Le présent travail prend place au sein d`une recherche en cours

UNE RÉCONCILIATION TROP PARFAITE
Système et reste chez Hegel
Marc HERCEG
Le présent travail prend place au sein d'une recherche
en cours concernant le sens et l'évolution de l'idée de
réconciliation chez Hegel, des écrits de jeunesse à la
pensée de la maturité1. C'est à cette dernière que nous
nous intéresserons principalement ici, en partant de la
question suivante : le Système hégélien engendre-t-il
véritablement, ainsi qu'il semble le déclarer, la
réconciliation universelle, l'union ou la synthèse sans
reste et sans irréconciliable ? Cette question est celle du
hasard et de la contingence comme ce qui échappe au
Système. Y
a-t-il
du non-réconcilié dans la réconciliation
hégélienne ? Une telle réconciliation réussit-elle à
éliminer le hasard de l'histoire ? Ou admet-elle, à
l'inverse, une nécessité de l'irréconcilié, de la
contingence, du « reste » ? Mais qu'est-ce alors qu'une
philosophie de la réconciliation qui accepte ou reconnaît
la persistance du non-réconcilié ?
La thèse que nous entendons soutenir peut se présenter
très simplement : nous proposons d'examiner la
réconciliation hégélienne à la lumière de l'hypothèse
énoncée par Jürgen Habermas « que non seulement elle
résout la question initiale[...] mais qu'elle la résout trop
1. Voir également : « Le jeune Hegel et la naissance de la réconciliation
moderne. Essai sur le Fragment de Tübingen (1792-1793) », à paraître in Les
Études philosophiques, Paris, Presses universitaires de France,
2003.
Noesis
6
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Les idéaux de la philosophie »
Marc Herceg
bien2
». Autrement dit, selon Habermas, l'échec de la
réconciliation hégélienne, loin d'être un échec par défaut,
erreur ou imperfection, serait au contraire un échec par
excès de réconciliation. Mais comment l'hégélianisme
peut-il sembler résoudre la question de la réconciliation
au point d'excéder ou de déborder le cadre de cette
question même ? Par une réconciliation trop parfaite.
C'est-à-dire au fond, comme l'écrit Dominique Janicaud,
par une réconciliation qui « demande trop3 ». Nous
discuterons cette affirmation son intérêt nous paraît
tenir dans le fait qu'elle permet de rendre compte aussi
bien du prestige et de la force du Système hégélien, que
de sa faiblesse et de son échec en nous attachant au
problème du reste et de l'irréconciliable. Nous
soutiendrons que l'hégélianisme est le plus
impressionnant et le plus radical discours de
réconciliation qui soit: l'irréconciliable disparaît; le
« reste », même à en reconnaître l'existence, ne reste plus.
Discours parfait... trop parfait.
Notre étude s'appuiera sur la distinction, fondamentale
pour Hegel, entre la philosophie de la logique (première
partie) et la philosophie du réel (seconde partie), pour
aborder enfin plus précisément le problème du reste et de
l'irréconciliable (troisième partie).
2. Jürgen Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, trad.
C. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, p. 51.
3. Dominique Janicaud, La Puissance du rationnel, Paris, Gallimard, 1985,
pp.
299-300 : « L'absolu hégélien présuppose trop[...] Présupposer la
rationalité intégrale de ce qui est
effectif,
jointe à la finalité d'une
réconciliation comme but immanent de tout le réel (compris en outre à
l'aune de l'universalité de la méthode dialectique), c'est trop pour
l'intelligence éclairée[...]. L'absolu nous demande trop » (nous soulignons).
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Noésis 6
« Les idéaux de la philosophie »
Une réconciliation trop parfaite
1.
La réconciliation et la philosophie de la logique
Dans la Science de la Logique, Hegel établit que la
rationalité absolue ne peut s'entendre sans une
reconnaissance, tout aussi absolue, du hasard en tant que
tel.
Nous sommes devant la réconciliation la plus parfaite
de la pensée se pensant elle-même, parfaite et sans reste
aucun.
Mais quel est le statut de la logique ? « La logique,
écrit Hegel, doit être saisie comme le système de la raison
pure,
comme le royaume de la pensée pure4. » Il
s'agit
de
penser l'être éternellement devenu, hors de toute
« aliénation » spatiale et temporelle, d'analyser les
structures intemporelles et non-spatialisables des éléments
de tout procès de raison. La logique hégélienne est ce
mouvement de l'esprit se pensant lui-même, qui fait
abstraction de l'Autre de l'autre de la pensée comme
de l'expérience du non-pensé. Cette expérience, celle de
la différence, de la particularité et de l'altérité, sera
d'ailleurs en propre le domaine (que nous examinerons
dans notre seconde partie) de la philosophie du réel,
philosophie de la nature et philosophie de l'esprit.
