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Après tout, la littérature offre un dialogue productif avec l’ensemble des
disciplines, et, si le fossé qui sépare l’entreprise fictionnelle et l’entreprise du
vrai peut sembler de prime abord infranchissable, une lecture attentive de
l’histoire de la raison montre une étroite complémentarité entre les deux.
En fait, cette histoire marginale de la littérature ne montre-t-elle pas qu’en
dernière instance les plus grandes disciplines du savoir y ont recours ?
Géographes, médecins, sociologues, philosophes, psychanalystes, cinéastes,
artistes, pédagogues, écrivains et littéraires sont ici réunis autour d’un sujet
de réflexion commun : la littérature comme espace de recherche interdisciplinaire. Une littérature qui permettrait de décloisonner les ordres du savoir
et de la connaissance. La littérature apparaît, ainsi, dans toute sa grandeur
et dans toute sa complexité, comme source inépuisable dans l’accomplissement d’une tâche infinie : une meilleure compréhension de l’humain et de
sa réalité.
Il est vrai qu’après tout, lorsque l’énigme du monde devient silence, il y
a encore la littérature.
Blanca Navarro Pardiñas et Luc Vigneault sont les auteurs de Lire Daniel
Innerarity. Clés pour le XXIe siècle, publié en 2010 aux Presses de l’Université Laval.
En 2009, ils ont traduit l’essai philosophique Éthique de l’hospitalité et ils préparent
actuellement la traduction de La sociedad invisible, du même philosophe espagnol.
En 2008, ils ont codirigé De la vérité du récit, ouvrage en hommage au philosophe
Thierry Hentsch. Blanca Navarro Pardiñas est professeure titulaire en études
françaises et hispaniques à l’Université de Moncton, au campus d’Edmundston.
Luc Vigneault est professeur agrégé de philosophie à l’Université de Moncton, au
campus d’Edmundston.
Essais littéraires
Après tout,
la littérature
Sous la direction de
Blanca Navarro Pardiñas
et Luc Vigneault
Parcours d’espaces interdisciplinaires
e par ses frontières mouvantes et ambiguës, la littérature est un espace
privilégié de rencontre pour de nombreuses disciplines, aussi bien
des arts que des sciences humaines, sociales, appliquées et pures. Loin d’être
une pratique refermée sur elle-même, la littérature présente ses visages les
plus révélateurs lorsqu’elle n’est pas chez elle. Sans prétendre se substituer
à l’argumentation rationnelle, elle offre un terrain fertile pour une réflexion
plus vaste et plus universelle sur les multiples dimensions de l’être humain :
dimension esthétique, historique, politique, psychologique et sociale, mais
aussi dimension cognitive et spirituelle.
Sous la direction de
Blanca Navarro Pardiñas et Luc Vigneault
D
Parcours d’espaces interdisciplinaires
Après tout, la littérature
Après tout, la littérature
Parcours d’espaces
interdisciplinaires
Après tout, la littérature
Parcours d’espaces interdisciplinaires
Après tout, la littérature
Parcours d’espaces interdisciplinaires
Sous la direction de
Blanca Navarro Pardiñas
et
Luc Vigneault
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du
Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec
une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise
du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.
Cet ouvrage a bénéficié du soutien de la Faculté des études supérieures et de
la recherche de l’Université de Moncton, ainsi que du Décanat des études de
l’Université de Moncton, campus d’Edmundston.
Mise en pages : In Situ inc.
Maquette de couverture : Laurie Patry
ISBN : 978-2-7637-9368-9
PDF : 9782763793696
© Les Presses de l’Université Laval 2011
Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 3e trimestre 2011
Les Presses de l’Université Laval
www.pulaval.com
Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque
moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l­ ’Université
Laval.
Table des matières
Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
Blanca Navarro Pardiñas et Luc Vigneault
Première partie
Espaces interdisciplinaires de la littérature : philosophie,
géographie, sociologie, psychanalyse, écologie et science
Le plus vieux débat : méfiance et complicité de la philosophie et de la littérature.11
Luc Vigneault
L’espace littéraire entre géographie et critique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
Marc Brosseau
Une ouverture de la sociologie aux pratiques transfrontalières :
les défis de la littérature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
Svetla Koleva
Penser les interdits fondateurs avec les tragiques grecs : l’apport de
l’imaginaire tragique à l’anthropologie psychanalytique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
Muriel Gilbert
Un dialogue incertain : littérature écologique ou écologie littéraire ?. . . . . . . . . . 97
Élise Salaün
La fiction au carrefour des disciplines : L’œuvre au noir de Marguerite Yourcenar
et le cas de Giordano Bruno . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
Jean-François Chassay
V
Après tout, la littérature
Deuxième partie
À la croisée des méthodes : cas de figure
Ortega y Gasset et Don Quichotte : l’art, la vie, la littérature . . . . . . . . . . . . . . . 143
Blanca Navarro Pardiñas
Hegel et l’art : la poésie d’Éleusis. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155
Laurent-Paul Luc
Les glissements poétiques de Nabile Farès : du livre-mots au livre-images. . . . . . 167
Stéphane Hoarau
Une visite dans un musée de l’imaginaire : représentations du sens
de l’éducation dans l’univers romanesque au Québec entre 1860 et 1960. . . . . . 181
France Jutras
David Adams Richards et le devenir-saumon du pêcheur,
ou quand l’écrivain fraye avec le poisson. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193
Carlo Lavoie
Troisième partie
Paroles d’auteurs
Entre texte et image. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 211
Herménégilde Chiasson
Paroles croisées entre la littérature et la pratique médicale au XXIe siècle. . . . . . . 221
Jean Désy
Catherine Labbé
Pourquoi écrire ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227
Kateri Lemmens
La question de l’auteur, entre philosophie et littérature :
Barthes et Foucault. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235
Philippe Sabot
Les auteurs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255
VI
Introduction
Blanca Navarro Pardiñas et Luc Vigneault
L
’histoire des relations entre la littérature et les autres disciplines est
remplie des sentiments les plus variés, voire les plus opposés, allant de la
fascination extrême au simple rejet. Il nous faut remarquer cependant
que, bien souvent, le discours littéraire a été oublié ou tout simplement écarté sans
grande justification des débats sur la connaissance. À partir d’une distinction nette
entre ce qui est du côté de la réalité et ce qui est du côté de la fiction, la littérature
est encore aujourd’hui plutôt perçue comme une entreprise fictionnelle sans droit
de séance parmi les discours soit-disant « officiels » du savoir. Rangée dans la catégorie des « arts et lettres », la littérature est pourtant présente d’une manière ou
d’une autre dans toutes les grandes disciplines classiques que l’on enseigne
aujourd’hui dans les universités, aussi bien dans les domaines des sciences humaines
et sociales que dans les sciences pures et appliquées. Comment comprendre ce paradoxe ? Si le monde objectif de la science positive commence toujours par l’invention
d’un monde possible, ou par un fragment d’un monde possible ou imaginaire, la
frontière entre ce qu’on désigne comme fiction et ce qu’on appelle réalité serait-elle
trop étanche ?
La séparation apparente entre la littérature et les autres disciplines n’est pas
nécessairement tributaire du simple rejet de la littérature par les autres disciplines.
La littérature elle-même ne s’est-elle pas cantonnée dans une sorte d’autodétermination revendiquée au nom de l’autonomie de l’art ? Depuis les Romantiques du
19e siècle, moment où l’on peut dire que la littérature en tant que champ esthétique
particulier fait son apparition en Europe, l’art et la littérature ont défendu ardemment la valeur propre de leurs discours et, surtout, leur étanchéité face aux critiques
qui ne proviendraient justement pas du domaine littéraire ou artistique. La marginalisation du discours littéraire par l’ensemble des sciences témoigne non seulement
de son extériorité par rapport aux domaines scientifiques mais, souvent, d’un désintérêt des littéraires par rapport aux autres disciplines. Or, y a-t-il un dialogue
1
Introduction
possible entre la littérature et ces différentes disciplines du savoir ? Peut-on encore
penser la littérature de façon exclusivement « littéraire » ?
La raison première de ce livre est d’explorer la littérature en tant qu’espace de
recherche interdisciplinaire et, mieux encore, comme un espace particulier de
rencontre pour l’ensemble des disciplines, tant des sciences humaines que des
sciences appliquées et pures. La littérature, croyons-nous, ne s’oppose pas à l’argumentation rationnelle ; au contraire, elle apporte un support essentiel pour une
réflexion qui jumelle différentes dimensions de l’être humain : la dimension esthétique, la dimension affective, la dimension cognitive. La littérature peut dialoguer
de façon productive avec les différentes disciplines. Ainsi, si le fossé qui les sépare
peut sembler de prime abord infranchissable, une lecture attentive nous montre au
contraire que les échanges entre la littérature et les autres disciplines sont non seulement plus fréquents que cela ne le paraît, mais qu’ils sont très souvent complémentaires, voire d’une grande complicité. Dans cet ouvrage, nous nous proposons de
mieux comprendre d’une part la spécificité du texte littéraire face à d’autres formes
de production textuelle et, d’autre part, de mieux saisir les transferts possibles et les
frontières mouvantes et parfois ambiguës qui font de la littérature un espace privilégié pour la recherche interdisciplinaire. Notre hypothèse de départ, et qui nous a
guidés à travers l’ensemble des réflexions que nous présentons ici, est que la littérature, loin d’être une pratique refermée sur elle-même, est au contraire un espace
fertile de dialogue interdisciplinaire.
Contrairement à l’impression véhiculée, nous croyons qu’une même quête
réunit scientifiques, philosophes, sociologues, historiens, artistes, psychologues ;
une quête de sens qui se veut une meilleure connaissance de l’être humain et de ses
conditions les plus propres. L’humain ne peut vivre sans représentation de la réalité,
que ces représentations servent l’ordre scientifique (le Bing Bang en est un bel
exemple), l’anthropologie (le dernier homme), la sociologie (Big Brother) ou la
philosophie (la fin de l’histoire). Ces représentations sont le fruit d’une des facultés
les plus précieuses de l’humain, que lui seul possède : l’imagination. C’est elle que
célèbre et met en scène la littérature ; c’est elle dont les autres disciplines ont absolument besoin pour appréhender le réel.
