Objets d`affection - Institut interdisciplinaire d`anthropologie du

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Le regard de l’ethnologue n o 22
Éditions du CTHS
Objets d’affection
Ethnologie de l’intime
Véronique Dassié
Préface
Après avoir tout oublié au sortir d’un coma, Yambo, personnage romanesque plus econien que Eco lui-même1, s’engage dans l’entreprise ô combien
périlleuse qui consiste à « flairer le passé ». Il exhume alors des « objets lointains » accumulés dans le grenier de la maison familiale, prenant appui sur une
mémoire de papier – livres, photos, bulles de bande dessinée – pour retrouver
des souvenirs de son enfance, intimes ou relatifs à la période fasciste italienne.
Il revit ainsi ou croit revivre les émotions qui leur étaient associées.
C’est la même entreprise risquée dont rend compte l’ouvrage de
Véronique Dassié, fruit d’une étude exemplaire qu’elle a menée sur les « objets
d’affection ». Comme Yambo, les nombreuses personnes qu’elle a rencontrées
dans différentes régions de France ont toutes pour caractéristique une mise
en scène très sélective de leur passé – le leur ou celui de leurs familles – au
moyen d’objets souvenirs qui « densifient les émotions » et qui, à ce titre, sont
conservés et parfois exposés dans l’espace domestique. L’auteur s’est interrogée
sur les raisons de cette pratique qui, la plupart du temps, concerne des objets
– artefactuels, tels qu’un drapeau ou du vieux linge de corps, ou naturels, tels
que des phanères ou des coquillages – qui n’ont pas été acquis et gardés pour
leur fonction pratique, leurs qualités esthétiques ou leur valeur marchande
(bien souvent, ils n’en ont pas), mais pour leur épaisseur affective. Au fil
de l’ouvrage, Véronique Dassié nous fait découvrir le processus par lequel
un objet gagne l’affection d’un individu, transforme celle d’origine en une
autre (l’« épiphanie domestique ») ou, éventuellement, se défait de sa charge
sensible car les objets « souvenirs » peuvent tout aussi bien entrer que sortir
de ce « bric-à-brac de l’intime ». Presque tous évoqués avec passion, ils sont
des objets d’affection mais aussi des « pièces à confession » en ce sens que
l’atmosphère qu’ils font naître induit chez leurs propriétaires la révélation
d’une multitude de détails biographiques souvent très intimes : naissances,
enfance, mariages, divorces, décès, déménagements, changements professionnels, voyages, amitiés, bonheurs et malheurs divers. Ces « instrumentistes du
souvenir », comme le dit joliment l’auteur, procèdent ainsi à une objectivation
1. Umberto Eco, La Mystérieuse Flamme de la reine Loanna, Paris, Grasset, 2005, p. 136.
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de soi, en fait « une véritable mise à nu psychique » que les talents d’écriture
et la sensibilité de Véronique Dassié permettent de restituer avec beaucoup
de force, donnant à son livre une tonalité émouvante.
Cette pratique de conservation on ne peut plus banale est adoptée par
des gens ordinaires, c’est-à-dire vous et moi. Presque tous, j’imagine, nous
conservons des objets du quotidien dits « souvenirs », naturalia ou artificialia,
dont nous avons hérités, que nous avons achetés, qui nous ont été donnés ou,
parfois, que nous avons gardés depuis la toute petite enfance sans jamais nous
résoudre à les jeter. Mais ce « consensus conservatoire » est généralement aussi
discret qu’il est commun. Ces « objets triviaux », selon les termes mêmes de
Véronique Dassié, ont la force de l’évidence pour ceux qui les gardent, raison
pour laquelle, sans doute, leurs propriétaires commentent peu leur origine et
leur parcours, sauf quand ils sont sollicités par une anthropologue. Ils sont là,
leurs détenteurs savent pourquoi et cela suffit. Bien plus vécus que représentés,
y compris dans leur apparente inutilité pratique, leur force tient moins à leurs
effets métamémoriels – par exemple, à leur capacité d’être des embrayeurs
d’un discours sur la mémoire familiale –, qu’à « l’affect que cela fait », si l’on
peut se permettre de détourner ainsi Nagel2, de les voir au quotidien sans
vraiment les voir, de ne pouvoir les localiser tout en étant certain de ne pas
les avoir perdus, de les dissimuler pour le plaisir de les retrouver, de les savoir
présents tout en les oubliant un peu, parfois de les écouter alors qu’ils sont
silencieux, bref de les percevoir comme une partie indissociable d’un paysage
domestique qui permet à chacun de se sentir – de s’imaginer – tout à la fois
« chez soi » et « être soi », c’est-à-dire un individu habitant quelque part et
riche d’un passé auquel « ses » objets d’affection donnent consistance.
L’immense mérite de Véronique Dassié est, en premier lieu, d’avoir su
identifier dans ces comportements apparemment idiosyncrasiques une pratique culturelle au sens plein du terme et, en second lieu, d’être parvenue à en
faire une ethnographie minutieuse qu’elle nous livre dans un ouvrage de bout
en bout passionnant. Compte tenu de la nature de l’objet de recherche, cette
double performance n’allait pas de soi. N’est-il pas pour le moins paradoxal
de prétendre documenter des manières partagées d’être, de faire, de sentir ou
de penser – la définition même d’un phénomène culturel – à partir de comportements qui, par essence, sont aussi intimes que singuliers et qui mettent
en branle une mémoire et des affects profondément personnels ? Pourtant,
arrivé au terme de l’ouvrage, je ne doute pas que le lecteur sera convaincu par
2. Thomas Nagel, « What is it like to be a bat ? », The Philosophical Review, 1974, 83, p. 435-50.
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la démonstration de Véronique Dassié. Ce sont bien des régularités culturelles et un certain nombre d’invariants anthropologiques qui se donnent à
voir dans ces pratiques conservatoires, essentiellement parce que les objets
d’affection, au-delà de leur caractère privé et hétéroclite, sont le véhicule de
représentations et de valeurs éminemment sociales.
