Vie professionnelle V ie professionnelle La réunion de concertation pluridisciplinaire # A. Depierre* APERÇU HISTORIQUE La réunion de concertation pluridisciplinaire (RCP) a un historique difficile à établir, car elle a longtemps vécu sous des vocables et des formes différents. Dans les années 1960 fonctionnaient déjà, à l’institut Gustave-Roussy, ce qui s’appelait les “comités”. Il y avait le comité sein, le comité ORL, etc. C’était en général des comités bipartites, chirurgiens, radiothérapeutes. Les oncologues n’existaient pas alors et cette discipline était représentée par les hématologistes, tous issus de la pédiatrie, et par les pneumologues. Particularité importante, ces comités se réunissaient en présence du malade, qui était examiné et à qui on pouvait directement expliquer la stratégie qui allait être retenue à son égard, voire demander son avis. C’était en quelque sorte aussi une consultation d’annonce. Quelques esprits chagrins, disciples de Freud, y voyaient alors un système de défense permettant d’aborder à plusieurs le patient et son cancer. CONTROVERSE SUR LA PLURIDISCIPLINARITÉ Dans la dénomination RCP, le mot important est “concertation” et non “pluridisciplinaire”. Or, souvent, c’est l’inverse qui a été mis en avant. La pluridisciplinarité, tout le monde en fait depuis que la spécialité de barbier a commencé. Tout le monde fait opérer ses patients par un chirurgien, irradier par un radiothérapeute, radiographier par un radiologue. En plus, les uns discutent avec les autres. Le chirurgien parle des patients avec le pneumologue. Il en est de même du radiothérapeute et du radiologue. Puisque tout fonctionne sur un mode pluridisciplinaire dans notre exercice, pourquoi irions-nous perdre du temps en “réunion” ? Nous n’arrêtons pas de courir d’une réunion à l’autre... Mais cette réunion se justifie par la notion de “concertation”, sur laquelle nous reviendrons. NORMALISATION DU SYSTÈME Malheureusement, entre temps, l’esprit centralisateur hexagonal qui nous caractérise a frappé. La “concertation” est rentrée dans un cadre qui aura bientôt valeur juridique au sein du Plan * Président de la Délégation à la recherche clinique ; centre hospitalier universitaire de Besançon, université de Franche-Comté. 168 LPN juil-aout 06.indd 168 cancer. Elle y est abordée via une fusée à plusieurs étages qui va de la 29e à la 35e mesure. La 29e concerne la création d’un réseau régional, la région devenant la cellule de base de l’organisation. Le réseau est un centre coordinateur dont le but est que tout patient sur le territoire de sa région bénéficie de la même qualité de prise en charge. Le réseau se structure par la création d’un certain nombre d’organismes. Le premier est un pôle régional de cancérologie (mesure 30), qui doit offrir une stratégie coordonnée d’utilisation des moyens techniques dédiés au traitement du cancer. À l’étape suivante sont créés les centres de coordination de cancérologie, dits “3C” (mesure 32). Ils ont en charge, à l’échelon local, les RCP. Il faut remarquer que, à ce niveau, dans la mesure 32, les RCP sont devenues multidisciplinaires. Au diable l’avarice : dans la mesure 31, elles n’étaient que pluridisciplinaires... Autre rôle important des “3C”, ils sont chargés de l’audit des pratiques. La mesure 31 définit la réunion pluridisciplinaire. Elle impose que 100 % (pas un de moins) des patients en bénéficient. Il semblerait, aux yeux de l’administratif créateur, que le seul moment stratégique dans la prise en charge d’un patient soit le premier traitement mis en route, et que le thérapeute puisse ensuite faire n’importe quoi (administrativement parlant, bien sûr) ! Or, il nous semble que, dans le déroulement des événements de la vie d’un patient, celui (ou ceux) qui légitimera le plus de concertations n’est pas fatalement le premier. Cette mesure 31 impose en outre que soit remis au patient luimême la stratégie thérapeutique envisagée, appelée “programme personnalisé de soins”. Ce programme doit être compréhensible par le patient et lui être expliqué. Cette injonction impose donc un compte-rendu très élaboré dans son expression, afin de rendre compte à la fois de la technicité du problème clinique et des solutions proposées, et de demeurer compréhensible par le patient. Une possibilité serait que le médecin chargé de la consultation d’annonce fournisse