Par l’imagination, la sociologie a la possibilité de plonger dans des sociétés qui
lui sont encore inconnues ; la philosophie appréhende des situations éthiques non
advenues mais possibles ; la science imagine l’univers cosmique ; l’anthropologie le
premier homme ; la science politique l’anarchisme absolu. Mais la contribution de
la littérature va au-delà de la production de représentations. Ce sont des situations
limites qui nous permettent de penser la réalité de notre monde ; et même si ces
situations sont « limites », elles sont toujours de l’ordre du possible. C’est pourquoi
le « fictif » du littéraire n’est pas en dehors du « réel » de l’effectif. La question devient
alors la suivante : au-delà du rapport utile qu’entretient la littérature avec les disciplines du savoir, celle-ci a-t-elle une valeur cognitive en elle-même ? Ou, ce qui
2
Blanca Navarro Pardiñas et Luc Vigneault
revient au même, peut-on attribuer quelque incidence cognitive à la fiction ? Bien
sûr, cette idée que la littérature puisse avoir quelque incidence sur la connaissance
ne plaît guère. On l’aime bien inoffensive. On le voit chaque fois que l’art en général
prétend à autre chose qu’à de la création pour de la création, et qu’il ose prétendre
à quelque chose de sérieux ou à quelque vérité que ce soit. La littérature semble bien
peu crédible pour dire quoi que ce soit de sérieux et, malgré son développement
fulgurant depuis le 19e siècle, on la tient en général pour quelque chose qui n’a rien
à voir avec le sérieux du réel, ni avec la réalité objective.
Ce phénomène est encore plus vrai aujourd’hui, depuis la crise des sciences où
chaque discipline se développe de manière autonome et, surtout, sans relation
explicite avec les autres. En résulte non seulement une départementalisation du
savoir et des connaissances mais aussi une vision fragmentaire du monde et de la
vie, où chaque discipline n’est plus le complément de l’autre mais son concurrent.
Ce phénomène a rendu de plus en plus difficile le dialogue entre les disciplines et a
contribué de façon prépondérante à départager les disciplines qui ont pour domaine
le savoir et celles qui sont du domaine de la distraction. Il existerait, en ce sens, un
territoire objectif et un territoire imaginaire incompatibles. L’art en général est
tombé dans ce dernier domaine. Nietzsche a très bien diagnostiqué et critiqué ce
renversement du passage de « l’art comme forme de vie » à « l’art comme distraction
de la vie » et en a éprouvé une forte nostalgie. C’est pour cela qu’il a défendu la thèse
d’un retour à la fabulation originaire (que célèbre la tragédie grecque) contre l’avènement d’une rationalité qui fait de la vie humaine un dualisme entre l’objectif et
l’imaginaire, le vrai et le faux, l’être et l’apparence, la réalité et l’illusion. C’est aussi
le drame que découvre Hegel dans le concept, bien malmené, de « la mort de l’art »
qui ne veut surtout pas dire qu’il n’y a plus d’art, ni que les significations que porte
l’art sont mortes et sans emprise sur la vie des hommes. L’art comme forme de vie
semble quelque chose du passé ; ainsi, il demeure inoffensif en autant qu’il demeure
de l’art pour de l’art. L’art et la vie sont résolument deux choses distinctes à notre
époque. Platon, qui se méfiait sérieusement de l’art, et particulièrement de la poésie,
se réjouirait peut-être de cette neutralisation de l’art. Quoi qu’il en soit, l’art
d’aujourd’hui n’est plus quelque chose qui imprègne nos institutions, sinon comme
ornement, et a perdu en ce sens son efficacité culturelle au sens large du terme. Cela
ne veut pas dire cependant que notre époque se soit débarrassée des entreprises de
fiction ; c’est peut-être le contraire. Nous sommes peut-être dans un monde où les
pouvoirs de la technoscience permettent d’opérer justement, selon l’expression de
Daniel Innerarity, la plus puissante « fonctionnalisation universelle ». La question
que l’on doit se poser est celle de savoir si on peut se libérer du monopole de la
vérité objective de la science positive sans tomber, comme l’a peut-être fait Nietzsche,
dans une sorte de radicalisation de l’esthétisme débridé. La littérature n’est peutêtre pas le territoire de l’illusion folle, mais quelque chose entre la froide lucidité et
l’hallucination délirante. L’authentique expérience littéraire, croyons-nous, se fait
3
Introduction
grâce au contraste entre le réel et l’idéal, dans l’équilibre fragile de « l’austérité du
fait et de la variété éthérée du fantastique1 ». Sans ce dualisme du fictif et de la
réalité, nous serions incapables de distinguer entre les faits et les illusions. Voilà
pourquoi nous avons peut-être aujourd’hui, plus que jamais, besoin de la littérature
pour nous orienter dans un monde où il n’est pas toujours facile de faire la part
entre la fiction et la réalité.
Notre ouvrage n’a pas d’autres prétentions que d’ouvrir un espace d’échange, à
ce jour encore vaste à explorer, entre la littérature et les disciplines qui prétendent
au savoir ; bref, une autre façon de voir quels sont les liens qui se tissent entre la
littérature et les autres champs du savoir. Il s’agit ici de s’interroger sur les pratiques
qui se développent aux frontières de la littérature. Pour y réfléchir, pour discuter des
frontières de la littérature, nous avons invité des spécialistes de différents horizons
disciplinaires. Des auteurs qui, pour la plupart, ne sont pas des littéraires mais qui
voient dans la littérature une source d’inspiration et d’élargissement de leurs propres
disciplines. Quant aux littéraires que nous avons invités à partager leurs réflexions,
tous voient dans la littérature une perspective particulière qui permet de faire des
rapprochements et des glissements entre différents champs de recherche.
Ainsi, géographes, médecins, sociologues, psychanalystes, cinéastes, philosophes, artistes, écrivains et littéraires sont ici réunis autour d’un sujet de réflexion
commun : la littérature comme espace de recherche interdisciplinaire. Une littérature qui, loin de bâtir des frontières, permet de décloisonner différents ordres du
savoir. Une littérature qui apparaît dans toute sa grandeur et dans toute sa complexité
comme lieu de réflexion dans l’accomplissement d’une tâche infinie : une meilleure
compréhension de l’humain et de sa réalité.
La première partie de notre ouvrage présentera des réflexions théoriques autour
des liens entre la littérature et différentes disciplines. Ainsi, Luc Vigneault cherche
à cerner quelques moments forts de la relation ambiguë entre la philosophie et la
littérature. Partant de l’idée que l’origine de la philosophie pourrait se lire comme
le commencement d’un conflit avec la littérature, celui-ci s’est cristallisé autour de
la controverse muthos/logos avec la conséquence d’expulser la littérature hors du
champ des discours valables sur l’être de ce qui est. C’est Nietzsche, 2500 ans plus
tard, qui en réalité réintroduira ce débat sur le couple fiction/réalité au sein du
débat philosophique. Suspectant l’authenticité du logocentrisme de la philosophie,
le soupçon de Nietzsche aura un tel impact sur l’identité du philosophique et du
littéraire qu’on retrouvera le conflit philosophie/littérature comme l’une des préoccupations les plus importantes de la philosophie contemporaine. Luc Vigneault
explore ainsi cette avenue chez le philosophe français Jacques Derrida, et chez le
philosophe espagnol Daniel Innerarity.
1.
Daniel Innerarity, La irrealidad literaria, Pamplona, Eunsa, 1995, p. 152. Traduction libre.
4
Blanca Navarro Pardiñas et Luc Vigneault
Professeur de géographie à l’Université d’Ottawa, Marc Brosseau montre
l’intérêt des travaux de la critique littéraire pour sa discipline ; ainsi, il présente les
grands traits des différences fondamentales entre les travaux des uns et des autres sur
la question de l’espace littéraire, et s’interroge par la suite sur les principales avenues
de recherche des géographes par rapport à la littérature. Comme nous le rappelle
Brosseau, l’émergence de l’intérêt des géographes pour la littérature, et particulièrement pour le genre romanesque, remonte au tournant des années 1970, et s’inscrit
tout d’abord dans une interrogation sur la valeur de complément pour la géographie régionale, aussi bien en France qu’en Angleterre, et pour l’analyse des paysages
culturels dans la tradition anglo-américaine. Bien que la rencontre entre la géographie et la littérature demeure ponctuelle, Brosseau insiste pour dire que le contact
avec les différents courants de la critique littéraire a contribué au renouvellement
des approches géographiques de la littérature. Ainsi, conclut-il, la géographie littéraire constitue une branche relativement autonome de la géographie culturelle
contemporaine.
Le dialogisme entre la littérature et les sciences sociales apparaît dans toute sa
force, mais aussi dans toute sa tension, dans l’étude que nous propose Svetla
Koleva. Professeure et chercheure à l’Institut de sociologie de l’Académie bulgare
des sciences, Svetla Koleva propose une réflexion des plus rigoureuses et en même
temps perspicaces sur les liens qui se tissent, et qui pourraient encore se tisser, entre
la sociologie et la littérature. Ainsi, elle considère que la sociologie pourrait se
renouveler au contact de la littérature, à condition de la considérer comme un véritable domaine de savoirs, d’expériences et de pratiques autonomes. Sans renoncer à
son statut d’entreprise scientifique, la sociologie pourrait élargir le champ de l’enquête et, par son dialogue avec la littérature, accéder à une nouvelle perspective de
compréhension.
Dans un siècle comme le nôtre, où les préoccupations écologiques se retrouvent au premier plan des décisions politiques, Élise Salaün nous propose une
réflexion des plus actuelles sur l’écologie en tant que phénomène à la fois politique,
philosophique, artistique et littéraire, à partir des travaux de l’écologiste québécois
Pierre Dansereau, qui résumait la crise environnementale comme étant non pas une
faillite scientifique, mais plutôt comme une faillite de l’imagination. Élise Salaün
parcourt la pensée de Dansereau, et fait le pari d’un « mariage de raison » entre la
critique littéraire et l’écologie. Ne pas se fondre avec elle en une seule et même
discipline, mais plutôt demeurer littéraire en relevant et en expliquant le sens de
l’aspect écologique des œuvres littéraires.
