MS Edito 133 - Association Approches, Cultures et Territoires

ÉDITORIAL
Migrations Société
CHRÉTIENS D’ORIENT, MUSULMANS D’OCCIDENT : DU
DEVOIR DE SOLIDARITÉ À LA CRITIQUE SALVATRICE
DES “PURISTES” DE L’IDENTITÉ
Vincent GEISSER
e 4 janvier 2011, le journal Le Monde publiait à sa une les ré-
sultats d’un sondage réalisé par l’Institut français d’opinion
publique (IFOP), avec un titre alarmiste : « Islam et intégration : le constat
d’échec franco-allemand »1. Selon ce sondage, 68 % des Français es-
timent que les musulmans « ne sont pas bien intégrés dans leur société »
et 42 % considèrent la présence d’une communauté musulmane
«plutôt comme une menace » pour l’identité du pays. Nous ne re-
viendrons pas sur les interprétations biaisées de ce sondage, dont
nous avons montré qu’il enregistrait moins l’intégration objective
desdits “musulmans” aux sociétés européennes que les représen-
tations majoritaires à leur égard qui, elles-mêmes, étaient souvent in-
fluencées par des questions binaires, appelant des réponses tranchées
et caricaturales2. À cela s’ajoute, bien sûr, le climat anxiogène suscité
par le contexte international marqué par une recrudescence des
actions terroristes conduites par des groupuscules radicaux se ré-
clamant de l’islam politique, visant notamment les minorités chré-
tiennes, perçues à tort comme des “greffes occidentales” dans un
univers musulman.
Au-delà des imperfections du sondage et des commentaires jour-
nalistiques parfois délirants qui l’ont accompagné (le fameux couplet
sur « la crise de l’intégration » et « l’inintégrabilité des musulmans »), l’on
ne peut nier pour autant que ces “représentations angoissées” des
Européens à l’égard de l’islam et des musulmans sont aussi la consé-
1. LE BARS, Stéphanie, “Islam et intégration : le constat d’échec franco-allemand”,
Le Monde
du
4-1-2011, http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/01/04/islam-et-integration-le-constat-d-echec-
franco-allemand_1460748_3224.html
2. Cf. GEISSER, Vincent, “Les musulmans n’ont jamais été autant intégrés”, interview dans
L’Express.fr, 6 janvier 2011, http://www.lexpress.fr/actualite/societe/les-musulmans-n-ont-
jamais-ete-autant-integres_950407.html
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Vol. 23, n° 133 janvier – février 2011
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quence d’un matraquage médiatique, politique et intellectuel3 qui
ne date pas d’aujourd’hui et qui finit par produire des effets des-
tructeurs sur les consciences. Car, il est indéniable que les pays
européens connaissent aujourd’hui un repli nationaliste se traduisant
notamment par un retour en force des représentations culturalistes
et “civilisationnistes” du monde, selon lesquelles notre univers social
serait divisé en “blocs culturels”, nous ramenant ainsi à des schèmes
imaginaires hérités du XIXe siècle. Il n’est pas exagéré de parler d’une
véritable “régression mentale” dans nos manières d’appréhender la
diversité sociale, culturelle et religieuse de l’Europe, comme si quelque
part nous n’avions pas retenu les leçons dramatiques du passé et que,
par peur de l’avenir, nous étions poussés à nous réfugier dans des
lectures manichéennes et simplistes, dignes d’une autre époque.
“Comment peut-on être européen et mahométan ?”, “Comment
peut-on être français et musulman ?” sont autant de questions obsé-
dantes et aveuglantes, mais ô combien révélatrices de notre rapport
au monde.
’usage de la dichotomie islam/Occident fait aujourd’hui un
retour en force dans les discours publics européens. C’est non
seulement une vision biaisée des relations internationales et des re-
lations internes à chaque socié, mais également une représentation
éminemment dangereuse, y compris quand elle se présente sous le
visage rassurant de la paix et du dialogue. Il est de bon ton chez les
intellectuels éclairés de critiquer la théorie du « choc des civilisations »
du politologue américain Samuel Huntington4. Néanmoins, il nous
paraît encore plus urgent de déceler ces “Huntington à visage
humain”, c’est-à-dire ceux qui, comme l’Arabie Saoudite, en appellent
aujourd’hui au « dialogue des civilisations »5. Or, parler de « dialogue »
3. À titre d’illustration, citons trois couvertures récentes d’hebdomadaires qui ont été reproduites
en grand format sur de nombreux espaces publicitaires couvrant l’ensemble du territoire
français : “L’Occident face à l’Islam”,
L’Express
du 6 octobre 2010 ou, plus récemment, “La
chasse aux chrétiens”,
Le Point
du 6 janvier 2011 et “La Tunisie... et ensuite ? La révolution
arabe”,
L’Express
du 19 janvier 2011, ce dernier mettant sur sa couverture une femme “voilée”
qui manifeste, ce qui revient à réduire la révolution tunisienne à une affaire “islamique”.
