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Yves Lafond, La mémoire des cités dans le Péloponnèse d’époque romaine
(IIe siècle av. J.-C.- IIIe siècle apr. J.-C.), Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 2006, 385 p.
Dans ce bel ouvrage de 385 pages, M. Lafond publie ses travaux d’habilitation
à diriger les recherches et propose une approche à la fois originale et ambitieuse de
l’histoire des cités grecques du Péloponnèse, postérieurement à leur entrée dans la
sphère d’influence romaine, dans la seconde moitié du IIe siècle avant J.-C. L’étude
est conduite jusqu’à la fin de la dynastie des Sévères, en 235 après J.-C., lorsque la
« crise de l’empire romain » aboutit à une telle raréfaction des inscriptions épigraphiques que l’analyse perd de sa pertinence. Le cadre chronologique posé, l’auteur
se propose d’examiner les rapports qu’entretiennent les cités avec la mémoire de
leur passé, et entend traduire l’effort de sociétés vaincues pour la sauvegarde de
leur identité. C’est donc le point de vue grec qui est privilégié, ce qui fait l’originalité du travail, mais la dimension régionale est circonscrite au seul Péloponnèse,
« terrain d’étude propice alors que l’histoire culturelle et sociale de la Grèce à l’époque romaine souffre d’une focalisation des recherches sur l’Asie Mineure ». Dans
une introduction qui est un modèle du genre, Y. Lafond pose avec finesse la problématique qui sert de fil conducteur à sa réflexion : la notion de « cité » est perçue au
prisme des décrets et inscriptions honorifiques, ce qui octroie un rôle prépondérant aux élites locales et pose la question de l’identité culturelle de l’ensemble de la
communauté civique, à travers l’éloge des individus et de la personne de l’évergète.
Au premier plan des cités étudiées, Sparte, Argos, Mantinée et Messène où la documentation épigraphique est la plus féconde. Y. Lafond propose en outre une lecture
croisée des sources, exploitant le texte de la Périégèse de Pausanias, précieux pour
les informations que celui-ci recueillit auprès des conservateurs de la mémoire des
cités, mais qu’il utilise comme un témoignage subjectif dont il faut faire apparaître
les points de convergence avec le discours officiel des cités.
Son analyse se décline en trois actes. La première partie est consacrée à « l’éthique de la cité », qui transparaît à l’aune du vocabulaire moral et philosophique utilisé dans les éloges des notables. La démarche est rigoureusement historique dans
la mesure où elle s’inscrit dans une perspective chronologique, seule à même de
dégager des évolutions et d’échapper à un discours trop généraliste. Tout au long
de l’ouvrage, quatre temps sont distingués : les IIe et Ier siècles avant J.-C., jusqu’à la
bataille d’Actium, la période d’Auguste à Trajan, l’époque antonine depuis Hadrien
et, enfin, la fin du second siècle et la première moitié du troisième. L’étude des décrets
et dédicaces civiques fait ainsi apparaître la dimension morale du comportement
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politique et se fait l’écho des « vertus » dont les cités entendent parer leurs élites. Elle
est synthétisée sous forme de tableaux fort parlants, qui mettent en relief d’abord
un « modèle éthique commun » servant de référence à l’action de toutes sortes de
bienfaiteurs, comme arétè (valeur), eunoia (dévouement), composantes essentielles de l’idéal agonistique, ou encore philotimia (générosité) et spoudè (zèle), aussi
interprétées par Plutarque comme liées à la générosité financière et à la recherche
des honneurs par ce biais. L’analyse du vocabulaire fait en outre apparaître les quatre vertus cardinales composant un idéal d’action vertueuse dans la pensée philosophique du IVe siècle avant J.-C., notamment chez Platon, et dont on trouve aussi
l’écho dans la littérature impériale (Dion de Pruse, Pseudo-Aristide). Dans les épigraphes, seules la justice (dikaiosynè) et la retenue (sophrosynè) servent continûment
de références, alors que l’andréia ou courage n’apparaît que pour le second siècle.