Et, si toutes les faillites sont des faillites de l’imagination, comme nous le
rappelle Élise Salaün en évoquant les réflexions de Pierre Dansereau, c’est le
triomphe de l’imaginaire qui est, à son tour, à l’origine de la naissance des réflexions
les plus remarquables dans l’histoire de la compréhension de l’être humain. Comme
le montre Muriel Gilbert, psychanalyste et professeure à l’Université de Lausanne
5
Introduction
en Suisse, c’est l’imaginaire sophocléen dans toute son originalité et son débordement qui se trouve à l’origine du chemin de pensée de Freud. La littérature grecque,
et plus précisément la tragédie comprise comme ressource symbolique, donnera
ainsi naissance au célèbre complexe dit d’œdipe.
La deuxième partie de cet ouvrage est consacrée à des cas de figure ; des exemples concrets d’auteurs jumelant des méthodes interdisciplinaires. Ainsi, Blanca
Navarro Pardiñas analyse la contribution du philosophe espagnol José Ortega y
Gasset à la réflexion sur le rôle de la littérature et de l’art comme éléments clés dans
la construction identitaire de tout être humain. Prenant comme point de départ la
lecture du grand classique littéraire de Cervantès, le penseur espagnol propose une
réflexion sur le perspectivisme, et insiste sur la nécessité de s’intéresser aux circonstances particulières de chaque personne, de chaque nation, mais pour les mettre en
perspective. Ainsi, Ortega prône une lecture plurielle du réel.
Au moyen d’une interrogation réunissant la philosophie et la littérature autour
des fondements de l’imagination dans le poème Éleusis, que le jeune Hegel dédie à
Hölderlin, Laurent-Paul Luc s’interroge sur l’importance que le jeune philosophe
allemand accorde aussi bien à la poésie, à l’art en général et à l’imagination avant la
construction de son système philosophique et, surtout, sur la façon dont cette
méditation poétique l’imprègne. Texte déroutant, poème un peu boiteux, autant
par sa méthode que par son contenu, le texte hégélien va d’une critique minutieuse
de l’esprit du judéo-christianisme et de l’esprit de la morale kantienne célébrant une
poésie soutenue par un enchantement : celui du « rêve grec ». L’originalité de la
lecture de Laurent-Paul Luc tient à ce qu’il cherche à préserver la résonance propre
de cet hymne tout en gardant le privilège que Hegel accorde à la religion grecque ;
privilège que manifestent de façon élogieuse ces vers célébrant la manifestation du
divin dans le culte des mystères éleusiniens.
Et si différentes disciplines se croisent et glissent dans les vastes terrains de l’art
littéraire, le jumelage des arts visuels et de la littérature a depuis longtemps été un
terrain fertile chez de nombreux écrivains. Stéphane Hoarau nous propose une
réflexion sur l’œuvre de l’écrivain d’origine algérienne Nabile Farès, lequel, en collaboration avec le dessinateur et illustrateur Kamel Khélif, glisse du livre-mots au
livre-images. Image et langue poétique s’entremêlent jusqu’à redessiner une nouvelle
façon d’écrire, une nouvelle « abstraction littéraire ». Dans une œuvre hybride, difficilement classable par des concepts traditionnels tels que roman, poème ou récit, le
livre farésien incarne un dialogue ouvert entre une pluralité de formes et de genres.
Le recours à la littérature, comme le montre si bien Muriel Gilbert, a permis à
Freud de conceptualiser le complexe d’œdipe. La littérature apparaît ainsi non
seulement comme une manifestation culturelle, mais comme expression et comme
source de sens. France Jutras, professeure en éducation à l’Université de Sherbrooke, abonde dans le même sens, et réfléchit sur le difficile rapport à la filiation
6
Blanca Navarro Pardiñas et Luc Vigneault
dans la société québécoise depuis une quarantaine d’années. Elle trouve dans l’analyse des romans publiés au Québec entre 1860 et 1960 un matériau pour réfléchir
et essayer de mieux comprendre le phénomène.
Professeur de littérature à l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard, Carlo
Lavoie, pour sa part, nous propose une réflexion reliant la littérature et l’anthropologie sur le rapport imaginaire entre la pêche au saumon et l’acte d’écrire. Prenant
comme point de départ la lecture de Lines on the Water. A Fisherman’s Life on the
Miamichi, de l’écrivain néo-brunswickois David Adams Richards, Carlo Lavoie
analyse la pêche comme une pratique qui se donne à lire, comme le lieu d’une
interprétation qui fait sens. La pêche devient « acte de lecture », une lecture qui est
le fruit d’un mimétisme reposant sur le devenir-animal du pêcheur. Imaginaire,
écriture et activité sportive vont de pair.
Il nous a semblé qu’un ouvrage sur les ponts entre la littérature et différentes
disciplines de recherche devrait également proposer une réflexion sur la genèse de
l’œuvre littéraire et de la construction de son sens même. Ce sera l’objet de la troisième et dernière partie de cet ouvrage. Ainsi, nous présentons ici trois témoignages
d’auteurs ; trois points de vue d’écrivains qui, par leurs parcours singuliers, ont eu à
côtoyer différentes disciplines : Herménégilde Chiasson, artiste multidisciplinaire, écrivain et ancien lieutenant gouverneur du Nouveau-Brunswick, Jean Désy,
médecin et écrivain (en dialogue avec Catherine Labbé, résidente en médecine
interne), et Katery Lemmens, professeure universitaire et poète. Par leurs expériences interdisciplinaires, et par leur vécu en tant qu’écrivains, ils nous livrent, à la
toute fin de notre périple, des regards personnels et évocateurs sur leurs rapports
privilégiés avec la littérature.
Notre ouvrage se termine sur une polémique ; une réflexion philosophique sur
la notion d’auteur, celui sans qui la littérature ne serait tout simplement pas.
Philippe Sabbot, spécialiste dans l’étude des rapports entre la littérature et la philosophie, nous propose comme clôture un tour d’horizon sur une polémique des plus
fertiles, telle qu’elle a été abordée par deux auteurs incontournables : Barthes et
Foucault. À l’image de notre ouvrage, qui vise non pas à donner des réponses mais
à en poser, Philippe Sabot réfléchit sur la valeur cognitive de l’œuvre littéraire et sur
la compréhension multiple du fait littéraire dans la construction du sens. Un sens
toujours à compléter, toujours à construire.
7
Première partie
Espaces interdisciplinaires de la littérature :
philosophie, géographie, sociologie,
psychanalyse, écologie et science
Le plus vieux débat : méfiance et complicité
de la philosophie et de la littérature
Luc Vigneault
Université de Moncton, campus d’Edmundston
D
L’ennemi, ô philosophes, c’est le langage.
Ô littérateur, c’est la pensée.
Penser trop fort, trop loin, trop exactement mène à mal écrire.
L’écriture est faite de déformations et mutilations de la pensée.
Se fier à la langue, à ses formes et à ses mots mène à mal penser.
La pensée est un recul sur l’écriture. C’est une hypothèse que
l’écriture rend nécessaire.
Valéry
epuis que la pensée et les choses s’écrivent ou que s’écrivent les
choses et la pensée, un inévitable différend s’opère entre la littérature et la philosophie. Si l’on accepte le fait que la littérature naît
avant sa dénomination, tout simplement par le fait qu’elle est œuvre d’écriture
esthétique, l’origine de la philosophie pourrait se lire comme le commencement
d’un conflit avec la littérature. Ce conflit se cristalliserait autour de la controverse
historique du muthos et du logos avec la conséquence philosophique d’expulser la
littérature hors du champ des discours valables sur l’être de ce qui est et de la vérité.
C’est la raison pour laquelle le rapport entre la philosophie et la littérature est l’un
des plus vieux problèmes philosophiques. Platon disait déjà dans La République que
le conflit entre la littérature et la philosophie est un très vieux débat. Cette relation
est originairement conflictuelle car elle est intrinsèquement liée au statut même du
discours philosophique et de sa prétention à dire le vrai. En ce sens, le destin de la
philosophie est en grande partie lié à son désir de prendre une distance à l’égard du
discours littéraire tout simplement parce qu’elle s’est conçue comme discours
critique de l’universel ayant la possibilité de transcender les particularités des expériences singulières. Dire l’être de ce qui est : voilà la finalité ultime que s’est donnée
la philosophie et elle seule aurait le regard critique nécessaire, les outils conceptuels
11
Première partie. Espaces interdisciplinaires de la littérature
appropriés pour dire et écrire cette réalité. Elle seule serait consciente et capable de
prendre la mesure de ce qu’elle dit.
Si la naissance de la philosophie est teintée d’une vive controverse avec le
discours littéraire, cette controverse ne va pourtant pas cependant de soi car qui dit
controverse dit à la fois distance et proximité. Cette controverse prend différentes
proportions qui varient historiquement du simple rejet, à la complicité, en passant
par une vigoureuse rivalité. Même chez Platon, connu comme le plus rébarbatif face
à la poésie, la relation n’est pas si évidente car Platon lui-même ne peut se passer du
savoir narratif pour écrire sa philosophie. On doit reconnaître cependant que, à
bien des égards, la philosophie, bien qu’elle ne partage pas entièrement la finalité
esthétique essentielle de la littérature, est aussi, en tant que discours, elle-même une
littérature et que, malgré leurs différences, toutes deux sont proches parents. Elles
demeurent ensemble dans l’ordre du discours et du langage ; toutes deux se disent
et s’écrivent, toutes deux partagent côte à côte un long parcours historique où l’on
trouve souvent les mêmes combats sociaux, politiques ou idéologiques. Ainsi, parmi
les littéraires on trouve des philosophes et parmi les philosophes on trouve des littéraires. On trouve également des inclassables, des Montaigne, des Voltaire, des
Pascal, des Rousseau dont on ne saurait dire s’ils sont plus littéraires que philosophes. En fait, à chaque fois qu’on trouve un littéraire ou un philosophe en marge de
la philosophie ou de la littérature traditionnelle, on risque de considérer cet intellectuel comme inclassable. Si la philosophie par essence est interdisciplinaire, sa
relation avec la littérature est quelque chose de particulier ; cette relation intime se
caractérise par le fait qu’à chaque fois que la littérature cherche à approfondir sa
signification culturelle, elle requiert un traitement philosophique, et que la philosophie ne peut être comprise sans s’entremêler au savoir narratif. Ni la littérature ne
peut se passer de la philosophie, ni la philosophie de la littérature. La littérature qui
serait seulement « belle » ne signifierait rien et, d’ailleurs, l’esthétisme de la littérature n’est surtout pas quelque chose de superficiel mais d’essentiel.
