Lionel Jospin : La relation franco-américaine Convergences et divergences atlantiques Ran Halévi, Jed Rubenfeld Marcel Gauchet : Le problème européen Ulrich Beck : Comprendre l’Europe telle qu’elle est Maxime Lefebvre : L’Europe politique est-elle encore possible ? Krzysztof Pomian : Pour un musée de l’Europe Emmanuel Devaud : La France qui va André Ropert : Réflexions sur la conjoncture politique française Philippe d’Iribarne : Intégration des immigrés : singularités françaises Agnès Echène : Haine de la vieillesse Les responsabilités de la science Dominique Bourg et Kerry H. Whiteside, Jean-Pierre Dupuy, Étienne Klein numéro 129 mars-avril 2004 Extrait de la publication mars-avril 2004 numéro 129 Directeur: Pierre Nora CONVERGENCES ET DIVERGENCES ATLANTIQUES 4 17 27 Lionel Jospin: La relation franco-américaine. Jed Rubenfeld: Deux visions de l’ordre mondial. Ran Halévi: France-Amérique. La scène primitive d’une mésintelligence pacifique. EUROPE 50 67 76 89 Marcel Gauchet: Le problème européen. Ulrich Beck: Comprendre l’Europe telle qu’elle est. Maxime Lefebvre: L’Europe politique est-elle encore possible ? Krzysztof Pomian: Pour un musée de l’Europe. Visite commentée d’une exposition en projet. FRANCE 102 111 123 136 Emmanuel Devaud: La France qui va. André Ropert: Réflexions sur la conjoncture politique française. Philippe d’Iribarne: Du rapport à l’autre. Les singularités françaises dans l’intégration des immigrés. Agnès Echène: Haine de la vieillesse. LES RESPONSABILITÉS DE LA SCIENCE 144 153 175 Étienne Klein: La science en question. Dominique Bourg, Kerry H. Whiteside: Précaution: un principe problématique mais nécessaire. Jean-Pierre Dupuy: Le problème théologico-scientifique et la responsabilité de la science. Extrait de la publication Nous poursuivons, avec les trois articles Convergences et divergences réunis ici, l’exploration de ce qui constitue l’axe déterminant de notre présent: les rapports transatlantiques. Le 11 Septembre a fonctionné comme un révélateur: il a fait atlantiques apparaître une dérive des continents dont la nature et les conséquences ne sauraient être scrutées de trop près. Nous continuerons. Lionel Jospin expose la vision de la relation franco-américaine que lui suggèrent à la fois l’histoire, son expérience politique et les développements de la récente crise irakienne. Jed Rubenfeld propose une interprétation originale de la différence des conceptions du droit international qui se sont affirmées de part et d’autre de l’Atlantique depuis 1945. Elles s’enracinent, montre-t-il, dans des lectures opposées de la même expérience du conflit mondial, en ce qui concerne les liens entre droit et démocratie. Ran Halévi, enfin, remonte aux sources de l’incompréhension amicale qui prévaut si souvent entre la France et les États-Unis. Elle est d’origine, fait-il ressortir; elle est donnée dès la Révolution française. La scène primitive recèle le secret de la suite. Extrait de la publication Lionel Jospin LA RELATION FRANCO-AMÉRICAINE Le présent article reprend le texte d’une conférence prononcée à Harvard le 4 décembre 2003. Je remercie Stanley Hoffmann, de l’université Harvard, et Suzanne Berger, du Massachusets Institute of Technology, de leur invitation. J’ai choisi de vous parler de la relation entre la France et les États-Unis : puisqu’elle traverse un moment difficile, il faut rechercher les occasions de s’expliquer. Il est vrai qu’il n’est pas toujours aisé d’aborder de façon équilibrée et raisonnable la relation entre les États-Unis et la France. On l’idéalise au passé et on la noircit au présent. D’un côté, invoquant les figures illustres de Benjamin Franklin, de Thomas Jefferson, de Beaumarchais ou de La Fayette, on transforme en idylle le processus politique et diplomatique en réalité très complexe qui a conduit la France à vos côtés dans la guerre d’Indépendance. Or, ni la France monarchique de l’Ancien Régime ni celle de la Terreur révolutionnaire débouchant sur le césarisme de Bonaparte ne pouvaient se trouver tout à fait en symbiose avec la jeune République démocratique américaine, malgré nos références communes aux Lumières. Lionel Jospin a été Premier ministre de 1997 à 2002. Extrait de la publication De l’autre côté, comme si vous et nous étions infidèles à cet âge d’or mythique et virtuel, dès qu’apparaissent entre nous des problèmes ou des désaccords, ceux-ci sont dramatisés. Ce fut le cas à plusieurs reprises, sous de Gaulle mais aussi avec Mitterrand à l’époque de la guerre froide et du monde bipolaire. Cela semble se reproduire aujourd’hui dans le monde unipolaire où s’affirme sans