwadoud, déclarait : « Les enfants d’Okba et de
* Djallil Lounnas, docteur en sciences politiques, est professeur-assistant à l’École
de gouvernance et d’économie (EGE) de Rabat et chercheur au Centre des études
et de recherches sur l’Afrique et la Méditerranée (CERAM). Il a publié notamment
dans Foro Internaciona, « L’islamisme au Maghreb à l’aube du printemps arabe »
(à paraître en janvier 2012), un chapitre intitulé « AQMI : résilience et changements
d’une organisation » dans une étude réalisée en octobre-décembre 2010 pour le
compte de la Defense and Research Center of Canada sur les guerres asymétriques,
« La guerre civile algérienne et la communauté internationale, 1989-1999 » dans la
revue MERIA (mars 2008) et « L’islamisme : de la révolution à l’intégration » dans
la revue Dire (printemps 2007).
1. Groupe islamique armé (GIA), groupe radical armé d’inspiration salafiste dont
les attaques ont fait plusieurs dizaines de milliers de morts, notamment civils. Créé
en 1992, il fut totalement démantelé en 2003.
2. Armée islamique du Salut (AIS), le bras armé du front islamique du Salut (FIS),
c’est un groupe d’inspiration djazairiste (algérianiste). Très active entre 1992 et 1997,
l’AIS cessa les combats en octobre 1997 suite à un accord avec le gouvernement
algérien. Elle s’est auto-dissoute en 1999.
3. Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), créé en 1998 après sa
rupture avec le GIA, suite aux massacres de civils qu’il avait perpétrés. C’est le principal
groupe armé encore en activité en Algérie. Il a fait allégeance à Al-Qaïda en 2006, avant
de prendre pour nom Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en février 2007.
Maghreb-Machrek, N° 208, été 2011
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Djallil Lounnas
Tarek sont de retour 4. » Pour légitimer son combat, il se référait aux sources
de la conquête islamique du Maghreb 5 et affichait ainsi une volonté de
retour aux valeurs originelles et constitutives de l’islam.
Initié dans les maquis algériens, résultat du long processus des années 1990,
la création en 2007 d’AQMI, et son maintien depuis, n’a pu voir le jour sans
une réévaluation complète des méthodes de guerre – attentats-suicide et
prises d’otages – auxquelles recourt « la maison mère », Al-Qaïda centrale 6.
Et, s’il est avéré qu’AQMI a un temps adopté le mode opératoire des groupes
de Ben Laden et eu recours à la même stratégie de communication – la
diffusion de vidéos montrant « les kamikazes » et poursuivant les mêmes buts
idéologiques –, cette décision a provoqué de profondes divisions obligeant
AQMI à se repenser et à adopter une nouvelle stratégie à partir de 2010.
On y verra l’émergence d’un processus, inévitable, d’institutionnalisation
d’une organisation active – processus résultant des tensions exercées sur
ses membres au cours de leurs interactions par la confrontation entre les
conditions de leurs environnements interne (valeurs, règles, normes et
croyances de la population de leur appartenance) et externe (domaine de
l’action), d’une part, et celles, d’autre part, de leur maison mère officiellement
imposées par le statut d’affilié et diffusés par son leadership.
Pour rappel, le modèle de Richard Scott 7 offre une grille d’analyse
d’une organisation active fondée sur l’observation de ses trois « piliers
institutionnels », qui définissent au terme du processus d’institutionnalisation,
son identité sociale, en l’occurrence celle d’AQMI – identité pouvant
éventuellement être, en raison de l’affaiblissement du leadership d’AlQaïda et/ou de la domination de l’environnement interne, différente de celle
officielle de son affiliation. Ainsi, le pilier cognitif renvoie aux croyances,
idées, structures de pensées et aux conceptions en découlant ; le pilier
normatif, aux normes, codes, conventions et standards d’actions alors que
le pilier régulateur correspond aux règles, lois et armatures légales qui en
émanent. Aussi, leur analyse permettra de comprendre comment AQMI
a pu acquérir la nature et la dimension nécessaires pour être légitimes et
réussir à s’implanter durablement, c’est-à-dire en s’institutionnalisant, sans
être rejetée par son environnement interne. Cette analyse montre que les
règles, valeurs et schémas cognitifs de l’organisation, produits du processus
d’institutionnalisation, doivent être à la fois compatibles avec celles de la
région de son implantation, « son environnement interne », et avec celles
de l’organisation dont elle se réclame.
4. Droukdal fait référence à Okba ben Nafi et Tarek ibn Zeyad, généraux des
armées musulmanes de l’Empire omeyyade (661-750). Okba conquiert le Maghreb
en 680 tandis que Tarek fait la conquête de l’Andalousie en 711.
5. Cité dans M. Guidère, Al-Qaïda à la conquête du Maghreb. Le terrorisme aux
portes de L’Europe, Paris, éditions du Rocher, 2007, p. 9.
6. Par Al-Qaïda centrale, nous faisons référence aux groupes d’Al-Qaïda en
Afghanistan et au Pakistan, dirigés par Oussama Ben Laden.
7. R. W. Scott, Institutions and Organizations, Thousand Oaks, Sage, 2001.
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Le pilier cognitif
La matrice idéologique d’Al-Qaïda centrale : le salafisme djihadiste
Le salafisme vient du mot salafiyya, qui fait référence aux pieux
prédécesseurs (al-Salaf al-Salihoun) de l’époque du Prophète, de ses
compagnons et de ses quatre successeurs (Khoulafa al-Rachidoun)
jusqu’en 661. Ceux-là même qui s’en réclament prétendent suivre la voie du
Prophète et de ses successeurs 8. À l’origine, ce mouvement réformiste luttait
contre l’invasion coloniale et l’impérialisme européen 9. Aujourd’hui, il
appelle à une stricte observation du Coran, des comportements du Prophète
et de ses compagnons (Sunna). Et pour cause, les salafistes ont une vision
très négative du monde actuel, la modernité ayant dégradé la pratique de
l’islam « des jours glorieux de l’Oumma ». Pour revenir à l’islam originel, il
faut donc combattre la modernité et « corriger la croyance et les pratiques
globales 10 » contemporaines 11. Le but étant de le purifier des hérésies,
en revenant à l’islam pratiqué par « les pères vertueux 12 ». Cette volonté
d’application à la lettre du « message » (le Coran) est la tendance la plus
dure et la plus rigide des mouvements islamistes.
Pour sa part, Al-Qaïda appartient au courant « salafiste djihadiste »
qui veut retourner à l’islam originel en ayant recours à la Guerre Sainte,
« le djihad ». Son chef irakien, Abou Mossab el-Zarquaoui, précisait que :
« Nous avons pris un engagement avec Dieu, celui de ranimer les principes
anciens et d’adhérer aux traditions des pieux successeurs (Khoulafa elRachidoune) 13 ». Ce rigorisme wahhabite émergeant dans les années 19501960 a profondément marqué Oussama Ben Laden qui s’est principalement
structuré, au niveau idéologique, autour de trois personnages : Sayyid Qotb
(1906-1966), Abu A’la Mawdoudi (1903-1979) et surtout Abdullah Azzam
(1941-1989).
Les écrits et les pensées de Qotb et de Mawdoudi constituent le socle
idéologique d’Al-Qaïda. Qotb était un frère musulman égyptien dont le
mouvement fut violemment réprimé par Nasser dans les années 1950-1960.
C’est lui qui, durant ces années de répression, a élaboré une vision du
8. J.-P. Filiu, « Définir Al-Qaïda », Critique internationale, n° 47, avril-juin 2010,
p. 112.
9. Ibid.
10. W. A. Meguid, « La Politique du régime égyptien à l’égard des islamistes »,
dans B. Kodmani-Darwish, M. Chartouni-Dubarry (dir.), Les États arabes face à la
contestation islamiste : travaux et recherches de l’IFRI, Paris, Ifri/Armand Collin,
1997, p. 100.
11. M. E. Stout, J. M. Huckabey, J. R. Schindler, J. Lacey, The Terrorist Perspective
Project: Strategic and Operational Views of Al-Qaeda and Associated Movements,
Annapolis, Naval Institute Press, 2008, p. 2.
