Charles Darwin, la religion, la sociologie, la science… et l`Homme

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Charles DARWIN, la religion, la sociologie, la science… et l’Homme
Charles Darwin,
la religion,
la sociologie,
la science…
et l’Homme
Jean-Pierre Rouzière,
Président du GREP, philosophe
Jacques Périé,
Professeur honoraire de chimie-biochimie, Université Paul Sabatier
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Introduction par Jean-Pierre Rouzière
« Dans le cours des siècles, la science a infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux
graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu’elle a montré que la Terre, loin d’être
le centre de l’univers, ne forme qu’une parcelle insignifiante du système cosmique dont
nous pouvons à peine nous représenter la grandeur.[…] Le second démenti fut infligé
à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle a réduit à rien les prétentions de
l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. Cette
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dernière révolution s’est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de
Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains ».
Ce texte est extrait de l’Introduction à la psychanalyse [Freud, 1916, chap. 18, PB Payot,
1970 p 266] connu sous le nom des « trois blessures narcissiques » (1). Trois, parce que
Freud ajoute un 3e démenti qui « sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche
psychologique qui se propose de montrer au moi qu’il n’est pas maître dans sa propre
maison », c’est la blessure psychologique qui vient donc s’ajouter à la blessure cosmique
et la blessure biologique.
Il est intéressant de noter que cette année 2009 est, en quelque sorte, un anniversaire
pour les deux premières blessures narcissiques. En effet 2009 a été consacrée « année de
l’astronomie » pour célébrer la découverte en 1609 - il y a donc 4 siècles - par Galilée de
la lunette astronomique qui porte son nom. 2009 est en même temps un double anniversaire pour Darwin : celui de sa naissance en 1809, et celui de la parution de L’origine des
espèces en 1859.
Si la « blessure cosmique » infligée par Copernic et Galilée a valu à ce dernier un procès
retentissant et la disgrâce par l’Église car elle heurtait la vérité théologique, il nous est
apparu évident que « la blessure biologique » infligée par Darwin est beaucoup plus profonde et douloureuse. Ce que confirme Freud lorsqu’il écrit : « travaux qui ont provoqué
la résistance la plus acharnée des contemporains ». Ce qui est frappant, en effet, c’est
cette résistance aux idées de Darwin qui est encore présente aujourd’hui, c’est la méconnaissance de sa théorie et des ruptures qu’elle introduit dans notre rapport au monde et à
la vie. Sans doute chamboulait-elle trop les repères existants, car il faut bien réaliser que
la théorie de l’évolution, c’est l’histoire de la vie donc aussi celle du sens de la vie. Elle
touche directement ce que nous sommes dans notre chair et dans notre esprit.
Mais qui était donc ce Darwin capable de concevoir une théorie si nouvelle ?
Qui était Darwin ? par Jacques Périé
Darwin est né en 1809, dans une famille de la bourgeoisie cultivée britannique plutôt
conventionnelle.
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Son père médecin, l’ayant rapidement orienté vers cette discipline, le jeune Charles
Darwin entreprend à Edimbourg des études de médecine. Mais la vue du sang l’effraie et
il renonce vite. Son père l’oriente alors vers des études de pasteur. Charles devient ainsi
étudiant en théologie à Cambridge mais la discipline ne l’intéresse guère. Par contre,
il est très attiré par les cours de botanique et de géologie, ayant au préalable été initié
à cette discipline par les travaux de Charles Lyell. Grâce à l’intercession d’un parent,
Darwin obtient une place de biologiste à bord du Beagle, un bateau en charge du relevé
des côtes du continent sud-américain. Le voyage durera 5 ans et ne se limitera pas à ce
(1) L’homme s’est trouvé dépossédé de 3 illusions : coïncidence avec le centre du monde ; filiation singulière
(divine) ; accès à la totale conscience de soi.
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continent puisque le Beagle naviguera également vers l’Australie, la Nouvelle-Zélande
et un certain nombre d’îles du Pacifique. Durant ce séjour, Darwin accumulera quantité
d’observations mais aussi de spécimens de plantes, de roches et aussi espèces animales,
insectes, reptiles, oiseaux etc.
Et Darwin est particulièrement frappé par les évolutions qu’il note chez certaines espèces animales sur des distances nord-sud relativement courtes, en particulier dans les
îles Galápagos, au large des côtes péruviennes.
Revenu en Angleterre, se marie et s’installe, après un court séjour à Londres, dans une
grande maison à la campagne dans le Kent, son patrimoine familial lui évitant d’avoir
à occuper un emploi rémunérateur. Là, auprès d’une épouse aimante et dévouée qui lui
donnera dix enfants, il entreprend une œuvre qu’il poursuivra jusqu’à sa mort en 1882,
à 73 ans. Son œuvre traite bien entendu en premier lieu de l’évolution mais ne se limite
pas à cela. Toute sa vie Darwin travaillera en géologie, fasciné tout d’abord par l’action
des vers de terre capables de remodeler complètement la surface des sols, mais aussi
« par une tentative pour expliquer les changements anciens de la surface de la terre, en
référence à des causes en train d’opérer ». On peut noter que l’idée d’évolution est là aussi
bien présente.
Ce que l’on sait par son autobiographie, c’est qu’il poursuit son œuvre avec beaucoup
d’assiduité ; il accumule les observations, rencontre d’autres chercheurs auxquels il a
confié certaines de ses collections, rencontre des éleveurs et des agriculteurs de la campagne environnante pour comprendre auprès d’eux les méthodes de sélection d’espèces
ou de plants. On y apprend aussi qu’il est en proie à des malaises physiques permanents,
qui demeureront inexpliqués. On a évoqué à leur sujet soit une fièvre ramenée de son
voyage, peut-être la maladie de Chaggas dont il montrera tous les symptômes, soit des
troubles psychosomatiques.
Il décide néanmoins de prendre son temps pour mettre en forme ses idées, d’autant qu’il
est déjà un naturaliste de renom international et aussi parce qu’il bute sur un point majeur,
note l’un de ses biographes, Jean-Claude Ameisen, celui de la question du moteur interne
de ce phénomène d’adaptation : pourquoi les espèces s’adaptent-elles plutôt que de disparaître quand les conditions d’environnement changent ?
Mais les événements l’amènent à précipiter le cours des choses : en 1858 (il a alors 49
ans), il reçoit d’Indonésie d’un autre biologiste, Wallace, un texte que celui-ci lui confie
pour avis et qu’il a intitulé « Variations observées à partir d’un modèle initial chez les
vivants ». Darwin reconnaît là des idées si proches des siennes qu’il a un instant le sentiment d’avoir tout perdu ; puis il se ressaisit et rédige en quelques jours un texte d’une
dizaine de pages que l’un de ses parents publie à une société savante de Londres, conjointement à celui de Wallace. Aucun des deux auteurs n’assiste à la séance : Darwin vient de
perdre un enfant et Wallace est en Nouvelle Guinée. Il s’agit de 3 publications écrites en
septembre 1858, d’un total de 18 pages comportant des extraits d’un texte que Darwin a
rédigé 14 ans auparavant. Puis il s’attaque à la rédaction d’un texte plus complet, qu’il
publie en 1859, après 13 mois de travail. Un travail sans doute harassant puisqu’il en dit
la chose suivante : « mon abominable volume, qui m’a à moitié tué ».
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Darwin ne donne qu’une diffusion limitée à cette première édition, non par prudence mais
par réserve vis-à-vis des convictions de ceux qui l’entourent. « C’est comme confesser un
meurtre », confie-t-il à un ami (sous entendu, celui du Créateur dans une vision littérale
de la Genèse). Puis plusieurs rééditions suivront, Darwin continuant à chaque étape à y
préciser ses idées.
Parallèlement à cela, il poursuivra ses réflexions dans de nombreux autres domaines et
publiera des ouvrages, toujours en lien avec des questions d’évolution :
Sur l’origine des êtres humains,
Sur la généalogie de l’homme et la sélection liée au sexe,
Sur l’expression des émotions chez l’animal et l’homme (ou comment ce qui semble être
le propre de l’homme existe aussi chez d’autres espèces).
Sur les plantes, sur les mouvements des plantes grimpantes, l’effet de la fertilisation croisée et de l’auto-fertilisation dans le domaine végétal. Sur les différentes formes de fleurs
et de feuilles dans les mêmes espèces. Sur les plantes insectivores. Sur la capacité des
plantes à se mouvoir. Sur les relations entre les plantes et les animaux. Sur les variations
induites chez les animaux et les plantes par l’effet de la domestication. Sur la fertilisation
des orchidées par les insectes ; et son dernier livre, paru l’année précédant sa mort, traitait
de la formation de l’humus végétal sous l’action des vers de terre.
Puisque nous parlons de l’homme Darwin, sans doute faut-il rajouter un autre trait de son
caractère : sa conception profondément respectueuse de toutes les races humaines entre
lesquelles il ne peut admettre de hiérarchie, convaincu qu’il est qu’il n’y a qu’une seule
espèce humaine. C’est ainsi par exemple qu’il rentre en vif conflit avec le Cdt du Beagle,
Fitz Roy lors de rencontres d’autres peuples, indiens en Amérique du Sud, mélanésiens
lors de la suite du voyage, à propos des jugements très négatifs de Fitz Roy sur les peuples
de couleur rencontrés. De sorte que lorsque certains de ses successeurs étendront l’idée
de sélection à une compétition entre humains pour « la survivance du plus apte » ils opéreront une véritable trahison morale, tout en se réclamant de Darwin.
Le cœur de la théorie de l’évolution
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Ce que Darwin a conclu de toutes les observations accumulées qu’il a faites - et c’était
avant tout un fantastique observateur très méthodique - c’est bien cette loi naturelle
selon laquelle on peut rendre compte de l’extraordinaire diversité du monde vivant
à partir d’un seul ou de quelques ancêtres communs et y inscrire l’être humain. Sa
grande découverte est bien celle de la descendance avec modification, le fait que
toutes les espèces ont une histoire et sont apparentées, y compris l’espèce humaine.
Le processus en est le suivant : il apparaît chez tout individu de petites variations
qui, lorsqu’elles présentent un avantage dans la lutte pour une meilleure adaptation
au milieu, sont transmises aux descendants ; d’où il résulte, par sélection et accumulation, une modification progressive des espèces.
Contrairement à ce que l’on pense souvent, Darwin n’a pas découvert que le vivant
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se transforme et évolue. D’autres l’avaient fait avant lui, Lamarck en particulier et bien
avant ce dernier, Démocrite ou Lucrèce, ce dernier dans son « De natura rerum ». Mais
Darwin a plus radicalement découvert une loi naturelle d’évolution qui rend compréhensible, explorable, l’idée d’une évolution du vivant à partir d’un début simple (que l’on
désignera plus tard par le concept de LUCA (last universal common ancestor, ou ancêtre
commun à toute vie), par ce processus d’une descendance avec modification. A chaque
génération, explique-t-il, s’opèrent des variations minimes qui permettent aux espèces d’évoluer et de se diversifier.
« N’y a-t-il pas une véritable grandeur dans cette manière d’envisager la vie, avec ses
puissances diverses insufflées primitivement à un petit nombre de formes et peut-être à
une seule ? » écrit-il dans l’Origine des espèces.
Fantastique intuition que les découvertes qui suivront viendront corroborer, en particulier
lorsque seront compris les mécanismes de ces variations minimes. Notons au passage que
le grand-père de Darwin, Erasmus également médecin, avait lui aussi émis cette hypothèse d’évolution à partir d’un ancêtre commun.
Et de cette évolution continue avec modification, émergent les espèces les mieux adaptées aux changements environnementaux en fait du mieux adapté, concept dit aussi de la
sélection naturelle. Et Darwin montre bien que le rôle éliminateur de cette sélection doit
être complété par son aspect créateur, qu’il s’agit d’une sélection novatrice. Complétons que la traduction de cette idée en termes de « survivance du plus apte » n’appartient pas à Darwin, mais vient de Spencer, ingénieur et philosophe qui l’appliquera sans
nuance à l’ensemble des phénomènes sociaux. Par la suite, l’évolutionniste Stephen Jay
Gould précisera qu’il ne s’agit pas de la survie du plus puissant mais de celui qui, dans un
environnement donné, s’y reproduit le plus abondamment.
En effet, au sein d’une même population, les individus porteurs d’une variation transmissible, momentanément avantageuse dans les conditions du milieu se reproduiront davantage. Si ces conditions se maintiennent suffisamment longtemps, le variant avantagé
finira par avoir une fréquence de 100 % dans la population. L’espèce aura alors changé.
Revenons un instant à Darwin et à son séjour aux Îles Galápagos pour donner un exemple
concret de la façon dont il mit à profit ses observations. Par exemple l’observation des
reptiles et des batraciens, d’abord sur le continent puis sur les îles. Les premiers sont
présents sur les îles, non les seconds. Darwin constate que seuls les œufs des premiers
résistent à l’eau de mer d’où leur transport sur les îles, alors que les œufs des batraciens
ne résistent pas. D’où un premier mécanisme de sélection, dans ce cas par élimination.