ambages la puissance américaine. On explique souvent l’ambivalence de la relation francoaméricaine par le fait que nos pays, toute question de puissance mise à part, ont tous deux des approches universalistes du monde, sans qu’elles coïncident toujours. C’est vrai. Il y a peut-être une autre explication pour la difficulté que nous avons parfois à nous comprendre : l’absence d’immigration française aux États-Unis au XIXe et au XXe siècle. La misère et l’oppression n’ont pas été telles chez nous qu’elles aient conduit mes compatriotes à quitter massivement leur pays. Les Anglais, les Irlandais, les Italiens, les Portugais, les Nordiques, les Grecs, les Allemands, les Polonais et les populations juives d’Europe de l’Est ont nourri les grands courants migratoires venus aux États-Unis. Nous sommes restés étrangers au melting-pot né de la grande migration. Nous n’avons pas connu les États-Unis modernes de l’intérieur. Vous-mêmes n’avez jamais eu pendant cette époque à intégrer une vaste communauté française qui aurait été chez vous comme un écho de ce que nous sommes. Mais l’histoire nous livre un autre constat tout aussi singulier et que j’ai plaisir à rappeler : nous n’avons jamais été ennemis. Vous avez été en guerre avec l’Angleterre, l’Espagne, l’Allemagne, l’Italie, la Chine, le Japon et, d’une certaine façon, avec la Russie. Jamais avec la France. Nous sommes donc des amis, mais des amis qui trop souvent se caricaturent l’un l’autre. Pour nous défaire de ces caricatures, il nous faut refuser l’anti-américanisme ; il vous faut ne pas céder à la francophobie. L’anti-américanisme, culturel ou politique, participe depuis longtemps à un certain imaginaire français. Au XIXe siècle, il a pris naissance, autour de la figure du Yankee, quand s’est Extrait de la publication 5 Lionel Jospin La relation franco-américaine 6 Lionel Jospin La relation franco-américaine révélée la puissance américaine. Il s’est confondu souvent avec le fantasme d’une domination des Anglo-Saxons (Américains, Anglais, Allemands) qui s’uniraient contre la latinité. Au XXe siècle, il a été porté par le parti communiste solidaire de l’URSS et critique du capitalisme. On le trouve aussi dans les mouvements gauchistes dénonçant la guerre du Vietnam et l’impérialisme. Aujourd’hui, il est présent, à gauche comme à droite, dans les courants nationalistes et souverainistes. Pourtant, l’anti-américanisme n’est pas dominant chez mes compatriotes. Ceux-ci gardent une profonde gratitude pour l’engagement des États-Unis dans les deux guerres mondiales où s’est joué notre destin. Ils mesurent la protection que vous avez représentée pour les Européens face à la menace du totalitarisme. Ils sont sensibles au dynamisme et à la force créative de votre peuple. Ils s’imprègnent – en particulier les jeunes – de votre culture et de vos modes de vie, bien qu’ils prétendent parfois les subir. Les Français aiment l’Amérique au point de la vouloir souvent différente. Gardez-vous vous-mêmes de la francophobie. Quand nous exprimons un désaccord avec vous, ne croyez pas forcément ceux qui nous prêtent les motivations les plus mesquines : la jalousie d’une ancienne grande puissance, l’aigreur d’un pays qui serait en déclin ou encore les préoccupations mercantiles d’un concurrent retors. Quand il s’agit, par exemple, de contentieux économiques (dans l’aéronautique, la sidérurgie ou l’agriculture), admettez que nous puissions défendre des intérêts nationaux ou européens légitimes. Lorsque le débat porte sur des problèmes internationaux aigus ou sur l’organisation du monde compliqué dans lequel nous vivons, faire valoir à certains moments une approche différente n’est pas forcément la marque d’une hostilité mais peut présenter de l’intérêt pour vous. D’ailleurs, nous ne disons souvent que ce qu’expriment une partie des Américains. Aujourd’hui, sur la conception des relations internationales, il m’arrive de penser que loin d’être des anti-Américains nous sommes plutôt des Américains… wilsoniens. À cet égard, examinons d’abord la crise irakienne puis- Extrait de la publication qu’elle a mis à l’épreuve la relation et même, au dire de certains, l’amitié franco-américaine. La France, on le sait, n’a pas approuvé l’intervention militaire en Irak. Cette position française a été appuyée massivement par notre opinion publique. S’il y a eu un débat chez nous, il a concerné la forme, le style de notre diplomatie, visà-vis de votre pays ou de certains de nos partenaires européens. Il n’a guère donné lieu à des désaccords sur le fond. Écartons d’abord les interprétations erronées de notre position. Il