au patient un compte-rendu explicatif complémentaire de celui de la RCP. Il est clair que le temps dont disposent les médecins dans l’exercice de leur métier ne s’apparente pas tout à fait aux 35 heures du législateur, mais ce n’est pas la première fois qu’on nous demande de résoudre la quadrature du cercle, dont nous sommes d’éminents spécialistes, sauf aux yeux des tribunaux. Ce compte-rendu comporte en outre quelques éléments administratifs comme le nom du réseau auquel se rattache la RCP, celui du médecin traitant et les coordonnées d’un représentant des patients dans l’hôpital. Il est intéressant de remarquer que, à l’intérieur d’un Plan cancer voulu par les oncologues, le nom du référent en La Lettre du Pneumologue - Vol. IX - n° 4 - juillet-août 2006 25/09/06 12:33:53 cancérologie (quelle que soit sa spécialité) n’ait pas à apparaître dans le compte-rendu de RCP… SIGNIFICATION DE LA CONCERTATION La concertation est le nœud profond de cette partie de la réforme, qui ne l’a pas inventée puisque, comme nous l’avons signalé, elle date des années 1960. Le réformateur, en revanche, a porté un jugement positif sur ce mode de fonctionnement vieux de 40 ans et son projet est d’en faire bénéficier tous les patients porteurs de cancer en France, sans exception. Mais quel est le bénéfice d’une concertation par rapport au mode ancestral ? Chaque spécialiste a, dans son domaine de compétences, une certaine vision de la prise en charge d’un patient, et elle varie beaucoup d’un exercice à l’autre, médical, chirurgical, radiothérapique ou oncologique. Au fur et à mesure que se complexifie la décision, il est difficile d’imaginer qu’on puisse en prendre seul la responsabilité, sans avoir, simultanément, l’avis des représentants des autres disciplines. Prenons, à titre d’exemple, une tumeur pulmonaire T3N2 du tronc intermédiaire droit, dont l’atteinte ganglionnaire touche la région sous-carénale et la base de la région paratrachéale droite. Suisje sûr des possibilités chirurgicales ? Suis-je capable de savoir si sa position par rapport au cœur ou par rapport aux vertèbres permet une radiothérapie à doses curatives ? Ne serait-il pas intéressant, si la sanction est une pneumonectomie droite chez un patient ayant quelques arriérés cardiovasculaires, de se mettre à plusieurs pour faire une évaluation du rapport efficacité-risques de plusieurs options thérapeutiques : chimiothérapie préopératoire + chirurgie, chirurgie + chimiothérapie adjuvante, chirurgie seule, radiothérapie et chimiothérapie concomitante ou peut-être, en raison des risques, chimiothérapie-radiothérapie séquentielle, voire même radiothérapie seule si les risques liés à la comorbidité sont trop importants ? Comment puis-je prétendre connaître tous les problèmes liés à des cas si difficiles et prendre de ce fait la décision adéquate seul ? en RCP (les récidives posent parfois des problèmes de prise en charge plus difficiles que la première atteinte). Cela représente 120 000 RCP mobilisant, à chaque séance, entre 4 et 8 médecins, soit 720 000 équivalents consultations par an pour le seul fonctionnement de la RCP pulmonaire (approximativement 14 millions d’euros par an pour cette seule activité, sans compter les frais de déplacements et les salaires de secrétaires, car ce document doit être envoyé à beaucoup de médecins : le médecin traitant, les différents spécialistes impliqués, et archivé après avoir été relu puis corrigé le lendemain matin). On doit approcher les 15 millions d’euros par an pour le seul cancer bronchique. Si l’on fait le même raisonnement pour l’ensemble des cancers, le coût en ETP (équivalent temps plein médical) pour “faire tourner” cette seule mesure 31 est bien au-dessus de ce que l’on peut produire comme médecins sur le marché du travail. Il va bien falloir être pragmatique pour donner une réalité au libellé un peu trop enthousiaste de cette mesure... Vie professionnelle V ie professionnelle Faut-il faire passer 100 % de nos dossiers en RCP ? Sincèrement, je ne le crois pas, mais cela n’engage que moi. J’ai vu des RCP où le temps imparti à un dossier ne devait pas dépasser les 5 minutes pour tenir la cadence. Cela fait bien sur les organigrammes du réseau, mais ce n’est médicalement pas sérieux. Si l’on désire que 5 personnes se penchent effectivement sur un dossier, et qu’elles le fassent