UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE 5 Concepts et langages Laboratoire de recherche : Observatoire Musical Français THÈSE pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE (PARIS IV) Discipline : Musique et musicologie Présentée et soutenue par : Hélène CELHAY DE LARRARD le 15 décembre 2011 ANDRÉ DERAIN ET LA SCÈNE Sous la direction de Madame Michèle BARBE, Professeur émérite de musicologie à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV) JURY : Madame Cécile AUZOLLE, Maître de conférences HDR à l’Université de Poitiers Madame Michèle BARBE, Professeur émérite de musicologie à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV) Monsieur Jean-Yves BOSSEUR, Directeur de recherche au CNRS Madame Florence GÉTREAU, Directeur de recherche au CNRS Madame Isabelle MONOD-FONTAINE, Conservateur général du patrimoine honoraire Monsieur Jean-Michel NECTOUX, Conservateur général des bibliothèques, chercheur au CNRS POSITION DE THÈSE : Aux frontières de la musicologie, de l’histoire de l’art et de l’histoire de la danse, l’étude de l’œuvre scénique des peintres est un sujet peu abordé. En dehors de quelques privilégiés comme Marc Chagall, Pablo Picasso ou Fernand Léger, qui ont vu leurs créations pour le ballet, le théâtre ou l’opéra étudiées en profondeur, les œuvres des artistes ayant collaboré au monde du spectacle sont trop souvent délaissées par les chercheurs. Le travail pour la scène a pourtant tenu une part non négligeable dans la carrière des peintres de chevalet de la première partie du XXe siècle. Raoul Dufy, André Masson, Joan Miró, Georges Rouault, Maurice Utrillo, Juan Gris, Marie Laurencin et Georges Braque ont ainsi tous réalisé des décors et des costumes pour les plus grandes compagnies de ballet de l’époque. Cette entrée des peintres de chevalet dans le monde de la scène est principalement due à Serge Diaghilev et ses Ballets russes, dont la première saison chorégraphique débute en 1909 au théâtre du Châtelet. Le génial fondateur de la compagnie accorde une importance égale aux différents arts composant un ballet : littérature, musique, peinture décorative et chorégraphie. En écho à ce principe, Jacques Rouché écrivait en 1910 dans L’Art théâtral moderne : N’est-il pas nécessaire qu’un peintre devienne le conseil du metteur en scène, qu’il dessine aussi bien les costumes des acteurs que les décors et les accessoires, qu’assis aux répétitions à côté de l’auteur, il règle, d’accord avec lui, et respectueux interprète du poème, les gestes des personnages destinés à entrer pour une part dans cette fresque mouvante que doit être ma représentation d’une pièce ; et qu’en un mot il imprime à tous l’impulsion d’où naîtra l’harmonie générale des sons, des couleurs, des lumières, des paroles et des attitudes !1 Dans ce contexte, une personnalité doit être remarquée. Il s’agit du peintre André Derain, chez qui tout concourt à cet idéal évoqué par Rouché. Malgré l’importance et la qualité de la production du peintre pour les arts du spectacle, aucune étude globale de son 1 Jacques Rouché, L’Art théâtral moderne, Paris, Cornély, 1910, p. 10-11. 2 travail pour la scène n’a encore été effectuée.2 Dans les articles, ouvrages monographiques et catalogues d’exposition sur le peintre, seules quelques pages sont au plus consacrées à son œuvre scénique3. Il n’existe pas non plus d’étude s’intéressant à l’importance de la musique et des arts de la scène dans sa vie et son œuvre. Si quelques dessins de décor ou de costumes sont parfois exposés4, il n’y a eu que trois expositions entièrement dédiées à cette part de son œuvre5. Il est vrai que l’œuvre de Derain est extrêmement varié et la diversité des activités de l’artiste – sculpture, illustrations de livres, décors et costumes de spectacles – est souvent ignorée. En dehors de sa période fauve, sa peinture reste d’ailleurs assez mal connue, peu reconnue. Isabelle Monod-Fontaine, qui lui a récemment consacré une importante exposition6, écrit sur le peintre : Comme son œuvre, la personnalité d’André Derain est difficile à saisir, impossible à enfermer dans une quelconque définition. Il a dérouté d’emblée ses contemporains et cela n’a jamais cessé. Comme on le dirait d’une voix, son œuvre occupe un registre très (trop ?) étendu, prend des tons et des accents très (trop ?) différents selon les époques et les circonstances, parfois d’une saison à l’autre, ou même d’un tableau à l’autre.7 Pour cette thèse, nous nous sommes