Y. Lafond en conclut à la réinterprétation, dans les mentalités civiques, de certaines
valeurs héritées du IVe siècle et aussi à un glissement qui s’opère des valeurs guerrières vers les valeurs culturelles. Enfin, il dégage un déséquilibre qui s’affirme, surtout à partir des Antonins, au profit de Sparte, qui semble incarner à elle seule les
valeurs civiques.
Le deuxième acte est consacré à la mémoire « politique » des cités, c’est-à-dire
à l’image d’elles-mêmes que construisent les cités comme communautés politiques.
Après avoir replacé son étude dans le contexte événementiel, l’auteur s’intéresse aux
institutions des cités, à leur fonctionnement, à leurs acteurs aussi, en dégageant l’existence de lignages locaux qui, assumant les charges magistrales locales et le devoir
d’évergésie, se conforment à un idéal de comportement qu’il appelle « l’éthique de la
cité ». Il envisage aussi la question de la mise en valeur des discours honorifiques
dans l’espace monumental des cités messéniennes et laconiennes, utilisant notamment, outre l’archéologie, la Périégése de Pausanias pour définir des « lieux de mémoire » symboliques de leur passé prestigieux, et, bien sûr, les bases de statues érigées
par la cité à ses bienfaiteurs, qui font apparaître quelques espaces privilégiés, et attendus, comme le théâtre, l’agora et le gymnase.
À cette étude sur la place de l’éthique et du politique dans la construction de
ce que Y. Lafond qualifie « d’idéologie dorienne », vient s’ajouter, dans un troisième
temps, une étude des pratiques et des mentalités religieuses comme actrices de la
mémoire civique. Il entend démontrer d’abord que le mythe et la résurgence de certaines figures héroïques, comme Pélops ou Teisaménos, contribuent à forger le présent politique en l’enracinant dans un passé légendaire. C’est ainsi que l’onomastique
fait apparaître des généalogies mythiques, en particulier la référence récurrente aux
Héraclides, également présente dans le monnayage lacédémonien, avec les Dioscures
et le héros Lakédaimon. Cela amène Y. Lafond à revenir sur cette identité dorienne
des cités du Péloponnèse. Il affirme volontiers que les Doriens, distincts à l’origine
des Héraclides, du strict point de vue du lignage, ont utilisé Héraclès, à l’époque
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archaïque et classique, comme une stratégie culturelle pour incarner des valeurs
considérées comme spécifiquement doriennes, essentielles dans la définition d’une
identité aristocratique. S’agissant de la pratique religieuse, c’est-à-dire des pratiques
cultuelles et des lieux de culte, l’étude de détail, toujours largement synthétisée sous
forme de tableaux, fait ressortir une géographie religieuse sans surprise, avec des
divinités certes liées au passé religieux des cités, mais dont le rayonnement cultuel
dépasse largement leur cadre, comme Asclépios, Zeus, Apollon, Déméter et Coré.
Les cités ont à cœur de commémorer la piété de ceux qui furent prêtres ou prêtresses et la sphère religieuse est essentielle pour saluer l’action des notables, y compris
en intégrant le culte impérial.
La conclusion de l’ouvrage réaffirme avec conviction l’idée qui sert de fil conducteur à l’ensemble de l’analyse. L’effort de mémoire des cités du Péloponnèse tend
à perpétuer, à l’époque romaine, le partage de la presqu’île entre les trois royaumes
doriens primitifs, Argos, Lacédémone et Messène, et leur primauté, au détriment des
régions septentrionale et occidentale paradoxalement les plus ouvertes au monde
romain. Cette prégnance dorienne sous-tend la démonstration d’Y. Lafond, et on
ne peut que saluer la rigueur de sa méthode historique. Tout au plus peut-on déplorer la piètre qualité de ses illustrations, en particulier la carte du Péloponnèse rigoureusement illisible… Dommage.
Catherine Bustany-Leca
Jacqueline Christien-Françoise Ruzé, Sparte. Géographie, mythes et histoire,
Paris, Armand Colin (collection U), 2007, 432 p.