4. HUNTINGTON, Samuel,
Le choc des civilisations
, Paris : Éd. Odile Jacob, 2000, 545 p.
5. À titre d’exemple, voir l’initiative du royaume wahhabite en vue de la création d’un Forum
franco-saoudien pour le dialogue des civilisations, en partenariat avec l’Université Paris 1
Panthéon-Sorbonne : http://fr.dialoguecivilisations.net
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Chrétiens d’Orient, musulmans d’Occident
Migrations Société
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revient également à attester l’idée que l’humanité serait subdivisée
en civilisations, en blocs ethnoculturels et ethnoreligieux plus ou
moins homogènes et donc potentiellement conflictuels.
C’est précisément cette vision culturaliste et civilisationniste du
monde qu’il convient de combattre. Les religions aujourd’hui ne sont
plus le fait de civilisations : elles sont fondamentalement transnatio-
nales, transculturelles, et quelque part transcivilisationnelles. Il est
erroné de parler actuellement de “civilisation occidentale” ou de
“civilisation islamique”, comme s’il s’agissait de réalités palpables et
évidentes. Même d’un point de vue historique, cette notion de “civi-
lisation”, si elle a pu présenter quelque pertinence, n’a jamais ren-
voyé à des blocs culturels et religieux homogènes. C’est encore plus
vrai aujourd’hui où nous assistons à l’émergence de « religions mon-
dialisées »6. Cette mondialisation du phénomène religieux se vérifie
pour toutes les confessions, sans exception : le catholicisme, le pro-
testantisme, le judaïsme, le bouddhisme et bien sûr l’islam. Parler de
“civilisation islamique pour décrire des réalités sociales aussi
différentes que celles de la société marocaine, de la société yéménite,
de la société indonésienne, de la société sénégalaise ou encore des
“communautés musulmanes” d’Europe occidentale apparaît comme
un non-sens total. Quoi de commun, en effet, entre Mohamed, de na-
tionalité française, cadre supérieur dans une banque d’affaires, ayant
grandi dans la banlieue parisienne, et Mohamed, paysan zaydite,
n’ayant jamais quitté son Yémen natal et vivant économiquement
de la culture du qat ?
«L’Occident face à l’islam »7 ? C’est oublier, d’une part, que l’Occident
renferme objectivement une dimension musulmane et, d’autre part,
que l’islam lui-même véhicule en lui une partie d’occidentalité, eu
égard aux échanges culturels, intellectuels et philosophiques qui ont
précédé et accompagné la Révélation, contribuant ainsi à son rayon-
nement dans le monde8.Islamité de l’Occident, occidentalité de l’islam,
c’est davantage en ces termes qu’il conviendrait de poser les lignes
du débat afin d’appréhender toute la complexité des phénomènes
6. ROY, Olivier, “Les religions à l’épreuve de la mondialisation”, entretien avec Stéphanie Le
Bars,
Le Monde
du 21-12-2008.
7. “L’Occident face à l’Islam”,
L’Express
du 6 novembre 2010.
8. Cf. SEDDIK, Youssef,
Le grand malentendu. L’Occident face au Coran
, La Tour-d’Aigues :
Éd. de l’Aube, 2010, 171 p.
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religieux. On mesure là la stupidité des “enfants dégénérés” du
wahhabisme saoudien — dont Al-Qaida constitue l’émanation ra-
dicale — qui s’en prennent de manière lâche aux chrétiens d’Égypte
et d’Irak, et qui en partisans de l’épuration identitaire font semblant
d’oublier que les “chrétiens d’Orient”, dont les communautés sont
bien antérieures à l’implantation de l’islam, furent souvent les meilleurs
défenseurs de l’arabité. Et ce sont eux qu’on assassine sous prétexte
qu’ils n’auraient aucune légitimité à vivre en Irak, en Égypte ni dans
aucun pays à majorité musulmane, car considérés comme des enne-
mis potentiels de la “civilisation musulmane”.