Puis, les nombreuses espèces de reptiles propres aux îles qu’il observe, résultent d’une
évolution qui s’est faite très localement et dont la présence sur un même site tient à des
conditions climatiques bien spécifiques. L’adaptation au milieu a créé, dans ce cas en
accéléré, de l’évolution et de la diversité.
Une autre observation de Darwin devenue historique est celle des pinsons. Darwin ramena de son passage aux Îles Galápagos une collection d’oiseaux entre lesquels il notait des
similitudes mais dont il pensait qu’ils appartenaient à des espèces différentes. A son reParcours - 2009-2010
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tour, il les envoie à un ornithologue de renom, un dénommé Gould lequel lui répond qu’il
s’agit bien de 14 variétés différentes mais que tous sont des pinsons. Elles proviennent
en fait d’une seule espèce venue du continent, laquelle s’est progressivement modifiée et
dont des spécimens ayant jalonné le processus sont restés observables.
En affirmant que le niveau de l’espèce est un niveau parmi d’autres dans la différentiation
du vivant, Darwin bouleverse la manière d’appréhender la biologie. Celle-ci désormais
n’est plus fondée sur une discontinuité entre espèces mais sur celle de divergence :
entre ce qui sépare deux individus, deux espèces, deux genres, deux familles, il y a
un continuum.
Cette théorie oblige à revoir la classification naturelle, à rechercher les caractères fondamentaux qui relient les organismes différents, autrement dit les caractères ancestraux : il
fonde ce que sera plus tard la phylogénie. Il montre aussi qu’il est essentiel de s’intéresser
à l’hérédité des variations, ce qui donnera naissance à la génétique. Enfin qu’il faut étudier les êtres vivants dans leur milieu, ce qui donnera naissance à l’écologie. ». La théorie de Darwin devient un principe unificateur en biologie, ce qui fera dire cent ans
plus tard au biologiste russe Dobzhansky « rien en biologie n’a de sens, si ce n’est à
la lumière de l’évolution ».
Il restait à Darwin à trouver l’origine de ces variations. Il les chercha ardemment mais les
outils lui manquaient. Il faudra tout d’abord les travaux de Mendel, publiés en 1865, qui
établit une première formulation des lois de l’hérédité. Darwin reçut l’article, mais on le
retrouva non décacheté dans sa bibliothèque… Puis ce fut la découverte en 1902 par de
Vries de la notion de mutation, à cette époque, au sens de survenue d’une caractéristique
nouvelle transmise à la descendance. Puis Thomas Morgan développe des travaux de
génétique sur la mouche du vinaigre et montre le rôle des chromosomes dans la transmission héréditaire.
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Viendront ensuite les approches mathématiques, en particulier celle de Fischer, permettant de traiter le caractère aléatoire des mutations et donc de rendre compte du rôle du
hasard dans l’évolution. Pendant cette même période, les preuves paléontologiques s’accumulent. Puis les contributions de Dobzhansky, élève de Morgan, avec « La génétique
et l’origine des espèces » paru en 1937 et celle du biologiste allemand Mayr qui publie en 1942 « Systématique et origine des espèces », fonderont ce qui devient la théorie
synthétique de l’évolution, synthétique en ce sens qu’elle unifie la vision darwinienne
d’évolution par petites variations et des « sauts d’espèces » qui semblaient la contredire,
coordonnant darwinisme et génétique.
Les grandes dates de cette avancée seront ensuite en 1953, la découverte de la double
hélice d’ADN, support des caractères héréditaires et en 1961 celle du code génétique, cet
alphabet à 4 lettres, les séquences de ces lettres constituant les gènes ; c’est la connaissance de ce codage qui permettra de rendre compte d’un premier mécanisme de modifications par mutation, telles qu’elles sont transmises à la descendance. D’autres découvertes
viendront par la suite compléter ce premier niveau de compréhension et rendre compte de
l’ensemble des événements aléatoires à l’origine de ces modifications.
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Les bases de cette conceptualisation
Quelles sont les bases de cette géniale intuition qui donne lieu encore 150 ans plus tard
à de nouveaux travaux ? On peut dire que c’est à la fois dans son époque et contre son
époque, très marquée par le concept du « Grand Horloger » ou du « Grand Architecte du
Monde » que Darwin construit sa vision de l’évolution.
Sans doute doit-on citer en premier l’extraordinaire capacité à penser loin des influences,
comme le soulignent ses biographes, en particulier J.-C. Ameisen dans son superbe livre.
Une indépendance discrète mais tenace, à l’œuvre dans tous les domaines de la pensée, en
particulier hors des cadres religieux de son temps, pensée très empreinte de la « Théologie
Naturelle » de Paley sur la beauté et la remarquable organisation de l’œuvre du Créateur.
Ensuite l’émerveillement de Darwin pour la nature et son observation approfondie pour
toutes les espèces, animales et végétales, les mouvements des sols, l’histoire de la terre,
etc. qui très tôt l’amène à penser qu’il y a quelque chose qui ne colle pas dans la « Théologie Naturelle » de Paley, où tout est en ordre et bien établi une fois pour toutes.
Sans doute aussi un contexte historique : les idées de Lamarck sur la transformation des
espèces - dont l’homme est exclu - ont commencé à être diffusées ainsi que celles de
Charles Lyell, le mentor de Darwin, sur la notion de temps d’évolution et la profondeur du temps.
Sur ce dernier point, la vision de Darwin est tout à fait révolutionnaire : à cette époque, on
pense sur la base des textes bibliques que le monde a de l’ordre de 6 000 ans.
Darwin lui introduit - après Buffon - l’idée d’un âge de la terre en millions d’années
non en milliers. Il faut aussi citer les idées de l’économiste Adam Smith à propos d’une
recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations où l’économiste déclare :
« L’être humain n’a pas pour intention que son propre gain et il est en cela comme dans
de nombreux autres domaines, mené par une main invisible à promouvoir une fin qui
ne faisait pas partie de ses intentions ». Idée de finalité, l’action des humains créant un
collectif qui les dépasse.
Mas c’est surtout le traité des populations de Malthus qui fournit à Darwin le cadre
conceptuel qu’il recherchait. Ce traité datant de 1798 et que Darwin découvre en 1838,
contenait l’idée de sélection sous la forme suivante : comme la population va croître plus
rapidement que les ressources disponibles, il y aura inéluctablement sélection. Darwin
retrouve là dans une autre formulation, l’une de ses intuitions majeures. Il dit alors : « Ici,
à ce moment, j’ai enfin trouvé une théorie à partir de laquelle travailler ».
A propos du caractère aléatoire des modifications
et de la création de diversité
Comme on l’a déjà mentionné, Darwin ne trouvait pas d’explication satisfaisante à ce
phénomène de variations minimes à l’origine des « descendances avec modifications ».
Mais l’idée de leur caractère aléatoire était pour lui claire. N’écrit-il pas : « Il semble ne
pas y avoir plus de dessein (projet) dans la variabilité des êtres organiques et dans l’action de la sélection naturelle que dans la direction dans laquelle souffle le vent ».
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Ou encore : « Cet univers, immense et merveilleux, incluant l’homme avec sa capacité
à plonger son regard loin dans le passé et loin dans l’avenir, est le résultat aveugle du
hasard et de la nécessité ».
Il ne nous est, sans doute, pas facile d’admettre la part de l’aléatoire dans l’évolution du
vivant, encore moins dans son origine.
Notons en effet que nous sommes imprégnés d’une culture à la fois finaliste – la vie et
l’univers sont ordonnés par rapport à une fin préétablie - et également déterministe – les
phénomènes, y compris ceux relevant de l’humain, sont soumis à des lois ; et donc, nous
sommes peu enclins à accepter l’idée que c’est l’aléatoire, le hasard qui a créé le vivant
et le diversifient. Pourtant, tout au long du processus évolutif, le hasard semble être la
seule règle !
Aussi loin que l‘on remonte dans l’histoire de la vie sur notre planète, le hasard est présent. Quelques exemples : pour qu’il y ait vie, il a fallu de l’oxygène et en amont du carbone, car celui-ci a donné l’oxygène en se combinant à l’hélium ; et la dissémination de
ce carbone 12 a nécessité l’explosion de supernovas, et donc un énorme apport d’énergie,
première condition requise ; puis, pour que ce carbone puisse faire de la chimie il lui a
fallu un site possible : cela a été possible sur la planète terre, située ni trop près ni trop
loin de la source : ni Mercure où il fait trop chaud, ni Mars où il fait trop froid. Puis une
atmosphère compatible ; et celle-ci ne pouvait exister que pour une valeur bien précise
de la force de gravitation : on montre en effet que pour une variation de 1 % de celle-ci,
l’atmosphère quitterait la terre. Inversement la vie ne serait pas possible avec des champs
gravitationnels trop forts : les organismes devraient avoir une masse musculaire beaucoup
plus forte et cela nécessiterait de plus fortes déperditions thermiques. Il y aurait alors un
problème de régulation thermique, la surface des corps croissant moins vite que leurs
volumes. Il fallait aussi du gaz carbonique pour la photosynthèse et donc une activité volcanique terrestre et sous-marine. Il fallait aussi que la vie soit protégée du rayonnement
cosmique. Or comme celui-ci est essentiellement piégé par la radioactivité, il fallait donc
un minimum de cette dernière. C’est donc uniquement parce qu’il y a eu conjonction tout
à fait aléatoire d’événements que l’apparition de vie sur la planète terre a été possible.
Il est intéressant de savoir qu’il a été calculé par des astronomes de Meudon que sur
les 1019 étoiles, 4 ou 5 sites répondraient à ces mêmes conditions dites d’une « fenêtre
anthropique ».
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En poursuivant dans l’échelle du temps, on retrouve de la même façon le hasard dans
la synthèse de ce que l’on appelle les premiers réplicateurs : ces unités d’information
capables de donner des copies d’elles-mêmes et faites d’empilements d’atomes qui se
sont succédés tout au long du processus de la vie : empilements d’atomes dans un cristal,
possibles premières molécules nées sous l’action d’un rayonnement à la surface d’argiles
ayant servi de matrices, accumulations de ces molécules sur les grèves des lacs ou des
rivières pour la formation de molécules plus importantes, stables puisque non soumises à
l’influence des bactéries, celles-ci n’existant pas encore (R. Dawkins, Le Gène Égoïste).
Rôle du hasard ensuite dans la synthèse des molécules pré-biotiques, acides aminés et
précurseurs d’acides nucléiques. Autant de successions de hasards que nous avons du mal
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à nous représenter, compte-tenu de notre difficulté à nous représenter l’échelle de temps
sur laquelle ils se sont déroulés. Une petite idée nous en est fournie précisément par les
bactéries qui figurent parmi les premières espèces vivantes de la planète : pendant deux
milliards d’années, la vie sur terre s’est limitée à ces seules bactéries ! Quant aux premiers
phénomènes d’auto-organisation évoqués plus haut, on estime que leur mise en place a
duré 3 milliards d’années.
Et si nous en arrivons aux systèmes biologiques actuels, nous pouvons noter que l’aléatoire y est également présent par de nombreux aspects.
Donnons en quelques-unes des mécanismes :
Un premier est mis en jeu lors de la division cellulaire. On sait que lors de ce processus,
la double hélice du noyau de la cellule mère va se séparer en ses deux brins, chacune des
cellules filles en recevant un. Ce simple brin va être recopié en une séquence complémentaire de la première selon des lois d’appariement bien précises. Mais, lors de cette réplication, vont apparaître un certain nombre d’erreurs, environ une erreur toutes les mille
unités (dites bases, ou encore, l’une des 4 lettres du codage). Un système de vérification
vient ensuite relire et corrige la plupart des erreurs, n’en laissant qu’une pour cette fois un
million de bases, rendant ainsi possible une évolution.
Le second processus, tout aussi aléatoire que le précédent, résulte d’une modification
chimique de certaines bases par des enzymes dites méthylases, processus qui va masquer
certaines bases, les rendant impropres à l’appariement dans la double hélice. Il en résulte
une modification du gène porteur de la séquence correspondante et donc des modifications dans la structure de la ou des protéines que ce gène va exprimer. Et un démasquage,
ramenant à la situation initiale, peut survenir plusieurs générations plus tard de sorte que
dans l’intervalle des gènes modifiés ou non exprimés, toujours de manière aléatoire, auront créé de la diversité.