Telle qu’on la présente dans tout bon cours d’introduction, la philosophie se
loge entre la science et la religion. De la religion elle partage sa quête de sens, de la
science son exigence rationnelle ; cependant, elle quitte ni plus ni moins son statut
d’activité rationnelle lorsqu’elle devient toute dévouée à la sphère théologique, de
même qu’elle perd son exercice critique lorsqu’elle réside uniquement sur les mêmes
chemins que la science. On doit dire également, comme le disait Nietzsche, que la
philosophie se situe entre l’art et la science. C’est ici, dans cet entre-deux, qu’elle
cohabite, croyons-nous, avec la littérature. Entendons bien, avec la littérature qui se
loge également dans cet entre-deux. Il y a donc une littérature et une philosophie
qui logent à cette enseigne que nous pourrions désigner ici provisoirement comme
une activité de l’esprit qui se conçoit comme activité de langage érigée dans l’horizon
du sens. Cela suppose qu’il y a dans la pratique de l’écriture philosophique plus
qu’une simple application d’une idée préétablie que je chercherais, par exemple, à
12
Luc Vigneault – Le plus vieux débat : méfiance et complicité de la philosophie et de la littérature
exprimer sur papier. Il y a un incitatif qui est créé sur-le-champ par le texte luimême qui s’écrit ; en d’autres mots, l’écriture philosophique est aussi création de
sens au-delà de l’idée que je cherche à expliciter. L’acte d’écriture philosophique
rejoint, en ce sens, l’acte d’écriture littéraire qui, au-delà du plan déterminé du
projet anticipé, laisse libre cours à la pensée qui divague, erre, flâne, trouve autre
chose que ce qui était déjà prévu ou que l’auteur prévoyait trouver. Le créateur d’un
système philosophique est encore un créateur qui franchit les limites du système
préétabli. Le plaisir littéraire, écrivait Valéry, « n’est pas tant d’exprimer sa pensée
que de trouver ce qu’on n’attendait pas de soi1 ». Découvrir ce que les mots et le
langage qui s’étalent me donnent à voir. De ce point de vue, littérature et philosophie se retrouvent dans l’élément du langage, langage qui déborde le simple cadre
d’un outil pour la pensée.
De la même façon, on peut trouver dans un système philosophique, le plus
absolu soit-il, plus que ce que veut exprimer le système. Le lecteur peut trouver dans
la lecture de Hegel quelque chose qui fascine, voire qui le transforme personnellement, et qui n’a rien à voir avec le fait qu’il adhère à ce système philosophique. Ce
qu’il y a de plus intéressant chez Hegel n’est peut-être pas sa prétention au grand
système de la philosophie mais justement ce qui excède ses intentions et son
programme ; l’écriture qui excède son système. Même si elle s’aligne dans une rigoureuse controverse avec la tradition philosophique, la Phénoménologie de l’esprit n’estelle pas aussi un fabuleux récit de l’esprit qui excède bien souvent la pensée de son
auteur ? Comme disait Hannah Arendt, qui rejetait l’idéalisme platonicien, nul
n’est comparable à Platon quant à la qualité d’interlocuteur, et sa compagnie lui
était bien plus agréable que celle de plusieurs de ses contemporains.
Dans cet entre-deux de l’exigence rationnelle et de l’autonomie littéraire, se
loge, pensons-nous, la complicité de la philosophie et de la littérature ; cela fait de
l’écriture philosophique à la fois une recherche de la compréhension du réel et une
création nouvelle de sens. Cette hypothèse, que j’aimerais mettre à l’épreuve ici,
ferait de la philosophie quelque chose de littéraire ou, mieux, permettrait de voir
une certaine littérarité de la philosophie. En choisissant de présenter la littérature et
la philosophie sous l’angle d’une complicité langagière, bien que chacune ait sa
propre spécificité, nous sommes conscients de privilégier une perspective herméneutique et phénoménologique de la question, et par le fait même, de laisser pour
contre d’autres perspectives qui auraient pu être adoptées. Ma position tient en tant
que philosophe et c’est pourquoi je privilégie la place de la littérature dans la philosophie, plutôt que de chercher la place de la philosophie à l’intérieur de la tradition
littéraire.
Devant l’ampleur de ce vieux débat qui caractérise la relation de la philosophie
à la littérature, je ne pourrai évidemment pas en développer ici toute la probléma1.
Paul Valéry, Cahiers II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1983, p. 1006.
13
Première partie. Espaces interdisciplinaires de la littérature
tique. Ma prétention n’est autre que de soulever un ensemble de questions qui
jonchent ce dialogue entre la littérature et la philosophie, à la lumière de la pratique
et de l’écriture philosophiques. Le choix que nous faisons n’est donc pas de montrer
qu’il y a une philosophie dans la littérature ni que la philosophie bascule dans la
littérature, mais peut-être davantage de scruter l’excédent en amont de l’exigence
rationnelle de la philosophie qui pointe vers une part de création littéraire et qui fait
apparaître une autre manière d’envisager la philosophie. Une perspective qui,
croyons-nous, répond mieux à la fonction de la philosophie aujourd’hui. Une
nouvelle perspective du sens, où le philosophe qui, « écrivant » sa compréhension du
monde, devient, du moins quelque instant, « écrivain2 » du monde. Comme l’artiste
qui peignant se fait surprendre par ce qu’il rend visible et trouve dans sa toile
quelque chose qu’il n’y avait pas mis.
Loin d’une simple distanciation, notre propos tentera de montrer au contraire
que la philosophie non seulement emprunte elle-même au discours littéraire avec
une grande complicité (dont les deux parties tirent d’ailleurs un grand profit) mais
que la philosophie, comme le croit Valéry, est aussi une littérature. Une littérature
qui a pour souci l’être de ce qui est, donc une littérature très particulière, mais qui
se perd dans cette quête, se fait prendre au jeu d’une certaine façon, est inspirée par
la phrase inattendue qu’elle vient d’écrire et qui tourne autrement le premier projet
anticipé, voire qui en perturbe totalement le sens.
En choisissant une perspective historique propre à la tradition philosophique,
je m’attarderai d’abord sur deux moments cruciaux, et peut-être les plus opposés,
du rapport littérature-philosophie que je crois être les plus révélateurs de la nature
de leur relation et dont on a aujourd’hui plusieurs leçons à tirer. En définissant la
controverse philosophie-littérature à partir de Platon, je chercherai d’abord à expliciter l’origine du conflit par la tentative de subordination de la littérature par la
philosophie. Dans un deuxième temps, nous verrons le renversement de cette perspective avec Nietzsche. C’est Nietzsche qui, après Platon, presque 2500 ans plus
tard, réintroduira ce débat sur le couple fiction/réalité au sein du débat philosophique. Se méfiant de l’authenticité du logocentrisme de la philosophie, le soupçon
de Nietzsche aura un tel impact sur l’identité du philosophique et du littéraire
qu’on retrouvera le conflit philosophie-littérature comme l’une des préoccupations
les plus importantes de la philosophie contemporaine. Après cette brève mise au
point historique, j’explorerai deux avenues qui suivent celles de Nietzsche, celle de
Jacques Derrida et celle de Daniel Innerarity, de façon à montrer comment cette
problématique de la relation philosophie-littérature se déploie aujourd’hui à partir
de la perspective nietzschéenne et de son écho sur l’identité du philosophique.
2.
On reconnaîtra ici les catégories empruntées à Roland Barthes.
14
Luc Vigneault – Le plus vieux débat : méfiance et complicité de la philosophie et de la littérature
1. L’art nous éloigne de la vérité : la doctrine platonicienne
Par manque de sources, il est difficile de savoir exactement ce que voulait dire
Platon lorsqu’il écrivait que la controverse entre la philosophie et la littérature est
un vieux débat. Ce que nous savons c’est que la philosophie, entre toutes les disciplines, peut prétendre être la première à s’interroger sur la nature de la littérature.
Ni la théologie, ni la science en général, de l’époque grecque ou subséquente, ni la
littérature elle-même ne se sont interrogées sur son être, ni sur sa nature propre.
Parce qu’elle prétend interroger l’être ou la nature des choses, la philosophie a forgé
sa propre définition en tenant ses distances avec l’autorité qu’a eue la littérature
grecque en général et la poésie en particulier. La philosophie, telle que nous la
connaissons aujourd’hui en Occident, s’est construite à partir de Platon et celle-ci
s’articule justement dans un conflit avec la littérature. Cela fut possible à partir
d’une critique mais aussi d’une réflexion profonde sur la tradition littéraire existante en visant l’intégration tant de son style que de sa finalité.
En prenant position contre ce qu’il appelait la dictature de la liberté littéraire,
Platon défend l’idée – une idée qui a tenu presque 2500 ans, une idée tenace et bien
connue – que la philosophie doit se méfier des récits littéraires et qu’elle doit s’en
méfier avec vigilance.