sérieusement, en réfléchissant à chaque fois à la meilleure solution pour le patient, en faisant une relecture du scanner, en prenant en compte tous les antécédents qui peuvent influer sur le choix de la thérapeutique – et tout cela au milieu de gens qui, se voyant une fois par semaine, ont des tas de choses à se raconter indépendamment du patient en cours de discussion –, un dossier ne peut pas être réglé en moins de 15 à 20 minutes. Il faut donc choisir. Cela ne me paraît pas incompatible avec la philosophie des RCP, à la condition première que le médecin participe régulièrement à l’une d’elles, qu’il ait l’habitude de son fonctionnement et que, deuxièmement, il note par écrit dans le dossier du patient que, se référant à tel arbre décisionnel admis dans sa région, et compte tenu des caractéristiques de son patient, il appliquera telle décision, et que, enfin il en informe la RCP par mail. RETOUR À LA RÈGLE DU 100 % La mesure 31 dit “faire bénéficier 100 % des nouveaux patients...” Je suis devant une tumeur T1N0 de 2 cm de diamètre chez un sujet jeune sans antécédent. Je dispose d’un référentiel national ou régional me disant qu’un tel cas doit bénéficier de la chirurgie seule sans chimiothérapie, sauf si l’examen anatomopathologique de la pièce opératoire apporte des éléments nouveaux reclassant la tumeur. Avons-nous besoin de nous mettre à 5 ou 6 pour l’envoyer se faire opérer ? Il y a effectivement un problème à ce niveau. Nous allons essayer d’y réfléchir. Tout d’abord, nous sommes bien d’accord : nous nous sommes préalablement réunis pour adopter un référentiel commun (d’où qu’il vienne) et nous l’actualisons tous les ans. Il y a 30 000 nouveaux cas de cancer du poumon par an en France ; chaque dossier de patient passe entre trois et cinq fois La Lettre du Pneumologue - Vol. IX - n° 4 - juillet-août 2006 LPN juil-aout 06.indd 169 LA DISPARITÉ GÉOGRAPHIQUE Il est clair que la pensée du concepteur fut la suivante : il y a une disparité géographique entre : – le patient qui habite à proximité d’un grand centre hospitalier privé ou public comprenant un service de radiothérapie suréquipé capable de faire de la radiothérapie conformationnelle de haut niveau, un service de chirurgie thoracique, un centre d’imagerie performant avec tomodensitométrie, IRM, PET scan (le tout bien sûr accessible en moins d’une semaine), un service d’oncologie médicale ; – et celui qui habite dans une région montagneuse, aux routes tortueuses, dans un petit village, à environ 50 kilomètres du premier centre hospitalier, lequel ne possède ni service de ra169 25/09/06 12:33:53 Vie professionnelle V ie professionnelle diothérapie, ni service de chirurgie thoracique, ni service de médecine nucléaire, mais seulement un service d’imagerie qui pleure pour avoir une IRM et ne sait pas, en plus, comment il pourra recruter un radiologue compétent pour le faire tourner. Le premier CHU est à 150 km et il n’y a pas d’autoroute pour relier les deux centres. Cette disparité ayant été constatée – et elle existe de manière très évidente –, comment s’organiser pour qu’elle n’aboutisse pas à une disparité de la prise en charge : d’un côté des médecins référents, qui peuvent consacrer du temps à travailler sur les dossiers des patients tous ensemble, et de l’autre des médecins tout aussi dévoués, mais isolés ? Il est évident que, pour le médecin de CHU vivant douillettement dans un environnement privilégié, cette nécessité d’apporter à chaque patient du territoire la même qualité de soins est une contrainte supplémentaire, et ce d’autant plus qu’il ne s’agit pas de ses patients. Pour celui qui avait pris l’habitude de vivre isolé, il trouvait à cela quelques avantages, dont celui de ne jamais être contredit et de n’avoir jamais à redouter le regard d’un pair sur son activité. C’est, quoi qu’on en dise, finalement assez confortable. Il va falloir travailler en réseau, unir nos efforts, accepter le regard des autres sur nos dossiers. Il va falloir accepter que le malade ne soit pas “ma chose dont je dispose selon mon bon vouloir”, mais que la décision qui sera prise le concernant soit le fruit d’une réflexion commune. Pour réussir cette gageure, il nous faut deux éléments différents. Le premier est une réelle implication administrative permettant que les moyens matériels efficaces nous soient apportés dans des délais