Le « crossing-over », dit enjambement en français, processus par lequel lors de naissance
des cellules germinales, spermatozoïde et ovule, des échanges de portions de chromosome s’opèrent entre parties équivalentes ; par exemple la portion de gène 11a du chromosome A venant du père va s’échanger avec la portion équivalente du gène 11 b du même
chromosome venant de la mère, ce « crossing-over » étant lui aussi produit de manière
totalement aléatoire (il a été montré que d’autres types d’échanges ne sont pas viables) ;
L’existence des transposons : il s’agit de gènes changeant de place sur un chromosome
donné, de génération en génération ou de l’insertion de parasites génétiques qui insèrent
leurs gènes dans un chromosome donné. Les cellules infectées par un transposon donné
fabriquent de nouveaux transposons ainsi que les enzymes qui permettront à ces derniers
de s’insérer à leur tour. Ainsi 70 % de l’ADN du maïs est constitué de transposons qui
ont envahi les ancêtres du maïs. Les transposons occupent environ la moitié de l’ADN de
l’espèce humaine. Mais alors qu’ils bougent beaucoup dans l’ADN de certaines plantes
comme le riz, ils bougent peu dans l’ADN des mammifères. Mais ils sont présents et ils
témoignent de l’existence de ces forces qui ont remanié et continuent de remanier l’ADN
dont nous avons hérité depuis l’origine de la vie.
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Les gènes homéotiques : il s’agit de gènes « maîtres » qui dirigent l’expression d’autres
gènes. L’homéo-domaine produit par un gène homéotique est une séquence peptidique
(morceau de protéine) qui se fixe à l’ADN et régule ainsi la transcription d’autres gènes.
Une mutation sur un homéo-gène modifie entre autres l’identité des segments d’un animal, par exemple générer des pattes à la place des antennes chez la drosophile. Ce sont
des gènes très anciens puisqu’on les retrouve chez les plantes, les champignons etc. Chez
les vertébrés, la majeure partie des gènes homéotiques intervient dans l’identité des différentes parties du corps suivant l’axe antéro-postérieur (et non suivant l’axe dorso-ventral).
On peut aussi comprendre leur rôle dans la création de diversité en faisant un parallèle
entre l’homme et le chimpanzé par exemple qui ont 98,5 % de génome en commun. Si l’on
considère que l’un et l’autre ont environ 30 000 gènes, le 1,5 % de différence correspond
donc à 450 gènes, ce qui est peu quand on considère ce qui nous sépare de cet animal. La
diversité d’espèces qui séparent homme et chimpanzé, dont le dernier ancêtre commun
remonte à 7 ou 8 millions d’années, tient précisément à la multiplicité de façons dont les
facteurs de transcriptions produits par les gènes homéotiques ont agi non seulement sur ces
450 gènes différents mais aussi sur l’ensemble du génome. En fait ce sont nos différences
de gènes homéotiques qui rendent compte de ce qui nous distingue du chimpanzé.
Hasard également à l’échelle de populations : choix de partenaires sexuels et donc brassage génétique facteur de diversité ; mais aussi hasard dans la dispersion des graines chez
les végétaux, hasard dans les relations entre organismes, etc.
Démocrite disait déjà : « Tout ce qui existe dans l’Univers est le fruit du hasard et de la
nécessité », vocables repris par Darwin lui-même comme on l’a vu plus haut, puis plus
tard par Monod après la découverte du code génétique dans le titre de son livre « Hasard
et nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne ». Hasard comme
nous l’avons vu jouant un rôle fondamental dans les systèmes vivants, nécessité évolutive
d’une sélection devant trier à partir d’une diversité générée par le hasard.
Sans doute, Jean-Pierre, vas-tu revenir sur cette question du hasard dans sa dimension
philosophique ?
Changement dans le rapport au temps par Jean-Pierre Rouzière
Tout d’abord je voudrais plutôt revenir sur ce qui est peut-être le bouleversement le plus important. Il s’agit du nouveau rapport au temps : changement d’échelle et historicité de la vie.
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Darwin est le premier à s’étonner du changement d’échelle qu’il est obligé d’opérer :
« La durée de temps écoulé a été si immense qu’elle est totalement inconcevable » (OE,
p 535) et plus loin il précise sa pensée : « La croyance en l’immutabilité des espèces était
presque inévitable tant que l’on n’attribuait à l’histoire du globe (2) qu’une histoire fort
courte… l’esprit humain ne peut concevoir toute la signification de ce terme : un million
d’années ; il ne saurait davantage ni additionner ni percevoir les effets complets de beaucoup de variations accumulées pendant un nombre infini de générations » (p 554)
(2) Charles Lyell (1797-1875), dans ses Principes de géologie (1830-33) note que la terre a été façonnée sur
une longue durée et est donc beaucoup plus vieille qu’on ne croit ; il note aussi que les espèces sont apparues
au fur et à mesure des temps géologiques mais dans leurs formes définitives.
Parcours - 2009-2010
Charles DARWIN, la religion, la sociologie, la science… et l’Homme
C’est seulement avec cette longue durée que Darwin peut faire apparaître l’idée de « variations accumulées » et justifier la complexité croissante des formes du vivant, raconter
l’histoire du vivant.
Car désormais la vie a une histoire et la vie est une histoire.
On comprend combien il était difficile, sinon « inconcevable » comme le dit Darwin,
(Remarquons au passage qu’en 1859 un million d’années pour l’âge de la terre semblait
inconcevable… aujourd’hui nous en sommes à cinq milliards d’années !), d’imaginer une
durée aussi longue car la référence était la généalogie biblique à partir de laquelle on avait
calculé que l’âge de la terre était de 6 000 ans. Ce n’est effectivement pas à partir d’une
histoire aussi courte qu’on peut envisager une telle évolution des formes de la vie.
La situation en 1859 - La primauté théologique
C’est assez incroyable qu’en 1859, lorsque paraît L’origine des espèces, soit plus de deux
siècles après le fameux procès de Galilée (1633), après Newton, après les Lumières, après
le Positivisme… apparemment rien n’ait changé. A savoir : la science est toujours au
service de la théologie chrétienne qui continue à régenter la vérité du monde et de la vie.
Comme du temps de Galilée !
La Bible et Aristote restent les références immuables. Elles nous disent que :
- 1re vérité : Les organismes vivants sont nés dans leur forme et en même temps
(« Creavit Deus omnia simul », « Dieu a tout créé en même temps » : Saint Augustin).
C’est-à-dire pas de transformisme et pas d’évolution.
C’est ce que croient encore les Créationnistes, puisqu’ils s’en tiennent au récit de la Genèse biblique. Position intégriste qui paraît insoutenable aujourd’hui et qui pourrait nous
faire sourire si elle n’avait pas autant d’adeptes (en particulier aux États-Unis) et tant de
propagande insidieuse, et je fais allusion à L’Atlas de la Création d’Harun Yahya, intégriste musulman) qui est envoyé aux établissements scolaires.
Ce qui met en évidence un problème très inquiétant : le décalage entre la connaissance et
la croyance. Situation qui n’existe pas qu’aux États-Unis. C’est d’autant plus inquiétant
que l’humanité est entrée dans un cycle d’évolution rapide de la connaissance.
- 2e vérité : La nature obéit à un plan. Linné, le naturaliste suédois, connu pour sa classification des plantes Systema Naturae (1735) qui faisait autorité à l’époque de Darwin,
avait dit qu’il voulait « rendre intelligible le plan de Dieu ».
C’est aussi la pensée des partisans du Dessein Intelligent (Intelligent Design) qui ne remettent pas en cause l’idée d’une évolution mais n’admettent pas qu’elle soit gouvernée
par le hasard. En d’autres termes ils n’acceptent pas l’idée que la vie ne soit pas un projet,
c’est-à-dire un projet divin. Darwin s’est clairement prononcé sur cette question : « Il est
si facile de cacher notre ignorance sous des expressions telles que plan de création, unité
de dessein, etc. » (OE, p 554) et un peu plus loin en parlant des « naturalistes éminents » :
« Mais croient-ils réellement qu’à d’innombrables époques de l’histoire de la terre, certains atomes élémentaires ont reçu l’ordre de se constituer soudain en tissu vivant ? » Ce
qui ne manque pas d’ironie.
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Jean-Pierre ROUZIÈRE - Jacques PÉRIÉ
Cette idée que les formes du vivant soient le fruit du hasard (3), même chez ceux qu’on
ne peut pas soupçonner d’être des adeptes du Dessein Intelligent ni d’être des finalistes.
Ainsi Jacques Monod, dans Le hasard et la nécessité, écrit : « L’objectivité cependant
nous oblige à reconnaître le caractère téléonomique des êtres vivants (4), à admettre que
dans leurs structures et performances, ils réalisent et poursuivent un projet. Il y a donc là,
au moins en apparence, une contradiction épistémologique profonde… ». Ce que je comprends, lorsqu’il parle de « contradiction épistémologique », c’est qu’il faudrait réfléchir
plus avant sur cette contradiction apparente qu’il y aurait entre le fait que chaque forme
vivante se déploie comme un projet alors qu’elle est issue du hasard.
En février 2009, lors de la conférence de presse de l’exposition La Ruée vers l’Homme,
la paléontologue Yves Coppens, répondant sur le sujet du créationnisme déclarait : « La
théorie de l’évolution ? Je dis aujourd’hui il n’y a plus d’hypothèse et il n’y a plus de
théorie : l’évolution est un fait prouvé par la biologie et la génétique. Il n’y a pas de discussion sur l’évolution… ce qui peut se discuter ce sont les modalités de l’évolution… »
Dans un article écrit en 1995, il avait en effet indiqué : L’arbre des espèces ne cesse de se
ramifier… et notre filiation est un vrai casse-tête !
Ce qui nous conduit à nous interroger sur le mécanisme de cette évolution. On constate
que, dans un environnement identique, toutes les espèces évoluent dans le même sens celui, précisément, de l’adaptation à ce milieu. Selon l’idée darwinienne, qui est toujours
à peu près admise aujourd’hui, certains individus subiraient des mutations génétiques
qui se produiraient par hasard, et plusieurs d’entre elles leur donneraient éventuellement
un avantage pour subsister dans leur nouvel environnement. Au fil des générations, cette
nouvelle espèce s’imposerait, sélectionnée en quelque sorte par le milieu. Cette théorie
ne me plaît pas beaucoup, dans son ensemble. Il est quand même étonnant que les mutations avantageuses surviennent justement au moment où on en a besoin ! Au risque de
faire hurler les biologistes, et sans revenir aux thèses de Lamarck, je crois qu’il faudrait
s’interroger sur la façon dont les gènes pourraient enregistrer certaines transformations
de l’environnement. En tout cas, le hasard fait trop bien les choses pour être crédible…
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- 3e vérité : Tout être vivant possède une âme. Nous sommes dans le dualisme qui sépare
la matière et l’esprit, deux substances irréductibles l’une à l’autre. Ce dualisme matière/
esprit prend une dimension toute particulière pour l’homme. Darwin le remet en cause
puisqu’il considère que les qualités sensibles, sociales, cognitives de l’homme sont le
résultat de la sélection naturelle, donc que l’esprit émerge de la matière vivante.
Ce qui est inacceptable pour l’Église ainsi que le déclare Jean-Paul II : « les théories de
(3) Difficulté à abandonner l’idée générale d’une finalité du monde et de la vie : Teilhard de Chardin et son
point Oméga, avènement du Christ cosmique qui est en partie responsable du rejet de la théorie. Dans les
années 1960, soit un siècle après la parution de L’origine des espèces, Jean Rostand déclarait ironiquement :
« La sélection naturelle est peut-être puissante mais elle est impuissante à me convaincre ».
Il faudra attendre les années 1980 pour que se constitue une véritable école française de biologie avec
Jacques Monod et François Jacob.
(4) Chaque être vivant a une finalité interne : celle de développer une forme spécifique et celle de reproduire
ses informations génétiques.
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Charles DARWIN, la religion, la sociologie, la science… et l’Homme
l’évolution qui considèrent l’esprit comme émergeant de la matière vivante ou comme
simple épiphénomène de cette matière, sont incompatibles avec la vérité de l’homme ».
Je reviendrai sur ce sujet qui reste sans doute la question la plus sensible soulevée par la
théorie darwinienne.
La pensée philosophique en 1859
En ce qui concerne la pensée philosophique (5) de l’époque on peut dire, quitte à être
accusé de réductionnisme, que, comme la science, elle ne remet pas en cause la vérité
théologique.
Pour illustrer cet état d’esprit, je vous propose un extrait de Kant (1724-1804) tiré de la
Critique du jugement : « On peut soutenir qu’il est absurde d’espérer que quelque nouveau Newton viendra un jour expliquer la production d’un brin d’herbe par des lois naturelles auxquelles aucun dessein n’a présidé, car c’est là une vue qu’il faut absolument
refuser aux hommes. »
Mais j’aurais pu tout aussi bien choisir la célèbre phrase de Voltaire (1694-1778) : « Si
Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer mais la nature tout entière nous dit qu’il existe ».
Le courant évolutionniste
Comme toujours, à côté de la volonté de rester conforme à l’orthodoxie, il y a des forces
de transgression qui sont en marche.
Ainsi, comme chez les scientifiques (6), il y a « un air du temps » évolutionniste chez les
philosophes, essentiellement en Angleterre et aux États-Unis (7) : un courant évolutionniste
dont le représentant le plus connu est Herbert Spencer (1820-1930) qui étendit l’idée de
l’évolution à la philosophie, la psychologie et la sociologie (8).