interrogée sur l’importance de l’œuvre scénique d’André Derain et sur ses particularités. Ce pan de son travail est très riche et permet de donner un nouvel éclairage sur le peintre et son œuvre. Pour déterminer la spécificité de l’œuvre scénique de Derain, il est avant tout nécessaire de bien le connaître. En l’absence de travaux déjà réalisés sur le sujet, la recherche de sources a été particulièrement importante. Ces dernières se sont révélées nombreuses et en grande majorité inédites. Elles nous ont 2 Seuls trois travaux universitaires ont été consacrés à ce sujet. L’un est une maîtrise d’histoire de l’art sous la direction de Simonetta Lux, soutenue en 1991 par Eva Coen à l’Université de Rome La Sapienza qui a eu pour sujet certains projets de ballet de Derain conservés à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet . Les autres sont notre maîtrise de musicologie : Les décors de ballet d’André Derain : La Concurrence, Les Songes, Fastes, Université Paris-Sorbonne (Paris IV), 2002, 2 volumes et notre mémoire de DEA, André Derain et le ballet, Université Paris-Sorbonne (Paris IV), 2003, tous deux sous la direction de Michèle Barbe. 3 Un des seuls à s’être attaché à la question est Philippe Chabert, « André Derain, homme de théâtre », André Derain, Le peintre du trouble moderne, 18 novembre 1994 - 19 mars 1995, Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, Paris - musées, 1994, p. 353-366. 4 Une cinquantaine de dessins de scène furent tout de même montrés lors de l’exposition « Derain » au Musée Cantini à Marseille (8 juin - 1er septembre 1964) et lors de l’exposition « André Derain, le peintre du trouble moderne » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris (18 novembre 1994 - 19 mars 1995. Plus récemment, à l’occasion des célébrations du centenaire des Ballets russes de Diaghilev, plusieurs expositions ont présenté des dessins de Derain réalisés pour deux ballets créés par la compagnie : La Boutique fantasque en 1919 et Jack in the box en 1926. On citera notamment l’exposition du Victoria and Albert Museum de Londres, « Diaghilev and the golden age of the Ballets russes » (25 septembre 2010 - 9 janvier 2011) et celle de la BnF « Les Ballets russes » (24 novembre 2009 - 23 mai 2010). 5 La première eut lieu en 1933, à la Galerie des quatre chemins à Paris, la deuxième s’est tenue en 1963, à la galerie Au pont des Arts à Paris. Enfin, en 2005, nous avons pu présenter une centaine de dessins de décors et de costumes de Derain lors de l’exposition « André Derain et la scène » à la Bibliothèque-musée de l’Opéra (BnF). 6 L’exposition « André Derain, an outsider in French art » s’est tenue à Ferrare, Palazzo dei Diamanti, 24 septembre 2006 - 6 janvier 2007 ainsi qu’à Copenhague, Statens Museum for Kunst, 10 février - 13 mai 2007. 7 Isabelle Monod-Fontaine, « André Derain, Peindre à contretemps », Cahiers André Derain, Bulletin de l’Association des Amis d’André Derain, 2006-2007, n° 8, p. 15. 3 permis de dresser un catalogue raisonné de l’œuvre scénique d’André Derain de plus de quatre cent soixante entrées, point de départ indispensable à la découverte du travail du peintre. En dehors de l’étude à proprement parler de la création scénique de Derain, l’intérêt de cette thèse est également de faire redécouvrir certaines œuvres tombées dans l’oubli des plus grands chorégraphes du XXe siècle. La difficulté, dans le cas de ces spectacles dont nous n’avons aucune trace filmée, est de reconstituer, pour chaque ballet, l’aspect global que nous avons perdu. Il s’est donc agi d’utiliser toutes les sources, photographies de scène, critiques des journaux, écrits des auteurs, pour en restituer la scénographie, la chorégraphie, la musique, les décors et les costumes. Le travail scénique d’André Derain s’est étendu sur presque trente-cinq ans avec une production régulière et importante. Du novice de L’Annonce faite à Marie en 1919 au décorateur chevronné du Barbier de Séville en 1953, le parcours de Derain se révèle d’une extrême richesse. Dès l’âge de vingt ans, le peintre est attiré par le théâtre. Il envisage d’écrire des pièces, comme le montrent les divers projets dont il fait part à son ami Vlaminck, alors qu’il effectue son service militaire au début des années 1900. Aucune création de ces œuvres n’est attestée, mais à travers elles se dessine le cheminement artistique du peintre. Derain y parle de ses textes, de masques, puis de « masques et musique ad hoc »8. Il ne se concentre plus sur l’écriture mais appréhende la pièce dans sa globalité. Parallèlement, son intérêt pour la musique se développe et devient une vraie passion ; par une collection d’instruments d’abord : il orne les murs de ses ateliers d’instruments à cordes et de cuivres. Musicien autodidacte, il apprend le piano, l’orgue et le clavecin. Le peintre étudie l’histoire et la théorie musicales : ses cahiers de notes conservés à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet témoignent de ses recherches sur les compositeurs des siècles passés et de son intérêt pour le fonctionnement du langage musical. 