n’y a pas, de notre part, de refus de principe d’intervenir militairement aux côtés des États-Unis. Nous l’avons fait en 1991 dans la guerre du Golfe. J’étais alors ministre : j’ai été favorable à cette intervention. Nous avons été présents à nouveau au Kosovo en 1999, puis en Afghanistan en 2001, lorsque vous avez frappé le sanctuaire d’al-Qaida chez les talibans, après l’effroyable attentat du 11 Septembre qui a bouleversé les Français. J’étais Premier ministre à l’époque et j’ai été coauteur de ces décisions, avec le président de la République. En ce qui concerne l’Irak, nous n’avions pas d’indulgence pour le régime de Saddam Hussein dont nous connaissions la férocité et que j’ai toujours, pour ma part, dénoncé. Nous ne cherchions pas non plus à préserver des intérêts économiques particuliers. Nous avons comme vous respecté l’embargo. Et comme ce sont les entreprises américaines qui sont aujourd’hui actives en Irak, si nous avions voulu servir les nôtres, nous aurions dû vous suivre. Enfin, nous n’ignorions pas le danger possible représenté par l’Irak. C’est pourquoi nous avons systématiquement joué le jeu des inspections et des contrôles internationaux. Il faut donc considérer les raisons effectives pour lesquelles nous n’avons pas été favorables à cette intervention militaire. Tout d’abord, nous ne pensions pas que l’Irak était, pour les États-Unis comme pour l’Europe, un danger véritable. C’était un pays hostile, sans doute, mais pas une menace militaire. Un pays contrôlé depuis dix ans comme il l’était ne pouvait disposer d’armes de destruction massive. Il ne semble pas, au jour où je parle, que nous nous soyons trompés. 7 Lionel Jospin La relation franco-américaine 8 Lionel Jospin La relation franco-américaine Ensuite, nous ne considérions pas une intervention militaire en Irak comme une suite logique des attaques terroristes du 11 septembre 2001. L’expédition en Afghanistan relevait de la légitime défense. L’Irak était un autre cas. Nous l’avons d’ailleurs dit à vos dirigeants dès cette époque quand ils ont évoqué ce projet. Les liens entre le pouvoir de Saddam Hussein et al-Qaida étaient loin d’être évidents. Quant à la lutte indispensable contre le terrorisme, elle relevait, selon nous, bien plus d’une action globale, diversifiée et continue contre des réseaux internationaux que d’une intervention en Irak. Cette lutte, nous la menons à vos côtés depuis les premiers instants et elle doit se poursuivre. En outre, nous avions avec vous une divergence de principe sur le droit pour un État, quel qu’il soit, d’engager des actions militaires préventives contre un autre État, au nom d’une conception subjective et extensive de la légitime défense. Pour nous, et par référence au chapitre VII de la charte des Nations unies, l’ONU et le Conseil de sécurité restent l’instance qui codifie et légitime le recours à la force. Enfin, nous ne pouvions pas accueillir sans précaution l’argument ultime donné pour l’intervention : celui d’une instauration de la démocratie en Irak. Bien sûr, promouvoir la démocratie à l’échelle internationale est un objectif commun et l’effondrement de la dictature de Saddam Hussein ne peut que nous réjouir. Mais peut-on décider une « intervention démocratique » dans un cas unique ? Et pourrait-on, sans bouleverser les relations internationales, fonder désormais un droit d’intervention militaire dans tout pays sur la nature non démocratique de son régime, en balayant le principe de souveraineté ? C’est peu vraisemblable. Il reste à savoir aussi si la démocratie peut être exportée de l’étranger sur la base d’une intervention militaire. La comparaison avec l’Allemagne, voire avec le Japon de 1945, ne nous paraît pas pertinente. Un pays dévasté par des décennies de dictature, ethniquement et religieusement divisé, sans société civile vivante, où les partis politiques n’existent pas, où la légitimité des leaders est à construire mais où peuvent flamber toutes les passions du monde islamique, est une terre Extrait de la publication où il sera difficile d’implanter la démocratie. Nous appréhendions donc que la paix soit plus difficile à gagner que la guerre, que le chaos soit plus probable que l’ordre, que les soldats de la coalition soient regardés plus comme des occupants que comme des libérateurs. Pour tout dire, nous craignions que l’intervention ne débouche sur une situation extraordinairement difficile et complexe. Nous y sommes. Et nous sommes aussi face à un dilemme. Le vôtre est le plus dramatique, car vous êtes exposés sur le terrain. Vous devez éviter un enlisement coûteux en vies humaines et en