En repoussant la poésie dans la catégorie banale de fiction, pour ne pas dire
d’opinions sans fondement rationnel, l’idéalisme platonicien a pu constamment
chercher une façon de subordonner la littérature à la philosophie, soit en s’en
servant comme un instrument pédagogique pour illustrer ses concepts ou encore en
cernant l’absence de rigueur par une théorie esthétique incomplète ; ce sera la perspective d’Aristote qui créera la première théorie littéraire de l’histoire. En cherchant
à s’instituer comme métaphysique et en posant le style discursif comme le modèle
du discours philosophique, la philosophie platonicienne a propagé une profonde
méfiance chez les philosophes à l’égard de la capacité de la littérature à assumer sa
place dans l’empire de la vérité. Cela ne semble pas avoir préoccupé les littéraires.
Curieuse indifférence.
Cette méfiance ne semble pas non plus avoir troublé ceux que nous nommons
par commodité « les présocratiques ». C’est véritablement Platon qui cherche à
distinguer méticuleusement les « philosophes » des « littéraires », à qui il attribue le
rôle de créateurs de mythes, soit ceux qui privilégient la forme à la nature du
contenu, la sensibilité à la raison, la rigueur à la liberté littéraire. Parmi les épisodes
les plus célèbres de cette prise de position de Platon contre les poètes, vient en
premier lieu celui de La République. Aux livres II (377a-379b), III (389d-394b) et
X de La République, Platon examine la littérature et les formes poétiques, plus particulièrement à propos de l’éducation des enfants et des gardiens de la Cité idéale. La
conclusion de Platon est bien connue : il préconise tout simplement l’expulsion ipso
facto des éducateurs de la Cité. Mauvais éducateurs, les poètes non seulement se
15
Première partie. Espaces interdisciplinaires de la littérature
contentent du domaine de la sensibilité sans mesure mais de plus se permettent, ici
et là, de présenter la faiblesse des héros et des dieux dans des mises en scène où la
fiction triomphe du réel. Mauvais exemples pour la jeunesse, les poètes sont même
dangereux pour l’harmonie et l’idéal de justice de la Cité. Platon ne ménage pas ses
condamnations, il va jusqu’à critiquer le poète des poètes, Homère, qu’il accuse de
« faiseur de fables ». En conclusion, il appert que la poésie ne vaut que sous la stricte
supervision du philosophe qui a toute autorité pour censurer ça et là les parties
jugées inappropriées. « Nous prierons Homère, écrit-il, ainsi que les autres poètes de
ne point se fâcher si nous les rayons ; non qu’ils soient dépourvus de poésie et que
la foule n’ait pas de plaisir à les entendre, mais au contraire, plus il y a en eux de
poésie, moins ils doivent être entendus par des hommes auxquels il faut que la
liberté appartienne » (387b).
Bien qu’il commence avec des excuses polies, il demeure que Platon propose
tout simplement de rayer les poètes du cursus éducatif, ainsi que toutes les lamentations et les plaintes prêtées aux héros et, encore, les rires des dieux et des héros.
On le voit, il ne s’agit de rien de moins que de censurer la poésie, d’interdire et
surtout de prescrire ce que doit dire le discours des poètes. C’est pure folie de laisser
le poète à lui-même ; on doit l’encadrer de façon rationnelle, sinon l’expulser tout
simplement. Le paradoxe est que si Platon est d’abord préoccupé de définir le
champ de la philosophie, il doit le faire en prenant ses distances de la littérature et
pas seulement pour une question d’antériorité. Comment saisir le fondement de la
position de Platon contre la littérature ?
Je crois qu’on peut résumer cette distanciation critique en deux points,
présentés ci-dessous.
a. Sensible-rationnel (passion-raison)
Cette position de Platon repose sur la hiérarchie, dont est marquée toute l’histoire de la philosophie, entre le sensible et le rationnel. La littérature, parce qu’elle
privilégie les formes de la sensibilité, serait incapable d’accéder aux sources mêmes
de la connaissance ; elle ne se connaît pas elle-même et donc ne peut pas saisir le
sens de ses propres actions. Elle se comporte comme si chacune de ses actions n’engageait en quelque sorte qu’elle-même, sans voir le sort ou la finalité de celles-ci.
b. Le privilège de la forme sur le contenu
La littérature opte pour un privilège de la forme sur le contenu, elle choisit
l’esthétisme de la forme au lieu de la véracité du contenu. Ce privilège est suspect
selon Platon, de même que selon tous les philosophes de l’Antiquité. Pourquoi ?
Parce que ce privilège de la forme esthétique laisse place aux plus vastes frivolités –
pour ne pas dire élucubrations – sans la possibilité de vérifier la véracité du propos
par un principe de raison.
16
Luc Vigneault – Le plus vieux débat : méfiance et complicité de la philosophie et de la littérature
2. L’action de l’art est celle de la mimésis
Comme l’œuvre d’un peintre est celle d’une reproduction du réel, l’œuvre littéraire, l’œuvre écrite est une copie de la réalité. La chose que je décris, la table, la
chaise, le chemin, est en fait la copie d’une copie car la chaise réelle est encore la
copie de la chaise idéale. Ce simulacre a la dangereuse propriété de l’illusion. La
reproduction, mimésis, de l’artiste, de l’écrivain, est la reproduction d’une reproduction sensible ; elle est bien trop loin de la réalité de l’idée pour entrer dans les voies
de la connaissance du vrai.
La solution pour régler ce danger que recèle la déformation du réel opérée par
l’art en général est la subordination de l’art à la philosophie. Pourtant, cette situation n’implique pas que Platon rejette du revers de la main la poésie et la littérature
dans son ensemble. Loin de rejeter la littérature, Platon, au contraire, l’emploie
sciemment. Le contempteur de fables ne se fait-il pas lui-même poète lorsqu’il use
et abuse des métaphores dans les moments les plus cruciaux de sa propre métaphysique (l’allégorie de la caverne, l’allégorie de la ligne, le mythe d’Er, par exemple) ?
La forme dialogique dans laquelle Platon nous livre pratiquement toute sa métaphysique n’est-elle pas une forme littéraire ? Cette forme dialogique n’est-elle pas
d’ailleurs la grande exception de l’histoire de philosophie, Platon étant à peu près le
seul à utiliser cette forme si vivante, si littéraire, d’enseigner la philosophie ? Il
demeure que seul le philosophe semble être autorisé à en user de la sorte. Pourquoi
Platon suspecte-t-il tant les poètes et les littéraires ? Pourquoi la liberté littéraire le
trouble-t-il tant ? C’est dans l’aspect politique de la question que nous trouvons un
éclairage.
Aussi grande soit la beauté de la forme littéraire, elle recèle, selon Platon, une
forme autoritaire de déclaration. En fait, la littérature, et plus particulièrement la
poésie, forme suprême de la littérature, n’autorise qu’elle-même parce qu’elle
répugne à l’argumentation : elle est indiscutable en soi et énonce sous la forme
sensible ce qui s’impose sans justement avoir à partager cette imposition. De ce
point de vue, selon Platon, elle s’apparente à l’opinion. La littérature parle pour
elle-même et n’a de référence qu’elle-même et n’a point de compte à rendre. Elle n’a
qu’à plaire : voilà le problème et le danger. Plus encore, le langage poétique – et
Platon sera le premier à le voir – se caractérise par le fait qu’il crée lui-même sa
propre réalité par l’imagination. Pour Platon, le génie singulier d’une langue n’est
vrai que lorsqu’il s’offre à tous en partage et non seulement à celui qui l’énonce.
Contrairement à ce qui se dit souvent, ce n’est pas la poésie mais la mathématique
qui est vraiment démocratique. Contresens total, si on y pense bien, avec la pensée
contemporaine qui voit dans la libre expression le symbole de la démocratie, la
position platonicienne définissant la poésie comme l’action la plus antidémocratique qui soit. Platon qui, comme on le sait, n’aimait pas beaucoup la démocratie,
17
Première partie. Espaces interdisciplinaires de la littérature
soutient plutôt que la démocratisation de la poésie doit passer par sa subordination
à la Raison.
L’idée principale est qu’on ne peut laisser la poésie dire ce qu’elle veut d’une
pleine autorité ; c’est politiquement et éthiquement néfaste. Cette perspective peut
sembler très éloignée de notre réalité contemporaine ; l’idée qu’il faille pratiquement bâillonner la littérature, la censurer, est très loin de nos valeurs et de nos
cadres de vie. Mais nous ne nous permettons pas de dire ou de laisser dire n’importe
quoi. C’est déjà peut-être là, par une pratique de la vie, une limite que l’on impose.
Tel ne fut-il pas, d’ailleurs, dans un autre ordre d’idées, le projet de Mallarmé ? Son
projet poétique ne fut-il pas justement de rompre avec l’idée sophistique que tout
le monde peut dire ce qu’il veut comme il veut ? Qu’il faut en quelque sorte un
absolu de la poésie ? Ni la poésie, ni la littérature dans son ensemble, dont Platon en
distingue mal les genres, ne peuvent assumer le travail de l’édification du réel. La
divergence de la philosophie et de la littérature se construit ainsi selon l’opposition
entre la vérité prétendue du discours philosophique et la forme libre de la littérature
qui ne prétend rien au nom de cette même vérité ; dualité qui s’exprime dans l’opposition muthos-logos et qui détermine l’orientation historique de la philosophie.
Si Platon condamne toute partie du récit littéraire où le narrateur se met à
parler pour lui-même, dès qu’il quitte le récit de faits et se fait fiction, Aristote se
veut plus intégrant face à l’entreprise littéraire. Ruse de la raison qui cherche à délimiter rationnellement la part de fiction et de création dans une œuvre ? Il reste que
la poétique aristotélicienne accorde une valeur intrinsèque à la créativité libre du
poète et du littéraire ; chose que Platon ne reconnaîtra jamais. Il reste clair cependant, chez Aristote, que la littérature ne connaît sa valeur que dans et par l’architecture philosophique. Si Aristote a créé, sans aucun doute, la théorie littéraire la plus
importante de l’histoire ancienne, il a aussi permis de réintégrer la position platonicienne en développant une perspective de la mimésis qui n’est plus une pure imitation-reproduction mais qui implique également une opération dynamique
contrairement à la théorie platonicienne. Dans Temps et Récit, Paul Ricœur réactualise la théorie aristotélicienne en réhabilitant le concept central de la théorie d’Aristote, la mimésis, qu’il lit à la lumière d’une thématisation des conditions temporelles
de l’existence humaine.