En effet, l’analyse des pratiques et des discours relatifs à ces objets
d’affection met à jour une alchimie qui n’échappe jamais aux intimations
du social : celle de la « conscience d’être soi de l’individu contemporain »,
conscience labile et flottante qui recrute ces objets pour mettre en scène des
sentiments et des valeurs conformes à ce que l’on peut attendre de chacun de
nous dans notre société (respect de la famille, amitiés, fidélité, goût de la fête
ou du voyage, plaisir du don, etc.) et atteindre ainsi à une certaine cohérence
autobiographique, nonobstant le caractère non construit et non linéaire des
récits de vie suscités par le contexte d’enquête. L’auteur montre ainsi avec
beaucoup de finesse que ce registre où l’identité personnelle se nourrit, sans
surprise, d’un imaginaire de soi mais aussi d’une sorte de dévotion à l’intime,
n’est en rien déconnecté d’influences sociales et culturelles qui sont d’autant
plus efficaces qu’elles sont masquées par le caractère apparemment subjectif
du processus d’élection des objets « souvenirs ». Ces objets, note Véronique
Dassié, ne prennent sens qu’au sein du système dans lequel ils sont intégrés.
Chacun d’entre eux se définit avant tout par une relation avec les individus
qui les pensent et qui en parlent, avec une histoire, un ensemble de valeurs,
des affects et un ordre culturel global. Mis en relation, synchroniquement
et diachroniquement, les objets d’affection font de l’espace domestique un
espace social dans lequel le « je » du dépositaire n’advient vraiment qu’en
référence au « nous » qu’ils évoquent : famille, ancêtres, amis, deuils, mariages,
naissances, lieux d’une mémoire commune. La prégnance de ce « nous » se
manifeste plus particulièrement dans le souci de transmission, partagé par
tous les « praticiens du souvenir » sous ses deux aspects : le don et la réception.
L’itinéraire des objets éclaire de manière originale les logiques de transmission
au sein de la famille, notamment l’importance de la transmission verticale
entre grands-parents et petits-enfants et la genèse du lien patrimonial. Ils
témoignent ainsi des diverses inscriptions sociales de leurs dépositaires. Enfin,
l’économie affective de ces objets s’élabore à partir d’une palette d’émotions
panhumaines mais toujours socialement modulées (joie des naissances, douleur des deuils, tristesse ou regrets à l’évocation des occasions manquées,
nostalgie du temps qui fuit, remords parfois, etc.), comme l’atteste leur topographie qui obéit à des principes de verticalité (en règle générale, les objets
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placés en haut d’une étagère sont davantage investis affectivement que ceux
rangés au niveau du sol) et d’horizontalité (selon une logique caché - montré). Au sein du couple, cette « topographie de l’affection » qui est le fruit
de rapports de force, d’ajustements et d’accommodements, est révélatrice de
représentations sexuellement différenciées des objets souvenirs, les femmes
étant davantage « actrices de l’intime » que ne le sont les hommes.
Si Véronique Dassié a su mettre aussi bien en évidence la puissance du
social et de la culture là où, a priori, on s’attendait le moins à en observer les
effets, c’est grâce à un certain nombre de partis pris théoriques et méthodologiques, parfaitement assumés, et qui me semblent révélateurs des « glissements »
ou « sauts3 » de programmes qui marquent l’anthropologie aujourd’hui.
Le premier d’entre eux est le refus de dissocier l’étude des comportements individuels, qui relèverait de la seule compétence des psychologues, de
celle des phénomènes collectifs, qui incomberait aux chercheurs en sciences
sociales et, notamment, aux anthropologues. Cette dissociation est aussi peu
soutenable aujourd’hui que celle qui, pendant longtemps, a consisté à opposer
nature et culture. De la même manière que ces deux dernières notions doivent
être pensées ensemble – parce que les êtres humains sont, « naturellement »,
des êtres culturels –, l’individuel ne peut être dissocié du collectif, parce que
les êtres humains n’accèdent à leur individualité que grâce à des manières
d’être collectives. Cela, Véronique Dassié le montre admirablement à travers
ce qu’elle appelle la « publicisation de l’intime ». Le choix de ces éléments très
ordinaires de la culture matérielle domestique que sont les objets d’affection
et l’expression des sentiments intimes qu’ils inspirent dépendent entièrement
d’un ordre social et culturel profondément intériorisé par les dépositaires.
Dès lors, le parti pris de privilégier l’intime et l’ordinaire n’est pas trivial.
Non seulement il permet à Véronique Dassié d’apporter la preuve que l’intimité affective peut être appréhendée dans sa dimension culturelle, mais en
focalisant délibérément la recherche sur les formes les plus intimes et les plus
anodines de l’existence, à contre-courant de la croyance selon laquelle une
recherche dans notre discipline doit privilégier le spectaculaire (les grandes
fêtes, les rituels imposants, les comportements hors du commun, etc.), elle
se situe au cœur du projet anthropologique dont la vocation première est de
saisir la nature humaine dans sa quotidienneté banale ou sa banalité quotidienne, comme on voudra. Car l’intime, et plus encore l’anodin, constituent
3. Roy D’Andrade, The Development of Cognitive Anthropology, Cambridge, Cambridge University
Press, 1995, p. 4.
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l’essentiel de nos vies et c’est bien de cela que les anthropologues ont d’abord
à rendre compte, ou plus exactement, ils doivent rendre compte de la manière
dont le registre de l’intime et les millions de choses ordinaires qui tissent
une vie humaine constituent la matière première de l’expérience sociale et
des formes culturelles. Sans doute devons-nous accepter avec humilité cette
vérité dérangeante : pour l’essentiel, nos vies sont faites de détails, de toutes
petites choses intimes et ordinaires. Mais ces choses-là ne sont pas des formes
marginales de l’expérience sociale et ne se soustraient jamais à la puissance de
la culture. Elles en sont la dimension subjective, personnelle et quotidienne
et en constituent un des fondements les plus robustes, ce que confirme fort
bien la richesse et l’intensité des rapports sociaux noués autour des objets
d’affection.
