SOiNS CADRES DE SANTÉ - Supplément au n° 67S16
vécu douloureusement sous
le mode de la culpabilité. La
liberté – ici comme ailleurs –
porte donc en elle un principe
d’émancipation mais aussi de
domination. C’est ainsi que si au
XIX
e
siècle l’individu était écrasé
par des contraintes intériorisées
de nature morale, « un siècle plus
tard, la névrose a été remplacée par la
dépression, maladie de la liberté et de
l’obligation faite aux individus de se
motiver eux-mêmes »
2
. En définissant
ce qu’il nomme « la fatigue d’être
soi »
3
, Alain Ehrenberg met en évi-
dence ce changement radical de
la sensibilité collective. Selon lui,
cette fatigue est inhérente à une
société où la norme n’est plus
fondée sur la culpabilité et la dis-
cipline, mais sur la responsabilité
et l’initiative. C’est ainsi que cette
exigence d’autonomie devient
source d’angoisse et de mal-être
qui peut dès lors être prise en
charge par des coachs formés à
cette mission.
L’existence du coaching dans le
monde de l’entreprise prouverait
donc indirectement qu’à tout âge,
quel que ce soit son statut social,
ses capacités physiques ou intel-
lectuelles, sa culture ou son appar-
tenance spirituelle, on puisse
avoir besoin de la présence et de
l’aide d’autrui. Ainsi, la dépen-
dance et la vulnérabilité ne
concerneraient pas seulement des
individus particulièrement fragi-
lisés ou des moments passagers de
l’existence humaine. Au contraire,
ces états constitueraient un trait
central, voire permanent, des per-
sonnes. Il n’en demeure pas
moins que reconnaître cette pos-
sible vulnérabilité n’est pas chose
si facile, surtout à une époque qui
vante à ce point les bienfaits de
l’indépendance et de l’autonomie.
TENIR COMPTE DU CONCEPT
DE “CAPABILITÉ”
Ne faudrait-il pas dès lors changer
de paradigme et ne plus penser
l’individu comme un être a priori
autonome qui se construit seul
mais comme une personne essen-
tiellement vulnérable et dépen-
dante qui a besoin des autres ?
L’autonomie ne serait plus un état
mais un processus, une visée. Afin
de fonder le coaching dans cet
esprit, il nous semble intéressant
de se référer à l’approche pro-
posée par un auteur qui n’est pas,
comme nous aurions pu nous y
attendre, un philosophe mais un
économiste : Amertya Sen. De
nationalité indienne, prix Nobel
d’économie en 1998, ce dernier a
recherché dans ses différents tra-
vaux à prendre en compte les
«sentiments moraux » dans les com-
portements économiques. Tra-
vaillant sur les questions de déve-
loppement économique et social
des pays pauvres, Sen a été amené
à réhabiliter l’éthique en écono-
mie. C’est ainsi qu’il va définir,
dans les années 80, le concept de
“capabilités” dont l’intérêt est de
remettre au premier plan la capa-
cité d’action de chaque personne.
Ce concept, véritable pierre angu-
laire de la pensée de Sen, se défi-
nit comme « un ensemble de vecteurs
de fonctionnements, qui reflètent la
liberté dont dispose actuellement la per-
sonne pour mener un type de vie ou un
autre »
4
. Notons au préalable que
si le mot d’origine anglaise de
“capabilité” est très proche de
celui de “capacité”, il va toutefois
plus loin car il ajoute une dimen-
sion de potentialité et d’opportu-
nité. Pour comprendre la pensée
de Sen, il ne faut pas perdre de
vue que la notion de capabilité ne
peut se comprendre qu’à partir
de son revers : la vulnérabilité. En
effet, c’est bien en permettant aux
personnes d’avoir la capacité, mal-
gré leur situation de vulnérabilité,
à une certaine liberté de choix
dans leur rapport aux autres que
nous leur permettrons d’acquérir
une autonomie réelle et non
théorique. En ce sens, il nous faut
considérer non pas ce que l’indi-
vidu choisit finalement, mais bien
l’ensemble des choix qui s’offrent
à lui. À titre d’exemple, selon Sen,
être pauvre ce n’est pas seulement
avoir de faibles revenus et se trou-
ver en état de plus grande vulné-
rabilité face aux aléas de la vie,
mais c’est plus fondamentalement
être privé de libertés réelles, d’au-
tonomie en situation, c’est-à-dire
de capabilités.
RÉ-OUVRIR LE CHAMP
DES POSSIBLES
❚Ce concept de capabilité peut
être adopté dans de nombreux
domaines.
Il permet notamment
de redonner du sens à tous les
métiers d’aide aux personnes.
Dans cette optique, chaque pro-
fessionnel de ce domaine, avec ses
compétences propres, peut se
retrouver autour d’un objectif
clair : élargir pour cette personne
singulière qui a besoin de mon
aide (enfant, personne âgée
et/ou handicapée, personne en
situation précaire…) le champ
des possibles. Cette action pour
autrui est essentielle car dans la
réalité il ne faut jamais oublier
que le sujet – quel qu’il soit –
n’accède qu’à des bribes de sa
propre capacité d’agir. Il y faut
souvent pour y parvenir la média-
tion d’un autre qui l’approuve,
l’autorise et l’aide. En ce sens, « la
capacité n’est pas une norme qui per-
mettrait de tracer une ligne de partage
entre diverses manifestations de l’hu-
main, c’est une notion qui doit rendre
pensable un “travail éthique” qui
unit l’exigence moderne d’autonomie et
la prise en compte de la vulnérabilité
du soi »
5
.
❚Dans ces conditions, le coach
serait, avec sa sensibilité et ses
compétences,
celui qui permet à
la personne de retrouver de nou-
velles capabilités dans sa vie pro-
fessionnelle et/ou personnelle.
Dès lors, le coaching devient une
forme particulière d’un “souci
savoirs et pratiques
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