1. Bédier 1909:296.
45
4. Délimitation du corpus et classification des textes
Le cadre référentiel fourni dans le chapitre précédent sert de base à
la délimitation de notre corpus. Comme point de départ, je le répète, j'ai
pris les textes choisis par Bédier, Oeding et Schöber. Les chansons ainsi
sélectionnées sont inscrites sur une liste, comprenant pour chaque texte le
numéro Raynaud-Spanke, l'incipit et, le cas échéant, l'auteur. Viennent
ensuite, également pour chaque chanson, les numéros renvoyant aux diffé-
rents thèmes et motifs tels que nous les avons classés par catégories au
chapitre précédent. Cette liste fera ressortir la répartition des référen-
ces au cadre historique de la croisade ainsi qu'à la thématique tradition-
nelle de la fin'amor dans les poèmes individuels, révélant ainsi l'organi-
sation interne du genre. Cette approche a également l'avantage de nous
fournir les éléments utiles pour séparer les chansons de croisade 'authen-
tiques' d'avec les cas limites, donc pour la constitution définitive du
corpus. Afin de ne pas trop interrompre la lecture, on trouvera la liste
complète aux pages 185-7. Pour illustrer la méthode de travail, j'analyse-
rai ici la chanson Oiés, seigneur, pereceus par oiseuse.1 Dans la première
strophe, le poète évoque la passio Christi, notre thème no 4b. Après cette
allusion à la mort du Christ, il rappelle à ses auditeurs qu'un jour eux
aussi doivent mourir; voilà le memento mori, thème no 4e. Ceux qui se sont
réconciliés à temps avec leur créateur seront accueillis au paradis (16),
promesse qui est répétée à la fin de la dernière strophe (thème no 4k). Aux
vers 17-24, le poète fait allusion au jugement dernier (thème n
o 4i),
suggérant que les hommes qui n'auront pas pris la croix (thème no 1a) le
regretteront. Vient ensuite l'appel à la croisade proprement dit: Outre la
mer (25, référence 2e), en sainte terre (25, référence 2c), les croisés
doivent réclamer leur iretaje (26, thème 2a=4c). Cette analyse rapide nous
apprend que la chanson Oiés, seigneur, pereceus par oiseuse est
caractérisée par une prédominance de matériel propagandiste de caractère
religieux (notre catégorie n
o 4). En outre, elle contient une allusion
explicite à la prise de la croix, ainsi que plusieurs termes spécifiques
renvoyant au territoire à reconquérir. Il y a donc tout lieu de croire que
la chanson Oiés, seigneur... est à considérer comme une chanson de croisade
proprement dite.
Chaque chanson a fait l'objet d'une telle analyse. Les données ainsi
obtenues ont été rangées dans l'inventaire à la fin du chapitre. Cet inven-
taire fait ressortir que dans certains textes les références à la croisade
sont si peu nombreuses et d'apparence si insignifiantes que l'on est en
droit de se demander s'il s'agit de chansons de croisade proprement dites
ou simplement de chansons qui, sur un axe secondaire, contiennent une ou
plusieurs références au cadre historique des croisades. Comme il est im-
possible d'analyser toutes les chansons dans un chapitre dont le seul
objectif est de délimiter un corpus et d'en révéler la structure interne,
j'ai isolé les textes qui, d'après l'inventaire, seraient à considérer
comme des cas limites. Evidemment, c'est une sélection arbitraire, motivée
avant tout par des raisons pratiques: des arguments quantitatifs ne peuvent
jamais être invoqués pour retenir ou rejeter tel ou tel poème, puisque
certaines références suffisent à elles seules pour ancrer une chanson dans
2. Je tiens à souligner que la présence de pareils éléments ne
suffit quand-même pas pour faire insérer de façon automatique un
texte dans le corpus à étudier ici. Tout dépend de la relation
entre l'élément en question et l'intentio du texte.