moyens que votre opinion, malgré tout son patriotisme, ne supporterait peut-être pas. Mais vous ne pouvez pas non plus quitter l’Irak dans des conditions qui démentiraient vos objectifs affichés : la démocratie dans le pays, une stabilité accrue dans la région. Il vous faut donc trouver le chemin de la réussite. Notre dilemme est moins crucial. Car si nous n’avons pas voulu votre intervention en Irak, nous souhaitons votre succès. En tant qu’amis, en tant qu’alliés, comme démocratie, nous savons bien que votre échec serait un échec plus large. Dans le même temps, nous ne pouvons que rester fidèles aux principes et aux méthodes auxquels nous croyons pour régler les conflits dans la vie internationale. La seule voie qui s’ouvre est celle qui consiste à transférer aux Irakiens, par le biais de personnalités aussi représentatives que possible, les éléments d’un pouvoir réel avant de demander au peuple de ce pays de se prononcer par des élections libres. Il est trop tôt pour savoir comment se soldera l’intervention militaire de la coalition. Mais déjà une première conclusion émerge : même une puissance supérieure peut trouver des limites à son action, qui tiennent à la complexité de la réalité. En Irak, les obstacles ne sont pas de nature militaire, ils tiennent aux données culturelles, sociales et politiques, qui sont si difficiles à changer. C’est là où les arguments des intellectuels et experts néo-conservateurs se révèlent simplificateurs et dangereux car, paradoxalement pour des réalistes, ils négligent la force de certaines réalités. Ceux qui disent préférer 9 Lionel Jospin La relation franco-américaine 10 Lionel Jospin La relation franco-américaine Hobbes à Kant sont peut-être trop pessimistes sur l’état du monde, mais sans doute trop optimistes sur la possibilité pour les États-Unis de l’ordonner seuls. Cette expérience cruciale en Irak, première véritable confrontation pour vous dans le monde d’après la disparition de l’URSS, nourrira certainement votre réflexion sur la façon de jouer votre rôle dans le monde. Elle peut aussi éclairer la relation franco-américaine. La relation entre nos deux pays est sans nuages au plan bilatéral. Nous pouvons discuter des conditions de la compétition entre Boeing et Airbus, des protectionnismes comparés de nos deux agricultures, de « l’exception culturelle » française ou de la difficulté de distribuer nos films aux ÉtatsUnis. Il est agréable de constater, d’ailleurs, qu’entre la France et les États-Unis il y a peu de contentieux et pas de conflits directs. De plus, dans les panels de l’OMC ou dans les conférences ministérielles de Seattle, Doha ou Cancún, ce n’est pas avec la France mais avec l’Union européenne que les oppositions se constatent et que les négociations se mènent, puisqu’il existe en Europe une union douanière et une politique commerciale commune. Quant à nos institutions politiques ou aux modes d’organisation de nos sociétés, ils ne font pas l’objet de disputes. Nos philosophes et nos sociologues en débattent. Ils s’interrogent légitimement sur les raisons et les formes de l’essoufflement démocratique que ressentent nos deux pays. Mais nous nous savons assez semblables dans nos valeurs et assez différents dans nos façons de les faire vivre pour ne pas avoir de raisons de chercher chez l’autre un modèle. Nous nous acceptons tels que nous sommes. Les divergences entre nous, plus aiguës depuis l’année 2000, portent en réalité sur la vision et la gestion des relations internationales. Le problème n’est pas celui de la puissance américaine : pour nous comme pour les autres, cette puissance est un fait. Par leur écrasante supériorité militaire, par leur poids économique, par leur avance technologique, par leur influence culturelle et linguistique, les États-Unis occupent dans le Extrait de la publication monde une place unique et sans précédent. Il est naturel que leur puissance s’exerce. D’autant que si l’Amérique est une superpuissance, elle n’est pas un empire. Son influence n’est pas, sauf exception, fondée sur une domination directe, sur une occupation physique ou sur une souveraineté imposée. Ni l’Empire romain ni celui des Tsars, encore moins ceux des puissances coloniales européennes, ne sauraient servir de référence. D’ailleurs, votre organisation politique interne, son équilibre – parfois paralysant – des pouvoirs, ces fameux checks and balances ne sont pas compatibles avec une structure impériale. En réalité, les États-Unis restent un État-nation ; mais dont la puissance n’a pas de frontières et s’exprime à l’échelle du monde. La puissance américaine n’est donc pas