Comment tu me parles ?
La professeur pose la question du lexique : « Lisette vient de
nous dire qu’Arlequin craquait pour elle, je ne sais pas si vous
dites encore craquer…» Ici le langage des jeunes n’est guère
normalisé. Certes on retrouve des mots ou tournures habituels :
kiffer une meuf, au besoin la serrer, trop, trop bien, mortel,
grave, etc. Le langage est répétitif et surtout décalé. On
appelle mon frère son ami(e). Les filles ont des couilles que
l’on casse, ou dont elles se battent ; dès que l’autre est moins
franc, il pue la merde ; une fille est vite une pute. La langue est
composite : elle emprunte parfois à l’argot parisien, lorsque
Krimo parle de son daron. Composite et inventif surtout, ce
choc étonnant entre les propos qui fusent sans contrôle et les
répliques de Marivaux. Et quand les mêmes personnages pas-
sent de cette tchatche torrentielle au dialogue théâtral, vivant
les mêmes situations, au théâtre comme dans la vie, la musi-
que de la parole, aussi peu mélodieuse soit-elle, compose une
nouvelle harmonie qui est la marque de ce film.
Passes d’armes, jeux d’esquive et mots du cœur
Toutes les joutes verbales du dialogue font penser aux joutes
d’une salle d’armes, où l’esquive est de rigueur pour ne pas
être touché. Le mot « esquive » est lui-même réapproprié dans
cette cité, avec la bénédiction de Marivaux. Le mode agressif
de la « tchatche in progress » peut sembler renvoyer à la vio-
lence rencontrée souvent dans les cités, et à la difficulté d’être
chez les jeunes qui y vivent. Mais Kechiche affirme, par l’em-
ploi excessif et constant de cette violence verbale, vouloir plu-
tôt « démystifier cette agressivité verbale et la faire apparaître
dans sa véritable dimension de code de communication ».
L’acteur qui joue Krimo a confié à Florence Aubenas : « Les
paroles ont l’air vulgaires et violentes mais c’est tout le
contraire. On l’utilise surtout quand on est ému » (Libération,
7 janvier 2004).
Quand les personnages ne parlent pas…
Quand les personnages ne parlent pas, le cinéaste les filme
avec une force peu commune. Les plans des élèves lors des
répétitions semblent, déjà, pris sur le vif : les expressions,
regards, attitudes, gestuelles sont d’une justesse étonnante.
Mais la séquence des spectacles accroît encore l’impression
d’authenticité en traitant parmi le public les personnages du
film à égalité avec les figurants : la prof de français, sur
laquelle glisse la caméra, Magalie (sauf quand les plans sub-
jectifs appuyés l’isolent), Fathi et ses copains assis au fond,
Nanou ensuite… Par un étrange phénomène de contagion lié
au naturel du jeu, ces personnages deviennent personnes,
redeviennent des habitants de la cité, réintégrant la foule qui
à son tour forme un public d’une vérité saisissante.
« Qu’est-ce qu’on fait en français quand il y a une virgule ?»
demande la professeur. Une élève répond : « on fait une pause ».
Dans ce film plutôt bavard, les pauses sont comme des échecs
ou aveux de faiblesse. Aussi sont-elles rares et un peu magi-
ques (quand par exemple Krimo regarde… le lustre !). Se
Tchatcher…
Analyse de séquence :
sur ma bouche avec la tienne
Analysons l’extrait de la répétition dans lequel Krimo veut
embrasser Lydia, à partir du moment où il s’assied sur le cageot
jusqu’au moment où, après la chute, il s’y rassied.
Cherchez :
1. Combien de plans composent cet extrait de 2 minutes : 10,
20, 30 ou 40 ? Calculez la durée moyenne de chaque plan.
Diriez-vous que le rythme du montage est : lent, normal,
rapide ou très rapide ?
2. Commentez le 5eplan (photogramme « a » ci-contre) : sa
durée, la grandeur du cadre (plan rapproché ou plus large ?),
la place des personnages par rapport à la caméra.
3. Quel est l’enjeu du dialogue dans ce plan et dans les plans
suivants ? Commentez la phrase de Lydia : « On n’est pas
là pour changer le texte ! ». Faites toutes remarques sur
l’erreur de Krimo.
La scène du baiser : Le regard et l’esquive
La caméra de Kechiche esquive la scène attendue du baiser :
succession très rapide des plans, changement constant des
cadres et des axes (plan poitrine, gros plan, 3/4 face sur Lydia,
sur Krimo), mouvements d’appareil (la caméra quittant Lydia
en pleine réplique pour venir « cueillir » Krimo qui ne sait quoi
faire de la main tendue). Comment mieux exprimer le trouble,
accentué par la proximité sensuelle des visages et des regards,
que par ce dérèglement dans l’écriture filmique et les ruptures
qui se succèdent. C’est d’abord la répétition qui
s’interrompt avec le silence de Krimo et les
interrogations de Lydia (« t’as un trou ?mais
qu’est-ce qui t’arrive ?»), puis les regards en plan
très rapproché, enfin la bouche de Krimo avec
celle de Lydia, baiser esquivé par la caméra
comme par Lydia. Le renversement des cadres est
total avec cette culbute si disgracieuse montrant
l’agitation des pieds sur les cageots. Les trois plans
qui suivent en trois secondes esquivent tout autant
le baiser volé par Krimo. Les images semblent
basculer, comme les corps, dans l’insaisissable, à
la limite du visible. Seul un arrêt sur image permet
de « cueillir » ce baiser volé, que le flux torrentueux
des 24 images par seconde cache dans les gestes
bouleversés.
Alors que les conventions théâtrales au cinéma
fixent de face personnages et situations, Kechiche,
au contraire, varie les axes, limite la frontalité, fait
bouger la caméra et multiplie les coupes au
montage. C’est comme si le regard ne pouvait se
fixer sur les sujets, comme si la recherche
qu’effectue le regard était plus importante que le
regard lui-même. En ce sens, l’écriture filmique
dans ce film participe de l’art de l’esquive. C’est
filmé comme si c’était bricolé, mais tout s’organise
avec la plus grande cohérence.
àINVITATION AU FILM
Points d’analyse
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