1
ETHIQUE DE L’ALTERITE ET RELATION D’ACCOMPAGNEMENT
Martine Pretceille
Professeur Emérite des Universités
Colloque UNIRéS - « Éducations, santé et altérités. Recherches, pratiques et formations »
11 Octobre 2016
L'éthique a comme lieu propre la relation, et plus exactement l'interaction dans la mesure
la reconnaissance d'autrui suppose la reconnaissance de son indéfectible liberté et
inconditionnelle dignité. Ainsi, l'action et plus exactement pour ce qui nous concerne ici la
relation d’accompagnement est une action éthique car elle implique une relation à l'Autre qui
ne peut se confondre avec une action sur l'Autre; elle implique aussi la reconnaissance
réciproque des personnes; "Soi-même comme un autre" pour reprendre la formule et le titre
d'un ouvrage de Paul Ricoeur. En réalité, l'idée n'est pas totalement nouvelle puisqu'elle
réactualise le principe voire le précepte selon lequel l'Autre doit être considéré comme une fin
et non comme un moyen
1
. C'est lnonciation d'une norme de réciprocité déjà formulée au
travers de "ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu'on te fasse" ou encore "aime ton
prochain comme toi-même".
DE L'ALTÉRITÉ OUBLIÉE À L'ALTÉRITÉ RETROUVÉE
On assiste actuellement à un retour en force de l'altérité; retour imposé par la structuration
plurielle du tissu social et éducatif. Or, en redécouvrant la problématique de l'altérité, on
redécouvre la question de l'éthique.
Dans une société relativement lente dans ses transformations et homogène dans sa
composition, la rencontre de l'Autre est relativement rare et, lorsqu' elle s'effectue, elle est
relativement "naturelle" et facile car elle s’inscrit dans la logique de l’identique, du « même ».
Désormais, on ne peut plus considérer que l'expérience de l'altérité puisse se suffire du
1
Cf. le deuxième impératif de Kant, "Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien en ta personne que
dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen."
2
registre de l'implicite et du ponctuel. Elle exige, au contraire, une objectivation et un véritable
travail sur soi, elle suggère un apprentissage.
1° Pas d'altérité sans sujet ! pas de sujet sans diversité !
Que ce soit par rapport à l'éducation, à l'intervention sociale ou à toute autre forme d'action et
de relation, l'hétérogénéité, surtout quand elle est rattachée à la variable culturelle, est
systématiquement considérée comme une source supplémentaire de difficultés.
Il conviendrait de changer complètement ces idées reçues et renoncer à considérer
l'hétérogénéité comme forme de marginalité et d'exception. C'est une donnée et c'est la norme.
Chaque groupe est naturellement hétérogène et divers.
Chaque individu est au coeur non pas d'une identimais d'une pluralité d'identités. Celui qui
est en difficulté est celui qui justement n' a qu'une seule identité et qui ne peut ou qui ne veut
pas en sortir : le régionaliste, la féministe, le militant de tel ou tel parti, le professionnel, le
"jeune beur", le délinquant, le malade, le religieux etc. Cette identité unique peut être auto-
attribuée ou au contraire imposée par les autres. Dans ce cas, on a affaire à une "identité-
prison". L'illustration de cette situation est celle de l'identité "noire", "immigrée, ... qui
enferme l'individu dans une seule appartenance, ethnique pour l'un, migratoire pour l’autre.
La question n'est pas de nier les caractéristiques identitaires et d'appartenance mais de réduire,
arbitrairement et d'autorité, l'identité de l'Autre à une seule dimension.
La richesse d'une personnalité réside au contraire dans la gamme identitaire et la souplesse
avec laquelle elle est utilisée dans les différentes situations sociales. En fonction de ces
considérations, il est inutile voire grave, sur le plan éthique, de qualifier, catégoriser, désigner,
des personnes comme des "beurs", des "secondes générations", des "jeunes des banlieues",
des « issus de la diversité », des exclus, des malades, des handicapés... Certes, ils peuvent
aussi être cela, mais ils ne sont pas que cela.