Le second parti pris théorique grâce auquel, à mes yeux, la recherche
de Véronique Dassié a donné d’aussi beaux résultats est la prise en compte
d’un principe essentiel de la cognition sociale. Au-delà du constat que tout
individu se construit dans sa relation à autrui, y compris dans le registre de
l’intime, son ouvrage nous rappelle que cette construction est également
indissociable d’une relation à des objets. Chez l’homme, il semble bien qu’il
ne puisse pas y avoir d’activité cognitive sans extension de son esprit-cerveau4
dans l’environnement, par le biais du langage en premier lieu mais aussi sous
la forme d’artefacts. Pour la plupart sinon toutes, les interactions humaines
s’accomplissent à travers les réseaux d’objets5 qui saturent les espaces dans
lesquels les individus évoluent. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que le choix
de Véronique Dassié d’étudier les objets d’affection ait suscité des discours
aussi généreux de la part de ses informateurs qui, en temps ordinaire, n’ont pas
coutume d’en parler. Les interroger sur ces objets, c’était les interroger sur ce
qui les liait aux autres, tout simplement parce que faire lien c’est aussi et avant
tout se lier à travers des objets. En situation d’enquête ethnographique – un
contexte dense d’interlocution – leur valeur première est moins matérielle
que discursive : ils donnent lieu à une verbalisation qui affirme ce lien ou, du
moins, qui entretient la croyance dans son existence. En outre, explique Véronique Dassié, ils déploient à cette occasion une arborescence d’affects, faisant
écho à d’autres objets qui, eux-mêmes, entrent en résonance avec d’autres
encore mais aussi, du même coup, avec les objets et les affects d’autres indi-
4. Andy Clark, Supersizing the Mind: Embodiment, Action, and Cognitive Extension, Oxford, Oxford
University Press, 2008.
5. Merlin Donald, A Mind So Rare: The Evolution of Human Consciousness, New York, W.W. Norton,
2001.
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vidus, renforçant ainsi les réseaux sociaux dans lesquels les différents acteurs
sont pris. Enfin, la matérialité même de ces objets – ici, comme le suggère
fort bien Véronique Dassié, il faudrait aller plus loin dans l’analyse en considérant leurs formes et leurs qualités sensorielles – induit des pratiques sociales
et culturelles (conservation, circulation, stockage, exposition, transmission,
destruction, abandon) qui mettent bien en évidence leur fonction de sociotransmetteurs, c’est-à-dire leur capacité à établir et renforcer des connexions
entre individus. Si, comme le soutient l’auteur, la pratique de conservation
est profondément ancrée dans « l’inconscient cérébral » d’une société, il faut
bien comprendre le sens de cette notion évidemment métaphorique. Ce sens,
il ne faut pas le chercher dans un ciel platonicien mais dans le social déjà-là
qui nous entoure, notamment la culture matérielle avec, au premier chef, les
objets fonctionnels ou d’affection qui orientent et socialisent nos manières de
penser et nos comportements et qui, à ce titre, sont des instruments essentiels
de la cognition sociale.
Je me dois de conclure cette préface, en craignant d’avoir déjà débordé
l’espace qui m’a été accordé. Je le ferai en évoquant un dernier choix de
Véronique Dassié, méthodologique cette fois et tout aussi heureux que les
deux précédents car il lui a permis de nouer des relations étonnamment
fécondes avec ses informateurs. L’ethnographe était bien consciente que, lors
de l’enquête, une « mécanique affective » se déclenchait entre elle et ses interlocuteurs. En sa qualité d’étrangère, on pouvait lui adresser les confidences les
plus intimes, mais, en même temps, pour que l’échange ne tourne pas court, il
fallait qu’elle se montre capable d’être réellement touchée par ces confessions.
Par une double rupture avec le regard éloigné qu’autorisait l’ethnologie dite
exotique et les considérations souvent nombrilistes d’une certaine anthropologie postmoderne, Véronique Dassié a donc fait le choix d’une empathie
objectivée et objectivante, alternant à bon escient les moments d’abandon
complet à l’interaction sociale et ceux d’une prise de distance. Les objets
d’affection, dit-elle, « touchent ceux qui y touchent », y compris l’ethnologue
qui, dépositaire de cette intimité dévoilée, ne peut faire autrement que baisser
(momentanément ?) la garde en s’abandonnant aux « éruptions émotives »
que déclenche ce dévoilement. Véronique Dassié a dû alors faire preuve d’une
grande virtuosité méthodologique car, tout en consentant à être affectée, il
lui a fallu conserver la capacité d’objectiver ces affects puisqu’ils constituent
l’objet même de la recherche. Elle y a réussi merveilleusement, conjuguant
avec brio une empathie sans réserve avec ses interlocuteurs, attitude généralement prometteuse des entretiens les plus riches, et une mise à distance
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qui, seule, rend possible l’analyse. C’est d’ailleurs l’aptitude commune de la
chercheuse et de ses interlocuteurs à jouer de ce va-et-vient entre le partage
des affects et la posture scientifique qui permet de satisfaire une double exigence de la parole intime : chez l’informateur, éviter l’exhibition, en parlant
de soi uniquement « à travers » des objets, chez l’ethnologue accepter d’être
prise par le « parler souvenir » sans jamais en être partie prenante. Au tour
du lecteur, désormais, de se laisser prendre par la belle étude anthropologique
de Véronique Dassié.