discutée. Mais il y a partout un débat sur son usage. Et là commence, entre Américains et Français, entre Américains et Européens, sans doute aussi avec d’autres, un malentendu, qui est lié au rapport entre l’intérêt national et les obligations internationales de chacun. Les États-Unis savent qu’ils ont souvent le pouvoir d’agir seuls. Ils ont constaté que leurs alliés, notamment les Européens, n’avaient pas toujours la volonté d’agir par eux-mêmes, en assumant les risques et les coûts de l’action. Les Américains ont ainsi le sentiment de porter seuls un fardeau, en particulier au plan des dépenses militaires, pour la défense d’un certain ordre mondial. Ils pensent que cela leur confère des droits. Mais vos partenaires sont loin de toujours souhaiter que vous vous chargiez d’un tel fardeau, par exemple lorsqu’il s’agit du système antimissiles, voire de l’intervention en Irak. Les Américains se plaignent aussi d’un certain paradoxe : d’un côté, on les critique pour leur interventionnisme, par exemple en Amérique latine, de l’autre, on leur reproche de ne pas assez intervenir, par exemple entre les Israéliens et les Palestiniens. Aussi, les États-Unis, qui ont été défiés le 11 Septembre, qui se sentent puissants et craignent d’être entravés, ont aujourd’hui la tentation de s’affranchir de règles jugées paralysantes. Cela, bien entendu, nous préoccupe. Je comprends que les États-Unis puissent être surpris qu’on leur demande 11 Lionel Jospin La relation franco-américaine 12 Lionel Jospin La relation franco-américaine à la fois de dominer moins et d’exercer davantage leurs responsabilités. Mais cette exigence, irritante, ne va-t-elle pas dans le sens même de l’idée, si ancienne chez vous, que votre nation a une mission ? Et la sagesse ne consiste-t-elle pas, pour une grande puissance démocratique, à rechercher comment la poursuite de son intérêt national peut rejoindre l’intérêt général ? C’est ici la question de l’unilatéralisme et du multilatéralisme qui se pose. Nous avons construit ensemble, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un système d’institutions et de droit internationaux qui, après s’être étoffé, reste en place aujourd’hui. Il doit beaucoup d’ailleurs aux idées américaines. Est-il caduque, sous prétexte que l’URSS n’est plus et que le terrorisme islamiste nous défie ? Je ne le crois pas. A-t-il vieilli ? Sans doute. Mais quelles conclusions en tirer ? Faut-il le perfectionner ou opérer un retour en arrière vers les conceptions nationalistes que vous avez tant critiquées chez les États européens à la fin du XIXe siècle et dans les premières décennies du XXe ? Ce serait à mon sens opérer ce que, m’inspirant d’un article de Stanley Hoffmann, j’appellerais une régression. Le monde, surtout globalisé, est beaucoup trop complexe et traversé de contradictions pour qu’il puisse s’organiser autour d’un seul pôle. L’idée que les États-Unis s’installent dans une sorte d’exceptionnelle centralité, gérant par coalitions successives un ordre international libéral tout en décidant seuls des actions que leur dicte leur intérêt national, n’est pas raisonnable. Vous ne devez pas céder à la tentation unilatéraliste. Faut-il au contraire un monde multipolaire, selon le terme utilisé volontiers par la diplomatie française ? Essayons d’éclairer ce point. S’il s’agissait de structurer le monde en pôles antagonistes, on ne voit pas où serait le progrès. Mais à nous de concevoir une multipolarité qui soit faite de coopérations et non de confrontations. L’idée régionale peut y contribuer, si celle-ci ne reste pas une exclusivité européenne. Cela s’amorce en Amérique latine et viendra peut-être en Asie. Quant à la Chine et l’Inde, on sait bien que leur poids démographique et leur singularité culturelle impliquent qu’on les associe à un dialogue mondial organisé. Extrait de la publication Pour autant, je ne souhaiterais pas que le débat soit réduit à un choix entre le monde unipolaire et le monde multipolaire. Il ne serait pas bon de limiter l’échange des points de vue aux grands pays et aux ensembles. On n’a pas besoin d’être une puissance pour être un acteur de la vie internationale. C’est pourquoi je préfère me référer au concept de multilatéralisme. En tout état de cause, aucun pays, même le plus puissant, ne peut être totalement protégé de l’extérieur et indépendant des autres. Prenons l’exemple des États-Unis au niveau économique. Le reste du monde dépend directement, on le sait, de la conjoncture américaine. Mais, à l’inverse, vous ne pourriez pas avoir vos actuels déficits budgétaire et commercial, si ceux-ci n’étaient pas