8 André Derain, Lettres à Vlaminck, Paris, Flammarion, 1955, p. 115. 4 Certains de ses amis musiciens jouent un rôle essentiel dans sa carrière artistique. Grâce à ses relations avec Erik Satie, Diaghilev engage Derain en 1919 pour réaliser les décors et les costumes de La Boutique fantasque. Le peintre peine à prendre ses marques dans ce monde qu’il connaît mal, mais le succès du ballet lui ouvre les portes de la scène. Satie et Derain, au début des années Vingt, imaginent plusieurs spectacles permettant au peintre de découvrir les autres paramètres mis en jeu dans le ballet : argument, musique, chorégraphie. Derain se lance dans plusieurs projets dont la rédaction de son « Mémoire pour servir à la constitution d’une troupe de ballet et à la rénovation de l’art de la danse ». De peintre décorateur, il passe au statut de créateur de spectacles : « ballet d’André Derain » peut-on lire dans les programmes de trois de ses ballets des années Trente, qui marquent l’apogée de sa carrière scénique. C’est avec Georges Balanchine que Derain travaille sur La Concurrence en 1932 puis Les Songes et Fastes en 1933. Le peintre est maintenant auteur des livrets, des décors et des costumes, et n’hésite pas à se lancer dans des conseils au compositeur et au chorégraphe. En ce qui concerne la musique de scène, le peintre donne des idées sur le caractère qu’il souhaite, il indique le type de mouvements qu’il imagine, l’instrumentation qui lui paraît adaptée pour telle action ou tel personnage récurrent ; La Concurrence et Harlequin in the street en sont l’illustration. Pour la chorégraphie, il propose des idées générales de mouvements, la composition des groupes qui doivent danser et surtout des indications de mise en scène. C’est notamment le cas dans ses projets des Archidanses ou de La Naissance de Vénus. Mais petit à petit, l’expérience et ses réflexions s’élargissant, le peintre se forge une conception, une pensée presque philosophique de la nature profonde du théâtre et du ballet, qu’il exprimera dans les années Quarante : la scène est un espace sacré sur lequel interviennent le danseur et l’acteur. « Ce ne sont qu’effluves secrètes qui dans la salle unissent le spectateur et l’acteur. Rien d’explicable dans tout cela9 » écrit-il. 9 BLJD, H’-II-1, ms. 6887. 5 Après la guerre, le peintre est invité par les plus prestigieuses compagnies, en France et au Royaume-Uni. Léonide Massine, ami du premier jour avec La Boutique fantasque en 1919 et Gigue en 1924, l’invite à créer Mam’zelle Angot en 1947 pour le Sadler’s Wells Ballet, où le succès sera encore une fois immense. C’est également avec Massine que Derain signera son dernier ballet, La Valse de Ravel, représenté à l’Opéra-Comique en 1950. En 1948, sa rencontre avec Edmonde Charles-Roux joue un rôle crucial dans sa carrière. La journaliste le présente à Roland Petit avec qui il monte Que le diable l’emporte ! créé en 1948, mais elle l’introduit surtout dans le monde de l’opéra. C’est avec L’Enlèvement au sérail en 1951 et Le Barbier de Séville en 1953 que Derain achèvera sa carrière de décorateur. Avec sa collaboration à la création de deux pièces de théâtre, deux opéras et treize ballets André Derain est parmi l’un des peintres décorateurs les plus prolifiques de son époque. Si l’on y ajoute les nombreux projets de spectacle qui ne furent jamais créés mais pour lesquels il avait dessiné des décors et des costumes et parfois même imaginé l’argument ou la musique, on voit la place particulière que son œuvre scénique a tenu dans cette première moitié du XXe siècle. Derain accordait un grand soin à tout travail qui touchait au monde du spectacle : « Monsieur Derain se veut auteur et décorateur de ballet qu’on danse… afin qu’on ne trahisse jamais ses intentions costumières. »10 Il dessinait ses maquettes de décors et de costumes avec une grande précision