12. Ibid., p. 100.
13. Ibid.
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monde, notamment musulman 14, qu’il qualifiait de « jahiliya », de barbarie
antéislamique. Cette vision, reprise par les islamistes révolutionnaires,
a marqué la rupture entre la doctrine traditionnelle initiale des Frères
musulmans et celle d’« accommodation » des pouvoirs arabes actuellement
en place. Selon lui, il est nécessaire de combattre cette jahiliya pour mettre
en place un État islamique à l’image de ce qu’avait pensé le Prophète en
son temps. Il devenait, pour établir son État islamique, nécessaire d’abattre
comme l’avait fait, en son temps, le Prophète, cette jahiliya 15. Comme
l’explique Gilles Kepel, dans cette perspective, « les membres du corps social
ne sont plus tenus pour musulmans » et sont ainsi accusés d’impiété et taxés
de « kofr » (impies). Dès lors, conformément à la conception de Qobt, faire
couler le sang de l’impie est licite. C’est essentiellement cette doctrine qui a
inspiré les islamistes révolutionnaires : les salafistes djihadistes 16.
Mawdoudi est, quant à lui, un penseur musulman pakistanais qui vivait
en Inde. Il a publié un ouvrage, Djihad dans l’islam qui prône le refus de la
Constitution d’un État musulman en Inde, et qui milite essentiellement, pour
la création d’un État islamique. Mawdoudi considère le nationalisme comme
kofr, le concept d’État-nation étant selon lui essentiellement européen 17. Il
s’est également inspiré de la pensée d’ibn Taïmiyya (1268-1323), penseur
musulman dont les thèmes sont encore aujourd’hui régulièrement repris
par les leaders d’Al-Qaïda, dont notamment celui de « Tawhid » (l’unité de
Dieu). Pour ibn Taïmiyya, Allah est « le seul souverain de l’univers et, à
ce titre, c’est à lui seul que l’on doit dévotion et obéissance 18 ». De ce fait,
« l’obéissance aux lois des hommes est un acte de grave impiété, passible de
la peine de mort 19 ». Ce faisant, Mawdoudi a théorisé l’islam en une doctrine
politique, transformant, ainsi, cette religion en une idéologie politique.
Enfin, Abdullah Azzam, Palestinien proche des Frères musulmans
jordaniens, est considéré par beaucoup comme le véritable fondateur d’AlQaïda. Azzam a créé – en 1984 à Peshawar – en pleine guerre d’Afghanistan
contre les Soviétiques le bureau des services alors chargé de mobiliser des
jeunes du monde arabe. C’est lui qui, ayant recruté Oussama Ben Laden,
en est considéré comme le père spirituel. Cette guerre et cette victoire des
Afghans contre les Soviétiques a été un moment décisif pour l’ensemble
des futurs leaders d’Al-Qaïda car elles démontraient qu’il était possible
de battre une grande puissance (URSS en 1987) et la forcer à quitter le
Moyen-Orient 20. Azzam a pour la première fois prononcé le mot « Qaïda »
14. G. Kepel, Djihad. Expansion et déclin de l’islamisme, Paris, Gallimard, 2000,
p. 29.
15. Ibid.
16. Ibid., p. 30.
17. Ibid., p. 32.
18. M. E. Stout, J. M. Huckabey, J. R. Schindler, J. Lacey, op. cit., 2008, p. 8.
19. Ibid.
20. B. Riedel, The Search for Al-Qaeda: its Leadership, Ideology and Future,
Washington, Brookings Institution Press, 2008, p. 7.
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(la base). En avril 1987, il considérait comme impérative 21 la mise en place
d’une « base solide » dans le monde arabe. Selon lui, « le mouvement
islamique ne sera capable d’établir son projet de société que grâce à un
djihad populaire général dont le mouvement en sera le cœur battant et le
cerveau brillant… La société islamique a besoin de naître, et sa naissance
se fera dans la douleur et dans la peine 22 ». Début 1988, il énumère dans
la revue al-Djihad plusieurs règles qui donneront forme au « groupe pieux
et d’avant-garde des pionniers », constitutives des fondements d’Al-Qaïda.
Assassiné en 1989, dans des circonstances non élucidées, d’Azzam exerce
encore une forte influence.
C’est à partir de ces différents courants de pensées que Ben Laden, porté
par Ayman al-Zawahiri, fonde en août 1988 en Afghanistan sa base militaire
(Qaïda el-Asskariya) un camp d’entraînement pour les volontaires au djihad,
bientôt suivie par la création d’une base de données (Qaïda el-Maalumat) 23.
C’est de ce lieu qu’il lance, en août 1996, une déclaration de guerre aux
États-Unis qui fait référence aux « hadiths » (les paroles du Prophète) et à
ibn Taïmiyya dans laquelle il rappelle les souffrances infligées par « l’alliance
judéo-croisée » aux musulmans – l’occupation des lieux saints en Arabie
Saoudite par les États-Unis étant considérée comme le plus grand affront
contre l’islam 24.
Organisation apocalyptique 25 se réclamant de la parole divine, AlQaïda utilise implacablement la violence collective. « Révolutionnaires
internationalistes 26 », ses adhérents se prévalent d’un islam rigoriste. Ainsi,
la révolution doit intervenir à l’échelle internationale et dans l’ensemble
de « l’Oumma », c’est-à-dire du monde islamique. Dans ce cadre, le Coran
y étant considéré comme « la véritable Constitution », ils rejettent tout
programme politique ou système d’élections. Ils ont de ce fait une vision
totalisante de l’ordre social, estimant dans leur imaginaire que la référence,
« l’âge d’or de l’islam », correspond à l’époque du Prophète et de ses quatre
successeurs.
Toute personne ou organisation se réclamant d’Al-Qaïda doit se rallier
à cette idéologie, à son mode de pensée et à sa perception du « systèmemonde ». Cependant, dans le cas d’AQMI, de profondes divergences doctrinales
existent entre les mouvements islamistes maghrébins, notamment algériens,
et Al-Qaïda centrale.
21. J.-P. Filiu, Les Neufs Vies d’Al-Qaïda, Paris, Fayard, 2009, p. 49.
22. R. Gunaratna, Al-Qaïda : au cœur du premier réseau terroriste mondial, Paris,
éditions Autrement, 2002, p. 8.
23. J.-P. Filiu, op. cit., 2009, pp. 46-47.
24. G. Kepel, op. cit., 2000, p. 313.
25. Voir, à ce sujet l’excellente analyse de J.-P. Filiu, L’Apocalypse dans l’Islam,
Paris, Fayard, 2008.
26. G. Kepel, op. cit., 2000, p. 313.
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Djallil Lounnas
Le salafisme en Algérie : le malentendu avec Al-Qaïda centrale
Les radicaux islamistes algériens (à l’origine du GIA, et dont la scission a
fait émerger le GSPC, devenu AQMI) ont toujours affirmé leur appartenance
au courant salafiste, partageant en ce sens la même idéologie et la même
vision du monde qu’Al-Qaïda centrale. De ce fait, et comme le note Séverine
Labat 27, dès la création du Front islamique du salut 28 (FIS), la branche
radicale de ce parti, sous le leadership de son numéro deux, Ali Benhadj,
s’est revendiquée du salafisme.
Dans les faits, ceci s’est traduit par un strict mimétisme des faits et gestes
du Prophète Mahomet, jusque dans les détails de la vie quotidienne. Dans
certains bastions du FIS, de jeunes Algériens armés de bâtons sillonnaient
dans les années 1990 des quartiers entiers dans les villes et les villages, afin
« de commander le bien et pourchasser le mal » (Al amr bil maarouf oua
el-Nahya Aan el-Mounkar), interdisant la vente d’alcool, forçant les femmes
à porter le voile, exigeant des familles qu’elles démantèlent leurs paraboles,
les chaînes de télévisions occidentales, notamment françaises – sources de
perversion et de vices néfastes pour la société 29. En agissant ainsi, ils se
plaçaient dans la tradition et dans l’orthodoxie salafiste de rejet de l’Occident
et de toute modernité ainsi que dans une volonté de rétablir par la force si
nécessaire une société analogue à celle du Prophète.
