lycéensaucinéma 2005-2006 L’Esquive Un film de Abdellatif Kechiche Générique L’Esquive France, 2004 César 2005 : prix du meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur scénario, Synopsis meilleur espoir féminin Réalisation, scénario, adaptation et dialogues : Abdellatif Kechiche, assisté de Ghalya Lacroix (également scripte et monteuse) Direction de la photographie : Lubomir Bakchev Cadre : Sofian Elfani Son : Nicolas Washkowski Sortie en salle : 7 janvier 2004 Durée : 119 min. Données techniques : Film en couleur 35 mm ; Format, 1:1,85 ; Son, Dolby SR Interprétation : Osman Elkharraz (Krimo) ; Sara Forestier (Lydia) ; Sabrina Ouazani (Frida) ; Nanou Benahmou (Nanou) ; Hafet Ben-Ahmed (Fathi) ; Aurélie Ganito (Magalie) ; Carole Franck (l'enseignante de français) ; Hajar Hamlili (Zina) ; Rachid Hami (Rachid) ; Meriem Serbah (la mère de Krimo) ; Hanane Mazouz (Hanane) ; Sylvain Phan (Slam) Krimo, une quinzaine d’années, vit avec sa mère en banlieue ; son père, en prison, lui dessine des voiliers. Après sa rupture avec Magalie, Krimo retrouve Lydia, une amie d’enfance à qui il prête dix euros pour acheter son costume de théâtre. Cette dernière insiste pour qu’il l’accompagne : elle répète Le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux avec Rachid et Frida. Sensible au charme de Lydia, Krimo troque quelques affaires avec Rachid pour qu’il lui cède son rôle d’Arlequin, meilleur moyen d’approcher celle qui « fait battre son cœur ». Alors que Fathi essaie de le réconcilier avec Magalie, Krimo, bien en peine dans son rôle théâtral, ose demander à Lydia une aide particulière. Enfin seul avec la jeune fille, il tente « dans le feu de l’action » de l’embrasser, comme Arlequin chez Marivaux ; elle l’esquive, promettant une réponse plus tard. Lors d’une seconde répétition en classe, toujours aussi maladroit dans sa scène avec Lydia, malmené par l’enseignante, il quitte le cours, abandonnant son rôle. Apprenant la situation, Fathi exige de Frida son intervention auprès de Lydia afin qu’elle donne enfin sa réponse. Tous se retrouvent autour d’une voiture dans un scénario « arrangé » par Fathi : le face-à-face entre Krimo et Lydia. La police y met fin dans une brutale intervention. Lors de la représentation publique de la pièce de Marivaux, Krimo fait une courte apparition à l’extérieur de la salle. Plus tard, Lydia va le chercher chez lui ; à son tour, il esquive la jeune fille. Points d’analyse Tchatcher… Comment tu me parles ? La professeur pose la question du lexique : « Lisette vient de nous dire qu’Arlequin craquait pour elle, je ne sais pas si vous dites encore craquer…» Ici le langage des jeunes n’est guère normalisé. Certes on retrouve des mots ou tournures habituels : kiffer une meuf, au besoin la serrer, trop, trop bien, mortel, grave, etc. Le langage est répétitif et surtout décalé. On appelle mon frère son ami(e). Les filles ont des couilles que l’on casse, ou dont elles se battent ; dès que l’autre est moins franc, il pue la merde ; une fille est vite une pute. La langue est composite : elle emprunte parfois à l’argot parisien, lorsque Krimo parle de son daron. Composite et inventif surtout, ce choc étonnant entre les propos qui fusent sans contrôle et les répliques de Marivaux. Et quand les mêmes personnages passent de cette tchatche torrentielle au dialogue théâtral, vivant les mêmes situations, au théâtre comme dans la vie, la musique de la parole, aussi peu mélodieuse soit-elle, compose une nouvelle harmonie qui est la marque de ce film. Passes d’armes, jeux d’esquive et mots du cœur Toutes les joutes verbales du dialogue font penser aux joutes d’une salle d’armes, où l’esquive est de rigueur pour ne pas à être touché. Le mot « esquive » est lui-même réapproprié dans cette cité, avec la bénédiction de Marivaux. Le mode agressif de la « tchatche in progress » peut sembler renvoyer à la violence rencontrée souvent dans les cités, et à la difficulté d’être chez les jeunes qui y vivent. Mais Kechiche affirme, par l’emploi excessif et constant de cette violence verbale, vouloir plutôt « démystifier cette agressivité verbale et la faire apparaître dans sa véritable dimension de code de communication ». L’acteur