(5) Pour Descartes (1596-1650), le monde est une grosse machine dont Dieu est le concepteur et le moteur ;
pour Leibniz (1646-1716), Dieu est l’architecte de l’univers ; pour Kant (1724-1804) : « Il est moralement
nécessaire d’admettre l’existence de Dieu » ; Hegel (1770-1831) écrit en 1832 : « Le contenu de la religion
chrétienne ; en tant que le plus haut stade de développement de la religion en général, coïncide parfaitement
avec le contenu de la vraie philosophie » ; Spinoza (1632-1677), par contre avec son Dieu immanent à la
Nature, propose une relation différente de l’homme au monde.
(6) Dès le 18e siècle certains scientifiques commencent à évoquer l’idée d’évolution : un siècle avant la sortie
de « L’origine des espèces », Buffon se posait la question de savoir si l’âne n’était pas un cheval dégénéré
et imaginait la possibilité d’une généalogie commune entre le singe et l’homme. Quant à Maupertuis, il émet
déjà des idées transformistes.
Mais c’est Lamarck (1744-1829) qui ouvre vraiment la voie du transformisme : « tout être vivant naît à partir
d’un être vivant » écrit-il et il pense que les espèces évoluent en fonction des conditions de leur milieu de vie.
Son ouvrage principal « Philosophie zoologique » sort en 1809, année de la naissance de Darwin !
On redécouvre ses idées qui avaient été laminées par la théorie de Darwin. Il eut de l’influence sur la pensée
de Schopenhauer (1788-1860) qui n’eut pas le temps de lire Darwin.
(7) A côté de Spencer, philosophe et sociologue anglais, il y avait Lewis Henry Morgan (1818-1881), anthropologue américain.
(8) La théorie de l’évolution a été appliquée à la genèse de l’univers, à l’histoire de la terre et de la vie, au
développement psychologique de l’homme et au développement des sociétés humaines. La théorie de Spencer
était aussi connue sous le nom de « théorie organiciste » car Spencer considérait la société comme un organisme vivant ou une supra organisation, ses recherches visaient à découvrir les lois d’évolution de la société
en se basant sur celles des espèces.
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Jean-Pierre ROUZIÈRE - Jacques PÉRIÉ
C’est lui qui est l’auteur de la formule « sélection des plus aptes » (survival of the fittest).
Mais surtout on a abusivement appelé sa théorie « darwinisme social », je dis « abusivement » parce le « darwinisme social » de Spencer est finaliste (la finalité est le progrès)
alors que l’évolution darwinienne est un mécanisme aveugle. Et on a aussi abusivement
exprimé l’idée selon laquelle ce « darwinisme social » serait issu de la théorie de Darwin,
ce qui est faux car les thèses évolutionnistes sur la lutte pour la vie dans les sociétés
humaines ont été émises dès le début du XIXe siècle. Ce sont les évolutionnistes, et les
libéraux américains, qui ont récupéré la théorie darwinienne pour donner une légitimation
scientifique à leurs idées qui les ont parfois conduits, comme on le sait, sur les chemins
nauséeux du racisme (9) et de l’eugénisme (10).
Cette expression de « darwinisme social » a contribué à brouiller la compréhension de
Darwin, en outre elle a hanté les esprits, en particulier aux États-Unis mais aussi dans
le monde entier. On voit encore aujourd’hui la réticence de certains Américains à l’idée
qu’il faudrait aider les plus pauvres. Quand on dit « les plus pauvres », ils entendent « les
moins aptes », donc il serait absurde de les aider à vivre.
Légitimation des inégalités - Marx
Donc une des réactions à la théorie de Darwin a été la récupération, la plupart du temps
pour légitimer des inégalités, qu’elles soient sociales (compétition entre les hommes,
lutte des classes), raciales (la hiérarchie des races) ou économiques (concurrence entre les
entreprises, libéralisme économique).
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(9) La vision raciste du monde existait dans le fixisme : Linné avait défini 4 races humaines dont la race
blanche était supérieure.
Paul Pierre Broca, né le 28 juin 1824 à Sainte-Foy-la-Grande et mort le 9 juillet 1880 à Paris est un médecin,
anatomiste et anthropologue français. Il fonde en 1859 la Société d’anthropologie de Paris où il pèse et
mesure des cerveaux d’hommes blancs et d’hommes noirs. Il avait lui-même émit l’hypothèse suivant laquelle
« la petitesse relative du cerveau de la femme [dépendait] à la fois de son infériorité physique et de son
infériorité intellectuelle ».
Arthur de Gobineau (1816-1882) publie en 1853 son Essai sur l’inégalité des races humaines où il distingue 3
grandes races : noire, jaune et blanche. Il y tire des conclusions affligeantes.
Dans le débat qui oppose les monogénistes (une seule origine pour tous les êtres humains) et les polygénistes
(plusieurs origines), il est du côté des polygénistes et est même considéré comme l’un des fondateurs du « racisme scientifique ». Darwin, après la publication en 1876 de La descendance de l’homme prend nettement
une position monogéniste arguant du fait « qu’il est presque impossible de découvrir des caractères distinctifs
évidents qui séparent les races des unes des autres ».
(10) La définition de l’eugénisme donnée par Francis Galton est la suivante : “science de l’amélioration de la
race, qui ne se borne nullement aux questions d’unions judicieuses, mais qui, particulièrement dans le cas de
l’homme, s’occupe de toutes les influences susceptibles de donner aux races les mieux douées un plus grand
nombre de chances de prévaloir sur les races les moins bonnes”. Francis Galton s’appuie sur la théorie de
l’évolution par sélection naturelle de Darwin, et sur des études sur la « transmission héréditaire du génie ».
Il adopte dans un premier temps la théorie de la pangénèse de Darwin, pour la rejeter. Il traduit les conflits
sociaux en terme biologiques, expliquant les inégalités sociales par des inégalités biologiques, et les classes
sociales sont presque assimilées à des « races » différentes. Francis Galton définit une “élite sociale” - juges,
ingénieurs, scientifiques… - qu’il assimile à une « élite biologique », et préconise une amélioration délibérée
de la « race humaine » par des mesures favorisant la reproduction de « l’élite biologique » menacée par la
« prolifération des pauvres ».
L’eugénisme développé en Grande-Bretagne par Francis Galton et des biométriciens, en particulier K. Pearson, se répand assez rapidement en Europe et en Amérique du Nord, et des sociétés d’eugénisme regroupant
des scientifiques sont créées dans plusieurs pays.
Parcours - 2009-2010
Charles DARWIN, la religion, la sociologie, la science… et l’Homme
A l’opposé des courants libéraux, Marx a lui aussi plus ou moins « récupéré » Darwin :
« Le livre de Darwin est très important et me sert de base pour la sélection naturelle de
la lutte des classes dans l’histoire » écrit-il. Il est indéniable que le transformisme et le
mécanisme de sélection décrit par Darwin ont eu une influence notable sur ses idées. Il
fait l’analogie entre « la lutte pour la vie » dans la nature et « la lutte des classes » dans
la société et dans l’histoire. Ce qui est confirmé par la phrase d’Engels sur la tombe de
Marx : « De même que Darwin a découvert la loi de l’évolution de la nature organique, de
même Marx a découvert la loi d’évolution de l’histoire humaine. » (1883)
Cette récupération de la pensée darwinienne a en partie masqué sa dimension philosophique, en particulier dans le sens où elle repositionne l’homme dans le monde et la vie.
Espèce humaine et évolution : Jacques Périé
Dès qu’apparaît l’idée d’évolution avec la tendance au progrès de Lamarck par le transformisme et « la Philosophie zoologique », le genre humain est écarté de ce processus
évolutif et est considéré de manière distincte, sans doute parce que prévaut encore à cette
époque l’idée d’avènement de l’homme en tant que création divine. De même Wallace,
exclut l’homme de son principe « De la tendance des variétés à s’écarter indéfiniment du
type originel ».
Darwin pour sa part aura hésité entre une fidélité à la « Théologie naturelle » de Paley qui
a nourri sa culture religieuse et ce à quoi l’amène son travail sur l’évolution ; en premier,
il se réfère à cette théologie qui énonce l’existence d’une création révélant l’harmonie et
l’ordonnancement de la nature et dans le prolongement de laquelle Darwin dit que dans
le processus d’évolution, « L’homme est une exception ». Mais trois lignes plus bas de
l’un de ses carnets secrets, il franchit le pas et déclare : « Non l’homme n’est pas une
exception ». Et Darwin mesure en cet instant le gouffre qui s’ouvre devant lui ; d’où sa
note sur la même page du Carnet : « Cuidado., attention, sois prudent ». Car en effet, à
cet instant, pour Darwin, l’homme cesse d’être créé par lui à l’image de Dieu. Il devient
lui au contraire une étape dans le processus d’évolution et donc n’en est pas forcément le
terme ultime. Darwin écrit dans l’un des carnets de Zoonomia : « Si l’on considère que les
espèces peuvent passer l’une dans l’autre, alors le tissu entier se déchire et s’effondre ».
La démarche s’affirme encore dans ce livre que Darwin publie 12 ans après l’Origine des
espèces, « La Filiation de l’Homme ». Il y écrit ceci : « L’étroite ressemblance de l’embryon de l’homme avec celui par exemple d’un chien, la construction de son crâne, de
ses membres et de son ossature suivant le même plan que celui des autres mammifères,
indépendamment des usages auxquels ils peuvent être affectés, la réapparition occasionnelle de structures diverses, par exemple de muscles que l’homme ne possède pas normalement, mais qui sont communs aux quadrumanes – et une foule de faits analogues - tout
cela conduit de la manière la plus évidente à la conclusion que l’homme est, avec d’autres
mammifères, le co-descendant d’un ancêtre commun ».
Bien entendu, une telle formulation cesse de faire une part spécifique à l’homme, non
plus créé à l’image de son Créateur, mais celui-ci devient partie prenante d’un continuum,
d’un processus évolutif englobant toutes les espèces.
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Jean-Pierre ROUZIÈRE - Jacques PÉRIÉ
Réalisons aussi cette autre conséquence : il n’y a pas de raison que ce processus évolutif
s’interrompe et donc l’homme n’a pas à s’en considérer comme le terme ultime. Encore
un changement significatif de paradigme !
L’après Darwin
Comment toutes ces idées révolutionnaires ont-elles été reçues dans l’Angleterre victorienne de la deuxième moitié du XIXe siècle ?
La parution de l’Origine des Espèces que Darwin aurait souhaité discrète soulève un
scandale sans précédent. En fait Darwin devient célèbre en une nuit puisque la première
édition, tirée à 1 250 exemplaires, est épuisée dès le lendemain. Le livre suscite l’indignation autant vis-à-vis des croyants que des tenants de l’anthropomorphisme. De violentes
polémiques se déchaînent. On cite par exemple cette apostrophe de l’Évêque d’Oxford à
l’un des défenseurs de Darwin, Thomas Huxley : « Est-ce par votre mère ou par votre père
que vous descendez du singe ». Mais l’interpellé ne s’en laisse pas imposer et souligne
publiquement la stupidité de la question.
En fait le scandale est double : l’idée même d’évolution, que Darwin établit avec
encore plus de force que ne l’avait fait Lamarck avant lui, alors que le fixisme de
Cuvier continue de prévaloir ; et le fait de placer l’homme dans ce processus évolutif
et non plus à une place spécifique.
Darwin pour sa part continue de travailler chez lui et reste en dehors de la dispute. On
sait en outre qu’il est décrit comme un personnage humble qui n’a aucun désir d’être mis
en avant.
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Citons à titre d’exemple de cette humilité qui contribue à faire de lui un personnage attachant, cette réflexion lors de la première parution de son travail, conjointement avec celui
de Wallace, où il affirmait : « C’est lui qui a trouvé ! », ce à quoi Wallace répond tout aussi
humblement, « Non c’est lui ». En fait les spécialistes diront que la vision de Darwin aura
été beaucoup plus approfondie et beaucoup plus générale que celle de Wallace. Ou encore
cet autre trait de sa modestie relevé dans son Autobiographie : « Étant donné la médiocrité de mes capacités, il est vraiment surprenant que j’aie autant influencé l’opinion des
hommes de science ».
Mais on connaît aussi l’exploitation qui sera faite des idées de Darwin, et déjà par son
propre parent Francis Galton, fondateur de l’eugénisme, c’est-à-dire du « bien engendré ». Selon cette doctrine, l’homme doit contribuer à la sélection en s’assurant que la
descendance est préservée au mieux ; et pour cela, il doit éradiquer toute source de dégénérescence, infirmes moteurs, mentaux, vagabonds mais aussi orphelins car enfants
ayant vécu dans des conditions difficiles et donc eux aussi handicapés ; tous ces individus
doivent être stérilisés. Il est même créé en Angleterre une Société d’Éducation à l’eugénisme dont un des Directeurs sera, un comble, l‘un des fils de Darwin, Léonard ! Et ainsi
seront organisées entre les années 1920-1930 des dizaines de milliers de stérilisations,
non pas en Angleterre car un des parents de Darwin pourra s’opposer aux votes des lois
correspondantes par le Parlement mais aux États-Unis et ceci jusqu’en 1972, également
en Allemagne, mais aussi Norvège, Suède et Canada. Le racisme anti-noir trouve des
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Charles DARWIN, la religion, la sociologie, la science… et l’Homme
justifications dans cette même dérive eugéniste comme celle de ce biologiste allemand
Carl Vogt qui avait déclaré dès 1864 « Le nègre adulte, en ce qui concerne ses capacités
intellectuelles ressemble à l’enfant, à la femme et au blanc sénile » ; en France, le neurobiologiste Broca fait des déclarations similaires.