Également, et bien qu’adhérant à un parti qui fait partie du jeu électoral
entre 1989 et 1992, Ali Benhadj déclarait, dans un entretien au journal algérien
Horizons : « Il n’y pas de démocratie parce que la seule source du pouvoir,
c’est Allah, à travers le Coran, et non le peuple. Si le peuple vote contre la
loi de Dieu, cela n’est rien d’autre qu’un blasphème. Dans ce cas, il faut tuer
ces mécréants pour la bonne raison que ces derniers veulent se substituer à
l’autorité de Dieu 30. » Benhadj, en salafiste orthodoxe, reprenait les thèses
avancées sur la démocratie par el-Qotb et Mawdoudi. C’est après l’interruption
du processus électoral de janvier 1992, suivi en février par la dissolution du
FIS, que les islamistes algériens ont opté pour le djihad. Le GIA, principal
groupe islamiste armé des années 1990, va se réclamer immédiatement de
l’idéologie salafiste et demande l’aide de l’organisation de Ben Laden. Il le
fera en s’appuyant sur ceux appelés alors les « Algériens afghans », plusieurs
centaines voire quelques milliers, qui avaient combattu, dans les années
1980, en Afghanistan aux cotés des moudjahidines afghans. Ainsi, Omar
27. S. Labat, Les Islamistes algériens : entre les urnes et le maquis, Paris, Le Seuil,
1995, p. 88.
28. Front islamique du Salut (FIS), parti qui a dominé l’échiquier politique
algérien entre 1989 et 1991 avant d’être dissous à la suite d’un coup d’État de l’armée
algérienne pour l’empêcher de prendre le pouvoir, suite à sa victoire aux élections
législatives de janvier 1992. Ce fut le début de la guerre civile en Algérie 1992-1999
qui a fait près de 200 000 morts.
29. M. Sifaoui, Al-Qaïda au Maghreb Islamique : le groupe terroriste qui menace
la France, Paris, éditions Encre d’Orient, 2010, p. 36.
30. Ibid., p. 40.
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Chikhi, un des membres dirigeants du GIA, explique que Ben Laden, dont
l’organisation comptait un grand nombre d’Afghans algériens, était en contact
permanent avec le GIA. « Il nous a même proposé de nous venir en aide et
c’est pour cela que Djamel Zitouni [chef du GIA à l’époque] m’a demandé
de me rendre au Soudan en 1994 pour le rencontrer. […] Outre son aide
financière, Ben Laden nous a aussi affecté plusieurs de ses éléments pour
participer à l’action armée 31. » Ceci fut confirmé par un autre membre du
GIA, Ali Kadouri, qui déclare que le nom de Ben Laden revenait souvent
au sein de son groupe, qu’il les aidait financièrement, leur fournissait le
matériel et assurait même l’entraînement des jeunes recrues dans ses camps
en Afghanistan et au Soudan 32. Abou Qoutada, prédicateur palestinien très
proche de Ben Laden, et dont les fatwas légitimaient les actions d’Al-Qaïda,
déclarait en 1994 à propos de Djamel Zitouni, le chef du GIA : « Il mène un
combat clairvoyant, s’appuyant sur des bases salafistes justes 33. »
Pourtant, dès le début, de profondes divergences apparaissent entre
le GIA et Al-Qaïda centrale et celles-ci qui vont lourdement peser sur les
transformations successives du mouvement salafiste armé en Algérie.
Tout d’abord, sur le plan idéologique, bien qu’il suivent les traditions
salafistes classiques, le salafisme algérien – ou « néo-salafisme », tel que le
qualifie Séverine Labat – est également influencé par les traditions religieuses et
politiques algériennes, en particulier le rite malékite. On retrouve de nombreuses
références à ibn Taïmiyya, à Sayyid Qotb et au wahhabisme. Toutefois, le
wahhabisme y est revisité par « les Oulémas » (les penseurs algériens classiques),
dont ben Badis et ses compagnons qui, tout en préconisant un retour aux
premières sources de l’islam, invitent les croyants à faire leur propre lecture
des textes révélés 34. Les Oulémas s’inspirent également de l’islam confrérique
très puissant au Maghreb, qui insufflent ainsi une dimension millénariste à
leur doctrine politique 35. Enfin, même si les salafistes algériens rejettent le
concept de nationalisme, ils se prévalent, ne serait-ce qu’inconsciemment, de
la tradition nationaliste algérienne, puisqu’ils font régulièrement référence à
la guerre de libération algérienne et à la présence continue de la France en
Algérie 36. Ainsi s’inscrivent-ils inconsciemment dans la poursuite d’une lutte
pour une indépendance mal acquise et incomplète. Ces divergences doctrinales,
qui ont rapidement opposé Al-Qaïda au GIA, sont révélées dans un échange de
lettres, datant de1955, entre Ayman el-Zawahiri et Djamel Zitouni, le chef du
GIA : « Nous ne considérons pas Sayyid Qotb comme faisant partie des Oulémas
qui ont eu la même compréhension que les Apôtres. […] Il est, de ce fait, tombé
dans l’hérésie… des errements trop évidents pour qu’on les énumère. […] Il
31. M. Mokeddem, Les Afghans algériens : de la Djamaa à Al-Qaïda, Alger, éditions
ANEP, 2002, p. 59.
32. Ibid.
33. Ibid, p. 89.
34. S. Labat, op. cit., 1995, p. 88.
35. Ibid.
36. M. Sifaoui, op. cit., 2010, p. 46.
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est clair que les ouvrages de Sayyid Qotb ne peuvent en aucun cas constituer
une référence 37 ». La dérive sanglante du GIA contre les populations civiles
achèvera leur rupture en 1996.
C’est dans ce contexte que le GSPC naît en 1998. Sa création avait été
jugée nécessaire par Ben Laden après sa rupture avec le GIA, qui l’avait
ainsi dénommé. La création de ce nouveau groupe par Hassan Hattab a
été supervisée par Ben Laden et par Abou Qoutada avec lequel Hattab
communiquait régulièrement.
À cet égard, on relèvera que dans son premier communiqué en septembre
1998, le GSPC affirme « la nécessité d’unir dans ses rangs tous ceux qui se
réclament de l’islam salafiste en Algérie 38 ». Il se place donc immédiatement
dans la matrice idéologique d’Al-Qaïda centrale : le salafisme. Parmi les
objectifs doctrinaux énoncés dans sa Charte figurent le combat contre le
régime algérien qui renie la Charia (la loi islamique), du djihad jusqu’à
l’admission de la primauté de la parole d’Allah et celui de la lutte contre
les idées et les théories étrangères, la laïcité et toute autre forme de pensée
qui irait à l’encontre du comportement d’un « salafi 39 ». Mais si le GSPC
confirme le retour de la mouvance radicale dans le giron salafiste et d’AlQaïda centrale, il ne situe son combat qu’en Algérie et ne fait aucune
mention d’une quelconque lutte contre des puissances étrangères 40. En
conséquence, à cause de son refus de se joindre au combat panislamiste
de Ben Laden suite aux attentas du 11 septembre et de l’invasion de l’Irak
en 2003, Hassan Hattab, « islamo-nationaliste » est écarté en octobre 2003
de la direction du GSPC par la faction d’Abdelmalek Droukdal 41 et remplacé
par Nabil Sahraoui. Cependant, si le nouveau chef du GSPC s’engage dans
un rapprochement avec Al-Qaïda, il souhaite préserver son indépendance.
Dans une entrevue accordée en 2004 au comité médiatique du GSPC, alors
qu’il présente ses excuses à Ben Laden pour leur manque de soutien à
Al-Qaïda, il évoque dans le même temps leur complémentarité, tout en
précisant l’inexistence de tout lien structurel entre leurs organisations 42.
Cette déclaration révèle clairement la volonté des islamistes algériens de se
revendiquer d’Al-Qaïda tout en restant maîtres de leurs décisions.
