La musique du film Ridicule
Antoine Macarez, professeur d’éducation musicale, Association Collège au Cinéma 37.
Avant-propos :
Pour réaliser cette étude de la musique de Ridicule, j’ai pris contact avec le compositeur Antoine Duhamel,
que j’avais eu l’occasion de connaître dans les années 80, alors qu’il était directeur de l’école de musique
de Villeurbanne, j’étais élève à l’époque. Très gentiment, il m’a proposé de le rencontrer et j’ai eu la
chance de pouvoir lui rendre visite à son domicile de Valmondois, par une belle journée de février 2010.
Rencontrer Antoine Duhamel est une expérience unique et inoubliable.
Je tiens ici à le remercier à nouveau chaleureusement, ainsi que son épouse Elisabeth, pour son accueil et
sa disponibilité.
Merci aussi :
à Patrice Leconte pour l’attention qu’il a bien voulu porter à mes questions, lors de sa « Leçon de cinéma »
donnée à Tours le 24 mars 2010, à l’invitation de l’association Collège au Cinéma 37,
à Dominique Roy, présidente de l’association, pour son enthousiasme communicatif,
Merci enfin à Ismaël Héron, collègue d’éducation musicale, qui m’a communiqué le lien vers le passionnant
site « forum des images » et la conférence de Stéphane Lerouge sur la musique de film.
Antoine Duhamel devant sa maison de Valmondois, février 2010 (photo A. Macarez).
Le compositeur
Antoine Duhamel est en 1925 à Valmondois, dans le val d’Oise, il vit actuellement avec sa femme
Elisabeth, dans la maison familiale. Il est le fils de l’écrivain-académicien Georges Duhamel et de la
comédienne de théâtre Blanche Albane.
Sa formation au conservatoire de Paris, en 1944-45, avec Olivier Messiaen, et surtout, en dehors du
conservatoire, avec René Leibowitz, le conduit d’abord à s’intéresser à la musique dodécaphonique et au
sérialisme. Il a pour condisciples Pierre Boulez, Pierre Henry ou Serge Nigg. Il travaille également avec
Pierre Schaeffer dans ses expériences de musique concrète du Club d’Essai de la Radio. Il s’écartera ensuite
assez rapidement de toute tendance radicale ou dogmatique, dans une démarche d’ouverture aux autres
styles musicaux, comme le jazz et les musiques populaires.
A partir de 1957, il commence à travailler pour le cinéma, pour des publicités et des courts-métrages. Il
rencontre ensuite Jean-Daniel Pollet et les compositeurs de la « nouvelle vague », comme Rohmer, Rivette,
et surtout Godard, avec qui il va devenir célèbre en composant la musique de Pierrot le fou (1965), puis de
Week End, en 1967.
Il collabore avec Truffaut sur 4 films : Baisers volés (1968), La sirène du Mississipi (1969), et Domicile
Conjugal (1970). Il sera également le directeur musical de L’Enfant sauvage, en 1969.
En 1964 il rencontre le tout jeune Bertrand Tavernier, qu’il retrouve 10 ans plus tard, pour Que la fête
commence (1974). Ils collaboreront ensuite de façon régulière, pour La mort en direct (1979), Daddy
Nostalgie (1990), et Laisser-passer, en 2001, qui lui vaudra l’étoile d’or de compositeur de musique
originale de film.
Le metteur en scène avec lequel il a le plus collaboré est sans conteste Jean-Daniel Pollet, avec une dizaine
de courts et longs métrages, dont Méditerranée, en 1963, qui contribuera à sa renommée de compositeur,
et l’Acrobate, en 1975.
En 1985, avec son grand ami, le compositeur Pierre Jansen, il écrit la Suite Symphonique pour Intolérance,
accompagnant le célèbre film de Griffith, créé au Théâtre des Amandiers en 1985, et remise à jour en 2007,
pour la sortie d’une nouvelle copie du film.
Antoine Duhamel a également beaucoup travaillé pour la télévision, en particulier avec Claude Barma (Le
chevalier de Maison-Rouge (1962), et surtout le feuilleton Belphégor (1965), avec Juliette Gréco), mais
aussi Robert Mazoyer (Au plaisir de Dieu, feuilleton, 1977) Marcel Bluwal (Les Ritals, 1990), ou Jacques
Rouffio (Jules Ferry, 1993).
En 1980, il fonde l’Ecole de Musique de Villeurbanne, et s’installe en région Rhône-Alpes avec sa femme
Elisabeth. Cette école, qu’il dirigera pendant 6 ans, lui permet de susciter une démarche pédagogique axée
sur la pratique collective et la création, ouverte à toutes les musiques et à d’autres formes d’expression
artistique.
Connu surtout pour sa musique de film, Antoine Duhamel revendique le fait d’être avant tout un
compositeur de musique : il a également composé 9 opéras, qui lui tiennent particulièrement à cœur, et de
très nombreuses œuvres instrumentales et vocales, très diverses en genres et en effectifs, de la musique
savante à la création théâtrale avec des comédiens, en passant par l’opéra pour enfants.