L'individu n'est pas seulement le produit de ses appartenances et de ses caractéristiques, mais
il construit et élabore son identité en fonction de stratégies diversifiées, selon les besoins et
les circonstances. Une des conséquences directes de cette définition identitaire à partir de
stratégies, de manipulations, de bricolages est qu'autrui ne pourra plus être identifié en dehors
de lui à partir de caractéristiques dites objectives. Que l'on parte des caractéristiques
3
psychologiques (timidité, courage...), sociologiques ou culturelles, des stigmates
2
(handicaps
divers), le problème se pose dans des termes identiques : aucun individu ne peut être réduit à
une seule de ses caractéristiques.
La diversité est constitutive de la nature de l'homme et la reconnaissance de sa propre
diversité est une des conditions pour pourvoir reconnaître la diversité de l'Autre.
2° Désigner n'est pas connaître mais se distancer
L'abandon d'une conception rigide, stable, monolithique de l'identité au profit d'une identité
plurielle, dynamique et mobile contribue à définir l'individu, non plus à partir de ses
caractéristiques mais à partir d'un réseau relationnel et des situations de communication dans
lesquelles il évolue. Ce qui prime, c'est donc l'inscription de la personne dans un système
relationnel et non pas le fait d'appartenir à une catégorie donnée.
Le danger consiste à réduire la complexité et la pluridimensionnalité de la situation en
privilégiant une explication au détriment des autres et en recherchant une justification d’ordre
causal : le culturalisme, le sociologisme, le psychologisme correspondent à ce type de
réduction en attribuant à la culture, à la catégorie socio-professionnelle, aux composantes
psychologiques, une valeur exclusive et déterminante dans l’explication des comportements.
Le fait que des informations sociales, culturelles, familiales, personnelles, médicales puissent
être données sur des personnes, de manière systématique et a priori, pose un problème
éthique. En effet, on peut craindre que les informations données, il est vrai dans un souci de
meilleure efficacité et compréhension, fonctionnent comme des stigmates et soient
interprétées dans une logique causaliste et déterministe : telle situation justifiant et explicitant
tel ou tel comportement. encore, la question n'est pas de nier les spécificités de chaque
situation mais de prendre le risque de leur donner une signification en dehors de toute analyse.
Il s'agit bien d'un problème éthique.
L'autre point d'achoppement de l’intégration de l'éthique dans la relation d’accompagnement
est la tension entre singularité et universalité. Ainsi, par exemple, lors d'une rencontre avec
une personne étrangère, une personne en situation de handicap, un malade...., qui rencontre-t-
on ? un étranger ? un handicapé ? un malade ? ou, au contraire, une personne dont une des
caractéristiques est d'être étranger pour l'un, handicapé pour l'autre, malade pour le troisième ?
2
GOFFMAN E. : Stigmates. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Ed de Minuit, 1975, trad. de l'anglais par
A Kihm (Ed. or. 1963).
4
L'excès de focalisation sur une différence donne la priorité au statut, soit d'étranger, soit
d'handicapé ou encore de malade au détriment de la reconnaissance de l'appartenance à la
communauté des individus. Entre singularité et universalité, faut-il choisir ? Comment
assurer l'équilibre ? La solution est très certainement dans la non stigmatisation et dans un
ajustement permanent.
Il est désormais admis (comme acquis de la recherche en sciences sociales) que toute forme
de catégorisation de désignation de l'Autre, tout discours sur l'Autre, même charitable,
généreux et ouvert, contribue à marquer, à notifier une distance entre EUX et Nous, Lui et
Moi. Nommer, désigner ne sont pas des actes éthiquement neutres.
Sartre avait déjà émis l'idée que c'est la question juive qui a crée la "catégorie" juive, de même
la question immigrée permet de faire perdurer la "catégorie" immigrée.
Pointer les différences entraîne inexorablement une logique d'exclusion. Toutes les formes
politiques de ghettoïsation sont construites sur la légitimation des différences entendues
comme marquages, social, culturel, psychologique, médical....