Joël Candau
Laboratoire d’anthropologie et de sociologie mémoire,
identité et cognition sociale (LASMIC)
Université de Nice-Sophia Antipolis
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Boules à neige, archétype du souvenir, Nibelle, 2009
© Manuel Flamme
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Introduction
« Le temps qui passe (mon histoire) dépose des résidus qui s’empilent ;
des photos, des dessins, des corps de stylos-feutres depuis longtemps desséchés,
des chemises, des verres perdus, des verres consignés, des emballages de cigares,
des boîtes, des gommes, des cartes postales, des livres, de la poussière
et des bibelots : c’est ce que j’appelle ma fortune. »
Georges Perec, Espèce d’espaces
A
vez-vous des objets souvenir ? En posant cette question, on pourrait
s’attendre à recueillir une multitude d’histoires associées à l’histoire
d’objets divers, des fragments de mémoire. J’ai posé cette question
dans des circonstances les plus diverses et à d’innombrables personnes. Mais
force est de constater que cette mémoire, dont on pourrait attendre qu’elle se
déploie aisément, n’a pas la forme qu’on pourrait attendre. Les dix personnes
soumises lors d’une réunion à cette même question en offrent un exemple
parlant. Après des chuchotements, Michelle prend la parole : « Bon, je me
lance, dit-elle, moi, je garde des galets ou des morceaux de verre polis trouvés sur les plages, j’en ai un peu partout dans ma maison, je ne peux pas ne
pas les voir… les galets, je trouve, c’est la plénitude. » Laurence enchaîne :
« J’ai chez moi un pot de massalé de la Réunion, c’est une épice forte qui me
rappelle de bons souvenirs de ce pays. » C’est au tour de Karine : « J’ai un
ticket de ciné non utilisé, souvenir d’un contretemps. » Puis de Jacqueline :
« J’avais une petite médaille de Lourdes. Quand j’étais stagiaire infirmière, le
mari d’une femme dont je m’étais occupée et qui est décédée à l’hôpital me
l’avait donnée. C’était terrible, je n’ai jamais pu la jeter. Elle était dans mon
portefeuille. Elle a disparu le jour où on me l’a volé. » Gérard s’excuse : « Non,
j’ai rien… Ah si, j’ai une dent de lait de ma fille. » Nostalgique, Marie-Jo
enchaîne : « Je garde une toute petite paire de chaussures en cuir de mon fils…
maintenant il a vingt-cinq ans, il a quitté la maison. » Monique sourit : « Moi,
il y a mon grand-père… je n’ai pas de grand-père alors j’ai acheté aux puces
la photo d’un bon grand-père, elle est chez moi et quand on me demande
qui c’est, je dis que c’est mon grand-père. C’est drôle, ça ne me pose aucun
problème, je n’ai pas l’impression de mentir. Sur la photo, mon grand-père
porte des lunettes. Un jour j’ai trouvé les mêmes, je les ai achetées aussi pour
authentifier la photo. » Georges tergiverse : « Non, je n’ai rien… quoique…
j’ai un grigri, c’est une personne importante qui me l’a offert, je l’ai toujours
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dans la poche de mon pantalon. Le soir, je vide mes poches et le lendemain,
je le remets. » Françoise s’étonne : « J’ai une armoire de famille, j’ai déménagé
cinquante fois, je l’ai toujours ! » Cindy conclut : « J’aime énormément les
objets, la maison de mes parents a brûlé, du coup, il n’y a plus que moi qui
aie des choses de la famille. »
Pourquoi alors s’intéresser à des objets aussi futiles qu’une boule à neige
rapportée de voyage, un coquillage trouvé sur une plage ou encore la mèche de
cheveux d’un enfant ? Qu’ont ces objets en commun ? A priori pas grand-chose,
si ce n’est une valeur de « souvenirs » pour leurs détenteurs. Mon attention
s’est portée sur eux en raison de l’intitulé d’objets souvenir choisi pour les
désigner, avec l’idée de saisir par leur intermédiaire une mémoire, individuelle
ou collective, qui circule et se transmet d’un individu à l’autre. La mémoire
échappe en effet le plus souvent à l’observation directe. Les objets souvenir,
pressentis comme des supports de mémoire, devaient permettre de résoudre la
difficulté posée par son abstraction. André Leroi-Gourhan n’a-t-il pas d’ailleurs
déjà envisagé l’existence de supports extériorisés de la mémoire humaine1 ? Les
productions techniques sont pour lui les indices de savoir-faire étroitement liés
à la culture. Ainsi, l’écriture, par le dispositif de mémorisation qu’elle permet,
est-elle un « système qui assure à la société la conservation permanente des
produits de la pensée individuelle et collective2 » et qui contribue à « fixer la
pensée ». L’externalisation de la mémoire serait le signe d’une « propriété unique que l’homme possède de placer la mémoire en dehors de lui-même, dans
l’organisme social3 ». Mais pour le préhistorien comme pour les ethnologues
qui, après lui, se sont intéressés à la culture matérielle, les objets ne font pas
véritablement partie d’un dispositif mémoriel : ils sont la conséquence de l’activité cognitive et non l’armature sur laquelle celle-ci va pouvoir s’arrimer.
Certes, Maurice Halbwachs a dès 19254 envisagé la mise en œuvre d’une
mémoire sociale à partir de points d’ancrage : pour se souvenir, les individus
s’appuient sur les images de lieux ou de personnes du passé puisées dans leur
mémoire, explique-t-il. Mais la matérialité de ses supports n’a pas davantage
bénéficié de son attention, ni d’ailleurs de celle des chercheurs qui l’ont suivi.
À travers la notion de mémoire collective développée par le sociologue, la
mémoire pouvait pourtant déborder la psyché et imprégner les lieux de sa
1. 1989 [1964], tome 2.
2. Ibid. , p. 261.
3. Ibid.,1965, tome 1, p. 34.
4. Dans son ouvrage paru en 1925, Les Cadres sociaux de la mémoire, figurent deux chapitres consacrés à la mémoire collective.
