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1.1. LE MARCHE CONCURRENTIEL, THEORIE ECONOMIQUE DE LA
SOCIETE ET MODELE NORMATIF
Au centre des débats se trouve le modèle du marché concurrentiel. Apparaissant
progressivement entre le XVII
e
et le XVIII
e
siècles, formalisé comme idée et mis au
centre de l’explication économique par A. Smith, il est repris sous une forme qui
explicite sa dimension normative par les auteurs de la « révolution marginaliste » (C.
Menger, W.S. Jevons et L. Walras
3
), à l’origine de la théorie néo-classique. Le marché
désigne un lieu abstrait de rencontre entre des individus offreurs et demandeurs d’une
marchandise, tous définis par une nature rationnelle ; autour de cette marchandise, ils
nouent des relations ponctuelles (le temps de la transaction)
4
, pour des raisons d’intérêt
individuel ; ces individus ne se connaissent pas et ne sont liés par aucun lien de
dépendance personnelle ou affinité qui les empêcherait d’agir selon leur seul intérêt
économique individuel (c’est en ce sens que la relation est vue comme économique, en
opposition à politique ou sociale). Les individus de même catégorie (offreurs, d’un côté,
demandeurs, de l’autre) sont considérés comme rivaux entre eux dans la réalisation de
leur intérêt, tandis que les individus de catégorie opposée défendent des intérêts
symétriques. Tout cela s’exprime dans le rapport d’échange (prix pour une certaine
quantité), ressort de la capacité du marché à concilier les intérêts de chacun et donc à
permettre ou non l’ordre social.
La théorie du marché et de l’économie de Smith peut se comprendre comme une
réponse à la question de la modernité, visant à savoir si l’on peut concevoir qu’une
société tienne dès lors qu’on la considère, non pas comme instituée « d’en haut » et de
façon holiste (par la tradition, une divinité...) (Dumont, 1977), mais comme constituée
« à partir du bas », formée par des individus suivant leur libre volonté. En philosophe,
Smith s’empare de cette question dans sa traduction au sein de la philosophie morale
écossaise de son époque, celle fondant la « querelle du vice et de la vertu » dont l’enjeu
était de savoir si une société pouvait tenir dès lors qu’elle était constituée d’individus
n’agissant pas selon l’idée du juste et de l’injuste mais selon leur intérêt égoïste : en
particulier, que penser d’une société où les riches cèdent au penchant de leur vice que
représente le comportement dispendieux ? À la réponse cynique de Mandeville dans la
Fable des abeilles (les riches font le bonheur des pauvres en pratiquant le luxe puisque,
ainsi, ils leur procurent du travail), Smith préfère une réponse qui le conduit à
autonomiser une analyse économique des faits à l’égard des autres considérations
(morales, politiques...). Cette réponse s’appuie sur les notions de marché et
d’accumulation du capital.
À travers elle, Smith fonde une théorie de la société, alternative aux propositions
issues des théories politiques du contrat social (Rosanvallon, 1979) : pour autant que
3 Aux contributions desquels s’ajoutera ultérieurement celle, importante, d’un auteur comme A.
Marshall dans l’analyse de l’équilibre partiel.
4 Les économistes contemporains parlent de « marchés spots ».