Après la mort de Sahraoui et de ses principaux lieutenants en juin 2004
son remplacement par Abdelmalek Droukdel sous le nom de guerre d’Abou
Moussab Abdel Woudoud précipite l’adhésion entière du groupe à Al-Qaïda
centrale – nom de guerre significatif dans la mesure où de nombreux
membres d’Al-Qaïda ont pour nom de guerre Abou Moussab 43.
37. M. Mokeddem, op. cit., 2002, p. 186.
38. M. Guidère, op. cit., 2007, p. 61.
39. Ibid., p. 63.
40. Ibid.
41. Ibid., p. 70.
42. Ibid., pp. 78-79
43. Référence à Moussab ben Omar, le compagnon et porte-étendard du Prophète,
tué au combat en 625 à la bataille d’Ouhoud.
AQMI, une filiale d’Al-Qaïda ou organisation algérienne ?
45
Il renforce ses contacts avec Al-Qaïda, notamment avec Abou Moussab
el-Zarqaoui, et s’applique à imiter méthodiquement l’organisation dans
tous ses aspects. C’est ainsi que, suivant son exemple en Irak, il lance un
magazine en ligne, al-Djamaa dans lequel, tout en reprenant la rhétorique
d’Al-Qaïda, il publie régulièrement des articles de maîtres à penser du
salafisme 44. Ainsi, les mots « apostat » et « tyran » de la lutte pour la défense
de l’Algérie, classiques de la propagande islamiste algérienne, vont être de
plus en plus remplacés par les expressions « croisés » et « coalition judéochrétienne » symboles chers à Al-Qaïda de la lutte contre « l’Occident croisé
pour la défense de l’Oumma ». Finalement, en septembre 2006, al-Zawahiri
confirme la place du GSPC dans l’orbite d’Al-Qaïda, tandis que Droukdel
formalise son allégeance dans une longue missive écrite dans le style le plus
pur de l’organisation centrale 45. En janvier 2007, le GSPC adopte le nom
d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI).
Cela étant, en faisant resurgir de profondes divergences au sein du
GSPC, cette allégeance à Al-Qaïda n’a pas été facile. Rappelons à cet égard
qu’un communiqué d’AQMI fait mention du long débat de ses membres
sur l’adhésion du groupe à l’organisation 46. Autre preuve de ces profondes
divergences : Droukdel a été obligé de négocier son allégeance à Ben Laden
en faisant la promesse aux dirigeants du GSPC de poursuivre le djihad
spécifiquement et prioritairement en Algérie, avant de le faire au niveau
régional et international 47. Enfin, il faut rappeler que Mokhtar ben Mokhtar,
un ancien d’Afghanistan, chef des phalanges du Sud, était opposé à cette
adhésion 48.
Ainsi, dès le début, le salafisme algérien s’est nettement différencié du
salafisme d’Al-Qaïda centrale. Traversé par différents courants, le salafisme
d’AQMI s’apparente plus à une affinité, voire à une certaine complémentarité
avec celui d’Al-Qaïda centrale, qu’à une adhésion complète et sans
réserve.
Le pilier normatif
Les valeurs d’Al-Qaïda centrale : l’Oumma, le djihad et le martyr
Dans ses normes de violence, ses objectifs et/ou ses valeurs, Al-Qaïda,
n’est pas très différente des organisations islamistes.
Son premier objectif est la restauration de l’Oumma, autrement dit de « la
communauté des musulmans », en transcendant les frontières des États44. M. Guidère, op. cit., 2007, p. 104.
45. Ibid., pp. 127-132.
46. Ibid., p. 130.
47. Ibid.
48. M. Mokeddem, Al-Qaïda au Maghreb islamique : contrebande au nom de l’islam,
Alger, éditions Casbah, 2010, p. 162.
46
Djallil Lounnas
nations 49 et en s’opposant au sécularisme. En effet, contrairement à sa logique
salafiste qui rejette le nationalisme, Al-Qaïda prône un communautarisme
religieux ; elle vise à regrouper l’ensemble des musulmans dans une même
nation guidée par la charia l’Oumma. Le mot Oumma provenant du
substantif Oum (la mère) – la source d’inspiration, la référence et, par
extension, l’origine de la pensée. En effet, utilisée près de 64 fois dans le
Coran et dans divers contextes, l’Oumma se réfère à la communauté qui
« appelle au bien et détourne du mal », celle « qui a reçu le message du
Prophète et se soumet à Dieu ». Elle symbolise aussi « le témoignage des
hommes, la communauté médiane », elle est « la meilleure, l’unique 50 ».
Dans la conception d’Al-Qaïda, l’Oumma procède « par inclusion » à la
construction d’une identité transnationale, exclusivement fondée sur l’islam.
Elle procède « par exclusion » à l’édification de plusieurs cercles d’adversité
dont en premier lieu le monde occidental « judéo-croisé », soutenu par les
régimes nationaux apostats en place 51.
La défense de l’Oumma agressée et violée revient comme un leitmotiv
dans les paroles des dirigeants d’Al-Qaïda. En effet, une grande partie des
écrits et des prises de parole d’al-Zawahiri, numéro deux de l’organisation,
est consacrée aux méfaits de l’Occident à l’encontre de celle-ci. Selon lui,
ce sont les politiques occidentales qui ont poussé les pays musulmans vers
le déclin, les divisant en États faibles et corrompus, dirigés par des leaders
qui en distribuent les richesses à l’Occident 52.
Al-Qaïda met en avant deux autres valeurs fondamentales qu’elle s’attache
à inculquer à ses partisans, celles-ci étant le corollaire de la première : celle
du djihad, la Guerre Sainte, et celle du martyr.
Ainsi, Abu Moussab al-Souri, un proche de Ben Laden, a rédigé une
Encyclopédie du Djihad, véritable manuel de référence de guérilla dans les
camps de Ben Laden en Afghanistan. Il y explique que les gouvernements
islamiques n’ont jamais été instaurés pacifiquement ou dans le cadre d’une
coopération 53. Pour lui, ils ne peuvent être, et ne seront, établis que « par
la plume et par les fusils, par les mots et par les balles, par la langue et par
les dents 54 ». De son côté, al-Zawahiri fait régulièrement référence à un
assaut des Croisés, des sionistes et des Indous contre le monde musulman
et l’Oumma 55. Il rappelle le déploiement américain en Arabie Saoudite et
s’en prend à l’État d’Israël, les deux étant perçus comme les occupants des
trois lieux saints de l’islam : la Mecque, Médine et Jérusalem. C’est pourquoi
49. M. Castells, The Power of Identity, Malden, Blackwell, 2010, p. 111.
50. Y. ben Achour, « Oumma islamique et droits des minorités », dans H. Pallard,
S. Tzitzis (dir.), Minorités, culture et droits fondamentaux, Paris, L’Harmattan, 2001,
p. 26.
51. Ibid., p. 27.
52. B. Riedel, op. cit., 2008, p. 25.
53. P. Garaude, Al-Qaïda, Paris, Larousse, 2010, p. 137.
54. Ibid.
55. B. Riedel, op. cit., 2008, p. 31.
AQMI, une filiale d’Al-Qaïda ou organisation algérienne ?
47
il faut absolument les contrer selon lui. Le djihad est donc nécessaire afin
de protéger l’Oumma et de recréer le califat. Pour al-Zawahiri, le djihad
constitue le devoir individuel de tout musulman afin « de combattre les
ennemis de l’islam, les incroyants et tous ces corrompus qui les soutiennent
en s’alliant avec eux 56 ».