3. Notons que j'emploie le terme dans un sens légèrement différent
de l'interprétation généralement acceptée. A l'époque romantique
le concept d'intentio (dans le sens d'intention de l'auteur) a été
exploité par des critiques pour qui l'oeuvre littéraire est
l'expression de l'individualité de l'auteur. Inutile de dire qu'il
serait paradoxal d'utiliser un tel concept en rapport avec une
poésie registrale. On sait que le poète qui exploite un tel re-
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l'historicité des grandes expeditiones in armis en Orient.2 Leur présence
crée un cadre spécifique à l'intérieur duquel fonctionnent les autres
constituantes du poème. Un tel encadrement peut être assuré par une
sélection d'éléments pris dans les catégories 1 (termes marquant le voyage
effectif), 2 (termes renvoyant au territoire à reconquérir), 3 (termes
renvoyant à l'ennemi à combattre) et 4 (matériel propagandiste de couleur
religieuse) ou 6 (le modèle édifiant d'un croisé illustre). D'autres
références par contre empruntent leur signification précise à leur contex-
te. Ainsi, la présence d'élements appartenant à la catégorie 5 (matériel
propagandiste de couleur chevaleresque) ne mène pas nécessairement à une
association avec la croisade puisque le côté chevaleresque n'est pas
typique pour les seules expéditions en Orient. Il va sans dire que la caté-
gorie 7 (thématique de la fin'amor) ne contribue pas non plus automati-
quement à établir une relation entre le texte et le contexte historique de
la croisade. Pour ce qui est de la fonctionnalité de ces éléments, il est
évident que ce n'est pas leur nombre et/ou fréquence mais leur insertion en
texte qui détermine leur statut. C'est que leur valeur référentielle exacte
ainsi que leur impact dépendent du contexte.
Il est donc évident — et je tiens à le souligner encore une fois —
que le corpus ne peut pas être délimité avec une approche quantitative du
type 'si un texte contient tant et tant de thèmes qu'on peut associer à une
croisade, il fera partie du corpus'. Pour illustrer le problème que susci-
terait une telle méthode il suffit de penser à la chanson Ahi! amours, con
dure departie de Conon de Béthune. L'auteur y utilise des termes 'neutres'
comme pelerinage (27) et voiage (32) qui, en principe, peuvent renvoyer à
n'importe quel déplacement. Il en est de même du thème de la conversio
morum qu'on rencontre bien souvent dans des textes moraux qui n'ont rien à
voir avec la croisade. Bien que ces trois éléments figurent dans mon schéma
il s'agit des numéros 1b, 1c et 4f — leur présence ne suffit pas pour
associer le texte qui les abrite aux expéditions en Orient. C'est le vers
17 (Diex est assis en son saint hiretage), combiné avec une exhortation
d'aller en Surie (9) pour y faire chevalerie (14), qui fournit la mise en
situation nécessaire pour donner aux autres motifs la connotation requise.
C'est donc le contexte qui détermine la valeur référentielle des motifs
individuels.
L'exemple du poème de Conon de Béthune montre bien que la seule
présence de quelques mots ne suffit pas pour faire entrer tel ou tel texte
dans le corpus. Leur fréquence ne jouera pas non plus de rôle déterminant.
Le moyen le plus efficace de résoudre ce problème est de postuler
l'existence, au sein du poème, d'une intentio,3 et puis d'analyser les rap-
gistre doit respecter les limites que lui imposent les conventions
inhérentes au registre préféré. Par conséquent, l'intentio se
manifestera au niveau du choix du registre, plutôt qu'au niveau
des textes individuels parce que la création de ces textes est
pour la plus grande partie détérminée par le code littéraire qui
gouverne le genre auquel ils appartiennent. Partant, il est en
principe possible pour le lecteur moderne de reconstruire, dans
une certaine mesure au moins, l'intentio d'un genre; pour la
chanson de départie par exemple, l'intentio serait l'expression de
douleur causée par le départ d'un être aimé. Reconstruire
l'intentio des textes individuels ne se ferait pas sans problèmes
puisqu'en fait ces textes ne sont que différentes actualisations
d'une même intentio. Pour la littérature médiévale j'employerais
donc le terme intentio plutôt dans le sens que lui accordaient les
auteurs du Siècle des Lumières. Pour eux, et ici je cite Kurt
Mueller-Vollmer, ”the author's intention is not an expression of
his personality but relates to the specific genre of writing he
intended to produce. ... To judge a book by its authorial
intention thus meant to ascertain the degree to which its author
had succeeded in adhering to the generic requirements of the
particular discourse he had chosen.” (1985:4) Une telle théorie,
qui donne au concept de l'intentio une valeur surtout objective et
générique, peut être appliquée avec succès à une poésie
registrale. Cependant, pour pouvoir utiliser le terme intentio
pour des textes isolés j'ai dû transférer l'accent de 'intention
auctorielle' à 'intention textuelle'.