qui joue Krimo a confié à Florence Aubenas : « Les paroles ont l’air vulgaires et violentes mais c’est tout le contraire. On l’utilise surtout quand on est ému » (Libération, 7 janvier 2004). Quand les personnages ne parlent pas… Quand les personnages ne parlent pas, le cinéaste les filme avec une force peu commune. Les plans des élèves lors des répétitions semblent, déjà, pris sur le vif : les expressions, regards, attitudes, gestuelles sont d’une justesse étonnante. Mais la séquence des spectacles accroît encore l’impression d’authenticité en traitant parmi le public les personnages du film à égalité avec les figurants : la prof de français, sur laquelle glisse la caméra, Magalie (sauf quand les plans subjectifs appuyés l’isolent), Fathi et ses copains assis au fond, Nanou ensuite… Par un étrange phénomène de contagion lié au naturel du jeu, ces personnages deviennent personnes, redeviennent des habitants de la cité, réintégrant la foule qui à son tour forme un public d’une vérité saisissante. « Qu’est-ce qu’on fait en français quand il y a une virgule ? » demande la professeur. Une élève répond : « on fait une pause ». Dans ce film plutôt bavard, les pauses sont comme des échecs ou aveux de faiblesse. Aussi sont-elles rares et un peu magiques (quand par exemple Krimo regarde… le lustre !). Se INVITATION AU FILM Analyse de séquence : sur ma bouche avec la tienne Analysons l’extrait de la répétition dans lequel Krimo veut embrasser Lydia, à partir du moment où il s’assied sur le cageot jusqu’au moment où, après la chute, il s’y rassied. Cherchez : 1. Combien de plans composent cet extrait de 2 minutes : 10, 20, 30 ou 40 ? Calculez la durée moyenne de chaque plan. Diriez-vous que le rythme du montage est : lent, normal, rapide ou très rapide ? 2. Commentez le 5e plan (photogramme « a » ci-contre) : sa durée, la grandeur du cadre (plan rapproché ou plus large ?), la place des personnages par rapport à la caméra. 3. Quel est l’enjeu du dialogue dans ce plan et dans les plans suivants ? Commentez la phrase de Lydia : « On n’est pas là pour changer le texte ! ». Faites toutes remarques sur l’erreur de Krimo. La scène du baiser : Le regard et l’esquive La caméra de Kechiche esquive la scène attendue du baiser : succession très rapide des plans, changement constant des cadres et des axes (plan poitrine, gros plan, 3/4 face sur Lydia, sur Krimo), mouvements d’appareil (la caméra quittant Lydia en pleine réplique pour venir « cueillir » Krimo qui ne sait quoi faire de la main tendue). Comment mieux exprimer le trouble, accentué par la proximité sensuelle des visages et des regards, que par ce dérèglement dans l’écriture filmique et les ruptures qui se succèdent. C’est d’abord la répétition qui s’interrompt avec le silence de Krimo et les interrogations de Lydia (« t’as un trou ? mais qu’est-ce qui t’arrive ? »), puis les regards en plan très rapproché, enfin la bouche de Krimo avec celle de Lydia, baiser esquivé par la caméra comme par Lydia. Le renversement des cadres est total avec cette culbute si disgracieuse montrant l’agitation des pieds sur les cageots. Les trois plans qui suivent en trois secondes esquivent tout autant le baiser volé par Krimo. Les images semblent basculer, comme les corps, dans l’insaisissable, à la limite du visible. Seul un arrêt sur image permet de « cueillir » ce baiser volé, que le flux torrentueux des 24 images par seconde cache dans les gestes bouleversés. Alors que les conventions théâtrales au cinéma fixent de face personnages et situations, Kechiche, au contraire, varie les axes, limite la frontalité, fait bouger la caméra et multiplie les coupes au montage. C’est comme si le regard ne pouvait se fixer sur les sujets, comme si la recherche qu’effectue le regard était plus importante que le regard lui-même. En ce sens, l’écriture filmique dans ce film participe de l’art de l’esquive. C’est filmé comme si c’était bricolé, mais tout s’organise avec la plus grande cohérence. a c e AVANT DE VOIR LE FILM taire, c’est être lâche, ou avouer son erreur. Pour les autres, Lydia est fautive de ne pas répondre à Krimo, mais le spectateur peut comprendre sa réserve. À ce jeu du silence, c’est Krimo qui aura le dernier mot, muet derrière la fenêtre. Ainsi va la tchatche : tantôt elle est gratuite, comme ces mots lancés sans contrôle, tantôt elle touche au fondamental (dire oui ou non à une demande d’amour), tantôt elle s’esquive dans un mutisme éloquent. Marivaux dans L’Esquive Les trois espaces dans lesquels la pièce de Marivaux est jouée sont le théâtre extérieur, la salle de classe et la salle de spectacle. Ils accueillent trois niveaux différents de rapport au texte ; la répétition entre acteurs devant un public choisi, le rendu devant lq professeur et la classe, la représentation devant les habitants. Cette organisation entraîne des effets d’échos, un même passage du texte pouvant être retrouvé à des niveaux de jeu différents. Par exemple, la scène 5 de l’acte II est répétée d’abord dans le théâtre en plein air, puis reprise en classe. Apparaissent ainsi les progrès accomplis, le transfert de la dimension privée à la présentation publique mais aussi des passages de relais. Ainsi Lydia est meneur de jeu devant ses camarades mais elle s’incline quand son professeur annule ses idées de mise en scène (le lustre). De même, la scène 3 de l’acte II qui a servi de support aux débuts scéniques de Krimo est montrée une seconde fois, interprétée, lors du spectacle, par Rachid, le spectateur étant invité à comparer les deux performances. En dehors de ces séquences bien délimitées, la pièce de Marivaux est montrée plus fugitivement ailleurs. Elle apparaît dans quelques plans sous la forme du livre que Krimo manipule pendant ses répétitions solitaires ou celui que Frida oublie (refuse ?) de donner aux policiers. Et l’on voit aussi Frida apprendre seule la scène 9 de l’acte II avant d’être interrompue par son téléphone. La pièce est donc omniprésente et structure le film en lui donnant b d f Le théâtre dans le film Vous observerez le rapport entre l’histoire personnelle que vivent les personnages du film et celle des personnages de théâtre. Ces derniers permettent-ils de mieux faire comprendre les personnages principaux ? Et si les personnages de l’histoire n’avaient pas fait de théâtre… ? Comment on filme Vous serez particulièrement attentif à la façon dont les personnages sont filmés : de près ou de loin ? en mouvement ou en plan fixe ? la caméra vous paraît-elle posée (sur pied, sur rails) ? ou bien est-elle portée à l’épaule ? MOTS-CLÉS Gros plan Filmé de très près, le personnage l’emporte sur ce qui l’entoure et a une valeur propre. L’utilisation presque systématique du gros plan est une mise en valeur visuelle d’un élément plus ou moins isolé. Cela traduit le souci du cinéaste d’être au plus près des personnages : le gros plan a une dimension affective. Surtout, il est l’espace de la parole : filmer l’émotion, la tchatche des banlieues, pour elle-même, sans laisser le contexte ou l’environnement la recouvrir. Théâtralité Au cinéma, la théâtralité, a priori paradoxale, désigne ce qui est artificiel ou très factice. Elle peut résulter du cadrage, de la frontalité, du jeu d’acteurs, ou de la mise en scène de la parole. Elle peut être produite par l’exploitation d’effets propres au langage théâtral. Dans L’Esquive, elle peut s’appuyer sur des formes dramaturgiques : le découpage en scènes, la limitation des espaces scéniques. Elle est renforcée par les regards multiples des autres, formant un public. Dans la représentation finale, les gros plans des acteurs ne sont plus uniquement concentrés sur l’émotion et le dialogue (théâtraux), mais sont mêlés à ceux du public : c’est la logique du théâtre, où ceux qui parlent sont regardés par d’autres. Le film entremêle ainsi les espaces et les regards, en renforçant une théâtralité retrouvée par les moyens propres du cinéma. Le cinéaste Le comédien, du théâtre… Né à Tunis (Tunisie) le 7 décembre 1960, Abdellatif Kechiche est autant comédien qu’il est cinéaste. D’abord acteur pour le théâtre (il a suivi les cours du conservatoire de Nice en 1977 et 1978), il fait ses débuts sur les planches en 1978 dans une adaptation de Garcia Lorca (Sans titre), expérience qu’il poursuit avec Un balcon sur les Andes d’Eduardo Manet. Son approche du cinéma en tant que réalisateur garde forcément un fort