![](//s1.studylibfr.com/store/data-gzf/7327cec731195128d4f635162bc8cedf/1/003934930.htmlex.zip/bg5.jpg)
5
Maurice Regnaut
B
AMBA
(1994)
(Extraits)
Mais depuis longtemps, très longtemps, sais-tu ce qu’est pour moi l’enfance ?
Il y a là-bas, dès que pour le voir je ferme les yeux, fixe et toujours le même, il y a loin là-
bas, infiniment loin, ce point lumineux, tout au fond du noir, dont à volonté, dont instantanément je peux
à nouveau être proche. À nouveau, devant ce grand feu qui n’est fait que de sa propre humaine clarté, à
nouveau seul au centre, assis sur les talons, les bras sur les genoux, la tête nue et baissée, à nouveau c’est
lui, le cavalier blanc, c’est tout autour de lui son peuple, accroupi, couché ou debout, c’est dans l’ombre,
autour d’eux, leurs chevaux qu’on distingue à peine, et son cheval à lui, au beau milieu, tout blanc encore.
Et moi, du même point toujours, toujours un peu à droite au-dessus du cavalier dont je ne vois jamais que
le grand dos blanc, longuement je les regarde tous, tous inconnus, tous intimement, tous immobilité et
tous silence, et puis soudainement tout a disparu, loin là-bas, infiniment loin, tout n’est à nouveau qu’un
point lumineux.
Ce feu vivant au cœur du noir, cette peuplade autour de son chef, sans un mot, sans un
geste, absorbée entièrement dans une seule et dans une même pensée, oui, le voilà, ce qu’est l’enfance,
pour moi, cette tribu en attente au fond de l’énorme nuit triste.
Et de temps à autre, et sans rien vouloir, je ne sais comment, je ne sais pourquoi je me re-
trouve avec eux, soudain, près du feu, sans lever la tête ou même la tourner le cavalier me fait signe de la
main, je m’avance et tous les autres viennent vers moi, tout s’anime, une lumière envahit tout de l’inté-
rieur, tout, la clarté aussi bien que l’ombre, et c’est de bonheur que tout vibre. On m’entoure, on me tou-
che, on me parle, et je ne vois pas parler, j’entends simplement, j’écoute chaque sourire, face à moi.
« Rappelle toi » me dit celui-ci, celui-là me répète une fois de plus: « Tu ne te souviens pas ? », cet autre à
son tour me prend par le bras : « Tu ne peux pas avoir oublié», rien pourtant, rien, je ne me rappelle rien.
Que peut signifier aussi se souvenir, quand c’est le souvenir qu’on a pour demeure ? Et nous sommes ain-
si combien de temps ensemble, insensiblement tout se trouble, est-ce trop peut-être, à force, est-ce autre
chose, déjà, un instant plus tard c’en est fait, tout a pris fin, tout, je suis seul.
Mais là-bas, je sais, loin, infiniment loin, là-bas, autour du feu, immobiles, silencieux,
c’est à moi qu’ils ne cessent de penser, tout au fond de la nuit, c’est moi qu’ils attendent.
………………………………………………………………………………………………
………………………………………………………………………………………………………………