4. J'utilise ici le terme de message comme synonyme de communica-
tion, dans le sens de 'chose que l'on communique'. Ici je m'écarte
donc quelque peu de Paul Zumthor qui a défini le terme de message
comme 'texte en tant qu'énoncé'.
5. Voir par exemple la chanson Li nouviauz tanz et mais et violete
du châtelain de Coucy discutée aux pages 55-6.
47
ports entre celle-ci et les éléments constituants qui la véhiculent. Par le
terme d'intentio, on entendra l'axe principal de l'expression poétique,
l'épine dorsale du message4 emis et communiqué par le poète, dont on
supposera qu'il soit unitaire, cohérent et récupérable. Si l'on enlève une
des constituantes de cette épine dorsale, le poème s'effondrera et le lec-
teur/auditeur moderne se trouvera dans l'impossibilité d'en reconstruire le
message original dans toute sa cohérence. S'il se trouve que la référence à
la croisade est strictement indispensable à l'intentio du poème telle que
nous la concevons, il semblera légitime de conclure que la réalité histori-
que de la croisade a été une condition nécessaire pour la création de ce
poème, ce qui justifiera sa qualification comme chanson de croisade. En ap-
prochant de la sorte la problématique inhérente à la délimitation du
corpus, on peut apprécier à leur juste valeur les constituantes ainsi que
leurs effets connotateurs. Car il est donc possible qu'une seule référence
influence l'interprétation d'une chanson entière.5 Voilà pourquoi les chan-
6. Bédier 1909:135.
7. Payen 1974:251.
8. Bédier 1909:271.
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sons isolées d'abord par des critères quantitatifs feront ensuite l'objet
d'une analyse qualificative qui doit motiver ou bien leur rejet ou bien
leur acceptation. Reste à noter ici que parfois des données extra-textuel-
les viennent en aide pour déterminer la valeur référentielle de tel ou tel
élément dans un poème. C'est, entre autres, le cas de quelques détails dans
un texte attribué au châtelain de Coucy.
Compte tenu des remarques précédentes, je me propose de délimiter le
corpus à partir du critère suivant: La référence à la croisade, quelque
forme qu'elle épouse, doit être liée à l'intentio du texte et influencer
son interprétation.
Les textes qui, du point de vue quantitatif, semblent être des cas
limites seront groupés en deux catégories afin de faciliter la discussion.
J'analyserai d'abord les chansons caractérisées par une prédominance
d'éléments courtois. A trois exceptions près elles contiennent des référen-
ces si vagues qu'il faut avoir recours à des données extra-textuelles pour
arriver à un jugement motivé. Ensuite, je discuterai deux textes polémiques
où la thématique de la croisade semble moins évidente.
La première chanson qui se fait remarquer dans l'inventaire produit
aux pages précédentes est celle intitulée Aler m'estuet la u je trairai
paine du châtelain d'Arras.6 Le schéma suggère que la thématique de la
fin'amor prédomine dans ce texte où l'on ne trouve que deux références à la
croisade, à savoir les numéros 2d (spécification géographique) et 4b
(passio Christi). Cependant, une lecture de la première strophe suggère
déjà que la référence au voyage est le déclic qui inspire la chanson:
Aler m'estuet la u je trairai paine,
En cele terre ou Diex fu travelliés;
Mainte pensee i averai grevaine,
Quant je serai de ma dame eslongiés; (1-4)
Dès le début on voit s'établir un lien entre le poème et la réalité
extra-textuelle. La référence à la terre ou Diex fu travelliés assure une
mise en situation conditionnant l'appréciation de tout ce qui suit. Contre
l'arrière-plan des croisades, le poème élabore le thème de la séparation
physique qui, en réalité, n'est qu'une variante du thème traditionnel de la
distance hiérarchique qu'on trouve dans la cansó.7 Malgré sa présence
apparemment minime, la guerre en Orient est liée à l'intentio:
l'élaboration de la thématique de la fin'amor, qui présuppose un manque
fondamental, est réalisée à partir d'un élément fourni par le contexte
historique donné par les vers 1-2. Ce texte est donc à considérer comme une
chanson de croisade.