Cependant, si « le système de la logique est l'empire des
ombres, le monde des essentialités simples, libérées de
toute concrétion sensible5 », il ne s'ensuit pas qu'il
s'agisse d'une simple pensée formelle. Au contraire, en
tant qu'elle est elle-même la vie et le mouvement de la
pensée qui se pense, la logique est l'immédiateté
retrouvée et comprise, c'est-à-dire le concept même du
savoir absolu, parce qu'autant fondement intelligible du
4 Science de la Logique, trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Paris, Aubier-
Montaigne, 1972 (cité : S.L.), t.
I,
p. 19.
5.
Ibid.,
p. 32.
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Les idéaux de la philosophie »
Marc Herceg
réel empirique que, par une libre décision, « créateur du
méta-logique, de la nature et de l'esprit6 ».
On mesure l'importance de la logique hégélienne. La
question de la contingence est traitée dans la troisième et
dernière section de La Doctrine de l'essence, qui a pour
titre « L'Effectivité », et qui comprend trois chapitres
concernant respectivement l'absolu, l'effectivité, la
relation absolue7 Sans engager une analyse approfondie,
nous rappellerons brièvement les grandes lignes de ce
texte difficile, mais fascinant, et capital pour notre sujet.
Nous distinguerons cinq étapes dans l'argumentation
hégélienne, allant de l'effectivité immédiate (1) à
l'effectivité absolue (5), en passant par les trois étapes
logiques principales que sont : la possibilité (2), la
contingence (3) et la nécessité (4).
1.
Hegel commence par étudier l'effectivité immédiate.
Concept intégratif de toutes les déterminations, c'est-à-
dire effectivité en son immédiateté « massive », l'absolu
(das Absolute) se révèle aussi bien le résultat dans lequel
s'abolissent toutes les déterminations. L'absolu est le
fondement (Grund) et il est l'abîme
(Abgrund)
où vient
s'engloutir le jeu déterminant de la différence. Une telle
dualité manifeste l'impossibilité d'une saisie de l'absolu
en tant que tel, comme effectivité immédiate, en raison de
son identité même. Face à cette difficulté, Hegel va
valoriser la notion de mode : « Le mode est l'être-en-
dehors-de-soi de l'absolu (das Aussersichsein des
Absoluten), la perte de soi dans la variabilité et [la]
contingence de l'être (in die Veränderlichkeit und
Zufälligkeit des Seins) » (p. 236). Pourtant, malgré la forte
autonomie du mode par rapport à l'absolu, aucune
6. Bernard Bourgeois, « Présentation » in Encyclopédie des sciences
philosophiques, Paris, J. Vrin, 1970 (cité : Enc), t. I, p. 108.
7.
S.L., II, La Doctrine de l'essence, « Troisième section : L'Effectivité »,
pp.
227-296 ; les chiffres après les citations renvoient à cette édition.
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Les idéaux de la philosophie »
Une réconciliation trop parfaite
distance, à ce moment du raisonnement hégélien, n'est
encore assignable entre le mode et l'absolu ; et il faut dire
que le mode, « l'extériorité la plus extérieure », manifeste
sans reste l'absolu qui, à son tour, se manifeste sans reste
dans les modes. Mais par, aussi bien, l'absolu expose la
totalité de ce qui est comme multiplicité unifiée et
constituée, en sorte que penser la rationalité de l'effectif
revient à approfondir les trois modalités de sa
manifestation, à savoir la possibilité, la contingence et la
nécessité.
2.
La définition traditionnelle du possible est
possible ce qui n 'implique pas contradiction laisse
l'objet indéterminé : « Le royaume de la possibilité est par
conséquent la variété illimitée8 » (p. 250). Cette variété,
selon Hegel, révèle le caractère profondément
contradictoire du possible. Pure possibilité, il disparaît
sans retour, n'étant pas effectivement réel ; tandis que,
possibilité réelle, il se contredit également, puisqu'il
devient identique à
l'effectif.
Dès lors, toute tentative
pour isoler la possibilité de son autre effectif tourne à
l'absurde : coupé du réel, le possible n'est plus rien, rien
de réel, et se supprime de lui-même. Le possible n'est
donc finalement que
l'effectif,
son reflet ou sa doublure, à
laquelle manque quelque chose, à savoir l'existence
phénoménale ou effectivement réelle. Hegel renverse
ainsi la définition classique en redéfinissant le possible
comme ce qui implique contradiction.
La possibilité cependant, reflet de l'effectif mais reflet
déficient en ce que l'existence réelle lui manque, va
8.
Une addition de l'Encyclopédie donne les exemples suivants : « Il est
possible que ce soir la lune tombe sur la terre, car la lune est un corps séparé
de la terre et peut, pour cette raison, aussi bien choir en bas qu'une pierre qui
a été lancée en
l'air,
il est possible que le Sultan devienne Pape, car il est
un homme, peut comme tel se convertir au christianisme, devenir prêtre
catholique, etc. » (Enc, op. cit., I, § 143 Add., trad. B. Bourgeois, p. 576).
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