Troubles anormaux de voisinage : la fin d`une dérive ?

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Troubles anormaux de voisinage :
la fin d’une dérive ?
La théorie des troubles anormaux de voisinage est une création prétorienne privilégiant les intérêts de
la victime qui peut engager la responsabilité sans faute d’un « voisin » si elle établit qu’il est l’auteur
d’un dommage excédant les inconvénients normaux de voisinage. Les illustrations récentes du recours
à cette notion laissent craindre une application déraisonnée en matière de construction.
SUR LES AUTEURS
James Alexandre Dupichot et Marine Parmentier
sont associés au sein du cabinet Peisse
Dupichot Lagarde Bothorel & Associés. James
Dupichot est un acteur incontournable du droit
immobilier et spécifiquement du contentieux de
la construction. Marine Parmentier intervient
en matière immobilière et assure la direction
scientifique de la Gazette du Palais - édition
spécialisée Droit immobilier.
James Alexandre Dupichot, associé
E
n droit immobilier, spécifiquement en matière de
construction, les tribunaux ont une approche protectrice
des droits de la victime, laquelle
doit souvent faire face à d’imposantes sociétés de construction.
C’est dans ce courant qu’est née
en jurisprudence la notion de
troubles anormaux du voisinage.
Ce concept est aujourd’hui un
pilier incontournable du régime
de la responsabilité des locateurs
d’ouvrage, à tel point que l’avantprojet de réforme du droit des
biens1 prévoit son introduction
dans le Code civil dont le nouvel article 630 disposerait : « Nul
ne doit causer à autrui un trouble
excédant les inconvénients normaux du voisinage.»
Il était compréhensible de tenter
de rétablir l’équilibre des forces en
présence, surtout compte tenu de
la technicité d’un chantier et des
compétences spécifiques nécessaires à la preuve d’une faute imputable aux constructeurs. Toutefois,
nous assistons, ces derniers temps,
à une utilisation dévoyée de cette
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Marine Parmentier, associé
notion en matière de construction.
L’extension jurisprudentielle
de la notion de « voisin »
La Cour de cassation a considérablement accru la liste des protagonistes
susceptibles de devenir débiteurs
solidaires au titre des troubles anormaux de voisinage. Pour ce faire, elle a
étendu la notion de « voisin », initialement réservée au maître de l’ouvrage,
aux constructeurs qui se sont vus qualifiés de « voisins occasionnels ».
C’est le célèbre arrêt du 22 juin
20052 qui consacre la notion de
« voisin occasionnel » : « le propriétaire de l’immeuble auteur des nuisances, et les constructeurs à l’origine de
celles-ci sont responsables de plein droit
vis-à-vis des voisins victimes, sur le fondement de la prohibition du trouble
anormal de voisinage, ces constructeurs
étant, pendant le chantier, les voisins
occasionnels des propriétaires lésés. »
Il est expressément fait référence
aux « constructeurs » qui occupent
matériellement le chantier pendant
la durée des travaux. Certains y ont
vu une brèche pour les architectes
et les bureaux d’études qui assurent
plus spécifiquement des prestations
intellectuelles se situant en amont de
la construction.
Cette approche était confirmée par
une décision très pédagogique du
26 novembre 20083, aux termes
de laquelle la cour d’appel de Paris
précise que la qualité de voisin occasionnel s’acquiert à la suite d’une
occupation du fonds à l’origine des
désordres. Ni le bureau de contrôle,
ni le maître d’œuvre ne réalisent une
appréhension du fonds dès lors qu’ils
n’exercent aucune activité matérielle
susceptible de causer de trouble anormal de voisinage. Ils ne sauraient
donc être assimilés à des voisins occasionnels. Cette analyse permettait de
trouver quelque cohérence dans la
notion de « voisin occasionnel ».
Toutefois, la Cour de cassation vient
rejeter cette approche par un arrêt
du 28 avril 20114 et précise que
l’absence d’occupation matérielle du
fonds voisin ne suffit pas à exclure
l’existence d’une relation de cause
directe entre les troubles subis et les
missions confiées à ces derniers.
Par James Alexandre Dupichot et Marine Parmentier, associés.
Peisse Dupichot & Associés
LES POINTS CLÉS
Initialement, les troubles anormaux de voisinage visaient exclusivement le maître d’ouvrage ayant
entrepris les travaux à l’origine des troubles subis par les voisins.