Abdullah Azzam, quant à lui, a publié un ouvrage intitulé Rejoignez la
caravane dans lequel il écrit : « Quand l’ennemi pénètre en terre musulmane,
le djihad devient individuellement obligatoire, selon tous les juristes, les
Moufassirin et les Mouhadditin [les exégètes du Coran et les paroles du
Prophète]. […] Donner de l’argent, si grande que soit la somme, ne dispense
personne du djihad physique… Il reste obligatoire jusqu’à ce que la moindre
parcelle de terrain qui fut jadis islamique soit reconquise 57 ». Les limites
dans l’usage de la violence fixées par le Coran et le Prophète sont également
contournées puisque dans la préface de la déclaration du FIS pour le djihad
contre les Juifs et les croisés publiée le 23 février 1998, Ben Laden déclarait la
guerre, exhortant ses partisans ainsi : « Loué soit Dieu qui a révélé le Livre !…
Quand les mois interdits seront passés, alors combattez et massacrez les
païens partout où ils se trouvent, saisissez-vous d’eux, assiégez-les et guettezles dans tous les stratagèmes de la guerre 58 ! » La mort de civils innocents
est justifiée de manière simple et implacable. De la même façon, al-Zawahiri
justifie la mort des Occidentaux. Pour lui : « Les électeurs occidentaux votent
librement. Leurs peuples ont donc volontairement réclamé, soutenu, appuyé
la création d’Israël... Ils ne connaissent que le langage de leurs intérêts
soutenus par la force militaire brute… Nous devons parler le même langage
qu’eux… 59 »
Il est donc licite de les tuer. Finalement, pour lever toute objection dans
le cas où des civils innocents étaient tués, il dira : « Dieu reconnaîtra les
siens. » La voie est donc ouverte à tous les extrêmes et la violence au service
de l’Oumma en serait la norme.
Mais, au-delà de ces valeurs et normes fondamentales de l’ensemble des
combattants d’Al-Qaïda, c’est la valeur du « Chahid » (le martyr) qui, par
le fait d’y consentir, signe l’appartenance ou non à l’organisation et à son
idéologie. Le Chahid, dont le seul but est le triomphe de l’islam, représente
le don de soi, la valeur suprême.
En fait, l’islam fait une distinction très claire entre le « moudjahid » (le
combattant) et le Chahid. En effet, le martyr est dans la société musulmane
une figure intermédiaire entre le héros et le saint 60. Alors que le moudjahid
56. Ibid.
57. Cité dans R. Gunaratna, op. cit., 2002, p. 105.
58. Ibid., p. 106.
59. Cité dans G. Kepel, Fitna. Guerre au cœur de l’Islam, Paris, Gallimard, 2004,
p. 129.
60. F. Khosrokhavar, Les Nouveaux Martyrs d’Allah, Paris, éditions Flammarion,
2002, pp. 12-14.
48
Djallil Lounnas
est respecté et considéré comme un héros « parce qu’il a combattu pour
Dieu », le martyr est « celui qui est tombé dans le chemin de Dieu », pour
avoir lutté activement, voire violemment, contre l’oppresseur et l’hérétique.
C’est un sacrifice impliquant un combat dans lequel les deux adversaires
risquent leurs vies 61. Ainsi, le Chahid apparaît comme un combattant qui
paie de sa vie pour la lutte contre l’infidèle et dont la mort sacrée atteste
de la véracité et de la force de sa foi 62. À cet égard, un verset du Coran
précise que « combattre sur le chemin de Dieu, c’est obtenir la mort ou
la victoire : dans les deux cas, nous lui vaudrons un salaire magnifique »
(Coran, 4, 74).
En effet, au sein d’Al-Qaïda, la notion de martyr occupe une place centrale,
tant au niveau du mode opératoire qu’au niveau de la psychologie de ses
membres. À cet égard, Ben Laden déclarait en 1996 : « Ce que les occidentaux
ne comprennent pas, c’est que nous aimons autant la mort qu’eux sont
attachés à la vie. Mon plus grand regret est de ne pas être encore mort en
martyr, parce que cette vie est corrompue 63. » De ce fait, le martyr apparaît
dans la perspective d’Al-Qaïda comme étant le but commun qui soude non
seulement l’intégralité de ses membres, mais aussi l’ensemble de l’Oumma
dans ce djihad contre les mécréants et les apostats. Le sacrifice humain est
ainsi glorifié par plusieurs prédicateurs plus ou moins proches d’Al-Qaïda,
tel le Cheikh al-Qardaoui, un Égyptien vivant au Qatar : « Allah est juste.
Dans sa sagesse, il a donné aux plus faibles ce que les plus forts ne possèdent
pas, le pouvoir de transformer leur corps en bombe 64. »
Sublimé, qualifié de pur et de déterminé, le martyr et son culte sont des
éléments centraux de l’organisation. Rappelons qu’Ahmad al-Hazwani, un
des pirates de l’air du 11 septembre, avait écrit cinq mois avant ces attentats
que : « Le temps de l’humiliation et de la soumission est révolu. […] Allah, je
me donne à toi, accepte-moi comme martyr. Puissions-nous être soutenus
par tous les prophètes, le peuple saint, les martyrs et les fidèles 65. […] »
AQMI et Al-Qaïda centrale : similarité plutôt qu’identité des valeurs
Rapidement, après l’éviction de Hattab et le début de son rapprochement
avec Al-Qaïda centrale, le GSPC s’est inscrit dans la perspective d’une lutte
non plus uniquement « algéro-algérienne », mais plus globale, visant à
la libération de l’Oumma. À cet égard, lors d’une rare entrevue accordée
au New York Times, Droukdel, devenu entre-temps chef d’AQMI, déclare :
« Pourquoi ne devrions-nous pas nous joindre à nos frères, alors que toutes
ces nations sont unies contre les musulmans et les séparent 66 ? » Il invoque
61. Idid.
62. F. Khosrokhavar, op. cit.,2002, p. 22.
63. Cité dans P. Garaude, op. cit., 2010, p. 138.
64. Ibid., p. 139
65. Ibid., p. 141.
66. Voir “An Interview With Abdelmalek Droukdal”, The New York Times, 1er juillet
2008.
AQMI, une filiale d’Al-Qaïda ou organisation algérienne ?
49
plus précisément « les crimes perpétrés à Gaza, en Irak, en Afghanistan,
en Somalie, et en bien d’autres endroits. Ce sont des crimes perpétrés par
les alliés judéo-chrétiens 67. » Ainsi adopte-t-il la rhétorique de lutte de Ben
Laden et place le combat d’AQMI dans celui plus global de l’Oumma.
Ce faisant, le GSPC entame une véritable mutation en devenant une
branche d’Al-Qaïda, en se réclamant de ses fondements institutionnels,
dont notamment, ses valeurs, et en utilisant son discours. Cependant, au
niveau des valeurs, un problème fondamental reste en suspens, celui du
martyr. En effet, comme le souligne Luis Martinez, « l’engagement dans
l’islamisme armé des années 1990 n’a pas débuté sous le registre du martyr
ou du sacrifice, mais plutôt sous celui du changement social et politique 68. »
L’objectif est alors de renverser le pouvoir en place. De plus, les notions de
« martyr » et de « chahid » sont profondément ancrées dans l’imaginaire
collectif algérien. Elles puisent leur origine dans le souvenir de la guerre
d’indépendance et de ceux tombés pour cette cause durant cette période,
l’État algérien célébrant leur sacrifice en rappelant sans cesse et à tous son
million et demi de martyrs – dont des maquisards de l’ Armée de libération
nationale (ALN) ayant perdu la vie au combat et des civils algériens tués
par l’armée française. Les chahids célébrés par les groupes islamistes
armés dans les années 1990 sont quant à eux morts lors d’affrontements
avec les services de sécurité algériens. Ainsi, bien que la violence armée
ait été extrêmement dure et dévastatrice en Algérie, il n’y eut que très peu
d’attentats-suicide 69.
On se souvient également que le GSPC a massivement envoyé des Algériens
combattre en Irak dans les rangs d’Al-Qaïda sous les ordres d’al-Zarqaoui.
Celui-ci avait pour coutume de dire : « une âme fidèle pour cent infidèles »,
faisant ainsi référence à une brigade spéciale de volontaires martyrs qu’il avait
créée 70. De l’avis d’anciens d’Irak, cette brigade aurait fait « des merveilles »
et les biographies de « ses martyrs » ont été régulièrement publiées sur
Internet, suscitant l’admiration des radicaux islamistes. À cet égard, les
autorités américaines affirment avoir intercepté en 2005 150 Algériens
voulant rejoindre Al-Qaïda en Irak 71. Pourtant, même si le numéro deux
du GSPC, Abu el-Bara, un proche de Droukdel, approuve la conversion du
groupe en AQMI, il oppose cependant son veto aux opérations martyres.