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[Introduction]
substance. C’est dans cette voie que s’est engagé le programme lancé dans
les années 1980 par Pierre Nora5. Dans une approche historiographique, les
« lieux de mémoire » dont la prise de conscience est le fruit d’une rupture
avec le passé, trouvent leur raison d’être dans leur pouvoir « d’arrêter le temps,
de bloquer le travail de l’oubli, de fixer un état des choses, d’immortaliser la
mort, de matérialiser l’immatériel pour […] enfermer le maximum de sens
dans le minimum de signes6 ». Sous une forme monumentale, prestigieuse et
publique ou au travers d’œuvres savantes majeures, la mémoire sociale trouve
ainsi une réalité concrète.
À la croisée de deux traditions académiques, la première, initiée par
Maurice Halbwachs, d’une sociologie de la mémoire, la seconde développée dans la continuité des travaux d’André Leroi-Gourhan, il y a donc la
promesse d’une réconciliation possible entre une notion abstraite, qui s’est
particulièrement développée depuis le xviiie siècle avec la naissance des
sciences de la mémoire, et une réalité concrète, sa matérialisation dans des
objets familiers. Le déplacement du regard vers les productions techniques
permet en effet d’envisager les choses matérielles comme des preuves, qui
permettent l’accès à un savoir dissimulé ou effacé par le temps. Ces artefacts
culturels apparaissent à même d’en révéler les secrets car leurs caractéristiques objectives, techniques, économiques ou esthétiques, ouvrent l’accès aux
fondements de la culture qui les a produits : « On cherchera enfin à expliquer l’objet dont la valeur n’est pas seulement technique, mais religieuse ou
magique7 », conseille ainsi Marcel Mauss aux apprentis ethnographes. Ce sera
tout l’enjeu des travaux sur la culture matérielle qui se développeront dans
le sillage de ces réflexions. Pourtant, si l’intérêt des ethnologues à l’égard de
la culture matérielle ne s’est jamais démenti depuis les premières missions
ethnographiques sur des terrains exotiques, les objets domestiques et plus
particulièrement ceux désignés comme des « souvenirs » en restent les oubliés.
Au mieux remarque-t-on leur présence dans les travaux les plus récents sur
les transmissions familiales.
Les travaux de Jean Baudrillard ont montré la portée sociale des objets
du quotidien et de nombreux chercheurs ont, depuis les années 1960, précisé dans quels contextes des productions sérielles peuvent devenir des signes
distinctifs des groupes qui les utilisent. Concernant l’espace domestique, les
5. Pierre Nora, 1997.
6. Ibid. , p. 38.
7. Marcel Mauss, 1967 [1947], p. 17.
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perspectives fonctionnalistes ont mis en évidence le rôle joué par les objets
pour montrer quelque chose du groupe qu’ils sont chargés de représenter.
Que ce soit par leur mise en scène dans un décor8 ou pour leur aptitude à
transmettre une mémoire familiale9 et à garder la trace des manières d’habiter
de jadis, de naguère et d’aujourd’hui10 », les objets sont des indices de caractéristiques culturelles du groupe qui les mobilise. Mais les raisons de leur accès
au statut d’objet-mémoire et les conditions de leur mise en relation avec l’idée
même de mémoire sont, jusqu’à présent, restées dans l’ombre des recherches
réalisées sur la culture matérielle ou la mémoire. C’est pourquoi, à travers le
discours de ceux qui les conservent, j’ai souhaité approfondir le processus qui
conduit à désigner un objet comme souvenir et à préciser les caractéristiques
qui permettent d’établir un lien avec la mémoire.
La culture matérielle comme matérialisation
de la mémoire ?
L’histoire des objets, leur parcours devraient être aisés à reconstituer à partir
des témoignages de leurs gardiens. Or, comme dans les cas évoqués ici, les
personnes qui ont des souvenirs en parlent volontiers mais ne s’attardent guère
sur leur histoire propre. En dehors de quelques commentaires laconiques « ça,
c’est mon père, ça, c’est la première année de maternelle de mon fils, ce plat
vient du Maroc, cette bague, c’est un cadeau », leur histoire est le plus souvent
imprécise, vague, voire totalement incertaine. Et autre paradoxe, plus les personnes sont proches de leurs objets, moins elles donnent de détails du passé
de l’objet. Quand elles sont directement concernées par leur parcours pour
avoir été les témoins directs de leur acquisition et de leur conservation, elles
sont d’autant moins prolixes à leur sujet. Impossible par exemple d’avoir des
précisions à propos d’une robe de communion, que Simone, quatre-vingt-cinq
ans, garde précieusement depuis son enfance alors qu’elle était présente lors
de son achat, qu’il s’agissait d’un événement exceptionnel et que depuis, elle a
pris soin de la conserver toute sa vie malgré plusieurs déménagements et une
inondation : « Elle n’a pas d’histoire cette robe. Je devais faire ma première
8. Voir en particulier Martine Segalen, 1987 ; Martyne Perrot, 1993 ; Joëlle Deniot, 1995 ; Sophie
Chevalier, 1996 ; Nadine Halitim, 1996 et Philippe Bonnin, 2002.
9. Béatrix Le Wita, 1988 ; J. Coenen-Huther, 1994.
10. Françoise Zonabend, 1980, p. 226-227.
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[Introduction]
communion, mes parents m’ont amenée à Paris pour acheter la robe de communion et voilà, c’est tout », dit-elle. À partir d’une simple question, « avezvous des objets souvenir », chacun peut donc dresser son propre inventaire.
Mais si des objets aussi divers que singuliers sont alors évoqués, seule l’affection
qui leur est accordée s’avère finalement être leur point commun. Les objets dits
« souvenirs » ont la force d’une évidence pour ceux qui les gardent ; difficile
toutefois de comprendre ce qui leur vaut d’être associés à la mémoire. Quels
fragments d’histoire, des galets, un pot de massalé, un grigri ou encore la photographie d’un grand-père imaginaire commémorent-ils ? Malgré le substantif
accolé à ces objets, leur aptitude mémorielle apparaît incertaine et ne semble
pas justifier à elle seule leur conservation. Ce déficit de mémoire interpelle :
pourquoi alors désigner ces objets ainsi ?