On voit bien à quelle ineptie intellectuelle mènent les représen-
tations en termes de “civilisations”, consistant, par exemple, à consi-
dérer les “chrétiens d’Orient” comme des greffes occidentales en
terre d’islam, alors que ces chrétiens irakiens, syriens, libanais,
égyptiens ou palestiniens sont non seulement antérieurs aux com-
munautés musulmanes installées dans ces régions, mais aussi aux
communautés chrétiennes d’Occident. Messieurs et Mesdames les
disciples du salafisme étriqué, relisez donc vos livres d’histoire avant
d’incendier les églises chrétiennes de Bagdad et d’Alexandrie. Non
seulement vous êtes des assassins de vies humaines, mais pire encore,
vous êtes des assassins de la mémoire de votre propre histoire musul-
mane, celle d’une affinité particulière avec les communautés chré-
tiennes qui, de Bagdad à Damas, en passant par Beyrouth ou Le
Caire, ont fait la grandeur de ce que vous appelez la “civilisation
musulmane”. En assassinant des chrétiens arabes, vous vous tuez
vous-mêmes !
e culturalisme à visage humain (celui des apôtres du « dia-
logue des civilisations ») est tout aussi pervers que la pseudo-
théorie du « choc des civilisations » (celle des apôtres de la guerre).
Confrontés à une panne d’imaginaire, nous avons tendance à sur-
investir les facteurs culturels et religieux comme modes d’explication
des phénomènes sociaux tant à l’échelle internationale qu’à celle des
sociétés nationales. En somme, l’opposition binaire islam/Occident
tend à s’imposer comme grille explicative des relations internatio-
nales, mais aussi des relations sociales à l’intérieur de chaque nation.
L
Chrétiens d’Orient, musulmans d’Occident
Migrations Société
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À l’échelle internationale, c’est l’idée qu’il existerait un conflit
potentiel entre “l’Occident judéo-chrétien” et “l’Orient arabo-
musulman”, et qu’il faudrait donc tout faire pour l’éviter. C’est
un peu le sens du “discours du Caire” prononcé le 4 juin 2009 par
Barack Obama devant un parterre de musulmans triés sur le
volet. Au-delà de ses visées iréniques et généreuses, le discours du
président américain procède d’une même lecture culturaliste des
relations internationales, légitimant l’idée qu’il y aurait d’un côté
un bloc occidental” et de l’autre un “bloc musulman”. C’est ce que
nous qualifions précédemment de “Huntington à visage humain” :
on part d’un postulat identique (l’humanité subdivisée en civi-
lisations), mais pour en arriver à une conclusion légèrement diffé-
rente (l’impératif et l’urgence du dialogue avec l’Autre)9.
Il est dailleurs étonnant que dans le discours de B. Obama le
terme “démocratie” n’apparaisse presque jamais10. Or, s’il y a bien
un problème fondamental aujourd’hui dans le monde arabo-
musulman, c’est bien celui de l’absence de pluralisme politique et de
la présence de dictateurs corrompus qui s’accommodent aisément
du terrorisme car, de manière indirecte, l’islamisme radical les
légitime dans leur rôle de « vigiles sécuritaires » de l’Occident11. Les
lectures culturalistes, si bien intentionnées soient-elles, tendent à
évacuer les vraies raisons de la “colère arabe”. Parler de dialogue
religieux avec le monde arabo-musulman, c’est un peu comme si un
médecin utilisait un pansement pour soigner un cancer généralisé, et
ce cancer c’est précisément l’autoritarisme des régimes, qui n’a
pas grand-chose à voir avec la différence culturelle et religieuse12.
Mais le plus grave peut-être se situe à l’échelle des sociétés elles-
mêmes, où les acteurs institutionnels, politiques et médiatiques
recourent de plus en plus fréquemment aux facteurs religieux et
9. Cf. KHIARI, Sadri, “Obama aux musulmans : ‘Je vous ai compris !’”,
Journal des Indigènes de
la République
, 6 juin 2009, http://www.indigenes-republique.fr/une.php3?id_article=583
10. Pour une critique du discours du Caire, voir GEISSER, Vincent ; MARZOUKI, Moncef,
Dicta-
teurs en sursis : une voie démocratique pour le monde arabe
, Paris : Éd. de L’Atelier, 2009, 191 p.
11. GEISSER, Vincent, “Tunisie : Ben Ali complice objectif de Ben Laden”,
Politis
, 13 janvier 2011,
http://www.politis.fr/Ben-Ali-complice-objectif-de-Ben,12718.html
12. Cf. BURGAT, François, “Le ‘dialogue des cultures’ : une vraie-fausse réponse à l’autoritarisme”,
in : DABÈNE, Olivier ; GEISSER, Vincent ; MASSARDIER, Gilles (sous la direction de),
Autori-
tarismes démocratiques et démocraties autoritaires au XXI
e
siècle. Convergences Nord-Sud
,
Paris : Éd. La Découverte, 2008, pp. 233-250.
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