Objets d`affection - Institut interdisciplinaire d`anthropologie du

Objets d’affection
Ethnologie de l’intime
Véronique Dassié
Éditions du CTHS Le regard de l’ethnologue no 22
[6]
Préface
Après avoir tout oublié au sortir d’un coma, Yambo, personnage romanes-
que plus econien que Eco lui-même1, s’engage dans l’entreprise ô combien
périlleuse qui consiste à « fl airer le passé ». Il exhume alors des « objets loin-
tains » accumulés dans le grenier de la maison familiale, prenant appui sur une
mémoire de papier – livres, photos, bulles de bande dessinée – pour retrouver
des souvenirs de son enfance, intimes ou relatifs à la période fasciste italienne.
Il revit ainsi ou croit revivre les émotions qui leur étaient associées.
C’est la même entreprise risquée dont rend compte l’ouvrage de
Véronique Dassié, fruit d’une étude exemplaire qu’elle a menée sur les « objets
d’aff ection ». Comme Yambo, les nombreuses personnes qu’elle a rencontrées
dans diff érentes régions de France ont toutes pour caractéristique une mise
en scène très sélective de leur passé – le leur ou celui de leurs familles – au
moyen d’objets souvenirs qui « densifi ent les émotions » et qui, à ce titre, sont
conservés et parfois exposés dans l’espace domestique. L’auteur s’est interrogée
sur les raisons de cette pratique qui, la plupart du temps, concerne des objets
– artefactuels, tels qu’un drapeau ou du vieux linge de corps, ou naturels, tels
que des phanères ou des coquillages – qui n’ont pas été acquis et gardés pour
leur fonction pratique, leurs qualités esthétiques ou leur valeur marchande
(bien souvent, ils n’en ont pas), mais pour leur épaisseur aff ective. Au fi l
de l’ouvrage, Véronique Dassié nous fait découvrir le processus par lequel
un objet gagne l’aff ection d’un individu, transforme celle d’origine en une
autre (l’« épiphanie domestique ») ou, éventuellement, se défait de sa charge
sensible car les objets « souvenirs » peuvent tout aussi bien entrer que sortir
de ce « bric-à-brac de l’intime ». Presque tous évoqués avec passion, ils sont
des objets d’aff ection mais aussi des « pièces à confession » en ce sens que
l’atmosphère qu’ils font naître induit chez leurs propriétaires la révélation
d’une multitude de détails biographiques souvent très intimes : naissances,
enfance, mariages, divorces, décès, déménagements, changements profession-
nels, voyages, amitiés, bonheurs et malheurs divers. Ces « instrumentistes du
souvenir », comme le dit joliment l’auteur, procèdent ainsi à une objectivation
1. Umberto Eco, La Mystérieuse Flamme de la reine Loanna, Paris, Grasset, 2005, p. 136.
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de soi, en fait « une véritable mise à nu psychique » que les talents d’écriture
et la sensibilité de Véronique Dassié permettent de restituer avec beaucoup
de force, donnant à son livre une tonalité émouvante.
Cette pratique de conservation on ne peut plus banale est adoptée par
des gens ordinaires, c’est-à-dire vous et moi. Presque tous, j’imagine, nous
conservons des objets du quotidien dits « souvenirs », naturalia ou artifi cialia,
dont nous avons hérités, que nous avons achetés, qui nous ont été donnés ou,
parfois, que nous avons gardés depuis la toute petite enfance sans jamais nous
résoudre à les jeter. Mais ce « consensus conservatoire » est généralement aussi
discret qu’il est commun. Ces « objets triviaux », selon les termes mêmes de
Véronique Dassié, ont la force de l’évidence pour ceux qui les gardent, raison
pour laquelle, sans doute, leurs propriétaires commentent peu leur origine et
leur parcours, sauf quand ils sont sollicités par une anthropologue. Ils sont là,
leurs détenteurs savent pourquoi et cela suffi t. Bien plus vécus que représentés,
y compris dans leur apparente inutilité pratique, leur force tient moins à leurs
eff ets métamémoriels – par exemple, à leur capacité d’être des embrayeurs
d’un discours sur la mémoire familiale –, qu’à « l’aff ect que cela fait », si l’on
peut se permettre de détourner ainsi Nagel2, de les voir au quotidien sans
vraiment les voir, de ne pouvoir les localiser tout en étant certain de ne pas
les avoir perdus, de les dissimuler pour le plaisir de les retrouver, de les savoir
présents tout en les oubliant un peu, parfois de les écouter alors qu’ils sont
silencieux, bref de les percevoir comme une partie indissociable d’un paysage
domestique qui permet à chacun de se sentir – de s’imaginer – tout à la fois
« chez soi » et « être soi », c’est-à-dire un individu habitant quelque part et
riche d’un passé auquel « ses » objets d’aff ection donnent consistance.
L’immense mérite de Véronique Dassié est, en premier lieu, d’avoir su
identifi er dans ces comportements apparemment idiosyncrasiques une prati-
que culturelle au sens plein du terme et, en second lieu, d’être parvenue à en
faire une ethnographie minutieuse qu’elle nous livre dans un ouvrage de bout
en bout passionnant. Compte tenu de la nature de l’objet de recherche, cette
double performance n’allait pas de soi. N’est-il pas pour le moins paradoxal
de prétendre documenter des manières partagées d’être, de faire, de sentir ou
de penser – la défi nition même d’un phénomène culturel – à partir de com-
portements qui, par essence, sont aussi intimes que singuliers et qui mettent
en branle une mémoire et des aff ects profondément personnels ? Pourtant,
arrivé au terme de l’ouvrage, je ne doute pas que le lecteur sera convaincu par
2. Thomas Nagel, « What is it like to be a bat ? », The Philosophical Review, 1974, 83, p. 435-50.
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la démonstration de Véronique Dassié. Ce sont bien des régularités cultu-
relles et un certain nombre d’invariants anthropologiques qui se donnent à
voir dans ces pratiques conservatoires, essentiellement parce que les objets
d’aff ection, au-delà de leur caractère privé et hétéroclite, sont le véhicule de
représentations et de valeurs éminemment sociales.