Telle que la définit Ricœur, la mimésis est l’opération dynamique de ce que l’on
pourrait traduire en français par la reproduction-transformation, en autant qu’on
comprenne la reproduction comme ajoutant à chaque fois quelque chose de plus
qu’une simple reproduction. C’est par l’activité de la mimésis que le mythe acquiert
sa puissance de signification et d’évocation. Tout récit est une opération mimétique,
pas au sens où il est une pure reproduction mais une reproduction qui transfigure
l’événement répété. Il y a donc un élément créateur dans la construction du réel
qu’Aristote reconnaît dans l’acte littéraire mais que ne voyait pas du tout Platon. Il
y a donc une fonction de connaissance à même la mimésis ; comme il y a une
18
Luc Vigneault – Le plus vieux débat : méfiance et complicité de la philosophie et de la littérature
r­ationalité avant la philosophie. Par exemple il est certain qu’Homère, lorsqu’il
parle et loue la bravoure et le courage d’Achille, évoque le courage légendaire de ce
personnage à travers des récits narratifs, mais en le mettant en scène dans son récit,
il fait de ce courage un archétype humain, quelque chose d’exemplaire qui devient
un idéal. C’est donc l’imitation d’un acte singulier qui prend la signification d’un
archétype.
La dimension cathartique est sans doute un des éléments fondamentaux de la
théorie aristotélicienne que reprend intégralement Ricœur. La catharsis est la fin
visée (la finalité d’une chose étant toujours ce qu’il y a de plus important chez Aristote) de tout récit poétique et cela est encore plus vrai de la tragédie qu’Aristote
considère comme la forme la plus achevée du genre littéraire. La dimension cathartique n’est jamais à dissocier de la mimésis ; elle en est une sublimation. La catharsis,
c’est l’effet thérapeutique du récit, le succès de sa narration, l’épuration qui suit la
lecture, ou la vue, d’une histoire racontée sous la forme d’un drame, d’une comédie
ou, plus spirituellement, d’une tragédie. Pour Aristote, ceci veut dire que la charge
évocatrice, la charge de signification du récit a un effet d’exorcisme je dirais, par son
ressort émotionnel, sa charge émotionnelle qui fait tant peur. Cette charge provoque
chez le lecteur une épuration de ses propres émotions : elle transforme littéralement
sa vie émotionnelle et son rapport à la réalité. Cela est dû, principalement, à la
fonction mimétique du récit, laquelle me place dans la peau des personnages, me
faisant vivre leurs émotions, leurs peurs, leurs frayeurs, leurs états pitoyables, leurs
tristesses, leurs joies, leurs conquêtes, leurs bravoures, leurs faiblesses. La catharsis
serait donc le retour de l’action littéraire sur l’action réelle.
En apprenant dans la lecture d’un récit que le héros qui avait été présenté
comme fort et courageux, et qui jusqu’à présent avait fait preuve d’un courage
exemplaire, se fait prendre dans un piège, nous ressentons de la pitié, et ce, avec
autant plus de force que les incidents surgissent de façon inattendue3. La condition
pour l’exercice de la catharsis repose sur le processus imitatif du récit, dans lequel
est entraîné le lecteur dans une aventure émotionnelle qui a un effet sur lui. Chacun
peut se reconnaître dans ce qui est raconté et c’est pourquoi il est universel. La
preuve en est que lors de la lecture d’un récit, si l’on n’y retrouve pas cet élément
cathartique, on se désintéresse rapidement de lui. Un grand récit est celui où nous
nous reconnaissons tous. Aristote, comme le rappelle Ricœur, donne beaucoup
d’importance à ce mode cathartique de la mimésis dans les différents genres l­ ittéraires
(comédie, drame, tragédie) et il voit là une fonction thérapeutique que le théâtre
grec utilisait à souhait. Ainsi, le récit littéraire, dans sa fonction cathartique, contient
en ses germes le pouvoir de refaire la réalité, comme le pense Ricœur, car le récit se
présente comme une occasion unique d’élargir l’horizon d’existence du lecteur.
Aristote reconnaîtra-t-il cette part excédentaire dans l’écriture philosophique qui
3.
Aristote, Poétique, trad. de J. Hardy, Paris, Les Belles Lettres, 1961, 13, 53a-6.
19
Première partie. Espaces interdisciplinaires de la littérature
échapperait à l’emprise du vaste système cosmologique ? Difficile à dire lorsqu’on
connaît les ambitions scientifiques du stagirite. Il reste que l’interprétation ricœurienne rend au moins au concept central de mimésis une fonction créatrice qui
permet de faire sortir l’acte littéraire de la simple dynamique de la reproduction.
Sans dire qu’Aristote réconcilie langage et pensée d’un seul tenant, sa poétique nous
permet cependant de briser quelque peu le clivage rigide entre pensée et langage tel
qu’il subsiste chez Platon. Voyons maintenant comment entrevoir celle-ci dans
l’écriture philosophique.
3. L’art nous sauve de la vérité : Nietzsche
La lecture que je propose de Platon n’est contemporaine ni de Platon ni d’Aristote, mais cette perspective acquiert toute son acuité dans les premiers écrits de
Nietzsche. C’est bien à lui que nous devons d’avoir remis à jour l’imbroglio du
rapport de la philosophie à la littérature en ouvrant un nouvel horizon de questionnement, une sorte de retour aux sources du conflit. Quelle est la nature de ce
rapport entre philosophie et littérature ? La philosophie, elle-même, ne nous a-t-elle
pas caché quelque chose ? N’y a-t-il pas une spéciosité de ses arguments : une
cachotterie ? La philosophie ne dit pas tout et elle n’a surtout pas le dernier mot sur
la connaissance du réel. Nietzsche sera le premier philosophe à dénoncer si clairement cette prétention de la philosophie à s’arroger l’ensemble du réel ; non seulement de sa supériorité sur l’art et sur la littérature mais, plus radicalement, sa
prétention à la vérité. Pour Nietzsche, la littérature n’est pas plus une fiction que la
philosophie. En fait, il n’y a que l’art pour nous sauver de cette prétendue vérité
unique.
Quel statut donner aux propos virulents de Nietzsche sur la philosophie et plus
particulièrement sur une certaine philosophie rationaliste de tradition platonicienne ? De quel point de vue se réclame-t-il lui-même pour parler sur un tel ton,
avec tant d’assurance et de lucidité revendiquées ? Est-il lui-même philosophe, littéraire, poète, écrivain ? Nietzsche reste définitivement inclassable. La seule étiquette
qui lui colle un peu à la peau est celle qu’il se donna lui-même : philosophe-artiste.
Avec Nietzsche, plus de profondeur sans surface, plus de fond sans forme, plus de
vérité sans création, pas d’âme sans peau ! Nietzsche, comme le dira plus tard
Derrida, a fait de la littérature l’affaire essentielle de la philosophie. Plus encore, il a
placé l’objet littéraire au centre de la chose philosophique. Comment, de fait,
penser le statut des œuvres telles que Humain trop humain, le Gai savoir, et bien sûr
Ainsi parlait Zarathoustra qui, sans doute, représente le modèle limite, le modèle
absolu de la littérature contemporaine, enfin, le plus achevé de la littérature philosophique ou de la philosophie littéraire ? Nietzsche sera le premier à briser explicitement les repères traditionnels de la relation philosophie-littérature. Contrairement
à la tradition philosophique, le modèle de Nietzsche n’épouse pas celui de Platon,
20
Luc Vigneault – Le plus vieux débat : méfiance et complicité de la philosophie et de la littérature
mais celui des tragiques grecs et des penseurs présocratiques, où poésie et philosophie, selon lui, ne sont pas disjointes. C’est bien connu, Nietzsche accuse virulemment Socrate d’opérer une décadence de la philosophie. Pour le dire de façon plus
explicite, c’est là que commence la rupture entre le muthos et le logos car, à vrai dire,
cette controverse n’existait pas chez Homère puisque celui-ci mélange indistinctement récits fabuleux et récits historiques.
Tel qu’il le thématise dans La naissance de la tragédie, ou encore dans La philosophie à l’époque tragique des Grecs, le point de départ de la philosophie n’est pas à
voir dans le platonisme ; il faut plutôt voir celui-ci comme un renversement fallacieux de l’ère des penseurs tragiques et des présocratiques. Chez ces philosophes,
comme chez les littérateurs de l’époque, la philosophie est un discours qui n’exclut
pas de prime abord la dimension esthétique mais l’intègre plutôt à sa constitution.
Entre l’ordre du concept et l’ordre du poème, le discours se confond ; si bien que le
statut littéraire du texte philosophique, celui d’Héraclite par exemple ou de Parménide ou d’Empédocle, reçoit sa pleine valeur de vérité. Dans sa vaste entreprise de
déconstruction de la métaphysique, Nietzsche en arrive à condamner ce qui pour
lui est le plus gros mensonge de la philosophie occidentale, soit l’unicité de la vérité.
Comme si la vérité devait impérativement se présenter sous la seule forme rationnelle et discursive. À cela Nietzsche oppose un perspectivisme qui refuse le concept
de vérité unique, de vérité totalitaire qui, de plus, assujettirait l’art en général, l’esthétisme, le corps. L’instinct a une rationalité par une pratique de la vie et pose
d’emblée un impératif. La question première devrait être, non pas celle de l’être,
mais une question antérieure, à savoir comment en arrive-t-on à formuler l’hypothèse d’une unicité de la vérité ? Cela est extrêmement suspect selon Nietzsche.