Le registre de la passion, emprunté par ceux qui en parlent, invite par
conséquent à décaler le regard de la mémoire vers les émotions. Ces objets, on
les aime… donc on les garde. De cause en conséquence, l’affection, « manière
d’être de l’âme considérée comme touchée de quelque objet11 », devient la
raison de leur conservation et prend le pas sur la mémoire dont ils sont supposés être dotés. Ce sont donc des « objets d’affection12 » dans la mesure où
les sentiments sont au principe de l’attachement qu’on leur témoigne et qu’il
paraît impossible à leurs détenteurs de s’en séparer. Ces objets d’affection
dont on confie l’existence à autrui font sens alors qu’ils ne sont pas destinés
à être des symboles comme la statuaire ou la bimbeloterie religieuse, ni des
pièces rares et prestigieuses, ni des emblèmes du pouvoir accumulés par un
personnage public, ni même des objets signés de la main d’un artiste. Ce
sont des objets triviaux, tels que chacun peut en avoir chez lui. Comprendre
la cohérence d’un ensemble aussi disparate que celui formé par ces collections d’objets domestiques revient à résoudre une devinette : trouver le point
commun entre un galet trouvé sur une plage, une médaille reçue en cadeau,
l’armoire héritée d’une grand-mère, une photographie achetée sur un marché, tous objets singuliers mais pourtant rangés sans hésitation aucune dans
l’unique catégorie du « souvenir ».
11. Définition proposée par Amédée Beaujean, Le Petit Littré, 1990, p. 37.
12. Je dois à Daniel Fabre la « découverte » de l’expression utilisée par Man Ray pour traduire
la relation qu’il entretenait avec certains objets de sa production artistique. Sous le titre « objets
de mon affection », Man Ray avait regroupé tout un ensemble de photographies, rayographies,
collages et sculptures pour la réalisation d’un album publié en 1944, voir Brigitte Hermann, 1983,
p. 8-9.
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Un bric-à-brac mnémonico-affectif
Aux objets de mémoire pressentis en préambule de l’enquête se sont ainsi substitués des objets d’affection, supports d’émotions et générateurs de sentiments
contrastés. Certes, depuis Henri Bergson, la phénoménologie appréhendant la
mémoire comme une « puissance absolument indépendante de la matière13 »,
le divorce entre matière et mémoire était consacré. Or, la réalité concrète du
souvenir psychique, comme les sentiments, aurait pour seul support la psyché,
et, en tant qu’aptitude cognitive, serait par conséquent du seul ressort de la
psychologie. Difficile de déroger à ce partage disciplinaire : aux psychologues
les travaux sur la mémoire individuelle et les affects, aux sciences dites sociales
leur portée strictement collective. Les premiers en décortiquent les mécanismes, en qualifient les différents registres, quantifient les aptitudes cognitives
indispensables à tout individu. Les seconds voient dans les monuments, le
patrimoine ou un décor domestique, les traces de la mise en œuvre d’un fonds
mémoriel par un groupe. La mémoire « collective », totalement dissociée des
passions individuelles qui en sont le substrat, ne pourrait être appréhendée
qu’en tant qu’emblème d’une communauté ou comme le signe distinctif d’un
groupe social.
Pourtant, comment saisir l’individuel sans prendre en compte l’environnement social et culturel dans lequel il se déploie ? A contrario, comment
appréhender les mobilisations mémorielles d’un groupe sans passer par les
pratiques ou la parole de ceux qui la transmettent ? Ni sociopsychologie, ni
psychosociologie, cette recherche fait le pari d’une ethnologie qui, en mettant
à profit une longue immersion sur le terrain du souvenir et de l’intimité ordinaire, peut saisir le collectif à partir d’une pratique aussi banale que singulière
et profondément ancrée dans l’inconscient cérébral d’une société14. Enjeu d’importance à une époque où le lien entre les individus paraît plus difficilement
s’inscrire dans les catégorisations sociales ou ethniques préétablies. Alors que
les sociétés modernes se pensent désormais à travers le filtre de la mondialisation, comment l’individu, soumis à l’injonction « d’inventer sa vie, lui donner
un sens15 », organise-t-il sa propre mémoire pour la partager avec autrui tout
en gardant une inscription sociale ? Analyser ce processus permet d’accéder
13. Henri Bergson, 1997 [1939], p. 76. Pour un plus large panorama de la phénoménologie de la
mémoire, voir la synthèse de Paul Ricœur (2000).
14. Marcel Gauchet, 1992.
15. Alain Ehrenberg, 1995, p. 18.
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[Introduction]
aux fondements des liens socioculturels chez ceux que l’on peut appeler des
hyper-individus tels qu’ils se dessinent dans les sociétés modernes. Précisons
d’emblée qu’il ne s’agit pas pour autant dans une telle approche de nier l’existence d’attributs sociaux ou culturels prédéterminants, liés à la transmission
d’un capital ou de traditions mais de cerner leur redéploiement au profit d’une
individualité, désormais plus assumée et revendiquée que l’appartenance à un
groupe social ou culturel précis16. Pour mettre en évidence ce processus, il est
important d’évacuer tout postulat d’incompatibilité, tel que cela est pourtant
communément admis, entre des travaux qui partent des contraintes extérieures qui s’exercent sur un individu pour en comprendre le comportement, et
ceux où domine l’idée de la mise en place d’un système de valeurs à partir de
la manière dont chacun pense sa propre pratique. À travers la publicisation de
l’intime se joue en effet l’articulation entre l’individuel et le collectif et, comme
l’a déjà par ailleurs souligné avec justesse Pierre Nora, « l’atomisation d’une
mémoire générale en mémoire privée donne à la loi du souvenir une intense
puissance de coercition intérieure17 ».