Paroles d’Antoine Duhamel…
(Marc Zazzo, 2003)
"Les compositeurs qui ont fait comme moi beaucoup de musique pour le cinéma, Pierre Jansen, Georges
Delerue..., sont des compositeurs qui ont le plus grand mal à être pris pour des compositeurs dits sérieux.
C'est comme si on avait touché au diable. Or aujourd'hui, beaucoup de compositeurs sérieux ont envie de
faire de la musique de film mais ils n'osent pas de peur d'être déconsidérés."
Cité par François Piatier, sur le site Musique nouvelle en Liberté, www.mnl-paris.com
"Alors que, pour la plupart des gens, la musique de film est un accessoire que l’on pose dans un coin, [j’ai]
toujours pensé qu’elle jouait un rôle important sur la structure, sur l’explicitation des émotions",
Antoine Duhamel aux Cahiers du cinéma, (hors-série Musiques au cinéma, 1995).
« Je pense que c'est très important dans la vie d'un compositeur de ne pas faire tout le temps la même
chose. C'est pour cela que j'aime Stravinsky ou Picasso qui sont en renouvellement constant. C'est un gros
problème de la création contemporaine qu'il ne soit pas question pour beaucoup de compositeurs dits
sérieux de n'avoir pas la moindre référence à quelque chose qui soit proche du jazz ou de la chanson. Alors
que tous les compositeurs de Monteverdi à Bach en passant par Mozart ou Beethoven ont eu tout le temps
une certaine liberté. Les compositeurs actuels ne sortent pas de leur tour d'ivoire. Cette varié
m'intéresse compte tenu du fait que ce soit également une recherche de qualité. «
Antoine Duhamel, entretien avec Benoît Basirico (2005), sur le site cinezik.org
« La première fois que j'ai eu un choc positif me disant qu'on pouvait imaginer d'avoir une musique
audacieuse, c'était le début de Citizen Kane. Mais ce n'était pas seulement ça : c'était aussi tous ces films
que je voyais à la Cinémathèque, et dans une salle à côté de Musée Guimet, où on projetait régulièrement
des muets, qu'un ami, Joseph Kosma dont j'honore toujours la mémoire, accompagnait au piano. A cette
époque, j'étais plutôt Ecole de Vienne, mon maître était René Leibowitz, et j'étais passionné par
Schoenberg, Berg, Webern. »
« Quand j'étais jeune compositeur, j'avais toujours des envies pour faire aussi, du jazz, de la chanson, du
tango… Je ne rejetais rien. Je me rappelle très bien l'opposition très vive que j'ai eue avec Boulez, de bonne
heure. Je trouvais L'Ange Bleu formidable, pour lui ça n'avait aucun intérêt, contrairement au Jeanne d'Arc
de Dreyer.
Cette tendance s'est beaucoup accentuée dans mes années de cinéphilie, entre 1945 et 1955, durant
lesquelles j'allais autant que je pouvais voir des comédies musicales. Jeune compositeur dodécaphoniste,
je me creusais la tête à me demander comment, avec le langage dodécaphonique, écrire de la musique qui
pourrait donner un plaisir, une joie pareille à celle que je trouvais dans les Gershwin et dans les grandes
comédies musicales américaines… ».
« Mon rêve serait d'arriver à faire une œuvre personnelle pour le cinéma. C'est ce qui s'est produit pour
Diamètres, Méditerranée, Pierrot le Fou, et avec un certain nombre de films… »
« …pour moi, faire de la musique de film, c'est toujours avoir des problèmes à résoudre. »
Antoine Duhamel, entretien avec Benoît Basirico & Frédéric Camus (2007), sur le site cinezik.org
Antoine Duhamel, vu par…
Stéphane Lerouge :
N'empêche : à jongler avec le jazz et la java, à s'aventurer dans tous les domaines de la musique, notre
nomade symphoniste a certainement contribué à brouiller son image. Comment est-il perçu ? En raccourci,
les gens de cinéma voient en lui un compositeur contemporain, à la frontière de l'austère, les esthètes de
la musique contemporaine un mercenaire de la musique de film. Il est parfois difficile d'appartenir à une
seule famille quand on voudrait toutes les revendiquer... Mais c'est peut-être ce qui fait la richesse
d'Antoine Duhamel, son originalité sur l'échiquier de la musique d'aujourd'hui. Branchez-le sur Boulez, il
vous parlera de Micheline Dax. Evoquez Tintin et les oranges bleues, il vous répondra sur Godard ou Pollet.
Aucun sujet ne lui résiste : il sera aussi intarissable sur Bertrand Tavernier, Frank Zappa, Stravinski ou Dave.
Tel est Antoine Duhamel : octogénaire aux sourires et caprices d'enfant, créateur fantasque en dehors de
tout système ou establishment, auteur d'une oeuvre captivante dont les contours restent encore à cerner.
Stéphane Lerouge, Conversations avec Antoine Duhamel, Editions textuel, 2007.