Sa mort en janvier 2007 lors d’un accrochage avec les services de sécurité
change l’orientation du groupe sur cette question et soulève de profondes
divisions. Le 11 avril 2007, suite aux premiers attentats-suicide perpétrés
par AQMI, un communiqué indique : « Nous disons aux renégats et à leurs
67. Ibid.
68. L. Martinez, « Le cheminement singulier de la violence islamiste en Algérie »,
Critique Internationale 20 (juillet 2003), p. 166.
69. Le plus connu est celui contre le commissariat central d’Alger en janvier 1995
qui a fait 47 morts.
70. M. Guidère, op. cit., 2007, p. 92.
71. Ibid., pp. 172-173.
50
Djallil Lounnas
maîtres croisés : recevez la nouvelle de la venue des jeunes combattants
de l’Islam, qui aiment la mort et le martyr comme vous aimez la vie de
débauche et de délinquants 72. » Ainsi, le martyr, en tant que valeur venait
d’être adopté sans toutefois faire l’unanimité au sein d’AQMI.
Le pilier régulateur
Le mode opératoire d’Al-Qaïda centrale
Al-Qaïda utilise plusieurs techniques classiques de guérilla : voitures
piégées simultanément, embuscades, etc. Cependant, à côté de celles-ci,
deux modes opératoires « peu conventionnels » se dégagent : les attentatssuicide spectaculaires et les prises d’otages suivies d’exécutions.
L’attentat-suicide est « une action violente ayant des motivations
politiques et exécutée consciemment, activement et avec, a priori, l’intention
non seulement de tuer la cible, mais aussi de se tuer soi-même. La mort
garantie et planifiée de l’auteur constitue un pré-requis pour le succès
de l’opération 73. » Ces attentats sont, ainsi, la forme la plus agressive du
terrorisme, et les terroristes y ont recours quitte à perdre le soutien de
leur propre communauté 74. Cette forme de terrorisme se distingue par
le fait que l’auteur de l’attentat est prêt à mourir, sacrifice perçu comme
nécessaire autant par ses commanditaires que par lui-même 75. Ce faisant,
il signe ainsi sa complète adhésion au groupe terroriste, à sa cause et à la
légitimité d’un tel acte.
Al-Zawahiri, dans Les Cavaliers sous l’étendard du Prophète, attribue
principalement l’échec des soulèvements islamistes des années 1990, en
Algérie et en Égypte, principalement aux interventions d’une coalition
occidentale formée par les États, les ONG, les organisations multinationales,
etc. 76 Ces expériences du djihad auraient montré que « l’Occident est non
seulement impie, mais menteur et hypocrite, car les principes dont il se
regorge ne sont bons que pour lui les peuples musulmans ne pouvant en
jouir qu’à la façon dont l’esclave recueille les miettes de son maître 77. »
Aussi estime-t-il nécessaire d’y répandre la terreur, particulièrement aux
États-Unis, car « cela les forcera à mener eux-mêmes la bataille contre les
musulmans, à la place des dictatures qu’ils soutiennent, ou à reconsidérer
leurs plans après avoir reconnus l’échec de l’affrontement violent et
72. Cité dans L. Martinez, « Al-Qaïda au Maghreb islamique », ISS analysis,
novembre 2007, p. 2.
73. S. Shay, The Shahids: Islam and Suicide Attacks, New Brunswick, N.J.
Transaction Publishers, 2004, p. 6.
74. R. A. Pape, “The Strategic Logic of Suicide Terrorism”, American Political
Science Review 97, 3 août 2003, p. 345.
75. Ibid., p. 346.
76. G. Kepel (dir.), Al-Qaïda dans le texte, Paris, PUF, 2005, pp. 285-311.
77. Ibid., p. 287.
AQMI, une filiale d’Al-Qaïda ou organisation algérienne ?
51
injuste contre les musulmans 78 ». Étant donné, l’écrasante supériorité
technologique occidentale étant, al-Zawahiri juge nécessaire et légitime
de recourir à « des opérations martyres (istishad), parce qu’elles sont le plus
aptes à infliger des pertes terribles à l’ennemi, tout en étant peu coûteuses
en moudjahidines 79. » En clair, « ces opérations exigent, en se concentrant
sur les méthodes, de les rendre efficaces et humainement moins coûteuses
en moudjahidin 80. »
L’enlèvement d’otage suivi de leur exécution filmée répondent à la même
logique. Ainsi, pour A. Kydd, H. et B. Walter, l’un des premiers objectifs
de l’organisation serait de montrer à l’ennemi qu’elle est aussi puissante,
redoutable et déterminée à infliger à n’importe quel prix de lourdes pertes
au gouvernement ciblé 81. Cependant, la réalisation d’un tel objectif dépend
de la vulnérabilité du régime politique visé 82. Et pour cause, les images
mises en scène d’otages filmés sont pour les opinions publiques, notamment
occidentales, insoutenables et les incitent à se retourner contre leurs
gouvernements. Ainsi, dans les cas de l’Irak et de l’Afghanistan, ces images
ont pour but d’exercer une pression afin qu’ils se retirent de ces deux pays,
tout en créant des tensions entre les pays auxquelles appartiennent les
otages et les États-Unis 83. Enfin, leur diffusion sur le Net dans le monde
musulman s’inscrit dans la perspective d’apparaître comme les vengeurs
des humiliations occidentales à l’encontre de l’Oumma. On se souvient
encore de Nick Berg, otage américain décapité par al-Zarqaoui, qui portait
une tunique orange semblable à celles portées par les détenus d’Al-Qaïda à
Guantanamo. Cette diffusion coïncidait avec celle des images des sévices
infligés par des soldats américains aux prisonniers de la prison d’Abou
Ghraib à Bagdad. C’est un message à destination de l’Oumma invitant à
« rejoindre Al-Qaïda qui vous vengera ». Cette logique instrumentale tout
comme celle des attentats-suicide peut s’institutionnaliser en développant
conformisme et orthodoxie.
Aussi, tout groupe se revendiquant d’Al-Qaïda doit, pour être légitime,
s’efforcer de reproduire ces modes opératoires, marques identitaires
distinctives de l’organisation. En retour, une caution morale et religieuse
lui est fournie, de même que l’appui logistique, l’entraînement de
ses hommes et l’aide financière nécessaire. Ce faisant, ses actions
confirmeraient leur institutionnalisation et la réalité sociale du statut
officiel du groupe.
78. Ibid., p. 303.
79. Ibid., p. 307.
80. Cité dans G. Keppel, op. cit., 2004, p. 130.
81. A. Kydd, B. Walter, “The Strategies of Terrorism”, International Security,
n° 31, vol. 1, 2006, p. 59.
82. Ibid., p. 61.
83. A. Rodier, Al-Qaïda : les connexions mondiales du terrorisme, Paris, éditions
Ellipses, 2006, pp. 140-141.
52
Djallil Lounnas
Le mode opératoire d’AQMI : le grand malentendu.
Au niveau du mode opératoire, deux changements fondamentaux
consécutifs à la conversion du GSPC en AQMI, à savoir : l’apparition des
attentats-suicide, et celle des prises d’otage, relativement rares dans le passé,
la plus spectaculaire étant l’enlèvement d’une trentaine de touristes, en
mars 2003, dans le Sahara algérien 84.
Cependant, ces changements, objet d’un profond débat interne au sein de
la direction, n’interviennent pas aisément. En effet, en septembre 2006, au
moment de l’allégeance du GSPC à Al-Qaïda centrale et de son acceptation
en tant qu’AQMI par al-Zawahiri, Ahmed Zérabib, alias Abou el-Bara, devenu
numéro deux et mufti de cette nouvelle organisation, avait, bien que très
proche de Droukdel, imposé le caractère illicite des attaques contre des
civils 85. Il était totalement opposé aux attentats-suicide prônés par Al-Qaïda
centrale, même si, comme le souligne Mathieu Guidère, « le martyr » tenait
une place importante dans l’enseignement dispensé aux recrues. Sa mort
en janvier 2007 allait changer la donne.