Ce redéploiement de l’individualité s’inscrit dans un processus historique. L’inflation mémorielle et sentimentale que l’on peut aisément repérer
aujourd’hui à tous les niveaux de la vie publique s’inscrit dans un basculement,
qui, depuis le xviiie siècle, voit l’individualité s’affirmer peu à peu. Avec le
développement de l’intériorité, la sentimentalité a pu se glisser dans les corps
et ce n’est sans doute pas un hasard, si cela s’est produit au moment où la biologie a fait passer au cerveau le contrôle des passions et des humeurs ou fluides
circulant dans le corps. Alors que l’homme humoral cède la place à l’homme
neuronal18 », se développent simultanément les sciences de la mémoire dont
Ian Hacking a mis en évidence qu’elles contribuent à « séculariser l’âme19 ».
Ce faisant, les passions peuvent d’autant mieux sortir du corps. L’expression
des sentiments comme production de la psyché et indice d’un fonctionnement
individuel devient ainsi l’apanage de la psychologie. Chassées de ce domaine
réservé, les sciences sociales ne seraient donc pas en mesure de traiter l’individu.
Cet ouvrage renverse ce postulat : en portant le regard sur ce contexte sociohistorique et disciplinaire, il analyse comment des individus nourris de psychologie se définissent néanmoins en tant qu’êtres sociaux. Si la neurobiologie
16. Dans les perspectives développées par Alain Erhenberg, 1995, Bernard Lahire, 2001 et JeanClaude Kaufmann, 2004.
17. 1997, p. 34.
18. Jean-Didier Vincent, 1986, p. 31.
19. Ian Hacking, 1998, p. 14.
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et la psychologie sont convoquées dans l’analyse, c’est donc pour la place que
ces champs disciplinaires occupent en tant qu’éléments constitutifs de l’objet
de recherche lui-même.
Le souvenir, une mémoire mineure
pour une affection majeure
Certes, la discrétion des objets souvenir dans les intérieurs ne facilite pas
leur rencontre avec les ethnologues mais elle n’est pas la seule raison de leur
oubli. Leur définition même pose problème. D’après les dictionnaires usuels,
le souvenir, appliqué à un objet concret, est ce qui reste comme un témoignage
de quelque chose qui appartient au passé ; ou encore un cadeau qui rappelle la
mémoire de quelqu’un et fait que l’on pense à lui ; ou enfin un bibelot que l’on
vend aux touristes. Les trois propositions distillent quelques contradictions :
dans le premier cas, le souvenir-témoignage semble indéfectiblement relié au
passé ; dans le second, il bascule dans le présent pour matérialiser les sentiments
qui lient deux personnes ; la troisième acception suggère enfin une vulgaire bimbeloterie des marchés touristiques, donc peu valorisée. Tour à tour respectables
ou indignes, les objets souvenir apparaissent difficiles à cerner.
Sous sa forme psychique, le souvenir n’est pas mieux loti : impression,
image, vue de l’esprit, il est, littéralement, ce qui arrive par-dessous, surgissement de la conscience. Son application à un objet matériel au xixe siècle désigne
initialement un support sur lequel on note ce dont on veut se souvenir, ce qu’on
désigne aujourd’hui par agenda ou mémento. Ce n’est qu’à partir de 1836,
que « le » souvenir a acquis le sens d’objet qu’on lui connaît aujourd’hui et qui
pourra s’appliquer aux supports les plus divers. Par une étonnante coïncidence,
les objets acquièrent leur aptitude à faire souvenir au moment où les objets
exotiques commencent à remplir au xixe siècle les réserves des premiers musées
ethnographiques. Marius Kwint note d’ailleurs à propos de l’Angleterre que :
« […] les souvenirs tels que nous les connaissons aujourd’hui remontent certainement au XVIIIe siècle sous l’influence du Grand Tour ; et vers 1775 le mot a été
pour la première fois appliqué à un objet plutôt qu’à une notion, et importé en
anglais par Horace Walpole20. »
20. Marius Kwint, 1999, p. 10, traduction personnelle.
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[Introduction]
Cette même période voit la démocratisation du portrait photographique21 et nous pouvons envisager l’émergence d’une nouvelle conscience de
l’altérité propice à la conservation d’objets singuliers. Mais le monde de la
pacotille auquel ces objets sont associés révèle également leur insignifiance.
On comprend mieux qu’ils aient pu être laissés de côté dans les réflexions
savantes, plus enclines à aborder la « mémoire » que son avatar, le « souvenir ».
La mémoire est supposée être plus fidèle dans la restitution d’une vérité que le
souvenir, suspect de côtoyer l’imagination et d’être moins fiable22. Cette distinction induit une hiérarchisation de leurs supports ; le statut moins valorisé
du souvenir contamine les objets chargés de le représenter.
Or, c’est bien pour leur valeur que nos contemporains gardent leurs
objets souvenir. Définir ces objets à partir de la langue vivante de ceux qui les
agissent révèle en effet les subtilités d’une mise en œuvre de l’affection, qui,
comme le souligne Patricia Paperman, participe au maintien d’une réalité commune dans la mesure où les émotions sont justement des « types spécifiques de
jugement de valeur23 ». Si la raison d’être du lien sentimental demeure mystérieuse pour les propriétaires eux-mêmes, l’affection s’offre comme le corollaire
d’une relation intime et essentielle entre un individu et des choses matérielles. Le vocable « souvenir » fait sens pour l’impact affectif de ces objets. Ces
« concrétions affectives24 », toutes subjectives soient-elles, n’en sont pas moins
le reflet d’une mise en ordre du social qui procède par une curieuse « chosification » des sentiments. La relation implicite entre la mémoire, un objet et « de
l’affection » suppose en effet l’existence d’un système culturel qui détermine
les conditions d’énonciation d’une objectivation, et dans une même mesure
d’extériorisation des sentiments.