Pendant longtemps, la seule synthèse historique en langue française disponible
sur Sparte fut celle de P. Roussel, parue en 1939. Témoignant d’une grande maîtrise
des sources disponibles à l’époque, elle frappait par sa sobriété et sa rigueur. Il fallut attendre 2003 et la publication par Edmond Lévy d’un Sparte. Histoire politique
et sociale jusqu’à la conquête romaine pour que le lecteur ait à sa disposition un nouvel
instrument de travail qui lui permette d’entrer un tant soit peu dans les arcanes de
l’histoire d’une cité réputée difficile d’accès. La réussite fut incontestable même si
l’on pouvait être un peu désarçonné par les effets de loupe portés sur tel ou tel aspect de l’histoire tandis que d’autres apparaissaient seulement esquissés. C’est dire
que cet ouvrage, qui paraît dans la célèbre collection U, vient combler une lacune
de l’édition, en donnant accès aux étudiants de tous les niveaux non seulement à
une véritable synthèse, mais aussi, grâce à l’appareil infrapaginal et à l’importante
bibliographie, à de multiples questions historiques qu’il est possible d’approfondir.
Les treize premiers chapitres ont été écrits par Françoise Ruzé, les six derniers
par Jacqueline Christien. La démarche est foncièrement historique et le découpage de
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l’ensemble fondé essentiellement sur la chronologie, à l’exception de ce qui concerne
l’époque archaïque où, une fois posées les bases de l’histoire de « l’État territorial »
autant que de la cité de Sparte, sont examinés successivement les aspects relatifs aux
institutions (le « mythe de Lycurgue », l’eunomia politique jusqu’aux guerres médiques), à la société (« Aristocratie et eunomia sociale », « les femmes et les jeunes filles
dans une société aristocratique »), à l’éducation, à la « maîtrise du corps et de l’esprit ». On trouvera également une solide mise au point sur la question des hilotes
(« Maîtres et dépendants ») et sur les relations que les Lacédémoniens entretenaient
avec le monde extérieur avant le début du Ve siècle. Ensuite, le lecteur chemine tout
au long de l’époque classique, trouvant ses points de repère dans des dates charnières spécifiques à l’histoire de Sparte (461, 413, 395, 370, 338). Même si le récit apporte
ici moins de nouveautés, la question des répercussions des événements sur l’évolution intérieure de la cité ressurgit dès qu’il est nécessaire, notamment à propos de
la « catastrophe » des années 460 (le tremblement de terre de 464 et la « troisième
guerre de Messénie »), des dix-huit années de guerre à partir de 431 et de la victoire
sur Athènes à la fin de la guerre du Péloponnèse.
Le traitement de la période postérieure à Leuctres est fondé également sur la
chronologie avec l’étude des grandes phases de la Sparte hellénistique (relations
avec les Macédoniens, règnes d’Areus et de Léonidas, d’Agis et de Cléomène, puis
de Nabis, pour terminer avec la destruction de Sparte par les Achaiens en 189). Dans
cette partie, l’accent est mis sur les diverses tentatives de rétablissement qui s’incarnent essentiellement dans des figures telles que celles d’Agis et de Cléomène d’une
part, de Nabis d’autre part.