Le postulat de la philosophie est celui de la raison comme instance universelle
commune à tous les humains. Cette équivalence raison-universalité nous incite à
concevoir le monde sous l’optique d’une vérité unique. En effet, si la raison est
l’instance qui nous fait connaître le monde, et que celle-ci est universelle, donc
partagée par tous, la connaissance ne peut être qu’univoque. Il n’y aurait ainsi
qu’une seule et unique vérité contrastant avec une multitude d’erreurs, de fictions
illusoires ou, encore, de fausses interprétations. Nietzsche se demande donc ce qui
peut amener les philosophes à prétendre qu’il n’y a qu’une et seule vérité, que leur
système philosophique tente évidemment de conceptualiser. Nietzsche démasque
ce « mensonge de la raison », face auquel il propose de restaurer la fabulation originaire, antérieure à la distinction socratique entre un territoire objectif et un autre
qui ne serait qu’imaginaire.
Ce que Nietzsche vient mettre en doute, c’est la valeur de la vérité d’où découle
une conséquence, bien connue de ses lecteurs : il n’existe pas de faits, seulement des
interprétations. De ce double constat va naître le perspectivisme de Nietzsche. Ni
vérité, ni faits, mais seulement une pluralité d’interprétations. Cette vérité difficile
à avaler nous est justement révélée par la « tragédie » grecque et c’est pourquoi
21
Première partie. Espaces interdisciplinaires de la littérature
Nietzsche maintient que cette perspective est antérieure à la philosophie. La conséquence d’adopter le principe de la vérité unique implique d’inventer des systèmes
métaphysiques, ou religieux, des systèmes apter à nous procurer une compréhension de cette expérience originaire livrée par la tragédie. Dans son Nietzsche, la vie
comme littérature, Alexander Nehamas écrit : la tragédie « montre que le monde
ordonné, apparemment signifiant, dans lequel nous vivons, est une création que
nous avons placée entre nous-mêmes et le monde véritable [qui est le monde
naturel, chaotique et sans structure a priori, qui va son chemin sans faire aucun cas
de nos idées, de nos valeurs et de nos désirs. Ce qui rend la tragédie plus remarquable au yeux de Nietzsche, c’est que, tandis même qu’elle révèle cette dure vérité,
elle corrige la réaction négative et désespérée qui en résulte nécessairement par un
motif de consolation4 ». La tragédie nous apprend que nous appartenons comme
humains au règne de la nature ; nous n’en sommes pas différents.
Par sa critique de la prétention à l’unicité de la vérité, de la morale et de l’objectivité des faits en dehors de l’interprétation que nous en faisons, Nietzsche
demeure impitoyable envers la tradition ; de cette façon, il ne remet pas seulement
l’être humain en question mais profondément tout le cours de l’histoire. Dans le cas
qui nous intéresse, il jette un regard des plus sceptiques à tous ceux qui seraient
tentés de hiérarchiser les formes de discours du plus vrai au moins vrai. Car le
partage entre le fictif et le vrai, qui paraissait consolider la structure traditionnelle
de la vérité – bien présente dans la trilogie science-philosophie-religion –, ne tient
plus la route. Dès lors, la séparation entre art et science, philosophie et littérature,
vérité et fiction se trouve entièrement abolie au profit d’une pratique du perspectivisme, une pratique de la pensée qui va jusqu’à faire jouer les concepts traditionnels
de la métaphysique (bien, mal, juste, vrai, bon, beau, etc.) comme autant de métaphores qui procèdent du langage et de son pouvoir singulier de figuration.
Pour Nietzsche, les concepts fondamentaux de la philosophie sont des métaphores dont le partage entre ce qui tient du logos et du muthos ne tient plus. Dans
Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral, Nietzsche
écrit ce propos sans équivoque et qui explicite sa propre perspective : « Qu’est-ce
donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement haussées, transposées, ornées, et qui après un long usage,
semblent à un peuple fermes, canoniales et contraignantes : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont
perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui
entrent dès lors en considération non plus comme des pièces de monnaie mais
4.
Alexander Nehamas, Nietzsche, la vie comme littérature, trad. de l’anglais par Véronique
Béghain, Paris, PUF, coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 1994, p. 62.
22
Luc Vigneault – Le plus vieux débat : méfiance et complicité de la philosophie et de la littérature
comme métal5 ». Pour Nietzsche, la plus grande des impostures c’est la connaissance. Nietzsche pose l’art contre le savoir, et fait valoir le droit des poètes homériques face à Socrate, en montrant que la crédibilité de l’entêtement cognitif réside
dans l’oubli de l’origine de l’art.
Ce terrain ouvert par Nietzsche est sans doute le point de départ de l’interrogation actuelle sur la frontière de la philosophie et de la littérature, et on peut difficilement se réapproprier cette problématique en passant à côté. La troisième et
dernière partie de ce texte cherchera à montrer quelques pistes de cette réflexion
post-nietzschéenne sur la relation de la philosophie à la littérature.
4. La vérité de l’art
Nombreux sont les philosophes qui se sont penchés sur la relation de la philosophie à la littérature depuis les effets de la déconstruction nietzschéenne. Un des
philosophes qui a suivi de près cette entreprise de déconstruction est Jacques
Derrida. Par son projet de déconstruction, et en poursuivant le rapport fiction/
vérité, l’œuvre de Derrida ne pouvait faire autrement que de s’appuyer sur la liberté
de la littérature, véritable socle invisible mais présent partout dans son œuvre. La
littérature comme écriture occupe plus de la moitié de son œuvre de jeunesse. Les
premiers écrits de Derrida, L’écriture et la différence ; Éperons. Les styles de Nietzsche ;
Glas, sous titré Que reste-t-il du savoir absolu ? ; Marges ; De la grammatologie ; La
vérité en peinture, se proposent déjà de revisiter ces lieux où se noue un rapport actif
entre le philosophique et le littéraire ou l’art au sens large du terme, où l’on peut
voir un effet réciproque de contamination des discours. Ce que cherche à montrer
Derrida dans ces écrits est comment se joue dans l’activité philosophique quelque
chose qui n’est pas du ressort de la philosophie. Dans le même sillage que la déconstruction nietzschéenne, la déconstruction métaphysique de Derrida repose sur
l’idée que la conceptualité philosophique se constitue à partir de la dénégation de
sa constitution métaphorique. Philippe Sabot, dans son bel essai, souligne que le
projet de Derrida ne peut qu’enjoindre celui de Nietzsche car le développement
complexe de son entreprise « inaugure en un sens la déconstruction de la notion de
vérité. On retiendra surtout l’idée que la conceptualité philosophique s’institue ellemême à partir de la dénégation de sa constitution métaphorique, et à partir du rejet,
en arrière d’elle-même, de ces figures du discours que les écrivains et les poètes – ou
encore les « philosophes-artistes » – exploitent au contraire sans arrières- pensées,
indépendamment de toute prétention à la vérité6 ».
5.
Friedrich Nietzsche, Le livre du philosophe, trad. de A. Kremer-Marchietti, Paris, Flammarion, 1991, p. 123.
6. Philippe Sabot, Philosophie et littérature. Approches et enjeux d’une question, Paris, PUF,
2002, p. 23.
23
Première partie. Espaces interdisciplinaires de la littérature
La tradition philosophique, en grande partie, s’est construite dans l’oubli de ces
figures littéraires qui habitent pourtant son discours et forment « l’origine occulte
de ses propres concepts7 ». De là, l’opposition entre philosophie et littérature tient
aussi de cet oubli même. Il faut, comme le dit Derrida rappelant Nietzsche :
« apprendre à lire dans un concept l’histoire cachée d’une métaphore ». Tel est le
principe même de la déconstruction selon Derrida qui, pour ainsi dire, réintroduit
la littérature dans la « marge » du texte philosophique, mais une littérature libérée
du joug de la philosophie.
Il n’est pas étonnant en ce sens qu’à l’égard de cette prétendue autonomie de la
philosophie et de sa supériorité sur la littérature, une des critiques les plus perspicaces vienne d’un philosophe-poète : Paul Valéry.
Paul Valéry soutenait que, d’abord et avant tout, le discours philosophique est
finalement un genre littéraire et qu’ainsi la philosophie en tant qu’elle se produit
sous une forme particulière d’écriture, est solidaire des effets liés à ce mode de
présentation. « Point de philosophie – l’écriture », écrit Valéry. Et encore plus explicitement : « La philosophie est un genre littéraire qui a ce singulier caractère de
n’être jamais avoué tel par ceux qui le pratiquent ». De ce point de vue, comme le
proposent Derrida, Valéry et Nietzsche, l’opposition entre philosophie et littérature
ne tient plus. Non pas seulement où le philosophique, puisant à l’origine d’une
langue plus vieille que lui-même ne peut plus se tenir dans une position de subordination mais, surtout, au sens où ni l’une ni l’autre ne sont purement philosophique ou purement littéraire, mais s’entre-appartiennent, s’entrelacent, dans un
genre intermédiaire ou mixte. « Il n’y a pas de hors-texte », écrit Derrida, tout est
question de langage. Tout texte est une sorte de chiasme, pour reprendre l’idée de
Merleau-Ponty, texte où la différence est le plus visible. Ce n’est pas dans l’ordre
mais tout autant dans le désordre que l’être est visible.
Philippe Sabot rappelle cette anecdote, fort intéressante, lors d’un colloque
organisé en 1995 à l’Université catholique de Louvain, en Belgique, intitulé Passions
de la littérature. Avec Jacques Derrida. Lors du colloque, Jacques Derrida disait
lui-même ceci : « Le nom et la chose nommée « littérature » auront été et restent
pour moi, jusqu’à ce jour, autant que des passions, des énigmes sans fond » parce
que, ajoute-t-il, « rien pour moi ne reste à ce jour aussi neuf et incompréhensible, à
la fois tout proche et étranger, que la chose nommée littérature, et parfois et surtout,
je m’en expliquerai, le nom sans la chose ». La frontière entre la littérature et la
philosophie, pour reprendre le thème de notre texte, demeurera, mais non sans joie,
quelque chose d’inconnu.