et veillait à pouvoir s’assurer la collaboration de personnes de confiance comme la couturière Barbara Karinska ou le perruquier de la Comédie-Française Bertrand, dont il avait réclamé la présence lors de la création de L’Enlèvement au sérail au Festival d’Aix-en-Provence. Dans un entretien avec Georges Gabory, Derain donne la clé de sa conception du travail scénique : « Le décor doit faire valoir les mouvements, les lumières, la musique ; tout ce qui concourt au spectacle doit être accordé parfaitement. »11 On voit donc combien ses 10 11 « Violon d’Ingres », article non signé, Le Charivari, 17 juin 1933. Georges Gabory, entretien avec André Derain, Comœdia, 20 septembre 1941. 6 connaissances et son intérêt pour la musique, la chorégraphie et la mise en scène ont été importants dans la réalisation de son œuvre scénique. Derain était attaché à l’idée d’union des arts. Dès ses débuts de peintre, son professeur, Alfred Jacomin, lui montre les liens unissant musique et peinture. Au contact de Diaghilev et des Ballets russes, il s’imprègne de cette idée, favorisée par les liens constants entre tous les artistes mêlés à l’entreprise. On ne perçoit pas d’évolution particulière dans le style pictural de ses dessins de scène, au contraire de sa peinture de chevalet dont les historiens de l’art ont pu distinguer différentes périodes ; ces deux activités du peintre semblent d’ailleurs cheminer de façon indépendante, sans influences réciproques. En revanche, c’est l’appréhension globale de la scène et du métier de décorateur qui change chez Derain. En 1919, lorsqu’il peint le décor de L’Annonce faite à Marie, Derain est mobilisé et n’a pas de contact avec les autres artistes de la compagnie. Quelques mois plus tard, il séjourne à Londres avec les Ballets russes pour La Boutique fantasque et l’on voit qu’au cours d’une discussion avec Massine, il propose ses idées pour le dénouement du ballet. Dans les années Trente, il est auteur des arguments des ballets qu’il décore et à la fin des années Quarante, il s’occupe de choisir la musique dans un recueil de contredanses de la Révolution pour Que le diable l’emporte ! après avoir réalisé décors, costumes et argument. Derain maîtrise alors pleinement son rôle. Ce sujet qui peut paraître surprenant dans le cadre de recherches en musicologie se justifie car nous traitons essentiellement d’opéras et de ballets, œuvres dans lesquelles la musique tient une part importante. Par ailleurs, les décors de ballet de Derain se distinguent de son œuvre de chevalet et doivent être étudiés sous un angle différent de ses tableaux. Les historiens de l’art ont d’ailleurs manifesté peu d’intérêt envers cette part de son œuvre, considérant peut-être que cela n’était pas de leur ressort. Ensuite Derain n’est pas simplement intervenu comme créateur de décors et de costumes mais bien comme concepteur à part entière des spectacles, en écrivant des arguments, en choisissant des musiques, en élaborant des mises en scène. Enfin, Derain était passionné de musique et cet attachement particulier a une grande importance dans la manière dont il conçoit son rôle de créateur des décors et des costumes. Nous avons articulé notre thèse en trois parties. La première présente les rapports particuliers que Derain a entretenus avec la musique et la scène tout au long de sa vie. La 7 deuxième partie est consacrée à l’étude des ballets, opéras et pièces de théâtre qui ont été créés dans des décors et des costumes de Derain. Enfin, la dernière partie consiste en un catalogue raisonné des décors et des costumes que Derain a conçus.12 Ce catalogue est un point de départ pour des recherches futures sur le sujet, sans compter tous les projets de spectacle évoqués qui mériteraient chacun une étude particulière. Nous espérons montrer une autre facette d’André Derain, dont le travail n’est pas toujours connu, qu’il s’agisse de la diversité de son œuvre ou des domaines artistiques qu’il a explorés. Artiste mélomane et amateur de spectacles, il a tenu une place particulière sur la scène artistique, s’intéressant autant à la peinture qu’à la musique ou à la chorégraphie. Avec son style spontané et plein de fantaisie, Derain apparaît alors comme l’un des plus grands peintres décorateurs de la première moitié du XXe siècle. 12 Pour le catalogue raisonné, notre inventaire se limite aux spectacles créés, laissant de côté tous les projets, qui représentent cependant un nombre de pièces à peu près équivalent. 8