financés par les achats, massifs, des bons du trésor américains par des institutions et des ressortissants d’autres pays. Si, hypothétiquement, ceux-ci cessaient de le faire, vous seriez condamnés à des ajustements drastiques et à une forte réduction de la capacité d’emprunt des ménages et des entreprises dans votre pays. En outre, l’hégémonie ne garantit pas le leadership. À la puissance doit s’ajouter la légitimité. Or celle-ci vient aussi des autres, de leur adhésion, d’un accord qui se noue dans la communauté internationale et, précisément, au Conseil de sécurité des Nations unies, pour ce qui concerne le droit de recourir à la force. Au fond, il s’agit maintenant de savoir comment situer la superpuissance américaine dans un système multilatéral rénové. Non pas pour paralyser cette puissance, mais pour faire en sorte que la diversité des points de vue et des intérêts ait une chance d’être prise en compte tout en faisant progresser des valeurs communes. Après tout, il s’agirait de transposer à l’échelle internationale cette philosophie des checks and balances qui est votre marque. L’ONU, organisation de tous les États, reste indispensable. Elle devrait être réformée pour mieux intégrer les évolutions intervenues. Le Conseil de sécurité pourrait être élargi pour compter de nouveaux membres permanents (Allemagne, Japon, Inde, un représentant de l’Amérique latine, de l’Afrique, du monde arabe). Le chapitre VII de la charte gagnerait à être amendé pour légitimer un droit d’intervention, quand une 13 Lionel Jospin La relation franco-américaine 14 Lionel Jospin La relation franco-américaine population est martyrisée. L’usage du droit de veto des membres permanents pourrait être réservé à des raisons vitales. Le débat sur l’unilatéralisme et le multilatéralisme ne se limite pas aux Nations unies. L’actuelle administration américaine a laissé votre pays à l’écart du traité d’interdiction des mines antipersonnel, du traité d’interdiction des essais nucléaires, de la négociation du protocole de vérification de la convention d’interdiction des armes biologiques, du protocole de Kyoto sur les changements climatiques, de la création de la Cour pénale internationale. Cette série de décisions a provoqué des inquiétudes chez beaucoup de vos partenaires. Alors, naturellement, la question de savoir si cette attitude est conjoncturelle, c’est-à-dire propre à une administration particulière, ou si elle pourrait être une donnée structurelle de la politique américaine est, pour les fondements de la vie internationale et pour nous, Européens, tout à fait cruciale. Je ne vous cache pas que je préfère la première hypothèse. Je voudrais, pour finir, aborder rapidement plusieurs sujets qui provoquent des interrogations entre nous et qui justifient donc des échanges. Le premier concerne la dialectique du bien et du mal. Votre pays justifie une partie de sa politique internationale par la nécessité de lutter contre un « axe du mal ». Cela surprend en France. Est-ce une conséquence de notre tradition laïque ou d’une très ancienne tendance au relativisme ? En tout cas, nous n’utilisons guère dans l’espace politique l’opposition manichéenne entre le Bien et le Mal. D’autant que les incarnations du « mal » peuvent changer. Les talibans l’incarnent aujourd’hui, ce n’était pas le cas hier, quand il s’agissait de lutter contre l’occupant soviétique en Afghanistan. Il y a donc une mutabilité du mal. Pour parler de nos adversaires au plan international, nous utilisons les mots de la politique plutôt que ceux de la morale et, en tout cas, pas ceux de la religion. Mais nous partageons avec vous la volonté de contenir les États dangereux ou de lutter de façon implacable contre le terrorisme. Je ne me sens pas étranger, bien entendu, aux tentatives pour « moraliser » la vie internationale. D’ailleurs, le droit international n’est-il pas une façon de codifier des valeurs ? Extrait de la publication Mais si l’on parle du « mal », se borne-t-il au terrorisme ? La famine, la misère de masse, les grandes endémies, les atteintes irréversibles à notre milieu naturel sont des maux tout aussi graves pour notre commune humanité. Eux aussi requièrent la mobilisation de tous. Le deuxième sujet de débat porte sur la globalisation et la régulation économique. La globalisation de l’économie est un processus irrésistible mais ambivalent : elle favorise la croissance globale mais s’accompagne d’inégalités croissantes. Elle libère des énergies mais entraîne des conséquences négatives (mouvements de capitaux spéculatifs, recherche systématique du coût du travail le plus bas, criminalité