suffisamment courts pour que nous n’ayons pas psychologiquement mis la RCP au rayon des réformes sans suite, et Dieu sait que ce rayon est pléthorique. Par “moyens matériels”, j’entends : des salles de réunions dignes de ce nom ; des systèmes de visioconférence de haut niveau permettant de voir de manière satisfaisante non seulement l’imagerie, mais aussi le présentateur, cela de manière simultanée et sur des écrans muraux dont la taille soit telle qu’une dizaine de personnes puisse analyser ces images de manière concomitante ; des réseaux entre tous les centres de soins d’une région, suffisament performants pour transmettre des images de qualité en temps réel, avec la possibilité de visionner simultanément deux, voire trois scanners de dates différentes pour les comparer ; enfin, des secrétaires présentes pendant les réunions. Le deuxième élément est plus difficile à obtenir, car il se heurte à des réticences psychologiques. Il nous faut nous convaincre que notre rôle n’est plus individuel, consacré au seul malade qui a frappé à notre porte, mais que nous sommes redevables, comme dans beaucoup d’autres activités que celles de la cancérologie, de la dimension populationnelle des prises en charge thérapeutique. Ce travail collectif fait partie de nos missions. En effet, l’isolement d’un groupe le conduit à organiser une RCP avec les moyens du bord. Il lui faut, pour travailler, établir un réseau de recours lui offrant les prestations dont il a besoin. On revient à la mesure 30 du plan créant les pôles régionaux de compétences. 170 LPN juil-aout 06.indd 170 LA DISPARITÉ DES DISCIPLINES Face aux nécéssités qu’impose une telle réforme, les difficultés ne sont vraisemblablement pas identiques selon les disciplines. Certaines, comme l’ORL, sont des disciplines chirurgicales qui, très rapidement, ont été confrontées aux échecs des actes accomplis et ont ainsi pris l’habitude de travailler avec les radiothérapeutes, qui leur offraient des alternatives intéressantes ; les RCP d’ORL sont donc parmi les plus anciennes dans beaucoup de centres. D’autres disciplines chirurgicales comme l’urologie n’avaient pas, telle l’ORL, un pendant médical et, longtemps, la radiothérapie n’a pas constitué une alternative thérapeutique. Ces spécialistes ont longtemps travaillé en solitaires et il leur est certainement plus difficile de mettre en place des strutures de concertation. On conçoit, à partir de ces deux exemples, que le problème des RCP sera vécu de manière très différente selon les acteurs en jeu. PETIT POINT DE VUE JURIDIQUE Je n’aborderai que succintement le problème juridique de la décision prise par la RCP : le médecin responsable du patient peut-il se retrancher derrière elle et se dégager de sa propre responsabilité ? Quelle est la responsabilité de chacun des membres présents lors de la réunion ? Sauf pour quelques confrères très isolés, notre décision à l’égard d’un patient est toujours soumise à l’influence des multiples avis que nous avons sollicités : le radiologue avec son interprétation, le cardiologue qui évalue les risques d’une intervention, et l’anesthésiste ceux de son acte. Quelle différence avec une RCP sinon que, pour une fois, on va essayer de discuter ensemble, et surtout simultanément, d’un patient ? Il me semble que la RCP fournit, dans sa conclusion, un avis et non un ordre. Le patient, au cours d’un dialogue qui a toujours son importance, avec son médecin, essaiera de prendre la solution qui lui est la plus adaptée, et il importe de nouveau que le médecin inscrive noir sur blanc dans le dossier du patient les raisons qui ont conduit ce dernier et lui-même à ne pas suivre l’avis de la RCP ou au contraire à le suivre. CONCLUSION L’introduction de la RCP comme moyen collectif de prendre les décisions en cancérologie me paraît une excellente mesure. Je ne peux pas dire le contraire, ayant créé celle d’oncopneumologie à Besançon en 1978. La concevoir comme un acte unique, au moment de la consultation d’annonce, ne me paraît pas avoir de sens. C’est rarement la première décision qui est difficile en cancérologie. L’imposer à 100 % des patients est aussi une erreur ou, sinon, cela diminue considérablement l’impact des référentiels et risque de faire tourner en dérision l’une des mesures les plus importantes du Plan Cancer. 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