* De la connaissance à la Re-connaissance
Toute relation d’accompagnement s'inscrit dans un contexte marqué par une histoire, une
psychologie, une sociologie... . Dans ce cas, comme dans toutes les autres situations, les
identités des partenaires, les représentations réciproques, les comportements sont dépendants
du milieu et de la relation entretenue et pas seulement des caractéristiques propres à chacun.
Autrui n'est pas que la somme de ses traits mais s’inscrit dans une relation. Ceci revient à
remettre en question les perceptions réciproques qui ne sont souvent que des projections.
C'est de la nature des relations que dépendent les représentations et non l'inverse (cf.
notamment les travaux sur les stéréotypes, les préjugés, le racisme....).
La question de l'altérité se pose moins à partir d'une connaissance par marquage,
catégorisation, par description de l'Autre que par une compréhension inter-subjective. Autrui
ne se laisse pas désigner a priori, en dehors de lui, en dehors d'une communication, d'un
échange, d'une relation de sujet à sujet et non pas de sujet à objet.
Il ne suffit donc pas de connaître l'Autre, à partir d'un dossier ou d'informations culturelles,
sociologiques, psychologiques, médicales, mais d'apprendre à la re-connaître.
En effet, ce n'est pas parce que je dispose de connaissances factuelles sur tel ou tel individu ou
groupe -social ou d'une autre nature-, quelle que soit la qualité de ces informations, que la
relation est plus facile. Il y a de fait un décalage entre une compétence essentiellement
5
cognitive construite sur des assertions et une compétence orientée vers l'intercompréhension
qui est d'ordre éthique.
Les implications dans le domaine de la formation se traduisent par la non-pertinence d'une
formation en termes de savoirs, de connaissances sur.... En effet, la compréhension d'autrui ne
relève pas du cognitif. Le plus difficile ne consiste pas à désigner mais à comprendre les
cheminements des uns et des autres, les processus, les stratégies mis en place pour se faire
reconnaître dans le jeu social. La relation d’accompagnement implique une communication
selon une activité "dramaturgique" qui suppose un consensus sur la relation ainsi que sur les
rôles à tenir.
C'est en ce sens que la re-connaissance d'autrui, en tant que sujet dans son altérité pleine et
entière, précède la connaissance. Edgar Morin évoque le développement d'une anthropo-
éthique qui consacrerait "à la fois l'homme en tant qu'individu et l'humanité en tant
qu'humanité. Dans le premier sens, il s'agit, d'une part, de la reconnaissance en tout être
humain d'un ego-alter et d'un alter-ego potentiel, d'autre part, politiquement, du problème
des Droits de l'homme."
3
UTOPIE DE LA TRANSPARENCE
Puisque les signes d'appartenance
4
ne sont pas uniquement référentiels mais aussi discursifs,
il est possible de s'engager dans une analyse de leurs usages dans la relation et plus
particulièrement dans les situations de conflits. Cela revient à abandonner toute interprétation
globalisante qui postule que toute référence ou toute caractéristique renvoie à une réalité dont
la signification serait transparente.
En réalité, ce qui compte ce sont moins les catégories et les caractéristiques que leur "mise en
acte", leur "mise en scène" dans la communication ainsi que les justifications qui leur sont
attribuées.
Les messages ont des significations différentes en fonction du contexte et notamment des
relations inter-groupales ou interpersonnelles (cf. études sur la pragmatique). En fait, les
signes de reconnaissance sont porteurs d'une information qui dépasse largement leur
signification dans l'absolu. L'individu peut se révéler ou se dissimuler, il peut contrarier et
3
MORIN E. : Pour sortir du XXè siècle, Paris, Seuil, 1981, p.312.
4
Cf. les analyses effectuées à partir de la variable culture de M Abdallah-Pretceille et L. Porcher in Education et
communication interculturelle, Paris, PUF, 1996.
1 / 10 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !