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[Préface]
de soi, en fait « une véritable mise à nu psychique » que les talents d’écriture
et la sensibilité de Véronique Dassié permettent de restituer avec beaucoup
de force, donnant à son livre une tonalité émouvante.
Cette pratique de conservation on ne peut plus banale est adoptée par
des gens ordinaires, c’est-à-dire vous et moi. Presque tous, j’imagine, nous
conservons des objets du quotidien dits « souvenirs », naturalia ou artifi cialia,
dont nous avons hérités, que nous avons achetés, qui nous ont été donnés ou,
parfois, que nous avons gardés depuis la toute petite enfance sans jamais nous
résoudre à les jeter. Mais ce « consensus conservatoire » est généralement aussi
discret qu’il est commun. Ces « objets triviaux », selon les termes mêmes de
Véronique Dassié, ont la force de l’évidence pour ceux qui les gardent, raison
pour laquelle, sans doute, leurs propriétaires commentent peu leur origine et
leur parcours, sauf quand ils sont sollicités par une anthropologue. Ils sont là,
leurs détenteurs savent pourquoi et cela suffi t. Bien plus vécus que représentés,
y compris dans leur apparente inutilité pratique, leur force tient moins à leurs
eff ets métamémoriels – par exemple, à leur capacité d’être des embrayeurs
d’un discours sur la mémoire familiale –, qu’à « l’aff ect que cela fait », si l’on
peut se permettre de détourner ainsi Nagel2, de les voir au quotidien sans
vraiment les voir, de ne pouvoir les localiser tout en étant certain de ne pas
les avoir perdus, de les dissimuler pour le plaisir de les retrouver, de les savoir
présents tout en les oubliant un peu, parfois de les écouter alors qu’ils sont
silencieux, bref de les percevoir comme une partie indissociable d’un paysage
domestique qui permet à chacun de se sentir – de s’imaginer – tout à la fois
« chez soi » et « être soi », c’est-à-dire un individu habitant quelque part et
riche d’un passé auquel « ses » objets d’aff ection donnent consistance.
L’immense mérite de Véronique Dassié est, en premier lieu, d’avoir su
identifi er dans ces comportements apparemment idiosyncrasiques une prati-
que culturelle au sens plein du terme et, en second lieu, d’être parvenue à en
faire une ethnographie minutieuse qu’elle nous livre dans un ouvrage de bout
en bout passionnant. Compte tenu de la nature de l’objet de recherche, cette
double performance n’allait pas de soi. N’est-il pas pour le moins paradoxal
de prétendre documenter des manières partagées d’être, de faire, de sentir ou
de penser – la défi nition même d’un phénomène culturel – à partir de com-
portements qui, par essence, sont aussi intimes que singuliers et qui mettent
en branle une mémoire et des aff ects profondément personnels ? Pourtant,
arrivé au terme de l’ouvrage, je ne doute pas que le lecteur sera convaincu par
2. Thomas Nagel, « What is it like to be a bat ? », The Philosophical Review, 1974, 83, p. 435-50.
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