En effet, son successeur, Abou Hassan Rachid el-Boulaidi, ainsi que
le chef des opérations d’AQMI 86, Zoheir Harik, alias Sofiane Fassila, ne
s’embarrassent 87 pas des principes d’el-Bara, d’autant que Droukdel, le chef
d’AQMI, voulait entériner son adhésion à Al-Qaïda centrale par une stricte
application de son mode opératoire. Enfin, rappelons que ce changement
coïncidait également avec le retour des Algériens qui avaient combattu
en Irak dans les rangs d’un groupe d’Al-Qaïda connu pour son recours
massif aux attentats-suicide. Ils en étaient revenus très influencés. On relève
également l’admiration de Droukdel pour « le courage » d’al-Zarqaoui qu’il
qualifiait de « lion ». Leur proximité ne laisse que très peu de doutes quant à
l’accueil favorable réservé par Droukdel à ses conseils notamment le recours
par AQMI aux attentats-suicide.
C’est ainsi que d’avril 2007 à fin 2009, l’Algérie connaît une vague
d’attentats-suicide sans précédent ciblant les édifices gouvernementaux et
publics, les forces de sécurité et même le président Bouteflika en septembre
2007. Des attentats-suicide frappent également le Maroc. C’est à cette
époque que Droukdel annonce la création « d’une brigade des martyrs »
sur le modèle de celle d’Al-Qaïda en Irak : « Nous avons décidé d’utiliser
les opérations martyres contre nos ennemis. […] La liste des candidats
84. Une partie des 32 touristes, en majorité des Allemands et des Autrichiens,
pris en otage en mars 2003 dans le Sud algérien, allaient être libérés après un assaut
de l’armée algérienne ; le reste fut libéré au nord du Mali, en échange du paiement
d’une rançon de 5 millions d’euros.
85. M. Guidère, op. cit., 2007, pp. 160-161.
86. Ibid., p. 160.
87. « Une année depuis l’attentat ayant ciblé le palais du gouvernement », elWatan, 7 février 2009.
AQMI, une filiale d’Al-Qaïda ou organisation algérienne ?
53
au martyr s’allonge chaque jour 88. » Par ailleurs, les journaux algériens
relèvent à plusieurs reprises l’arrestation de kamikazes potentiels, souvent
très jeunes et donc plus facilement embrigadables 89.
Ce changement dans AQMI s’est de plus accompagné d’une pratique
relativement peu répandue dans les années 1990, et même du temps du
GSPC, la prise d’otages étrangers. En effet, exception faite de l’épisode
de mars 2003 et de l’enlèvement des époux Thévenot en octobre 1993,
ainsi que du drame des moines de Tibhirine en 1996. Au temps du GIA,
les étrangers pris pour cible étaient généralement assassinés. Ces prises
d’otages touchent tout d’abord la population algérienne, puisque sur 375
enlèvements réalisés en 2006, 115 l’ont été par AQMI 90. Puis, impressionnée
par l’impact médiatique des prises d’otages étrangers en Irak, en Somalie et
en Afghanistan, AQMI adopte, dès 2007, ces mêmes procédés 91, légitimés
par des fatwas religieuses, souvent fondées sur des fatwas de l’époque des
croisades et aujourd’hui réinterprétées, qui rappellent à « ces étrangers
qu’ils se déplacent en territoires musulmans grâce à un visa donné par un
gouvernement ennemi, non musulman 92 ». « Des déplacements illégaux,
puisque non établis par contrat avec les musulmans », mettent, donc, ces
étrangers en situation d’ennemis. Dès lors, « faire couler leur sang devient
licite et leur argent peut être pris en toute légalité puisqu’il appartient
aux pays qui combattent l’islam et les musulmans 93. » Cela donne ainsi
libre cours à la prise d’otages de plusieurs dizaines d’étrangers de toutes
nationalités, aussi bien dans le Sud de l’Algérie que dans les pays du Sahel,
essentiellement le Mali et la Mauritanie. Cependant, ces deux modes
opératoires font apparaître deux différences majeures au sein d’AQMI.
Tout d’abord, les dissensions profondes au sein même du leadership
d’AQMI au sujet de cette introduction des attentats-suicide entraînent les
redditions dans les services de sécurité algériens de 81 émirs depuis 2008
dont celle d’Abou Abbas, ancien mufti d’AQMI, encourageant ses anciens
camarades « à revenir dans le droit chemin 94. » Ceci témoigne d’une
situation d’autant plus proche de l’anomie dans la direction d’AQMI, que
88. M. Guidère, op. cit., 2007, pp. 169-170.
89. Voir « Un dangereux groupe terroriste démantelé à el-Oued : cinq kamikazes
potentiels sous mandat de dépôt », L’Expression, 9 septembre 2008 ; S. Tlemcani
« Le GSPC calque son Mode opératoire sur celui d’Al-Qaïda en Irak », el-Watan,
16 décembre 2007.
90. M. Mokeddem, op. cit., 2010, p. 26.
91. Ibid.
92. Ibid., pp. 27-28.
93. M. Mokeddem, op. cit, 2010, p. 26.
94. M. S. Loucif, « La reddition massive des émirs continue : l’armée tient sa
mine d’informations », L’Expression, 18 juillet 2010.
54
Djallil Lounnas
des appels d’anciens chefs d’AQMI, du GIA et du FIS pour une fin de la
violence étaient lancés 95.
De son côté, la presse algérienne rapportait inlassablement la possibilité
de la reddition ou au moins de l’observation d’un début de trêve par Mokthar
Belmokhtar, chef de la zone du Sahel d’AQMI 96. Un autre indicateur de ces
tensions, voire de changement des institutions de l’organisation terroriste
maghrébine, est celui de la reddition au début de l’année 2009 de son chef
des opérations, Ali Bentouri, successeur de Zoheir Harik, le cerveau des
attentats-suicide d’AQMI, tué fin 2007 97.
Concernant les prises d’otages, il existe là encore une différence
majeure avec Al-Qaïda centrale. En effet, celles ordonnées par Ben Laden
en Afghanistan, au Pakistan ou en Irak avaient pour but d’obtenir des
concessions de la part des puissances occidentales, et plus spécifiquement
le retrait de leurs forces armées. Il s’agissait de transmettre un message
politique à ces puissances. De plus, à quelques exceptions près, la plupart
des otages avaient souvent été exécutés après quelques semaines seulement.
Dans le cadre d’AQMI, certes plusieurs dizaines d’étrangers avaient été
kidnappés, essentiellement par la phalange de Mokhtar Belmokhtar au Sud,
et par un autre de ses émirs au Mali, l’Algérien Abdelhamid Abou Zeid. Mais
en général tous avaient été libérés au bout de quelques mois en échange de
rançons, sauf pour trois d’entre eux, dont un seul aurait été exécuté toutefois
sans certitude que son exécution ait été préméditée par ses ravisseurs. En
effet, le premier des trois, une touriste allemande, est décédé en 2003 à la
suite d’une insolation ; le second, un français, serait mort en juillet 2010
par manque de médicaments pour traiter sa maladie 98 ; enfin, l’exécution
confirmée par AQMI du Britannique Edwin Dyer après plusieurs mois de
captivité, a eu lieu suite au refus du gouvernement Brown de céder aux
exigences des terroristes, à savoir le paiement d’une rançon, réduite de 10
à 6 millions de dollars, et la libération d’un chef islamiste, Abou Qutada
al-Filistini, emprisonné à Londres 99. Selon les autorités algériennes, les
rançons prélevées par AQMI s’élèveraient à 150 millions d’euros 100. Cet
argent lui aurait servi à acheter des armes et des munitions destinées aux
95. B. Neila, « Des fondateurs du GSPC, du GIA et de l’ex-FIS en appellent aux
ulémas : les terroristes doivent déposer les armes », Journal Liberté, 30 septembre
2009.
96. I. Ghioua, « Redditions et démantèlement de réseaux terroristes : Droukdel
subit une saignée », L’Expression, 30 septembre 2009.
