CA VA LA RÉUNION ?
17 JOURNAL DU DIMANCHE 26 août 2012
Dans votre pharmacie, vos éta-
gères sont remplies de produits
chimiques et vous êtes pourtant
un ardent défenseur des plantes
médicinales. Drôle de paradoxe,
non ?
Pas tant que ça, non. D'abord, la
majorité des médicaments sont
issus des plantes : la passiflore pour
dormir, la bruyère contre les cys-
tites, la quinine contre le palu-
disme, à partir de laquelle on a créé
la Nivaquine. Citons aussi le grand
médicament du diabète gras, la
metformine, issu d'une plante qui
s'appelle la galéga. Ensuite, comme
tout étudiant en pharmacie, j'ai
suivi un volet consacré à la phyto-
thérapie mais quand je suis revenu
dans l'île, on me demandait des
conseils sur des plantes pour me
demander des conseils, or je ne les
avais jamais apprises. Un bois de
ronce, ça ne me disait rien ! Par
curiosité et aussi par nécessité, je
me suis donc plongé dans cet uni-
vers. A l'époque, il n'y avait que peu
de publications : celles de
Thérésien Cadet, de Roger Lavergne
et Marc Rivière commençait juste
à faire parler de lui. Mais nous
avions surtout la chance d'avoir des
tisaneurs : le père Dijoux, Mme
Visnelda, Mme Virapin-Modély...
Ces tisaneurs sont-ils vraiment
fiables d'un point de vue
médical ?
Paradoxalement, l'isolement géo-
graphique de La Réunion a consti-
tué une chance inouïe : ça a obligé
l'île à être autonome en cas de
crise. Par exemple, le Père
Raimbault, qui utilisait des plantes
médicinales pour soigner les
lépreux à Saint-Bernard, a soigné
toute La Réunion pendant la
guerre. Il avait ramené de
Madagascar certaines espèces
comme le callophylum ou la cor-
beille d'or et avait monté son pro-
pre laboratoire. A l'époque on mou-
rait du palu, des parasitoses, de
fièvres, les plaies s'infectaient,
puisque l'antibiothérapie n'est arri-
vée qu'après la guerre. Les médica-
ments étaient préparés par les
pharmaciens eux-mêmes, et les
médecins se comptaient sur les
doigts des deux mains. Pour les
plantes et leurs usages, tout cela a
été une chance : les gens ont gardé
la mémoire collective des traditions
familiales et dans les jardins
créoles, il y avait toujours la citron-
nelle, la verveine, l'ayapana, l'aloès
amer, le fumeterre…
D'où cet engouement pour les
plantes lors de la crise du chi-
kungunya !
Effectivement. Pour l'association,
c'était un moment étonnant, où
nous avons été extrêmement sol-
licités par des gens qui nous appor-
taient des recettes qui n'existaient
plus depuis cinquante ans. La
situation était comparable à
l'avant-guerre : une île isolée en ce
sens où le discours officiel n'avait
aucun traitement à proposer...
Toutes ces plantes dont vous
nous parlez, ayapana, fume-
terre, vous n’avez ni le droit de
les vendre, ni d’en faire des
médicaments ?
Non, mais nous espérons que cette
injustice sera réparée dès novem-
bre prochain où se tient un
congrès, à La Réunion (le Cipam),
avec des spécialistes qui nous
diront quelles sont les plantes de
La Réunion qui seront inscrites à
la pharmacopée française (1).
Jusque-là, les plantes réunion-
naises en étaient exclues ?
Et même toutes les plantes de l’ou-
tre-mer ! C’est écrit noir sur blanc
dans le Code de la santé publique
! Ce n'est qu'en 2000 qu'une avo-
cate, Me Isabelle Robard, a lancé
la manœuvre. Les Guadeloupéens
avaient été les premiers à mettre
par écrit leur savoir car ils ont une
panoplie de plantes et de prépara-
tions issues des esclaves. Là-bas,
les noirs n'avaient pas le droit de
soigner les blancs, qui craignaient
des empoisonnements ou de la sor-
cellerie. Or l'immense majorité de
la population connaissait toutes
les richesses des plantes. C'est dans
cet esprit qu'a été créé
l'Aplamedom.
En clair, dans les années 2000,
le code de la santé publique est
encore très "colonial" dans l'es-
prit !
Exactement. Et c'est bien comme
ça que les Antillais ont défendu
l’argument selon lequel nos plantes
médicinales ont droit à un destin
national. Le premier débat a eu lieu
le 8 avril 2009 à l'Assemblée natio-
nale et on trouve par exemple un
certain Victorin Lurel qui monte au
créneau en disant qu'on ne peut
pas
"attendre encore un ou deux
siècles"
pour reconnaître
"l'or vert
de l'outre-mer".
Ou encore Serge
Letchimy (Martinique) qui dit qu'il
achète en pharmacie un collyre à
base de plantain mais qu'il ne peut
pas utiliser le plantain de sa cour
! A l'époque, le ministre de l'outre-
mer est Yves Jégo et c'est lui qui,
dans le cadre du
"développement
endogène",
déclare que
"la phar-
macopée est un moteur d'avenir au
sein de l'agroproduction".
René-
Paul Victoria lui aussi plaide pour
la replantation des espèces, comme
l'ayapana. Bref, il n'y a pas plantes
de gauche ou de droite ! L'Etat, du
coup, a donné les moyens aux
associations pour mener des études
toxicologiques, de composition...
car nous ne voulons pas d'inscrip-
tions au rabais.
Combien de plantes sont concer-
nées ?