transnationale) qu’il faut contrecarrer. Mon pays, comme le vôtre, est pleinement engagé dans le flux de la globalisation. Mais nous souhaitons qu’elle soit maîtrisée. L’économie mondiale a besoin d’un cadre stable, notamment au plan financier, le monde doit reposer sur un commerce équitable, un partage des richesses plus harmonieux, un respect de la diversité des cultures, une préservation de la planète pour les générations futures. Il est clair que si les États-Unis, avec le potentiel technologique et économique qui est le leur, s’engageaient résolument sur ces objectifs, le débat sur la globalisation deviendrait plus fructueux, les risques d’instabilité sur la planète pourraient être progressivement réduits et l’image même de l’Amérique s’en trouverait améliorée. Troisième sujet de débat : le conflit israélo-arabe. Je ne crois pas qu’il y ait de vrais désaccords entre vous et nous sur les principes et les grands objectifs. Nous savons que vous avez dans ce domaine un rôle majeur à jouer. Nous avons d’ailleurs soutenu les efforts qu’avait accomplis votre administration précédente pour aider les Israéliens et les Palestiniens à trouver une solution politique et pacifique à leur affrontement historique. Amis d’Israël, nous défendons son droit à la paix et à la sécurité. Nous reconnaissons au mouvement national palestinien le droit de s’incarner dans un État. Nous condamnons de la façon la plus catégorique le terrorisme. Mais nous ne pensons pas que la politique actuelle du gouvernement israélien puisse assurer la sécurité et la paix Extrait de la publication 15 Lionel Jospin La relation franco-américaine 16 Lionel Jospin La relation franco-américaine durables auxquelles Israël aspire. C’est pourquoi nous souhaitons que les États-Unis et l’Europe pèsent plus fortement en faveur d’un retour au dialogue pour trouver une solution politique garantissant les droits de chacun. Je ne crois pas, vous l’avez compris, à la théorie selon laquelle il serait possible de « remodeler » le Proche-Orient à partir de l’Irak en imposant par la force de nouveaux régimes aux pays voisins. Mais je ne me résigne pas au statu quo dans cette région. Le monde arabe n’est pas voué à se vivre comme une victime frustrée de l’histoire. Les peuples du ProcheOrient ont besoin de connaître un mouvement de réforme englobant le mode de développement, la démocratie, le rapport de la religion à l’État, le statut des femmes. Pour les aider, nous devons comprendre leurs difficultés, combattre résolument les forces du fanatisme, pousser les régimes en place à l’auto-réforme, chercher à nouer le dialogue avec les forces authentiques de progrès. Or je suis convaincu qu’une solution positive du problème palestinien pourrait être un levier efficace pour favoriser l’évolution et la réforme dans le Proche-Orient et ailleurs dans le monde arabe. Dans cette hypothèse, Israël – garanti dans ses droits et sa sécurité – ne serait plus regardé comme la tête de pont d’un monde occidental perçu comme antagoniste, mais pourrait devenir un exemple de pays développé et démocratique intégré dans sa région. Pour conclure, je dirai que rien n’empêche notre amitié d’être plus sereine. Ce que nous partageons est plus fondamental que ce qui nous distingue. Peut-être faut-il, de notre côté, exprimer nos positions sans forcément faire la leçon. Peut-être faut-il, de votre côté, mieux accepter l’idée que les différences d’opinion puissent être éclairantes. Bien sûr, la disproportion des forces entre nous est considérable. Mais nous pouvons être plus utiles au monde ensemble si nous savons ne pas céder, nous à la nostalgie, vous à la griserie de la puissance. Lionel Jospin. Jed Rubenfeld Deux visions de l’ordre mondial Quelle est la source de l’unilatéralisme croissant de l’Amérique ? La réponse la plus simple est l’égoïsme : nous autres, Américains, agissons unilatéralement dans la mesure où nous estimons que l’unilatéralisme sert nos intérêts. Mais cette réponse appelle une question plus pointue : pourquoi tant d’Américains envisagent-ils l’unilatéralisme de cette façon, étant donné l’hostilité qu’il provoque, les coûts qu’il impose et les risques qu’il implique ? L’unilatéralisme n’est pas l’isolationnisme. Un pays isolationniste se retire du monde, même quand d’autres lui demandent de s’impliquer ; un pays unilatéraliste s’estime libre de se projeter – lui-même, sa puissance, son économie, sa culture – à travers le monde, y compris quand d’autres lui demandent d’arrêter. Alors même que persiste peut-être encore aujourd’hui un courant isolationniste aux États-Unis, l’unilatéralisme