97. T. Madjid, « Après la reddition du cerveau des attentats kamikazes, les
scissions s’accentuent au sein du GSPC », Liberté, 2 février 2009.
98. M. Mokeddem, op. cit., 2010, p. 52.
99. Ibid., pp. 101-04.
100. B. Neila, « L’Algérie appelle à des procédures contre les États ne respectant
pas leurs engagements. AQMI a récolté 150 millions d’euros de l’argent des rançons »,
Liberté, 12 septembre 2010.
AQMI, une filiale d’Al-Qaïda ou organisation algérienne ?
55
maquis algériens ainsi qu’à l’octroi de récompenses aux contrebandiers
locaux du Sahel pour s’en assurer la complicité 101.
Ces activités « lucratives » ont soulevé de nombreuses tensions à l’intérieur
d’AQMI. Ainsi, alors que la phalange d’Abou Zeid avait été responsable de
la mort des deux otages occidentaux, celle de Mokhtar Belmokhtar avait
libéré contre rançons pratiquement tous les siens. À l’évidence, Droukdel
n’arrivait à imposer sa ligne de commandement à aucun de ces deux groupes
supposés être sous son autorité. Il faut dire que lui-même en dépendait pour
ses approvisionnements en armes et en argent et ce d’autant plus qu’ils
bénéficiaient de relations étroites avec les mafias locales et trafiquants en
tout genre 102. Ces deux groupes menaient donc leurs propres négociations,
voire leur propre djihad, Droukdel ne pouvant les désavouer sans risque de
perdre une source d’armements, de revenus et d’appuis 103.
Conclusion : AQMI dans un nouvel environnement maghrébin
Cette revue de l’histoire naturelle d’AQMI, « i. e. la description des
processus [d’institutionnalisation] par lesquels elle développe au cours du
temps ses structures distinctives, mais aussi ses capacités et ses obligations »
devrait avoir montré :
 combien ses structures et buts originaux on été transformés […]
«
et que les buts officiels de l’organisation diffèrent (masquent) des
objectifs réels qui ont été transformés au cours des interactions
avec des intérêts tant internes qu’externes à l’organisation 104. »
Bien sûr, dans ce cadre de la théorie des organisations complexes, celle
d’AQMI, dont l’histoire naturelle remonterait avant celle du GSPC, voire
celle du GIA :
 Se distingue de l’organisation d’un instrument mécanistique
«
conçu pour la réalisation de buts spécifiés – expression structurelle
de l’action rationnelle – et est vue comme un système organique
adaptif, affecté par les caractéristiques sociales de ses participants
aussi bien que par les différentes pressions imposées par son
environnement. Dans une mesure variable et au cours du temps,
les organisations se transforment en institutions 105. »
101. M. Mokeddem, op. cit., 2010, pp. 117-120.
102. J.-P. Filiu, « Les autres fronts d’Al-Qaïda », Études, octobre 2010, pp. 302303.
103. Ibid.
104. Scott, op. cit., 2010, pp. 24-25.
105. Ibid., p. 23.
56
Djallil Lounnas
Considérées ainsi, les organisations complexes « ont besoin de bien plus
que de ressources matérielles et/ou d’informations techniques. Elles ont
aussi besoin de la crédibilité et de l’acceptation sociale 106. »
Ceci étant, AQMI a une identité sociale officielle définie par son statut
d’affilié à Al-Qaïda, qui a masqué son identité réelle qui correspond,
comme nous l’avons vu, à une adaptation plus ou moins importante à
l’environnement maghrébin. Les limites d’adaptation étant fonction des
besoins de légitimité de l’organisation maghrébine, demandeuse, vis-à-vis
d’Al-Qaïda. À cet égard, et pour cette dernière, moins de fidélité d’AQMI,
envers elle, se traduit par moins d’accès à ses ressources, et réciproquement ;
pour AQMI, moins d’accès aux ressources d’Al-Qaïda se traduit par moins
de demande de légitimité à celle-ci. En effet, le ralliement à Al Qaida, devait
permettre à AQMI, par une nouvelle légitimité acquise auprès de Ben Laden,
référence des islamistes radicaux, de mobiliser autour d’elle les groupes
islamistes armés en activité au Maghreb, et ce faisant, avoir accès à plus de
ressources matérielles et humaines. Or, AQMI a faiblement mobilisé autour
d’elle étant donné que les groupes islamistes libyens se sont fondus dans
Al Qaida centrale tandis que les groupes islamistes marocains et tunisiens
ne se sont pas ralliés à elle. De ce fait, un faible accès aux ressources d’Al
Qaida à réduit la référence d’AQMI à cette dernière, et donc sa demande
de légitimité 107.
Ainsi, après le 11 septembre 2001, la montée en puissance de la guerre
contre Al-Qaïda a quasiment réduit à zéro l’accessibilité à ses ressources,
par ailleurs très diminuées. L’effondrement du régime des Talibans, ses
leaders charismatiques en fuite et clandestins, ses réseaux financiers et
d’armement déconnectés et ses camps d’entraînement et de formation
des cadres détruits, Al-Qaïda centrale a vu ses liens et interactions avec
AQMI se distendre et, par voie de conséquence, leurs piliers institutionnels
respectifs, notamment régulateurs et normatifs, se différencier à tel point
que les identités sociales de ces deux entités ne sont plus suffisamment
semblables pour qu’elles constituent ensemble une réelle organisation.
D’ailleurs, consciente de la baisse de sa légitimité à l’égard de son affilié et
donc de son autorité et d’autre part du fait de l’échec d’AqMI à attaquer
l’Europe, ce qui était un des principaux objectifs qui lui aient été assignés
par Zawahiri, Al-Qaïda centrale ne fait presque plus référence à AQMI dans
106. Ibid., p. 58.
107. Deux éléments l’indiquent. Tout d’abord, Droukdal, chef de l’AQMI, fait peu
référence, à partir de fin 2008, à Ben Laden dans ses discours sauf une fois fin 2010,
lorsqu’il demande aux européens de négocier le sort des otages au Sahel directement
avec le chef d’Al Qaida. AQMI était alors considérablement affaiblie et cherchait à
se rapprocher de Ben Laden . Autre élément, alors que les talibans pakistanais et
Al Qaida en Irak promettent de venger Ben Laden, tué en mai 2011, et mènent des
attentats meurtriers en Afghanistan, au Pakistan et en Irak, l’AQMI se contente d’un
communique laconique dénonçant la mort de Ben Laden sans pour autant mener
d’actes de vengeance ni exécuter les otages occidentaux qu’elle détient.
AQMI, une filiale d’Al-Qaïda ou organisation algérienne ?
57
ses communications officielles que cela soit les discours de ses dirigeants
ou ses communiqués.
En effet, l’adaptation d’AQMI à son environnement interne – dans lequel
la place prépondérante de sa composante algérienne salafiste lui attribue
un caractère identitaire algérien dominant – l’a par ailleurs sérieusement
affaibli en raison de l’évolution de cet environnement et de l’émergence
depuis 2008-2010 d’une valeur, celle de la réconciliation. Pour autant, on
n’y voit pas une incompatibilité avec une appartenance à ce qui ne serait
plus une organisation complexe mais une mouvance d’Al-Qaïda. S’agissant
de celle-ci, notre conclusion est proche de celle de la théorie de la CIA du
Leaderless Djihad selon laquelle 108 :
 La direction d’Al-Qaïda, enfermée dans les zones tribales, serait
«
au niveau opérationnel en déclin. Elle aurait, cependant, inspiré
des mouvements locaux de djihad aux visées globales. »
Plus précisément, depuis 2001, les destructions des structures hiérarchiques
centrales opérationnelles et fonctionnelles de son pilier régulateur et
l’affaiblissement de son pilier normatif ne lui laissent pour exister que son
pilier cognitif. Ainsi, soumise aux forces centrifuges des environnements
internes de ses affiliés, Al-Qaïda est condamnée à devenir une nébuleuse.
108. Voir M. Sageman, Leaderless Djihad: Terror Networks in the XXIth century,
Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2008.
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