En eff et, l’analyse des pratiques et des discours relatifs à ces objets
d’aff ection met à jour une alchimie qui n’échappe jamais aux intimations
du social : celle de la « conscience d’être soi de l’individu contemporain »,
conscience labile et fl ottante qui recrute ces objets pour mettre en scène des
sentiments et des valeurs conformes à ce que l’on peut attendre de chacun de
nous dans notre société (respect de la famille, amitiés, fi délité, goût de la fête
ou du voyage, plaisir du don, etc.) et atteindre ainsi à une certaine cohérence
autobiographique, nonobstant le caractère non construit et non linéaire des
récits de vie suscités par le contexte d’enquête. L’auteur montre ainsi avec
beaucoup de fi nesse que ce registre où l’identité personnelle se nourrit, sans
surprise, d’un imaginaire de soi mais aussi d’une sorte de dévotion à l’intime,
n’est en rien déconnecté d’infl uences sociales et culturelles qui sont d’autant
plus effi caces qu’elles sont masquées par le caractère apparemment subjectif
du processus d’élection des objets « souvenirs ». Ces objets, note Véronique
Dassié, ne prennent sens qu’au sein du système dans lequel ils sont intégrés.
Chacun d’entre eux se défi nit avant tout par une relation avec les individus
qui les pensent et qui en parlent, avec une histoire, un ensemble de valeurs,
des aff ects et un ordre culturel global. Mis en relation, synchroniquement
et diachroniquement, les objets d’aff ection font de l’espace domestique un
espace social dans lequel le « je » du dépositaire n’advient vraiment qu’en
référence au « nous » qu’ils évoquent : famille, ancêtres, amis, deuils, mariages,
naissances, lieux d’une mémoire commune. La prégnance de ce « nous » se
manifeste plus particulièrement dans le souci de transmission, partagé par
tous les « praticiens du souvenir » sous ses deux aspects : le don et la réception.
L’itinéraire des objets éclaire de manière originale les logiques de transmission
au sein de la famille, notamment l’importance de la transmission verticale
entre grands-parents et petits-enfants et la genèse du lien patrimonial. Ils
témoignent ainsi des diverses inscriptions sociales de leurs dépositaires. Enfi n,
l’économie aff ective de ces objets s’élabore à partir d’une palette d’émotions
panhumaines mais toujours socialement modulées (joie des naissances, dou-
leur des deuils, tristesse ou regrets à l’évocation des occasions manquées,
nostalgie du temps qui fuit, remords parfois, etc.), comme l’atteste leur topo-
graphie qui obéit à des principes de verticalité (en règle générale, les objets
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placés en haut d’une étagère sont davantage investis aff ectivement que ceux
rangés au niveau du sol) et d’horizontalité (selon une logique caché - mon-
tré). Au sein du couple, cette « topographie de l’aff ection » qui est le fruit
de rapports de force, d’ajustements et d’accommodements, est révélatrice de
représentations sexuellement diff érenciées des objets souvenirs, les femmes
étant davantage « actrices de l’intime » que ne le sont les hommes.
Si Véronique Dassié a su mettre aussi bien en évidence la puissance du
social et de la culture là où, a priori, on s’attendait le moins à en observer les
eff ets, c’est grâce à un certain nombre de partis pris théoriques et méthodologi-
ques, parfaitement assumés, et qui me semblent révélateurs des « glissements »
ou « sauts3 » de programmes qui marquent l’anthropologie aujourd’hui.
Le premier d’entre eux est le refus de dissocier l’étude des comporte-
ments individuels, qui relèverait de la seule compétence des psychologues, de
celle des phénomènes collectifs, qui incomberait aux chercheurs en sciences
sociales et, notamment, aux anthropologues. Cette dissociation est aussi peu
soutenable aujourd’hui que celle qui, pendant longtemps, a consisté à opposer
nature et culture. De la même manière que ces deux dernières notions doivent
être pensées ensemble – parce que les êtres humains sont, « naturellement »,
des êtres culturels –, l’individuel ne peut être dissocié du collectif, parce que
les êtres humains n’accèdent à leur individualité que grâce à des manières
d’être collectives. Cela, Véronique Dassié le montre admirablement à travers
ce qu’elle appelle la « publicisation de l’intime ». Le choix de ces éléments très
ordinaires de la culture matérielle domestique que sont les objets d’aff ection
et l’expression des sentiments intimes qu’ils inspirent dépendent entièrement
d’un ordre social et culturel profondément intériorisé par les dépositaires.
Dès lors, le parti pris de privilégier l’intime et l’ordinaire n’est pas trivial.
Non seulement il permet à Véronique Dassié d’apporter la preuve que l’in-
timité aff ective peut être appréhendée dans sa dimension culturelle, mais en
focalisant délibérément la recherche sur les formes les plus intimes et les plus
anodines de l’existence, à contre-courant de la croyance selon laquelle une
recherche dans notre discipline doit privilégier le spectaculaire (les grandes
fêtes, les rituels imposants, les comportements hors du commun, etc.), elle
se situe au cœur du projet anthropologique dont la vocation première est de
saisir la nature humaine dans sa quotidienneté banale ou sa banalité quoti-
dienne, comme on voudra. Car l’intime, et plus encore l’anodin, constituent
3. Roy D’Andrade, The Development of Cognitive Anthropology, Cambridge, Cambridge University
Press, 1995, p. 4.
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