La chanson anonyme Novele amors s'est dedanz mon cuer mise8 se
présente également comme un cas limite; mon inventaire suggère que les
thèmes et motifs liés à l'expression de la fin'amor y prédominent, impres-
sion qui semble être confirmée par le début du texte, où le poète déclare
qu'un nouvel amour l'incite à chanter:
9. Schöber 1976:20.
10. Stickney 1879:75.
11. Borricand 1968:39 sqq.
12. ibid. 41.
49
Novele amors s'est dedanz mon cuer mise,
Qui me semont de faire novel chant; (1-2)
Ce n'est pourtant pas un chant bien joyeux. Bien que l'amant n'ait
pas encore perdu l'espoir qu'un jour Amour comblera ses désirs, son opti-
misme est tempéré par la certitude qu'il ne peut pas échapper au destin qui
le mènera loin de la femme aimée. Les références à la croisade se mêlent à
l'expression des sentiments amoureux:
Car se j'estoie encor oltre la mer,
Se voil je bien a ma dame penser (18-9)
Se je m'en vois en terre de Sulie
Por ce ne vuell de li mon cuer oster, (22-3)
Ma volentez n'est mie tote moie;
Nostre Seignor me covendra servir. (30-1)
Ce sont surtout les derniers vers qui font clairement ressortir le
fait que la fin'amor risque d'être obnubilée par l'ombre de la croisade. A
la fin du texte, le poète est forcé de reconnaître que son amour est voué à
l'échec et qu'il ne lui reste que mourir en fins amanz (35). On peut
reprendre ici le jugement de Schöber: Die Minnethematik ist vorherrschend,
doch steht sie unter dem Aspekt der notwendigen Trennung von der Dame.9 Les
références à la croisade sont liées à l'intentio du texte et déterminent
son interprétation. Par conséquent, ce texte fera partie de mon corpus.
Une autre chanson qu'il faut mentionner dans ce contexte est le poème
Elas(se)! pour quoy, mestre de Rodes qui nous est parvenu dans un manuscrit
datant du début du XVe siècle.10 Le poète a trouvé son inspiration dans la
situation dans l'île de Rhodes où les chevaliers de Malte s'étaient
installés dans les premières décennies du XIVe siècle.11 Ils devaient y
faire face à de nombreux ennemis, Seldjoukides, Mamelouks baharites, puis
bordjites, Mongols et Tartares, Ottomans.12 Notre poème chante la douleur
d'une jeune fille qui reproche au maître de Rhodes de l'avoir séparée de
son ami, li plus jolis de trestut ses qui la cros porten. Malgré l'origine
tardive de cette chanson, Oeding et Schöber l'ont acceptée dans leurs cor-
pus. J'en ferai de même, ceci en dépit du fait qu'elle ne circule pas dans
l'orbite d'une de ces grandes croisades des XIIe et XIIIe siècles. Les che-
valiers qui séjournaient dans l'île de Rhodes appartenaient à un ordre
chevaleresque qui trouva son origine dans la croisade même. Héritiers des
idéaux de l'ancien ordre des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, offi-
cialisé par une bulle pontificale en 1113, les chevaliers de Malte symbo-
lisent la continuation de l'esprit de croisade bien au-delà de l'époque de
la croisade proprement dite. Mais revenons à la chanson. Le sujet lyrique
est féminin: il s'est lancé dans l'expression poétique de l'angoisse qu'il
ressent devant l'absence de son ami. Le déclic poétique est donc la sépara-
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