Le philosophe espagnol Daniel Innerarity nous propose une réflexion qui peut
nous permettre de sortir de l’impasse qui semble opposer le discours littéraire et le
discours philosophique. Au lieu de chercher à voir comment le discours littéraire
7.
Idem.
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Luc Vigneault – Le plus vieux débat : méfiance et complicité de la philosophie et de la littérature
pourrait se plier aux exigences du discours philosophique, pourquoi le discours
philosophique ne remettrait-il pas en question la rigidité de son discours rationnel ?
La raison n’est-elle que discursive à ce point où le non-discursif n’entre pas dans la
définition d’un discours philosophique ? Daniel Innerarity nous invite à regarder les
prémisses mêmes de l’architecture de ce qu’est un discours philosophique
aujourd’hui. Ce que la littérature à elle seule peut dire dans le discours croisé des
disciplines, elle seule peut le dire. En poursuivant une tradition bien implantée,
Daniel Innerarity a été l’un des premiers philosophes de la relève espagnole contemporaine à s’intéresser aux liens entre la littérature et la philosophie. Réflexion bien
contemporaine, car la relation entre la philosophie et la littérature en Espagne
remonte au moins à Miguel de Unamuno avec son célèbre Le sentiment tragique de
la vie.
Nous l’avons dit, depuis la condamnation des poètes par Platon, la littérature a
toujours fait l’objet d’un regard suspect. La littérature a toujours été considérée à
l’intérieur des marges de la banalité, de l’ordre du passe-temps, du jeu. Elle a
toujours fait l’objet d’attaques de la part de ceux qui défendent l’idée d’une vérité
unique ou transcendantale comme l’a bien diagnostiqué Nietzsche. Mais quel est
justement le statut de cette vérité transcendantale s’il ne peut pas être partagé ? On
doit donc défendre, au contraire, la vraisemblance de la promesse esthétique,
défendre la liberté, le sérieux et la fascination qu’engendre la littérature, revenir à
l’esthétique. Nous avons pourtant, écrit Daniel Innerarity, « de nombreuses raisons
de prendre au sérieux la littérature, presque désespérément8 ». Pour ce faire, il s’agit
d’abord de comprendre les rapports complexes et « tortueux » entre la fiction et le
discours philosophique, voire le discours objectif. Il faut réexaminer l’expérience
esthétique sous la lumière de la manière dont comparaît la vérité dans le discours
narratif.
La vérité de l’art est inoffensive tant et aussi longtemps qu’elle est considérée
tout simplement comme de l’art pour de l’art. Lorsqu’elle n’est qu’ornement, l’art
et la littérature deviennent une affaire qui appartient au passé. Steiner a dénoncé cet
aspect trivial, cette banalisation de la littérature, dont la conséquence directe est la
muséisation de l’art et le déplacement de sa présence active à la conservation érudite
d’une absence dans les mains des spécialistes qui à la fois la protègent de tout mais
la coupent aussi d’une contamination réciproque avec les autres disciplines. Grâce
à cette muséification de l’art, on a droit à une gigantesque armoire d’archives qui
supprime cependant une vie autrefois ressentie. Cela équivaut à un processus de
neutralisation de l’art.
Daniel Innerarity défend l’idée qu’il n’y a dans l’art ni absence réelle (comme le
prétendent les déconstructionnistes) ni présence réelle, mais plutôt quelque chose
8.
Daniel Innerarity, La irrealidad literaria, Pamplona, Eunsa, 1995, p. 145. Traduction libre.
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Première partie. Espaces interdisciplinaires de la littérature
que l’on pourrait nommer « présence fictive9 ». Schopenhauer situe cette présence
dans le plan de la promesse, à mi-chemin entre la satisfaction et le désespoir, entre
la présence et l’absence. Ce qui est propre à cette présence c’est l’enthousiasme, qui
n’est ni la lucidité froide ni la folle hallucination. Si le discours objectif a été, depuis
longtemps, le discours triomphant, il a toutefois dû faire face à une grande résistance. Les humanistes de la Renaissance, le romantisme, les existentialistes français,
la tradition espagnole, Nietzsche, tous ont essayé de renouveler le lien originaire de
la littérature et de la philosophie en mélangeant les genres. Nietzsche pousse sans
doute le paroxysme de ce mélange par la déclaration d’un droit à la fabulation, une
sorte de fictionnalisation universelle. L’art, pense Innerarity, ne doit sa dignité à
aucune vérité supérieure ; il n’est ni un symbole de la moralité, comme le disait
Kant, ni la manifestation sensible de l’idée, comme le prétend Hegel. Il n’y a pas de
telles fonctions représentatives dans l’art. L’art est simplement une apparence, une
illusion totale, une pure actualisation d’un son, d’un mouvement. En ce sens, le vrai
monde n’est autre chose que l’art. La connaissance est une fiction qui a eu du
succès, un récit convaincant, une imposture agréable à laquelle ne correspond
aucune vérité. Les mécanismes humains pour trouver le sens ont été créés pour nous
offrir une simple consolation. Là où tout est fiction, il n’y a plus de fiction. Tout
s’équivaut et il n’est plus possible de discerner entre les différents mensonges. Ici, la
sincérité, la ruse et le mensonge sont tous à égalité.
Au contraire du discours objectif, le contrat littéraire, selon l’expression de
Daniel Innerarity, dissuade le lecteur de la tentation de laisser planer la possibilité
de l’existence objective de ce qui est raconté mais, en même temps, ce contrat
interdit à l’auteur de laisser entendre que son récit soit autre chose qu’une fiction.
De ce point de vue, l’art est ce qui ressemble le plus à un sacrement10. L’art ne se
délivre jamais complètement de sa sacralité ; il n’en est pas un substitut mais il pourrait être sa propédeutique. L’art nous prépare au sacré. « L’absolutisation de la
fiction, écrit Daniel Innerarity, produit l’effondrement du poétique11 ». Il est beaucoup plus honnête de compléter la réalité, de l’éclairer, que d’essayer d’entrer en
concurrence avec elle. Et, poursuit-il, « la véritable expérience littéraire se fait grâce
au contraste entre ce qui est réel et ce qui est idéal, dans l’équilibre fragile entre
l’austérité du factuel et la diversité éthérée du fantastique12 ». Selon Innerarity, le
croisement entre deux niveaux de réalité est la condition de possibilité même de la
fiction. Si on ne pouvait pas contraster les fictions avec la réalité, la littérature serait
morte par excès ou par défaut de crédulité. Sans cette dualité entre fiction et réalité,
il serait impossible de distinguer entre les faits et les illusions ; la fascination littéraire même serait impossible. Si l’homme ne pouvait faire la différence entre les
9.
10.
11.
12.
Idem, p. 151. Traduction libre.
Idem, p. 151. Traduction libre.
Idem, p. 153. Traduction libre.
Idem, p. 152. Traduction libre.
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Luc Vigneault – Le plus vieux débat : méfiance et complicité de la philosophie et de la littérature
hommes et les grenouilles, il n’y aurait pas de contes de princes enchantés devenus
des grenouilles.
Tout au long de l’histoire, la littérature a entretenu des rapports très divers avec
les hommes, allant de l’admiration à la persécution jusqu’au mépris. Certains ont
cherché en elle le savoir, d’autres ont essayé de démasquer ses mensonges, et d’autres
ont tenté d’en tirer du plaisir au-delà de la vérité ou du mensonge. On semble
aujourd’hui être aux antipodes de cette crédulité. On fait face à l’art avec beaucoup
de précautions, avec beaucoup de scepticisme. Peut-être comme les lecteurs de la
Divine comédie de Dante qui auraient vraiment cru, semble-t-il, que Dante était allé
aux enfers. On a souvent l’impression aujourd’hui que l’on connaît déjà tout. On a
l’impression que tout n’est que répétition. Au contraire, Daniel Innerarity se
demande si l’expérience littéraire est possible sans ingénuité, c’est à dire sans
supposer un genre de présence quelconque13. Cela produit des lecteurs qui cherchent partout où on les trompe. On résiste à entrer dans le jeu sérieux de la fiction,
ce qui empêche la surprise, l’admiration, l’enthousiasme. On détruit le « comme si »
de l’expérience de la fiction.
Bien sûr, l’abondance de savoirs rend ridicule d’aborder la littérature de façon
candide. L’incapacité de lire la fiction répond à l’impatience face à l’apparente irresponsabilité de ce qui est fictif. La fascination ne peut apparaître que là où tout n’est
pas transparent, où les surprises peuvent justement surgir. L’art n’est possible que là
où on fait un pari, même s’il est naïf. Kafka écrit que « si le livre que nous lisons ne
nous réveille pas, comme un coup de poing qui nous frappe dans le crâne, pourquoi
le lire ? Pour qu’un livre nous rende heureux ? Mon Dieu. Nous serions heureux si
on n’avait pas de livres et si on pouvait, si c’était nécessaire, écrire nous-mêmes les
livres qui nous rendraient heureux14 ». Les livres que l’on devrait lire sont ceux qui
se lancent contre nous comme la malchance et qui nous laissent profondément
angoissés, comme la mort de quelqu’un que nous aimons plus que nous-mêmes.
Un livre doit être comme le pic de l’alpiniste qui casse la mer de glace figée à l’intérieur de nous.
S’il n’y a pas de place en philosophie pour la passion, le découragement, le
génie ou le ridicule, la philosophie risque de cesser de dire quelque chose d’intéressant. La philosophie, répète-t-on souvent, ne peut pas se faire « à côté » de celui qui
la vit ; elle est intrinsèquement liée au style de vie de l’auteur et, pour cela, est ellemême un style. Un style qui n’aboutit pas toujours d’ailleurs à des conclusions
syllogistiques même si elle contient au moins un certain ton argumentatif. On ne
doit pas tracer une ligne de séparation stricte, écrit Daniel Innerarity, « entre la
philosophie et la littérature. Si cette tendance à distinguer les deux discours a actuellement une certaine charge polémique, elle est due à une conjoncture bien particu13. Idem, p. 152. Traduction libre.
14. Cité par Daniel Innerarity, op. cit., p. 156. Traduction libre.
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