L’une des grandes qualités de l’ouvrage tient d’abord à sa conception d’ensemble, profondément enracinée dans l’histoire et dans la géographie, et le refus, pour
ainsi dire militant, de considérer que Sparte fut une cité figée dans des institutions
à la fois anciennes, rigides et hors normes. Aussi, en bon livre d’histoire, l’ouvrage
apporte une grande attention à la situation de départ : l’occupation de la Laconie,
les relations avec les « cités périèques », la conquête de la Messénie, ce qui permet
de montrer comment s’est constitué un État territorial dont l’étendue était incompatible avec un contrôle direct par les citoyens. Il y a là une donnée fondamentale
qui valait d’être soigneusement exposée pour permettre de comprendre ensuite la
puissance et la véritable originalité de Sparte. Puis, au fur et à mesure, à travers les
thèmes abordés, tout est mis en œuvre pour faire saisir les ruptures, les tentatives
d’adaptation aux circonstances, mais aussi les échecs. Ainsi, par exemple, sont mis
en évidence le caractère progressif de la mise en place des structures politiques, essentiellement aux VIIe et VIe siècles, et une structure sociale caractéristique d’une
cité archaïque dans laquelle le corps des citoyens tendait à se confondre avec celui
des aristocrates, mais dont l’équilibre s’est détérioré au point de conduire au
IVe siècle à une oligarchie exclusive. Précisément, les facteurs qui ont mené à cette
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détérioration sont soigneusement étudiés, et les éléments de l’analyse se mettent
progressivement en place au fur et à mesure de la lecture. Certes, sur certains points,
le lecteur averti pourra manifester quelques désaccords et le lecteur débutant, être
un peu désorienté. C’est le cas notamment à propos du groupe des Néodamodes,
évoqués p. 235 et associés comme on s’y attend, en suivant Thucydide (V, 34, 1), aux
Brasideioi de retour de Thrace. Ces derniers sont affranchis et installés « avec les
Néodamodes » à Lépréon, une place conquise sur les Éléens et qu’il fallait défendre.
Les Néodamodes seraient donc aussi des hilotes affranchis pour des besoins militaires. Or, une cinquantaine de pages plus loin, J. Christien, dans la reconstitution
qu’elle donne des lendemains de la bataille de Leuctres, les présente comme membres du damos « qui rassemble les familles d’Homoioi déchus de la pleine citoyenneté » ; sur ce point précisément, on voit mal sur quoi elle s’appuie et la contradiction
avec ce qui précède peut dérouter.
Une autre qualité de l’ouvrage réside dans le souci constant, au fur et à mesure
des questions abordées, à la fois d’exposer l’héritage légué par l’historiographie,
y compris dans sa diversité, et de remettre les sources dans leur contexte. Et si le
« mythe spartiate », tel que l’historiographie contemporaine avec notamment F. Ollier
et E.N. Tigerstedt l’a soigneusement analysé, est bien derrière nous, l’un des mérites du livre est aussi de fournir, au moins partiellement (l’étude s’arrête au IIe siècle
avant J.-C.), le cadre à l’intérieur duquel il s’est constitué. L’étude des thèmes majeurs
(la place des femmes et des jeunes filles, la formation des jeunes, la vie « intellectuelle », les Hilotes) et l’analyse des rapports de force entre Sparte et le reste du monde
grec se trouvent alors fondées, sans présupposés, sur un ensemble de questions concrètes et affrontées sans détours. On retiendra en particulier les pages consacrées à
la répartition inégalitaire des terres (une inégalité qui a dû s’amplifier au cours des
siècles), à la place des jeunes filles et des femmes, ce qui permet de conclure non pas
à une forme de « gynécocratie », mais bien à une considération réelle dans la cité,
l’importance de la production artistique et l’existence d’une vie « intellectuelle »,
sans aucun doute plus solide que les détracteurs de Sparte, athéniens pour beaucoup, ne l’ont laissé penser. Et si les sources littéraires invoquées traditionnellement
pour écrire l’histoire de la cité sont décryptées, les données fournies par l’archéologie ou l’analyse de la topographie ne sont pas négligées, comme on l’observe en
particulier pour le récit de l’histoire de la perte de la Messénie. De même, l’abondante bibliographie qui, au fil du temps, s’est constituée sur l’histoire de Sparte, a
été prise en compte, et de ce point de vue, il faut souligner la place occupée par les
publications anglo-saxonnes, parues en particulier ces toutes dernières années, qui
permettent de donner au lecteur des éclairages originaux sur un certain nombre de
points, comme par exemple sur le territoire, la propriété de la terre ou la place des
femmes dans la société spartiate.
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En sus d’une bibliographie exemplaire, cet ouvrage, doté d’un glossaire, de cartes, d’une liste des auteurs antiques et d’un index, ne peut qu’être recommandé. À
la fois manuel novateur et livre apte à ouvrir des débats, il apporte une contribution majeure à l’histoire d’une cité devenue, grâce à lui, à la fois un peu moins mystérieuse et sans doute, en définitive, un peu moins extraordinaire.
Pierre Sineux
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