Mais plus gravement, cette perversion de « darwinisme social » donne lieu en Allemagne
à des travaux en particulier ceux du grand biologiste Haeckel qui diffuse « L’origine des
espèces » mais aussi en développe des interprétations sociales et raciales. Un peu plus
tard, Ratzel toujours en Allemagne, publie en 1897 un traité de Géographie politique
dans lequel il évoque « les peuples sans terre à habitat éparpillé », « peuples de chasseurs
retardés de l’intérieur de l’Afrique mais aussi Juifs et Tsiganes ». Dans le droit fil de
telles déclarations, naîtront les exterminations du XXe siècle et ceci, dès 1904 avec l’extermination par l’armée allemande de peuplades en Namibie ; puis bien entendu celles de
l’époque hitlérienne au nom de la pureté de la race… Et tout ceci dans un prolongement
totalement perverti du darwinisme, qui de ce fait en sera gravement déconsidéré.
Pourtant, Darwin lui-même, ne disait-il pas « Chez les sauvages, les faiblesses du corps
ou de l’esprit sont rapidement éliminées par la sélection naturelle ; et les individus qui
survivent ont en général un très bon état de santé ; mais nous, hommes civilisés, faisons en
revanche tout notre possible pour freiner ce processus d’élimination. Nous construisons
des asiles pour les faibles d’esprit, nous instituons des lois pour les pauvres et nos médecins exercent leurs plus grands talents pour préserver la vie de chacun jusqu’au dernier
moment ». Ou encore « l’aide que nous nous sentons obligés d’apporter aux personnes
les plus faibles est essentiellement une conséquence indirecte de l’instinct de sympathie
qui a émergé originellement parmi les instincts sociaux, et s’est ensuite affiné et étendu ».
Les aspects plus philosophiques
Chez Darwin, tout d’abord ; bien sûr, difficile à résumer ! Ce que l’on peut en dire est
d’évoquer ce parcours qu’il aura effectué d’un point de vue personnel dans sa vision du
monde : de la « Philosophie naturelle » de Paley à laquelle il adhère et qui lui convient
bien ; et dans les débuts de son voyage, il vit pleinement de cet ordonnancement de la
nature voulue par son Créateur et souhaite contribuer à mieux le comprendre. Puis c’est
la béance qui s’ouvre devant lui au fur et à mesure qu’il mesure l’ampleur du phénomène évolutif dans lequel s’intègre l’humain. « Si l’on considère que les espèces peuvent
passer l’une dans l’autre, alors le tissu entier se déchire et s’effondre » dit Darwin. Et il
deviendra à la fin de sa vie totalement agnostique, l’idée d’un Créateur lui paraissant de
plus en plus incertaine, comme il le dit dans son Autobiographie : « Le mystère du début
de toutes choses est insoluble pour nous ; et en ce qui me concerne, je dois me contenter
de demeurer agnostique » ; ou de manière plus décisive, il déclare : « Je ne peux pas voir,
aussi banalement que d’autres le font, une évidence de dessein et de bienveillance autour
de nous. Il me semble qu’il y a trop de misère dans le monde ».
Pour ses contemporains et ceux qui viendront, l’idée selon laquelle le seul moteur de la
vie est le hasard ainsi que celle d’une continuité entre les espèces seront difficilement
recevables. Et le débat perdure. En effet c’est avec Darwin que pour la première fois les
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Jean-Pierre ROUZIÈRE - Jacques PÉRIÉ
penseurs disposent d’une théorie qui leur permet d’appréhender le vivant sans l’intervention d’un Créateur ; et que l’on peut réfléchir à la lignée humaine en termes cognitifs. Le
darwinisme suggère aussi qu’il n’y a pas de finalité dans l’évolution des espèces, pas de
but à atteindre ; même si ultérieurement la génétique montrera qu’il y a une finalité de fait,
se limitant à celle qu’a le gène de se perpétuer.
Et c’est bien là qu’est cet autre grand « scandale » : introduire le hasard comme moteur
de l’évolution, renoncer au plan divin de création et de perfectionnement de la nature.
La nature de l’homme change : non plus créé par Dieu à son image, mais il devient « de
basse origine » : « Nous devons cependant reconnaître que l’homme, avec toutes ses
nobles qualités, avec la sympathie qu’il éprouve vis-à-vis des plus déchus, avec la bienveillance qu’il étend non seulement aux autres hommes mais à la plus humble des créatures vivantes, avec sa divine intelligence qui a pénétré les mouvements et la constitution
du système solaire, avec toutes ces capacités sublimes, l’homme porte toujours dans sa
construction corporelle l’empreinte de sa basse origine ». (in « La filiation de l’homme »).
Bien entendu, ce point de vue ne pourra être accepté de tous. Comment la tradition catholique par exemple pourrait-elle le faire sien ? Si Jean-Paul II déclare que l’« Évolution est
plus qu’une théorie », il n’en reste pas moins qu’il revendique un statut spécifique pour
l’humain dans ce processus évolutif, « un saut ontologique ». Lors d’une récente table
ronde organisée au Muséum de Toulouse, un religieux ne disait-il pas : « Mettre l’homme
dans l’arbre de l’évolution c’est lui retirer sa dimension spirituelle et morale », sans qu’il
puisse être envisagé un instant par ce même religieux que la dimension spirituelle puisse
aussi relever de l’évolution et de la culture qu’elle a induite.
Des scientifiques évolutionnistes ont proposé d’autres réponses à ces questions : Stephen
Jay Gould par exemple qui parle des « deux rocs », celui de la connaissance et celui de la
croyance, chacun ayant son domaine propre ; ou Jean-Claude Ameisen qui considère que
la science a eu historiquement raison de cesser de s’occuper de finalité et d’intentionnalité
et que cela lui a permis d’opérer de grands progrès ; mais qu’en contrepartie, elle n’a pas
pour fonction de proposer des perspectives métaphysiques.
Mais peut-on ainsi en rester à cette dichotomie et dissocier ainsi les deux ordres, celui de
la rationalité et celui de la métaphysique ?
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Le parcours philosophique de Darwin lui-même amène à poser la question de savoir s’il
s’agit bien de deux ordres distincts ou bien d’insuffisance du savoir humain. Mais sera-til possible de répondre un jour à la question de savoir, non plus quels sont les processus
en jeu dans l’évolution, question désormais résolue, mais quel en est le moteur. Ou dit
autrement, quelle est l’origine des forces mises en œuvre dans le développement du vivant ? Quelle est cette force motrice à l’œuvre lorsqu’une cellule fécondée se divise ou
qu’un embryon se développe ? Pourquoi évolution par adaptation et non pas extinction ?
Les réponses s’il y en a, relèvent bien d’un choix philosophique que nous faisons les uns
et les autres, retenant les arguments qui nous paraissent les mieux adaptés à ce à quoi au
fond nous adhérons, peut-être par une démarche première issue de notre réflexion ou tout
autant d’un processus d’imprégnation, au sens des neurosciences.
Parcours - 2009-2010
Charles DARWIN, la religion, la sociologie, la science… et l’Homme
L’influence sur la philosophie : Jean-Pierre Rouzière
Bien évidemment, à cause de toutes les questions qu’elle soulève, la théorie de l’évolution a eu une influence déterminante sur la philosophie, tout particulièrement aux ÉtatsUnis et en Grande Bretagne.
Le courant pragmatiste (William James, Charles Peirce) est parfois qualifié de philosophie post-darwinienne. Un de ses représentants, John Dewey (1859-1952) a écrit un essai
qui s’intitule clairement « The influence of Darwin on philosophy » (11).
Il faut savoir que l’homme Darwin lui-même a été troublé par ses propres idées qui, il faut
le reconnaître, ont bouleversé des conceptions philosophiques vieilles de plus de 2000
ans ! En particulier le fait de ne plus envisager de causes premières ni de causes finales,
de ne plus avoir recours à un créateur ni à un plan directeur.
La question n’est plus « Pourquoi le monde ? », la question devient « Dans quel monde
vivons-nous ? »
Avec son arrière plan ontologique la théorie darwinienne a contribué au développement
d’une « philosophie scientifique » et en particulier d’une « philosophie biologique » : la
connaissance des phénomènes liés au vivant s’inscrit suffisamment dans les problèmes
d’essence et d’origine pour qu’une philosophie puisse se constituer en dehors de toute
question métaphysique, c’est-à-dire en se fondant sur cette seule connaissance. Il s’agit
en effet de la nature du vivant, du concept d’espèce, de l’idée téléologique, etc.
Il y a un courant contemporain de la « philosophie biologique ». On peut citer, en France,
Jean Gayon (12) professeur de philosophie à la Sorbonne et, aux États-Unis, Daniel Denett (13), aussi professeur de philosophie.
Mais je n’ai ni le temps ni la connaissance ni la compétence qui me permettraient de
vous entraîner dans un débat philosophique sans doute très érudit et très complexe, aussi
vais-je me contenter de poser deux questions simples, espérant qu’en explorant des pistes
de réponses je saurai mettre en évidence les problématiques qui sont en jeu. Ces deux
questions simples sont les suivantes :
1. Qu’est-ce que la vie ? Qu’est-ce qui différencie un être vivant de la matière inanimée ?
2. Qu’est-ce que l’homme ? Qu’est-ce qui différencie un être humain d’un animal ?
Pour la première question j’interroge les « philosophes de la vie », et pour la seconde je
m’appuie sur un texte de Jean Paul II.
(11) John Dewey (1859-1952) écrit : « Il est hors de doute que, dans la pensée contemporaine, le plus grand
dissolvant de vieilles questions, le plus grand précipitant de nouvelles méthodes, de nouvelles intentions et de
nouveaux problèmes est celui que produisit la révolution scientifique qui atteignit son apogée avec L’origine
des espèces ».
Ce qui contraste avec la position de Ludwig Wittgenstein (1899-1951) : « La théorie darwinienne n’a pas plus
de rapport avec la philosophie que n’importe quelle autre hypothèse des sciences de la nature » (Tractatus
logico-philisophicus).
(12) Publication de Jean Gayon (Avec P. Corsi, G. Gohau & S. Tirard) : Lamarck, philosophe de la nature
(Paris : Presses Universitaires de France, 2006).
(13) Publication de Daniel Denett: Neuroscience and Philosophy: Brain, Mind, and Language, 2007 (en
collaboration avec Maxwell Bennett, Peter Hacker et John Searle).
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127
Jean-Pierre ROUZIÈRE - Jacques PÉRIÉ
Qu’est-ce que la vie ? - Les « philosophes de la vie »
S’il y a de la réticence à accepter le hasard de la vie, il y en a aussi à penser que la vie n’est
finalement que de la matière complexifiée. Nous avons tous plus ou moins le sentiment
profond que la vie a quelque chose de plus que la matière inanimée.
Ce sentiment est bien illustré par ceux qu’on réunit parfois sous la dénomination de
« philosophes de la vie » : Schopenhauer (1788-1860), Bergson (1859-1941) et Nietzsche
(1844-1900).
Certes Schopenhauer n’a pas pu connaître les idées de Darwin puisqu’il est mort en 1860,
mais on l’associe à Bergson et Nietzsche - qui eux se sont opposés à Darwin - parce que
comme eux, il défend l’idée que la nature est une puissance créatrice, une volonté essentielle, qui se traduit : chez Schopenhauer par un vouloir-vivre au fondement biologique
qui engage les êtres vivants dans une lutte permanente pour la vie et qui n’est guidée par
aucune dessein transcendant (14) ; chez Bergson (15) par un élan vital ; chez Nietzsche (16) par
une volonté de puissance.
Ce ne sont pas des finalistes, ils ne mettent pas en cause l’évolution. C’est le mécanisme
que propose Darwin qui ne leur convient pas. Ils disent qu’on ne peut pas réduire l’évolution du vivant à un simple processus mécanique d’adaptation.
« La vie est un processus créateur permanent porté par l’élan vital qui se déploie sous
des formes toujours nouvelles » écrit Bergson. C’est ce qu’écrit aussi Nietzsche : « L’influence des circonstances extérieures a été follement exagérée par Darwin. L’essentiel du
processus vital est justement cette force immense de formation qui crée des formes « du
dedans », qui utilise, exploite les circonstances extérieures. »
Donc pour Bergson « La vie est un processus créateur » porté par l’élan vital, et pour
Nietzsche le processus vital est une « force immense de formation qui crée des formes
du dedans » Comme si la vie possédait une énergie intrinsèque qui lui permettrait de se
déployer dans une diversité de formes. Pour eux, il ne peut pas y avoir de vie sans cette
poussée interne.