héritage de ses années passées au théâtre. … au cinéma Il fait ses premiers pas au cinéma en 1984 en interprétant le rôle principal du film d’Abdelkrim Bahloul, Le Thé à la menthe. Il y incarne un immigré vivant entre une mère possessive et des petits trafics. Trois ans plus tard, dans Les Innocents, d’André Téchiné, il s’illustre à travers un personnage complexe et ambigu. En 1992, il retrouve A. Bahloul dans Un vampire au paradis, film fantasticohumoristique, et tourne aussi dans Bezness de Nouri Bouzid. Son interprétation d’un gigolo tunisien, confronté aux contradictions d’une culture à la fois traditionnelle et moderne, met en valeur l’intensité de son jeu à l’écran. Le réalisateur En 2001, il trouve en Jean-François Lepetit un producteur qui accepte de soutenir La Faute à Voltaire, son premier long métrage : l’histoire est celle d’un jeune Tunisien qui débarque à Paris et tombe amoureux d’une jeune marginale. Ce film esquive d’emblée toute prise de parole politique sur l’immigration, toute position dénonciatrice ou communautaire, toute représentation misérabiliste d’une population exclue, chez qui l’amour est digne d’exister et d’être montré. C’est en 1994 que Kechiche imagina L’Esquive, qu’il réalisera pourtant dix ans plus tard. Fort de ce succès, il apparaît certain que La Graine et le mulet (premier scénario qui exista avant tous les autres) pourra enfin voir le jour... Le désir d’un autre regard Pour Kechiche, ce désir a pris racine à la fin des années 80, lorsque le cinéma français s’empare de la question de l’immigration maghrébine sous un angle souvent stéréotypé. « C’était une époque où il y avait une façon de parler de l’immigré, une image de l’immigré dans le cinéma français avec laquelle je n’étais pas en accord, plutôt négative et souvent fausse. Il y avait une représentation de l’immigré dans le cinéma qui était souvent celle du voyou, comme celle du traître auparavant dans le cinéma colonial. (…) Ensuite est arrivée l’image du beur positif de service, de la victime. J’ai eu le sentiment qu’il fallait que je prenne la parole (…). » < À lire Le Jeu de l’amour et du hasard, texte de Marivaux et étude de l’œuvre par Marie-Thérèse Ligot, Éditions Pocket, Collection « Classiques », Paris, 1994. François Bégaudeau, « Esquives (retour sur un film dont on parle) » in Cahiers du cinéma n° 592, juillet/août 2004. Florence Colombani, « Entre les dalles de béton, une parole qui jaillit » in Le Monde, 7 janvier 2004. Isabelle Fajardo, « Cités dans le texte », autour de L’Esquive, dialogue sur le langage des banlieues, in Télérama n° 2817, du 7 janvier 2004. [I. Fajardo recueille les propos de Kechiche dialoguant avec une enseignante de français, Cécile Ladjali]. Thierry Jousse, « Le banlieue-film existe-t-il ? » in Cahiers du cinéma n° 492, juin 1995 A consulter en ligne http://www.alterites.com/cache/center_evenement/id_1001.php Un article rédigé par André Videau après les succès du film aux Césars du cinéma. http://www.filmdeculte.com/film/film.php?id=721 Un article de Guillaume Massart qui analyse la tchatche. http://allocine.msn.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=48230.html Permet d’accéder à certains articles de la presse quotidienne et spécialisée sur ce film. À voir La Faute à Voltaire. En DVD zone 2 PAL aux éditions One plus one. L’Esquive. En DVD zone 2 PAL aux éditions Aventi (sans supplément). Retrouvez cette fiche en téléchargement sur le site Internet de la Région Rhône-Alpes, www.rhonealpes.fr rubrique Espace jeunes/lycéens et apprentis/découverte culturelle/lycéens au cinéma, ainsi que des informations sur le dispositif et les films de la sélection régionale de cette année (l’ensemble des fiches sont consultables et téléchargeables). AcrirA 0 4 7 2 6 1 17 6 5 Avec le concours des Rectorats de Lyon et de Grenoble, de la DRAF Rhône-Alpes, de l’Institut Lumière, de Rhône-Alpes Cinéma et des salles de cinéma. Conseil régional Rhône-Alpes 78, route de Paris - B.P. 19 69751 Charbonnières-les-Bains Cedex Téléphone 04 72 59 40 00 Télécopie 04 72 59 42 18 Auteur du dossier pédagogique : Rémi Fontanel Auteur de la fiche-élève : Jacques Joubert www.rhonealpes.fr BUENAVISTA : 04 37 64 23 00 EN LIGNE