Chaque Dom travaille pour l'instant
sur quinze plantes et parmi les
nôtres figurent le change-écorce,
l'olivier dans sa sous-espèce afri-
cana (qui a un taux d'oléine supé-
rieur à celui qui pousse en Europe),
le bois de ronde, le bois d'arnette,
le café marron... Nous avons trois
critères à respecter. D'abord, l'inté-
rêt véritable, ensuite, la non-toxi-
cité de la plante et enfin, le déve-
loppement endogène. Le but, en
effet, est de ne pas épuiser les res-
sources de nos forêts, donc il faut
que la plante puisse être produite
et servir de base à des filières. Du
coup, notre association regroupe
des universitaires aux agriculteurs
en passant par les tisaneurs, les
mères de famille qui connaissent
la tradition, les médecins, les phar-
maciens…
Nous ne sommes pas des baba-cool
qui s’accrochent aux pratiques du
passé en disant «tout le monde il
est beau, tout le monde il est gen-
til». Car il ne faut pas croire que
toutes ces pratiques étaient forcé-
ment bonnes. On sait aujourd’hui,
grâce aux études modernes, que la
corbeille d’or contient un élément
phototoxique, qui peut provoquer
des cloques sur la peau. Or on l’a
beaucoup utilisé chez l’enfant pour
prévenir la grippe. Du coup, nous
déconseillons désormais son usage
en interne. On sait aussi que l’arbre
à bouc, comme le kolkol ou la rose
amère, nécessitent de grandes pré-
cautions car leur richesse en alca-
loïdes est très importante. Le sen-
sitive également, peut provoquer
la chute des cheveux...
Que se passera-t-il, une fois ces
plantes intégrées à pharmaco-
pée ?
Nous pourrons les vendre telles
quelles dans nos pharmacies et
nous avons déjà des prototypes
d’ambaville séché, qui coûteraient
entre 5 et 10 euros pièce, sans
ordonnance. Et ces plantes pour-
ront enfin donner lieu à transfor-
mation en médicaments. Si nous
parvenons par exemple à un gel de
concentré d'ambaville, qui pourra
servir à la fin d'un repas à calmer
les brûlures d'estomac, et qui serait
vendu à Strasbourg, Paris et ail-
leurs, nous aurons gagné. Ce n’est
pas utopique : c’est vers 2014 ou
2015. Et ainsi, nous pourrons créer
notre filière de fabrication, avec les
tisaneurs qui pourront vivre de leur
métier et des laboratoires qui fabri-
queront dans nos Technopoles.
En attendant, l’Europe est en
train de cadenasser la vente de
plantes médicinales sur les mar-
chés. Qu’en pensez-vous ?
Je suis contre cette interdiction.
Mais vous savez, dans plusieurs
pays, le lobby des producteurs de
plantes médicinales est assez fort
pour empêcher l’application de ces
arrêtés. Interdire la vente, à coup
sûr, conduirait très rapidement à
oublier toute cette mémoire héri-
tée de nos ancêtres.
Entretien : David Chassagne
(1) La pharmacopée est la liste
des produits autorisés à la vente
et à partir desquels on a le droit
de fabriquer des médicaments.
«Nos plantes médicinales
ont droit à un destin national»
«Il est écrit noir sur blanc dans le Code de la santé publique que les plantes de l’outre-mer sont exclues de la
pharmacopée française. Autrement dit, nous sommes encore dans un schéma quasiment colonial» (Photos Ludovic
Laï-Yu).
Les premiers prototypes de sachets d’ambaville séché, que l’on pourrait
dans les pharmacies de toute la France, si tout se passe comme prévu.
CLAUDE MARODON. Ce pharmacien passionné de plantes médicinales en frémit d’impatience : en
novembre, nous saurons si l’ambaville, l’ayapana ou autres change-écorce auront le droit d’être vendus
en pharmacie ou transformés en médicaments. Ce qui constituerait une belle revanche sur l’Histoire.
VOTRE LIEU PRÉFÉRÉ A
LA RÉUNION ?
Bébour-Bélouve ou des forêts
à végétation dense, primaire,
avec le chant des oiseaux.
J’aime aussi la Roche-Ecrite ou
au Piton-des-Neiges. D’ailleurs,
on trouve de l’ambaville
jusqu’au Piton-des-Neiges !
J’aime l’harmonie de cette
biodiversité. C’est l’équilibre.
LA PLANTE MÉDICINALE
EMBLÉMATIQUE DE LA
RÉUNION ?
Pour moi, c’est l’ayapana. On
en garde un bon souvenir par
rapport aux maux de ventre
qu’on avait quand on était
petits. Dans nos enquêtes
d’opinion, c’est la plante la
plus citée. Et puis elle m’a fait
beaucoup travailler (Il est
l’auteur d’une thèse sur
l’ayapana.
UNE PERSONNALITÉ QUI
FAIT AVANCER LA
RÉUNION ?
Des gens comme Joseph
Hubert sont des pionniers qui
ont eu le génie de reproduire
des plantes. Ensuite, Nounou
Adam de Villiers, qui est allé
étudier la canne à sucre à
Hawaï pour la développer à La
Réunion. Ce sont des gens qui
ont des visions à long terme
de La Réunion. Et puis
Thérésien Cadet en tant que
personnalité encyclopédique.
Aujourd’hui, ce n’est plus
possible de trouver des gens
comme ça.
Coups
de cœur
Bio express. Né à Saint-
Denis, âgé de 67 ans, Claude
Marodon est le sixième enfant
d'une famille dont le père
était professeur d'anglais.
Diplômé de pharmacie à
Montpellier en 1977, il a
ouvert son officine en 1980
dans le quartier de la Trinité à
Saint-Denis. Marié et père de
quatre enfants, il a participé à
la création de l'Aplamedom
Réunion (Association pour les
plantes aromatiques et
médicinales des Dom) en
2000, qu'il préside
actuellement. Il a également
longtemps présidé le syndicat
des pharmaciens.