Darwin lui-même laisse entendre que la vie est à l’origine une énergie, puisqu’il pense
que « tous les êtres organisés qui ont vécu sur la terre descendent probablement d’une
même forme primordiale dans laquelle la vie a été insufflée » (OE p 557) Mais par qui ?
Comment ?
Y a-t-il une réponse définitive à la question de la nature de la vie ?
128
Qu’est-ce que l’homme ?
Il n’y a sûrement pas non plus de réponse définitive à l’autre question : « Qu’est-ce que
l’homme ? ». Que j’aurais peut-être dû formuler : « Que devient l’homme après Darwin ? »
(14)…et qui est source de souffrance : Schopenhauer (1788-1860) : Die Welt als Wille und Vorstellung
(Le monde comme volonté et comme représentation, 1819 - 1844 - 1859). On fait donc de Schopenhauer un
précurseur de Darwin alors qu’il serait plutôt un partisan de Lamarck dont la théorie l’a influencé.
(15) Bergson (1859-1941) L’évolution créatrice (1907)
(16) Nietzsche (1844-1900) Der Wille zur Macht établi et publié par sa sœur après sa mort
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Charles DARWIN, la religion, la sociologie, la science… et l’Homme
Pour situer cette problématique, j’ai choisi de vous lire des extraits de la lettre du 22 octobre 1996 que Jean-Paul II a adressée aux membres de l’Académie Pontificale des
sciences :
« Aujourd’hui, près d’un demi-siècle après la parution de l’Encyclique Humani generis
(Pie XII, 1950), de nouvelles connaissances conduisent à reconnaître dans la théorie de
l’évolution plus qu’une hypothèse… Le Magistère de l’Église est directement intéressé
par la question de l’évolution car celle-ci touche la conception de l’homme, dont la Révélation nous apprend qu’il a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu (Gn 1,
28-29)…il est « la seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même (n.24)…En
d’autres termes, l’individu humain ne saurait être subordonné comme un pur moyen ou
un pur instrument ni à l’espèce ni à la société ; il a valeur pour lui-même. Il est une personne… En conséquence les théories de l’évolution qui, en fonction des philosophies qui
les inspirent, considèrent l’esprit comme émergent de la matière vivante ou comme simple
épiphénomène de cette matière, sont incompatibles avec la vérité de l’homme. Elles sont
d’ailleurs incapables de fonder la dignité de la personne. Avec l’homme, nous nous trouvons donc devant une différence d’ordre ontologique, devant un saut ontologique… Les
sciences de l’observation décrivent et mesurent avec toujours plus de précisions les multiples manifestations de la vie et les inscrivent sur la ligne du temps… Le moment du
passage au spirituel n’est pas objet d’une observation de ce type… ». (17)
Ce texte soulève deux questions difficiles : le fondement de la dignité humaine et la nature de l’être de l’homme. Pour l’Église, elles sortent de la compétence de la science
puisqu’elles trouvent leurs réponses dans le fait que l’homme « a été créé à l’image et à
la ressemblance de Dieu ».
Nous allons revisiter ces deux questions en nous penchant sur cette idée - inconcevable
pour le pape - que l’esprit puisse être une émergence de la matière.
Il est vrai que la théorie de Darwin pousse au monisme matérialiste. A savoir : il n’y a
pas, dans la nature, d’autre substance que la matière. La nature des êtres vivants n’est
que biologique donc celle de l’homme aussi puisque, comme les autres vivants, il est un
produit de l’évolution. L’homme n’est pas une créature spéciale « que Dieu a voulue pour
elle-même », il n’y a donc pas de saut ontologique lorsqu’on passe de l’animal à l’homme
car l’esprit de l’homme est aussi le résultat de la sélection naturelle.
Déjà en 1838 Darwin écrivait dans ses Carnets : « L’homme dans son arrogance se croit
une grande œuvre digne de l’intervention d’un dieu. Il est plus humble et je pense plus
vrai de le considérer comme créé à partir d’autres animaux ». (Lamarck : « Tout être
vivant naît à partir d’un être vivant »). L’homme est un animal comme les autres en
quelque sorte.
Cette idée de « l’indestructibilité de notre nature animale », pour reprendre l’expression
de Freud, a effrayé bon nombre de penseurs de l’époque. Je vous livre, à titre d’exemple,
(17) Suite immédiate du texte : « Mais l’expérience du savoir métaphysique, de la conscience de soi et de sa
réflexivité, celle de la conscience morale, celle de la liberté, ou encore l’expérience esthétique et religieuse,
sont du ressort de l’analyse et de la réflexion philosophiques, alors que la théologie en dégage le sens ultime
selon les desseins du créateur… ». Ce qui confirme que la théologie détient toujours « le sens ultime ».
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129
Jean-Pierre ROUZIÈRE - Jacques PÉRIÉ
cette réaction spontanée de Dostoïevski qui, effaré après la lecture de Darwin qui lui fait
découvrir son fondement biologique, écrit à un ami : « …et qu’en définitive c’est à cela,
finalement, que se ramène tout ce qu’on nomme vertu, devoir et autres chimères et préjugés, ça aussi il faut l’avaler, ça il n’y a rien à faire, hein, parce que deux fois deux c’est
mathématique… » Comme un cri d’impuissance devant notre part d’animalité avec sans
doute la crainte qu’elle emprisonne notre esprit. Ce qui est en partie vrai !
Il faut bien comprendre que c’est une véritable rupture avec le dualisme matière/esprit
prôné par la chrétienté et par la pensée religieuse en général, et qui reste une référence
forte dans les représentations du monde et de la vie.
Pourtant, même si c’est difficile à avaler, c’est bien le mécanisme de l’évolution qui a
sélectionné nos sentiments, nos instincts sociaux et asociaux, nos capacités cognitives :
« Quant aux instincts, quelque merveilleux que soient plusieurs d’entre eux, la théorie
de la sélection naturelle de modifications successives, légères (18) mais avantageuses les
explique aussi facilement qu’elle explique la conformation corporelle » écrit Darwin.
Et aujourd’hui Konrad Lorenz précise : « Nos formes de perception et nos catégories
déterminées conviennent au monde extérieur exactement pour les mêmes raisons que le
sabot du cheval convient au sol de la steppe et la nageoire d’un poisson à l’eau ».
Pour résumer, on pourrait dire que l’homme darwinien est « un corps intelligent qui est le
fruit du hasard », c’est-à-dire qui aurait pu ne pas advenir ! Que cela signifie-t-il ? Écoutons ce qu’en pensait, en 1970, Jacques Monod dans son livre Le hasard et la nécessité :
« L’ancienne alliance est rompue : l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité
indifférente de l’Univers d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir
n’est écrit nulle part, à lui de choisir entre le Royaume et les Ténèbres ». Déclaration qui
peut être ressentie comme terrifiante.
Personnellement, j’affirme que l’« homme darwinien » a les moyens de faire les bons
choix car la nature a sélectionné pour lui des capacités qui lui permettent de créer un autre
monde, un monde « métabiologique », un monde de nécessité, un monde de valeurs pour
guider sa conscience.
130
C’est ce que dit Edgar Morin : le trait essentiel du « mutant humain » est le développement extrême de la conscience réfléchie qui est à la création d’un autre milieu au sein
duquel vont se développer « d’autres forces que biologiques ».
C’est par la création de cet autre milieu, par l’appartenance à ce nouveau monde qu’il
a produit lui-même, ce « monde métabiologique » comme je le nomme, que l’homme
devient un « humain », c’est-à-dire un être vivant soumis à « d’autres forces que biologiques », autres forces qui sont les valeurs de la vie (19).
(18) Ces « modifications successives et légères » sont conformes au gradualisme de Darwin : la nature ne fait
pas de saut (natura non fecit saltus). La « théorie synthétique de l’évolution » unifie le gradualisme darwinien
et les « sauts évolutifs »
(19) Pour Jean-Pierre Changeux les hommes jugent des choses selon la disposition de leur cerveau et ils
agissent selon leur propre système de valeurs.
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Charles DARWIN, la religion, la sociologie, la science… et l’Homme
Comme son fondement est biologique, sans sa matière biologique l’homme ne pourrait
pas penser, il ne pourrait donc pas produire ce monde métabiologique, il ne pourrait donc
pas produire sa propre humanité.
Parce que son esprit se déploie dans la relation de son corps vivant avec l’environnement,
l’homme est une imbrication d’animalité et d’humanité, il reçoit à la fois une hérédité
génétique et un héritage socioculturel.
La dualité de référence n’est plus celle de la matière et de l’esprit, elle est la dualité nature/culture qui gouverne l’unité de notre double nature animalité/humanité (20). Dualité
nature/culture que nous devrions aujourd’hui requalifier en nature/technoculture tellement nous sommes guidés par le désir irrépressible de nous adapter essentiellement à la
civilisation technologique. Ce désir devient si déterminant qu’il risque de nous faire oublier notre lien phylogénétique, c’est-à-dire notre interdépendance avec les autres vivants
au sein du continuum de la vie, et à terme de mettre en péril notre fondement biologique
donc en même temps notre dimension d’humanité.
Pour faire le bon choix, pour notre destin et notre devoir, il nous faut prendre conscience
de notre fondement biologique et ainsi prendre en compte l’histoire de notre corps biologique en l’inscrivant dans l’histoire du vivant.
Mais peut-on dire qu’aujourd’hui la théorie de l’évolution a pénétré les consciences ?
Darwin aujourd’hui par Jacques Périé
Il est courant de dire que le darwinisme correspond à l’apport d’un visionnaire et que les
domaines d’application sont et continuent de se révéler nombreux.
Darwin a en effet « découvert une loi naturelle qui peut rendre compte à elle seule de
l’extraordinaire richesse de la diversité du vivant. Cette loi prédit l’existence d’une généalogie commune de tous les êtres vivants à partir d’un seul ou de quelques ancêtres
communs et y inscrit l’humain comme l’une des émergences aveugles et tardives de la nature. Il a inséré dans cette généalogie des espèces une généalogie du propre de l’homme,
de l’émergence des émotions humaines et de notre sens moral. Il a radicalement changé
la manière dont on se représentait l’histoire de la vie et notre place dans la nature », ainsi
que le note J-C.. Ameisen dans l’ouvrage déjà cité.
Et les domaines dans lesquels cette loi d’évolution par variation-sélection continue de
s’affirmer et d’exprimer sa puissance heuristique sont nombreux.
Citons-en quelques exemples :
- la défense immunitaire : en réponse aux antigènes auxquels un être vivant est soumis, il
produit des multitudes d’anticorps parmi lesquels seront sélectionnés ceux nécessaires à
son système de défense ;
(20) Un des problèmes est que l’animal biologique et l’humain culturel ne sont pas au même tempo. Nos comportements, les organisations politiques, la technologie, la connaissance en général évoluent à des rythmes
très rapides, trop rapides pour nos instincts et nos aptitudes cognitives qui sont le résultat d’une très longue
évolution et ont été sélectionnés pour un environnement qui n’est plus le même et qui change maintenant très
vite, trop vite sans doute.
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Jean-Pierre ROUZIÈRE - Jacques PÉRIÉ
- les multiples adaptations des systèmes vivants. Citons ce bel exemple : bon nombre
d’entre nous ont vu ce film « La marche de l’empereur », l’histoire de ces manchots qui
adaptent leur existence à des conditions climatiques extrêmes. L’un de ces mécanismes
adaptatifs est le suivant : lorsque le mâle revient de la mer pour assurer les dernières semaines d’incubation de l’œuf, il transporte dans son estomac de la nourriture non digérée
qu’il fournira par régurgitation au poussin en attendant le retour de la mère, partie se
ravitailler à son tour. Comment le mâle parvient-il à transporter pendant plusieurs jours
de la nourriture à 37° sans la digérer ? Il le fait grâce à une protéine antibiotique et antifongique que l’évolution a retenue et qui se révèle très efficace contre les bactéries et les
champignons peuplant son estomac ;
- en neurobiologie, Edelman obtint en 1972 le prix Nobel pour son travail sur la théorie de
la sélection des groupes neuronaux : l’organisation des réseaux de neurones, la construction des facultés cognitives suit un processus darwinien. Le code génétique conduit à
l’implantation dans le cerveau d’un répertoire primaire héréditaire ; puis les câblages neuronaux se trouvent ensuite sélectionnés par l’expérience et la nécessité de survivre dans
l’environnement. Un répertoire secondaire efficace, obéissant à un darwinisme neuronal
se met alors en place, en ce sens que seules sont conservées les connexions neuronales
productrices.
- en biologie moléculaire où J.-J. Kupiec montre que l’organisme est le résultat aléatoire
d’un processus sans finalité, résultat de ce qu’il nomme un darwinisme cellulaire ;
- en robotique, où la recherche en intelligence artificielle créée une branche dite évolutionniste, visant à s’inspirer du vivant pour faire émerger des machines mieux à même de
s’adapter dans un environnement non standardisé ;
- l’analyse de la création artistique d‘un point de vue évolutionniste ; un colloque organisé
à Marseille fin Octobre explorait le domaine avec ce titre « Les arts, dans le cadre actuel
de la théorie darwinienne de l‘évolution » et des contributions de J.-P. Changeux sur « La
beauté dans le cerveau, pour une néo-esthétique » ou encore celle du mathématicien J.