2005 : extension aux constructeurs considérés comme des voisins occasionnels.
2011 : extension aux architectes et bureaux d’études.
Avant-projet de réforme du droit des biens : l’action ne viserait que les propriétaires, les locataires et
les bénéficiaires d’un titre les autorisant à occuper ou à exploiter le fonds.
À en croire ces arrêts, le seul fait de
participer d’une manière ou d’une
autre à l’acte de construire semble
suffire pour accueillir une action
fondée sur les troubles anormaux
de voisinage.
Consciente des atteintes pouvant ainsi
être portées au droit de la responsabilité et certainement face aux critiques
répétées d’une doctrine autorisée, la
Cour de cassation tente depuis peu
d’encadrer davantage cette action en
exigeant désormais que soit établie
l’existence d’une causalité entre les
troubles et les travaux réalisés.
La recherche
d’une « causalité directe »
La caractérisation d’une relation causale entre les travaux et le trouble subi
a été mise en exergue dans le cadre du
recours d’un voisin contre le maître
d’ouvrage réalisant les travaux et
l’entrepreneur missionné. La Cour
de cassation a précisé qu’il appartient
à la victime d’agir précisément contre
« l’auteur du trouble »5. En l’espèce,
l’entreprise n’ayant pas réalisé les
travaux à l’origine du dommage ne
pouvait voir sa responsabilité engagée.
de causalité » ou celle d’imputabilité
des désordres…
La question d’une causalité directe
se pose toutefois avec plus d’acuité
dans le cadre du recours subrogatoire exercé par celui qui a indemnisé
le voisin6.
Il est difficile de voir où la Cour de
cassation veut en venir, bien que ce
dernier mouvement semble marquer davantage de sévérité. Si tout le
monde semble pouvoir être le « voisin occasionnel », il n’en demeure pas
moins que la victime ou le subrogé
dans ses droits devra établir que ce
sont bien ses travaux qui sont à l’origine du trouble dénoncé.
Il est aujourd’hui acquis que cette
action est fondée sur les troubles
anormaux de voisinage et ôte donc
au subrogé la charge de la preuve
d’une faute imputable aux « auteurs »
desdits troubles.
La Cour de cassation a récemment
précisé dans un arrêt du 9 février
20117 qu’il appartient au subrogé
de démontrer que les troubles subis
sont en relation de cause directe avec
la réalisation des missions confiées
aux locateurs d’ouvrage. Ce principe a été confirmé dans un arrêt du
19 octobre 20118.
Toutefois, il est permis de s’interroger sur cette notion « cause directe »
bien étrange en matière de responsabilité qui connaît la notion de « lien
La fin d’une dérive ?
Il faut savoir raison retrouver ! C’est
dans ce sens que s’inscrit l’avantprojet de réforme du droit des biens
qui envisage de limiter les potentiels
créanciers et débiteurs au titre des
troubles anormaux de voisinage en
précisant, au nouvel article 631 du
Code civil, que « Les actions découlant (de des troubles) sont ouvertes
aux propriétaires, locataires et bénéficiaires d’un titre ayant pour objet
principal de les autoriser à occuper ou
à exploiter le fonds. Elles ne peuvent
être exercées que contre eux ».
© 30859552
Cette réforme marquerait la fin bienvenue d’une dérive !
1
roposition de réforme du Livre II du Code civil
P
relatif aux biens, par l’Association Henri Capitant des
Amis de la Culture Juridique Française, Nov. 2008.
2
ass. civ. 3, 22 juin 2005, n° 03-20.068, Bull. civ.
C
III, n° 136
3
A Paris, 19e ch. A, 26 nov. 2008, 06/20837,
C
SA ALBINGIA c/ SA PAX PROGRES PALLAS
4
ass. civ. 3, 28 avr. 2011, n° 10-14.516 et
C
10-14.517, publié
5
ass. civ. 3, 21 mai 2008, n° 07-13.769, Bull. civ.
C
III, n° 90
6
ass. civ. 3, 20 déc. 2006, n° 05-10.855, Bull. civ.
C
III, n° 254
7
ass. civ. 3, 9 fév. 2011, n° 09-71.570 et 09-72.494,
C
publié
8
ass. civ. 3, 19 oct. 2011, n° 10-15.303 10-15.810,
C
non publiés
71
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