La triade objet - mémoire - affection se décline aujourd’hui à de multiples niveaux de la vie culturelle. À la dilatation de la mémoire s’ajoute une
inflammation des émotions qui rend l’expression publique des sentiments
omniprésente dans notre société. Si la patrimonialisation, versant collectif et
public de ce symptôme, a fait l’objet d’analyses récentes25, sa face cachée dans
les intérieurs privés reste oubliée des perspectives anthropologiques et laissée
à la psychologie. Le parallèle entre l’inflation mémorielle d’une part et l’inflation sentimentale d’autre part mérite toutefois d’être analysé d’autant plus
21. Bertrand Mary, 1993.
22. Sören Kierkegaard, 1992, cité par J. Candau, 1998, p. 32.
23. Patricia Paperman, 1995, p. 176.
24. Claudette Sèze, 1994, p. 19.
25. Sur la patrimonialisation de l’histoire voir en particulier Henri-Pierre Jeudy, 1990 ; Dominique
Poulot, 1997 ; Jacques Le Goff, 1998 ; Daniel Fabre, 2000.
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que depuis le xviiie siècle, le dualisme cartésien semblait avoir définitivement
dissocié les émotions des procédures de connaissance.
Pour comprendre les multiples paradoxes que la conservation privée de
tels objets révèle, il reste à franchir la porte d’une intériorité dissimulée derrière
des mots et des obstacles matériels. Les histoires d’objets aimés ou détestés
constituent en effet un bric-à-brac de l’intime dans lequel, fouillant les armoires
et les tiroirs, explorant les salons et les greniers, nous allons découvrir des petits
riens tels que le chapelet en plastique de Valérie, les bouteilles d’eau vides de
Sandra, le briquet jetable d’Antoine, la robe blanche de Sylvie, les mèches de
cheveux de Gisèle, les bois de cerf de Bernard, la poupée de Paulette, la pendule
de Marie-Anne ou les fossiles d’Henri.
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Des souvenirs d’enfance dans une commode : cheveux, chaussons, draps brodés à la main,
Nibelle, 2009 © Manuel Flamme
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Table des matières
Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6
Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
Une ethnologie du chez-soi . . . . . . . . . . . . . . . 27
De la culture matérielle à l’affection . . . . . . . . . . . . . . . . 27
De confidences en confidences . . . . .
Petites causeries entre amis. . . . . . .
Une pratique banale . . . . . . . . . . .
L’affection : une matérialité subjective.
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Ethnographier l’intime . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40
Chronique d’un apprivoisement. . . . . . . . . .
L’affection pour s’affranchir des cadres sociaux
L’intime à l’épreuve du terrain ethnographique
Un jeu de distances affectives. . . . . . . . . . .
L’entretien ethnographique
comme caisse de résonances affectives . . . .
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La clepsydre de l’intime . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56
Du flot de parole aux silences . . . . . . . . .
Pudeur et exhibitions . . . . . . . . . . . . . .
Intimités dévoilées et secrets partagés . . .
Jeu d’ouverture et de fermeture . . . . . . .
Ouvrir sa porte . . . . . . . . . . . . . . . . .
Fermer les tiroirs . . . . . . . . . . . . . . . .
Une mémoire incarnée ? . . . . . . . . . . . .
Photographies et bimbeloterie touristique :
un partage du visible . . . . . . . . . . . . . .
Une communion singulière . . . . . . . . . .
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Entre physique et métaphysique . . . . . . . . . . . . 83
Faire : du fait main qui fait lien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84
Un savoir-faire ancestral pour origine . . . .
Le fil d’une transmission . . . . . . . . . . . . .
Une fibre maternelle . . . . . . . . . . . . . .
Sérialité, unicité : des objets sans origine fixe
Recoudre des points de rupture . . . . . . . .
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On n’est pas des fétichistes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .102
Objets factices et autres fétiches . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108
Être : incorporer les sentiments . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 110
Entrée en matière . . . . . . . . . . . . . . . .
Du linge comme garantie de bonne moralité
L’opprobre conservatoire . . . . . . . . . . . .
Manipuler le temps, de l’enfance à la mort . .
Le charivari domestique de la mort . . . . . .
Des reliques profanes . . . . . . . . . . . . . .
Tisser les fils de la nostalgie . . . . . . . . . . .
La texture des sentiments . . . . . . . . . . . .
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Cueillir : entre passion et regrets . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139
L’épreuve de soi pour trouver les preuves de soi
Une passion conservatoire, la collection . . . . .
Des collections sans collectionneurs . . . . . . .
L’affection, plaisirs et rancœurs . . . . . . . . . .
La matérialité sensible d’une découverte . . . . .
Choses ou cadeaux, une conversion symbolique
Le cadeau comme sunbolon . . . . . . . . . . . .
Domestiquer le sauvage . . . . . . . . . . . . . . .
Trouver son destin . . . . . . . . . . . . . . . . . .
De la matière pour fabriquer l’affection . . . . . .
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La présence d’une absence . . . . . . . . . . . . . . . 177
Collages : des biographèmes mis en portrait . . . . . . . . . . . 177
Avoir pour être. . . . . . . . . . . . .
Le jeu du portrait chinois. . . . . . .
Une tonalité des sentiments . . . . .
Une maison comme conservatoire .
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Des petits riens qui font tout . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197
Dématérialisations et détournements,
l’indispensable futilité des choses . . . . . . .
La domestication du sacré. . . . . . . . . . . .
Affecter les sens :
garder pour regarder, sentir pour ressentir . .
Des objets qui touchent ceux qui y touchent .
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Apparition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213
Épiphanies domestiques : un invisible pour soi .
Une mémoire fossilisée. . . . . . . . . . . . . . .
Éclipses et redécouvertes . . . . . . . . . . . . .
Garder l’enfance : une origine à soi. . . . . . . .
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