P. Allouche « Les arts diffèrent-ils des mathématiques dans leur évolution darwinienne ».
Les exemples pourraient sans peine être multipliés.
132
Revenons à Darwin et laissons-lui le soin de conclure : « Mes livres se sont très bien vendus et ont été traduits dans de nombreuses langues. A en juger par ce critère, mon nom
devrait continuer à être connu pendant encore quelques années ». En effet, Monsieur
Darwin et bien au-delà.
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Charles DARWIN, la religion, la sociologie, la science… et l’Homme
Débat
Animateur GREP - Je voudrais vous encourager à lire, dans cet ouvrage (page X), la
transcription de la conférence donnée à Toulouse par Vincent Fleury « De l’œuf à l’Éternité : le sens de l’évolution », qui donne un éclairage biophysique à la morphogénèse, et
permet de répondre à certaines critiques du darwinisme évoquées par nos conférenciers
Un participant - On vient de perdre un de nos plus grands scientifiques, Claude LéviStrauss, qui, interviewé pour ses 90 ans, se disait totalement atterré par l’évolution de
nos civilisations, et rappelait que la vie dépendait de la biodiversité, menacée et en partie
détruite par l’homme civilisé. Pour revenir à Darwin, (et peut-être à Nietzsche avec le
besoin de ressembler à Dieu mais pour détruire), avec la standardisation généralisée que
l’on nous impose (même la pensée est standardisée), quelle place restera-t-il pour le « petit accident dans la reproduction » qui permet à l’évolution d’agir.
Jean-Pierre Rouzière - Il faut avoir à l’esprit la différence de tempo considérable entre la
nature animale et la nature humaine de l’Homme. De nombreux penseurs post-darwiniens,
dans de nombreux domaines (biologique, sociologique, médecine évolutionniste…) font
remarquer que la nature a sélectionné l’espèce humaine dans un environnement qui n’est
plus le même aujourd’hui. C’est que le tempo de la technoculture est beaucoup plus rapide que le tempo de la biologie. Il y a même des gens comme les transhumanistes (ou les
post-humanistes) qui pensent que l’homme peut, grâce à la science, décider de sa propre
évolution, de la même façon que les éleveurs ont sélectionné des races animales, ou que
les horticulteurs ont sélectionné des plantes. On pourrait même (quand on en saura plus)
agir sur le génome pour déclencher des mutations souhaitées, et les préserver. Cela pose
d’énormes problèmes éthiques, surtout au niveau des critères de choix, il faudra trouver
des consensus concernant les valeurs sur lesquelles s’appuyer. Mais il y aura certainement
encore de l’évolution pour l’espèce humaine.
Jacques Périé - Selon l’échelle de temps à laquelle on se situe : à l’horizon du siècle,
l’homme est capable de tout détruire, il en a la capacité technique. Il a déjà aussi tous
les outils pour programmer des évolutions biologiques, de sélectionner des caractères
souhaités (couleur des yeux ou des cheveux). On peut même déjà procéder au clonage,
(même si c’est encore difficile au niveau humain), et seuls les comités d’éthique peuvent
s’opposer à une prolifération anarchique de ces expériences : espérons qu’ils continuent
à garder leur pouvoir. Si la conquête de la nouveauté est le seul critère, et qu’on oublie
les règles éthiques, cela peut conduire à des dérapages dangereux, et il faut établir une
gouvernance mondiale de ces travaux. J’ai parlé du clonage, mais on a aujourd’hui des
expériences sur le cerveau (où l’insertion d’électrodes permet de stimuler les capacités
de la mémoire, par exemple) : le « transhumanisme » pourrait nous emmener très loin,
et il faut y être très attentif, et savoir imposer des valeurs communes à toute l’humanité.
Mais si on se situe sur une échelle de temps très longue, on peut penser qu’il en ira des
humains comme des autres espèces : les dinosaures ont disparu, après avoir dominé le
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Jean-Pierre ROUZIÈRE - Jacques PÉRIÉ
monde pendant une centaine de millions d’années, l’espèce humaine n‘a pas duré un million d’années, et il reste encore 4 à 5 milliards d’années avant l’extinction du soleil, cela
laisse du temps pour l’apparition de nouvelles espèces. Théodore Monod (le marcheur
à pied du désert) pense que l’homme sera remplacé par des coléoptères. Dans la vision
très finaliste qui dominait avant Darwin, l’homme était considéré comme la forme la plus
achevée qui se puisse concevoir. Mais l’évolution continue sa marche, et notre espèce
devra laisser sa place aussi : il y a déjà eu cinq grandes extinctions d’espèces, et nous
vivons aujourd’hui la sixième sous l’effet des dégâts causés par l‘homme et qui entraînera
peut-être notre propre extinction.
Jean-Pierre Rouzière - Il faut savoir que, déjà, aux États-Unis, on peut choisir sur catalogue (comme les Hollandais choisissent les tulipes) les caractères de son enfant : grâce
aux mères porteuses, on peut féconder les ovules d’une dame aux yeux bleus avec le
sperme d’un monsieur qui a de gros muscles ! L’élevage humain a donc bien déjà commencé là-bas ! Il y a même eu une banque de sperme de Prix Nobel !
Un participant - Évolutionnisme ou créationnisme, quels sont les enjeux politiques ?
C’est la publication de « L’Origine des Espèces » qui a entraîné la création du mouvement créationniste, qui est très important aujourd’hui aux USA : ils ont noyauté la Christian Coalition, et sont très présents au sein du Parti Républicain, comme les dernières
élections l’ont bien montré. Le créationnisme devient donc bien un enjeu politique, et
le « dessein intelligent » n’a-t-il pas pour but d’asservir les hommes ? Bien des scientifiques, comme Patrick Tort, s’inquiètent de l’entrisme des créationnistes dans le domaine
scientifique, même si d’autres, comme Guy Berthod (?), n’ont pas hésité à « démontrer »
que le déluge avait bien eu lieu ! Et en 1999, de grands procès ont opposé l’Église australienne aux grands noms de la géologie. Alors, quel est le danger de cette expansion du
créationnisme pour la paix du monde ? Et, dans le même registre, l’enseignement du fait
religieux, obligatoire dans nos écoles laïques, ne va-t-il pas obliger les enfants à faire un
choix entre science et raison d’une part, et dogme et religion d’autre part ?
134
Jacques Périé - Ces questions sont complexes.
Sur le créationnisme, c’est vrai qu’il y a des menaces tangibles. On a eu le cas de ce Turc
qui a fait distribuer dans les établissements scolaires français un ouvrage (fort beau, bien
illustré) qui présente des thèses créationnistes issues du Coran présenté comme seule
source de connaissance. Et on a entendu parler de ces classes de SVT (Sciences de la vie
et de la terre) où des élèves ont refusé de participer à un travail car l’enseignant ne parle
que des théories évolutionnistes. Ou ils disent explicitement qu’ils ne croient pas à ce que
l’enseignant leur apprend. Il y a donc derrière le créationnisme un retour des fondamentalismes, qu’ils soient musulmans ou chrétiens (et l’ex-Président Bush en faisait partie et
en a favorisé la propagation des idées !)
Alors, comment réagir ? Je l’espère, par le maximum de diffusion scientifique : plus les
gens seront formés et informés, mieux ils arriveront à faire la part des choses entre le bon
sens et la folie
Jean-Pierre Rouzière - J’ai parlé tout à l’heure du fossé qui se creuse entre la connaissance et la croyance. Et si l’on formate des enfants avec des manuels comme « L’Atlas
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Charles DARWIN, la religion, la sociologie, la science… et l’Homme
de la création », c’est terrible, il sera très difficile de reconstruire derrière. Il faut savoir
que le créationnisme est très lié au darwinisme social, à l’eugénisme et au racisme. Les
créationnistes sont aussi eugénistes et racistes (et libéraux et Républicains aux USA) et il
y a bien là un projet politique. Concernant le créationniste musulman Aroun Yaya, il y a
peut-être là, en arrière-plan, une sorte de combat entre Orient et Occident.
Mais je pense qu’il faut enseigner le fait religieux dans nos écoles pour éviter que cet
écart se creuse, mais l’enseigner en perspective avec la connaissance scientifique. Ce
n’est qu’ainsi qu’on pourra voir quels sont les vrais enjeux, et préciser ce que l’on peut
croire ou ne pas croire en fonction de l’état de la connaissance. Le fait de séparer la
connaissance et la croyance me parait une erreur grave, car on va créer des intégristes de
chaque côté, des scientistes et des fanatiques religieux
Jacques Périé - Je pense au contraire qu’il faut bien séparer, dans l’enseignement, ce qui
relève de la connaissance et ce qui relève de la foi !
Jean-Pierre Rouzière - Non, on refoule aujourd’hui la croyance dans la conscience des
individus. Cette croyance peut alors devenir déterminante au détriment de la liberté de
penser. Il faut que la croyance et la connaissance fassent toutes les deux parties de l’éducation et placées en perspective l’une de l’autre.
Un participant - Peut-être voulez-vous dire que c’est l’ignorance qui est dangereuse ? Les
foules intégristes sont des foules ignorantes, qui n’ont de leur religion qu’une connaissance très superficielle, et qu’il est donc facile de fanatiser. Les kamikazes musulmans,
comme les foules chrétiennes qui partaient en croisade, ne connaissent pas grand-chose
de leur religion. Et on observe que les gens les plus érudits dans leur religion sont souvent
les plus ouverts au dialogue avec les autres religions, ou avec les incroyants. Dans cet esprit-là, on peut sans doute dire que l’enseignement religieux doit être favorisé, mais il faut
que l’on accepte d’y intégrer le fait qu’il y a une relativité des religions, qu’elles sont plus
complexes et subtiles qu’on ne le pense souvent, que l’existence de religions différentes et
opposées doit amener à y réfléchir. Mais c’est vrai que, si on refuse de parler du fait religieux, il risque de ressortir d’une manière intégriste parce qu’il sera le fruit de l’ignorance.
Un participant - Dans les années 90, François Guillebaud avait écrit plusieurs ouvrages,
dont « Le goût des autres » où il remettait en cause le brevetage du vivant, qui, bien que
contraire à l’éthique, est très bien accepté par le marché, qui en est même conforté (ce
qui n’a pas l’air de contrarier les créationnistes). Et Fukuyama avait parlé de « La fin de
l’histoire », ce qui me paraît tout à fait anti-darwinien ! Je vois là un projet pour contrecarrer la recherche du vrai progrès qui permettrait à l’humanité de vivre en harmonie.
Et cette nouvelle pensée sera un outil de domination : par exemple, dans le domaine des
besoins médicaux, beaucoup de produits utiles ont été écartés parce que ça ne correspondait pas aux besoins du marché. Mais je pense que la critique du créationnisme, au moins
en Europe, doit permettre de remettre un peu de raison dans tout cela (mais c’est moins
évident aux USA !).
Un participant - Une information : quand les lycées français ont reçu par milliers
d’exemplaires le bel atlas d’Adam Mokthar (qui a dû changer de nom pour pouvoir écrire
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Jean-Pierre ROUZIÈRE - Jacques PÉRIÉ
ce livre), le premier envoi a été « stérilisé » dans les établissements, et il y a eu un second
envoi avec un soutien politique des milieux islamistes turcs : et cela a touché non seulement la France, mais toute l’Europe, et même les républiques turcophones de l’ex-URSS.
On instrumentalise le créationnisme pour servir des visées nationalistes.
D’autre part, vous avez expliqué qu’il avait fallu, depuis Darwin, un siècle de découvertes
dans la génétique, génétique des populations, apoptose (suicide cellulaire), immunologie… pour comprendre les mécanismes réels de l’évolution que Darwin avait entrevus
dans une intuition géniale. Mais pour expliquer tout cela, au citoyen de base, ce « fait
scientifique », les savants sont obligés d’utiliser des métaphores, des images, comme la
double hélice de Watson, qui est une approximation de la réalité. A partir du moment où
on explique la science par des images approximatives, on se rapproche de quelque chose
de voisin d’une croyance religieuse, et c’est ce que les initiateurs du projet créationnistes
utilisent pour discréditer les théories scientifiques. Dans certains musées américains, on
peut voir côte à côte deux piles de livres, d’un côté les 35 volumes de Darwin, et de l’autre
les rouleaux de la Mer Morte : on établit une symétrie entre la religion et la science, qu’il
faudrait rejeter bien sûr. La difficulté est que les savants ont une certaine difficulté et un
manque de moyens pour se mettre à la portée des citoyens que nous sommes.
Jacques Périé - Je suis universitaire, mais je suis aussi un citoyen de base, et après 43 ans
de travail universitaire, j’ai surtout appris l’humilité face à l’immensité des domaines de
la connaissance : je n’y ai fait qu’un tout petit parcours et je n’y ai apporté qu’une toute
petite contribution.