Antoine Duhamel, un musicien des mots et des images, par François Piatier
Antoine Duhamel ne renie pas ses affinités pour la musique de film mais il veut sortir de l'ombre. Son
œuvre, qui dépasse largement les frontières du Septième Art, recouvre avec un égal bonheur les domaines
de la musique instrumentale et surtout de la musique lyrique. Sans dogme, il conduit son inspiration selon
un seul critère, le plaisir d'écrire […]
La finesse de sa culture, gagnée à la fréquentation assidue de la langue à travers le théâtre (sa mère), la
littérature (son père) et la poésie, se traduit à chaque instant dans son discours musical, témoin de ses
connaissances, de ses recherches, de ses plaisirs et de ses victoires. Il a vécu à fond chacune de ses
aventures, celle de l'opéra, celle du cinéma et celle de la musique sérieuse, sans jamais se renier.
François Piatier, sur le site Musique nouvelle en Liberté, www.mnl-paris.com
La collaboration Leconte- Duhamel :
Patrice Leconte s’intéresse depuis longtemps à la musique d’Antoine Duhamel, en particulier aux musiques
qu’il a composées pour Godard et pour Méditerranée, de Pollet, mais il ne le connaît pas personnellement.
Il va entrer en contact avec lui par l’intermédiaire d’un de ses producteurs, Philippe Carcassonne. « Les
choses ont démarré ainsi. C’est parti d’un enthousiasme personnel sur lequel un producteur intelligent a
soufflé comme sur une braise »1
D’abord intrigué, Leconte éprouve rapidement de la sympathie pour le « personnage » Duhamel : « j’aime
cet homme, sa musique, son physique fou, son allure extraterrestre, mais aussi la bienveillance, la bonté
qu’il dégage ».
Place de la musique dans le film :
La musique dans le film est présente pendant environ 34 minutes, soit le tiers de la durée totale (1h 42).
Il s’agit la plupart du temps d’une musique instrumentale, à l’exception du « Libera me »qui accompagne la
scène du duel, la plus longue quence musicale du film (environ 2’ 30), et de la chanson «Le Bel esprit »,
que l’on entend quand Mathilde fait son apparition à la cour, rompant ainsi le contrat passé avec son futur
époux, le vieux Montalieri.
Musique d’écran- musique de fosse :
En suivant la terminologie de Michel Chion, on peut distinguer au cinéma deux types de musiques, dont la
frontière, d’ailleurs est très perméable : la musique « d’écran » dont le lien avec l’action peut être établie,
et la musique « de fosse » (en référence à l’opéra) que les personnages du film ne sont pas censés
entendre, et dont le spectateur ne peut identifier la provenance.
Outre «Le Bel esprit », il y a dans Ridicule d’autres musiques « d’écran », Ainsi lorsqu’on entend du clavecin
dans les salons (variations sur Ah vous dirai-je maman, citation de la musique de Mozart, chap. 4, 14’40 et
16’27), ou lors de la leçon de danse chez le marquis de Bellegarde, l’on voit le personnage joué par
Rochefort mener la leçon depuis le clavecin (chap. 5, 27’33) ; lors du dîner de Guines (chap. 5, 31’54), une
jeune fille, là encore, joue du clavecin, placé directement sous la table du repas.
Mais la principale musique « de source », bien qu’on ne voit pas les musiciens à l’écran, est certainement la
gavotte qui accompagne la scène du « bal de l’automne », une scène cruciale du film, au cours de laquelle
les personnages principaux « tombent les masques », au sens propre comme au figuré. C’est d’ailleurs
cette musique qui va servir de thème principal au film, et l’une des premières composées, puisqu’elle a
servir de support au tournage de la scène du bal, au même titre que « la volte », « le dîner de Guines », ou
«Le Bel esprit » (chap. 10, 63’45), dans les scènes où l’on voit la source de la musique (le clavecin, la
chanteuse) à l’écran.
Cette contrainte fonctionnelle, imposée par les impératifs du tournage, n’est pas toujours du goût du
compositeur, mais peut influencer ses choix et même conditionner l’ensemble de son projet musical,
comme l’explique Antoine Duhamel :
« Composer la musique avant, je n’y crois pas tellement, et j’ai même souvent pensé que dans plusieurs des
films sur lesquels j’ai travaillé, les musiques obligatoirement composées avant parce qu’elles jouaient un
rôle dans le tournage m’influençaient dans un sens que je n’avais pas vraiment voulu. Dans Ridicule, j’avais
écrit au piano cette gavotte sur laquelle ils dansent. Leconte s’en est servi au tournage, et, au montage,
j’entendais la gavotte partout dans le film... C’était une nouvelle contrainte, qui m’incitait à faire des
variations sur la gavotte. Souvent, les musiques faites avant tournage vous limitent quelquefois dans le
choix final ».2
Sur le même sujet, voici l’analyse de Patrice Leconte : « Le problème de la musique originale au cinéma,
c’est qu’elle arrive souvent en bout de course, une fois le montage terminé. Alors qu’on aurait précisément
1 Témoignage de P. Leconte dans l’ouvrage de Stéphane Lerouge, Conversations avec Antoine Duhamel, editions Textuel.
2 http://www.polyphonies.eu/lemensuel/spip.php?article144 (mars 2007)
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