Jean-Pierre Rouzière - La méconnaissance de la théorie de Darwin résulte de nombreux facteurs : le darwinisme social a complètement brouillé le « message darwinien »,
l’Église a tout fait pour en empêcher l’enseignement dans les écoles. Et même Teilhard de
Chardin, dont les thèses déniées par l’Église avaient été récupérées par les laïques, proposait en fait une thèse finaliste avec son fameux point oméga, ce qui contribua à obscurcir
la problématique ! Et la théorie de Darwin a soulevé tant de questions que chacun s’en
est emparé dans la plus grande confusion. Des scientifiques comme Jean Rostand ont pu
dire en 1960 « La sélection naturelle est peut-être puissante, mais elle est impuissante à
me convaincre ! ». Chez les scientifiques eux-mêmes il y a donc eu une certaine incrédulité, et les difficultés du darwinisme à s’imposer ne viennent donc pas uniquement d’un
enseignement insuffisant.
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Un participant - L’humilité me paraît importante ici. La matière vivante est composée
de molécules en mouvement qui obéissent à des règles physico-chimiques et ça me rappelle mes souvenirs d’étudiant en géologie : les règles qui régissent la matière au niveau
du globe (et qui ont été aussi niées par les créationnistes) et que nous ne connaissons pas
encore dans leur totalité, sont les mêmes qui régissent la matière humaine, ce qui inclurait
la matérialité de la pensée. Les neurosciences nous montrent que ce qui relève de l’esprit
résulte d’un rassemblement de neurones et de synapses… Nous ne sommes que de la
matière et nous obéissons aux mêmes lois qui régissent le comportement du marbre dans
nos carrières pyrénéennes, et cela doit nous appeler à l’humilité.
Et le clonage, qui permet par un bidouillage scientifique de reproduire un individu à
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Charles DARWIN, la religion, la sociologie, la science… et l’Homme
l’identique, c’est le contraire de l’humilité : l’individu que l’on va pouvoir reproduire à
l’infini sera en quelque sorte devenu immortel, à l’égal de Dieu. Et j’attends ce qu’en dira
le futur pape Jean-Paul XX ou XXI (dans un certain temps).
Un participant - Mais le peu d’expériences de clonage réussies (sur des animaux) a montré que les clones sont toujours des individus différents du « modèle initial », car toutes
les informations nécessaires à la reproduction ne sont pas contenues dans le génome, mais
apportées par le cytoplasme de la cellule hôte, par exemple.
Jean-Pierre Rouzière - Il faut savoir aussi que la sélection naturelle a sélectionné chez
l’Homme l’instinct religieux ! Et, à la même époque que Darwin, le philosophe Feuerbach expliquait que « la connaissance de Dieu est la connaissance de soi par l’homme,
et la conscience de Dieu est la conscience de soi de l’Homme ». Et un philosophe grec,
Prodicos, le disait déjà : « les hommes projettent toujours ce qui peut leur être utile dans
un être divin ». En quelque sorte, l’homme a l’idée de Dieu en lui. Dans un numéro
récent de « Science et Vie », on a ainsi pu montrer l’existence de cet instinct religieux,
qui nous pousse à avoir besoin d’une certaine idée de la transcendance pour adopter nos
comportements : pour avoir de l’humilité, il faut penser qu’il y a « quelque chose qui nous
regarde »
Jacques Périé - Pour moi, la transcendance résulte de la pensée de la communauté des
humains, mais on entre là dans un débat philosophique qui n’est pas le propos de ce soir !
Un participant - Vous nous avez dit que Darwin avait inspiré beaucoup de philosophes.
Et à la question « La vie serait-elle de la matière qui s’est diversifiée » vous avez cité 3
philosophes (Schopenhauer, Bergson et Nietzsche) qui défendaient la thèse que la vie
serait le résultat d’une volonté. Y a-t-il des philosophes qui défendent la thèse que la vie
serait due au hasard ?
Jean-Pierre Rouzière - Ces 3 philosophes ne remettent pas en cause l’idée de hasard,
mais pour eux la vie possède une énergie interne, ce que Bergson appelle « l’élan vital ».
Jacques Périé - Et, me semble-t-il, l’élan vital ne résout rien. Quand on voit l’embryogénèse, les cellules qui se divisent, on peut analyser et comprendre comment cela se passe,
mais il est toujours difficile de trouver quel est le « moteur » qui fait que l’embryon
se développe, que des systèmes cellulaires se divisent et s’organisent. On voit bien des
forces thermodynamiques en action, des gradients de concentration de solutés dans les
cellules induire les différenciations cellulaires, mais il existe plus globalement un « moteur de l’évolution ». Darwin déjà à bien buté sur la question ; de même aujourd’hui nous
connaissons la nature et le rôle des mutations, mais quel en est le moteur ? Pourquoi
certaines sont-elles bénéfiques et d’autres catastrophiques, il n’y a pas de réponse scientifique aujourd’hui ; cela relève encore du choix philosophique personnel. On peut penser
que cela sera expliqué un jour par les progrès de la connaissance, ou penser que cela est
d’un autre ordre. Pour Stephen Jay Gould, il y a « deux rocs : le roc de la connaissance,
et le roc de la croyance ; ce sont deux mondes distincts ». Pour Jean-Claude Ameisen, un
médecin évolutionniste (qui a beaucoup travaillé sur l’apoptose, la mort programmée des
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Jean-Pierre ROUZIÈRE - Jacques PÉRIÉ
cellules) pendant longtemps la science a travaillé en parallèle avec la théologie et cela
l’a piégée. Un jour elle a décidé que sa fonction n’était pas de traiter de la finalité, mais
des phénomènes eux-mêmes, et ce jour-là elle a fait un grand pas qui lui a permis un
immense développement. Mais elle n’a rien résolu des questions métaphysiques, qui sont
d’un autre registre et relèvent du choix de chacun. Et ce point de vue me convient assez
bien : on est dans deux registres distincts, et je suis incapable de dire si les progrès de la
connaissance permettront de réunir ces deux domaines.
Un participant - Dans les années 70, après la découverte de la pénicilline par Fleming,
on avait cru que l’on disposait de l’arme absolue, et que l’on allait pouvoir éradiquer
toutes les bactéries pathogènes et vaincre les maladies infectieuses. Et on sait aujourd’hui
que les bactéries ont « appris » à s’adapter pour résister aux antibiotiques, même dans le
milieu hospitalier et dans tous les environnements. On émet des hypothèses pour l’expliquer : en particulier la mobilité des transposons (morceaux d’ADN) qui se déplacent dans
le génome, ce qui permet à la bactérie d’acquérir une nouvelle virulence ou une nouvelle
immunité. Et il existe des mécanismes qui permettent de disséminer ces adaptations dans
les populations de bactéries. Et on ne sait plus aujourd’hui quel est le niveau de protection
réel des antibiotiques, et il faut envisager de revenir à des méthodes « prébiotiques ».
On ne sait même plus comment classer les bactéries dans le monde du vivant, tant leur
génome est variable ! Par exemple, on sait aujourd’hui que la bactérie responsable de
la dysenterie bacillaire, n’est qu’une « vulgaire » Escherichia coli qui a perdu certains
caractères. Ces facultés d’évolution et d’adaptation au milieu peuvent-elles servir à comprendre les mécanismes d’évolution de l’homme ou des multicellulaires ?
Jacques Périé - Belle démonstration du darwinisme que cette capacité d’adaptation des
bactéries responsables des maladies nosocomiales, qui développent des mécanismes
d’évolution dans un milieu où elles subissent une pression antibiotique énorme et diversifiée, et dont elles sortent en fait renforcées et très dangereuses. Mais comment cette
compréhension permettra-t-elle de mettre en œuvre de nouvelles stratégies de lutte contre
ces bactéries ? Je n’ai pas la compétence pour y répondre.
Le participant - Mais, les bactéries étant les ancêtres de tous les vivants, peut-on extrapoler ce que l’on sait des bactéries aujourd’hui à la compréhension de l’évolution de
l’homme ?
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Un participant - On peut dire quand même que la bactérie, comparée à l’homme, est un
organisme très simple (même s’il est en réalité très complexe). Et la bactérie peut supporter des mutations très importantes car elles ne l’empêchent pas de fonctionner. Alors que
pour un organisme multicellulaire complexe, surtout chez les « grands animaux » comme
l’homme, la plupart des mutations qui surviennent sont létales car elles empêchent l’organisme de fonctionner. L’évolution des grands organismes ne peut donc être que très
lente et très progressive. Il faut en particulier que le nouvel organisme résultant de la
mutation soit « accepté » par les parents qui auront à l’élever : les « monstres » (selon
l’expression de Stephen Gould « les monstres prometteurs » pour désigner les mutations
favorables) sont souvent éliminés par leurs géniteurs. Chez les bactéries, l’organisme
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Charles DARWIN, la religion, la sociologie, la science… et l’Homme
n’est composé que d’une seule cellule dont l’évolution du génome modifiera le comportement qui pourra être soumis « librement » à la sélection darwinienne. Mais heureusement
que pour nous les évolutions possibles ne peuvent être que très minimes à chaque fois !
Et on peut espérer ne pas être confrontés à des mutants humains incontrôlables (suivant
un thème récurrent de la science-fiction). Mais on peut craindre au niveau bactérien que
des évolutions dangereuses ne soient disséminées rapidement sur toute planète avec la
multiplication de nos déplacements : de sorte que telle mutation qui, dans le passé, serait
restée localisée et aurait fini par disparaître, pourra demain se répandre et se renforcer,
et devenir de plus en plus difficile à maîtriser : c’est le cas avec les virus (encore plus
simples, si l’on peut dire, que les bactéries), dont le H1N1 est une illustration parfaite.
Alors oui, je pense que les bactéries peuvent être un très bon support de recherche, de par
leur simplicité relative, pour approcher les mystères de l’évolution !
Jacques Périé - Je peux vous renvoyer aux actes d’un colloque qui s’est tenu au Muséum
d’Histoire Naturelle de Toulouse dans le cadre de l’année Darwin, avec un ensemble
de médecins et d’évolutionnistes, sur le thème : « La médecine moderne à la lumière de
l’évolution », où l’on trouvera des éléments de réponse à ces questions (on peut retrouver
ces actes en posant la question à la personne qui organisait ce débat : anne.maumont@
mairie-toulouse.fr). Je vous recommande aussi la lecture de l’excellent ouvrage de JeanClaude Ameisen, Dans la lumière et les ombres, Darwin et le bouleversement du monde
paru aux Éditions Fayard-Seuil en 2008 (voir aussi la bibliographie en fin de débat).
Un participant - Le propre d’un système vivant (comme l’a montré Wiener) est d’échanger de l’information avec son milieu, dans les deux sens, ce qui contribue à le transformer
tout en transformant son environnement. C’est tout le contraire du créationnisme et des
théories fixistes, qui érigent la différence en valeur absolue et définitive, et ne peuvent
qu’engendrer le racisme, que l’on justifiera par des explications pseudo-scientifiques (la
taille et la forme des crânes…)
Jacques Périé - Et le meilleur argument que l’on puisse opposer aux racistes est le suivant : il faut savoir que l’homme est né noir, en Asie ou en Afrique, et c’est au cours
de ses migrations vers les contrées plus septentrionales que sa peau s’est éclaircie pour
compenser la baisse d’ensoleillement, car l’organisme a besoin de la lumière du soleil
pour synthétiser la vitamine D indispensable à la formation des os. L’homme est donc
originellement noir, et les hommes « blancs » sont en fait dépigmentés. Et toute la biologie montre bien qu’il n’y a qu’une seule espèce humaine sur l’ensemble de la planète,
comme l’avait d’ailleurs déclaré Darwin lui-même, avec quelques caractères distinctifs
« apparents » comme la couleur de peau qui résultent d’une adaptation darwinienne aux
conditions locales d’environnement.
Saint-Gaudens le 7 novembre 2009
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Jean-Pierre ROUZIÈRE - Jacques PÉRIÉ
Petite bibliographie :
Charles Darwin, l’Origine des espèces, réédition Flammarion - « Le Monde », 2009.
Charles Darwin, l’Autobiographie, Éditions du Seuil, 2008.
Jean-Claude Ameisen, Dans la lumière et les ombres, Darwin et le bouleversement du
monde, Éditions Fayard-Seuil, 2008.
Richard Dawkins, Le gène égoïste, Éditions Odile Jacob, 2003.
Jean-Jacques Kupièc, L’expression aléatoire des gènes, Pour la Science, 2006, Tome 342,
p. 78-83.
Patrick Tort, L’effet Darwin, Sélection naturelle et naissance de la civilisation, Éditions
du Seuil, 2008.
Alain Pavé, La course de la gazelle, La vie au hasard de l’évolution, Éditions du Seuil,
2009.
Vincent Fleury, De l’œuf à l’éternité, le sens de l’évolution, Flammarion, 2006.
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