est de loin la tendance dominante. La recherche d’une explication devrait prendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour point de départ. En 1945, alors que la victoire était à portée de main et qu’il n’était qu’à quelques jours de sa propre mort, Franklin Roosevelt appela à l’instauration d’un nouveau système de droit international et de gouvernance multilatérale qui serait conçu pour arrêter les futures guerres. D’où le paradoxe de l’actuelle situation des États-Unis. Plus que tout autre pays, ils sont responsables du nouvel ordre juridique international auquel ils résistent. Le leadership de l’Amérique dans le nouvel internationalisme était au départ si fort qu’il est tentant de voir dans l’unilatéralisme actuel une ahurissante volte-face, une aberration qui peut encore se calmer. Mais l’espoir que les ÉtatsUnis redécouvrent le multilatéralisme dont ils étaient autrefois les champions repose sur le fait que l’Amérique et l’Europe s’étaient engagés après la Seconde Guerre mondiale dans un projet internationaliste commun. Était-ce réellement le cas ? Il est vrai, sans conteste, que les Américains Jed Rubenfeld est professeur à la Yale Law School et observateur des États-Unis au Conseil de l’Europe. Extrait de la publication 18 Jed Rubenfeld Deux visions de l’ordre mondial furent le moteur des Nations unies, les principaux rédacteurs des premières conventions internationales des droits de l’homme et les champions d’un système de droit international exécutoire. Assurément, l’Amérique pressa l’Europe d’adopter l’idée même d’Union européenne (la France étant le principal foyer de résistance). Dans le même temps, l’Amérique promut à travers l’Europe et le monde un nouveau constitutionnalisme dans lequel les droits fondamentaux aussi bien que la protection des minorités feraient partie du droit fondamental du monde et seraient ainsi hors de portée des processus politiques ordinaires. Comment les États-Unis sont-ils donc passés de cette position de leadership du nouvel ordre international après la guerre à leur actuelle position de cavalier seul ? La guerre froide a joué un rôle essentiel dans ce changement, fracturant le nouvel ordre en question avant qu’il ne se fût enraciné. Dans le même temps, il eut pour effet de maintenir l’Alliance atlantique intacte pendant de nombreuses décennies en supprimant des divisions qui ne devaient se manifester dans toute leur vigueur qu’après 1989. Quand, dans les années 1990, les États-Unis apparurent comme la dernière superpuissance à se tenir debout, il devint beaucoup plus facile aux forces européennes d’union d’aller de l’avant et aux divisions enfouies entre l’Amérique et ses alliés européens de se manifester au grand jour. Les plus fondamentales de ces divisions avaient été les plus invisibles : dès le début, l’expansion du droit international et constitutionnel après la guerre avait eu des sens différents en Amérique et en Europe. Au risque de généraliser à outrance, on pourrait dire que, pour les Européens, la Seconde Guerre mondiale, qui fit plus de cinquante millions de morts, illustra les horreurs du nationa- lisme. Plus précisément, celles du nationalisme populaire. Le nazisme et le fascisme étaient des manifestations, si perverses fussent-elles, de la souveraineté populaire. Dans un premier temps, Hitler et Mussolini se hissèrent au pouvoir au moyen des élections et des procédures démocratiques. Tous deux prétendirent parler au nom du peuple, avant et après la prise du pouvoir, et tous deux furent largement populaires, de même que leur nationalisme, leur militarisme et leur répression, mais aussi, dans le cas de Hitler, ses visées génocidaires. Du point de vue européen de l’après-guerre, la victoire des Alliés fut une victoire contre le nationalisme, la souveraineté populaire et les excès de la démocratie. Pour les Américains, en revanche, ce fut une victoire du nationalisme, autrement dit de notre nation et du nationalisme qui est le nôtre. Une victoire de la souveraineté populaire (la nôtre) et de la démocratie (la nôtre). Et si les Américains en retinrent bel et bien une leçon sur les dangers de la démocratie, c’était que l’Europe continentale livrée à elle-même s’était révélée incapable de la gérer. Pour qu’elle se développe démocratiquement, il lui fallait la tutelle des États-Unis. Pour qu’elle surmonte ses pathologies nationalistes, sans doute devrait-elle former des ÉtatsUnis d’Europe. Ce sont ces leçons contradictoires qui façonnèrent les expériences européenne et américaine divergentes de l’essor des institutions et du droit internationaux après la guerre. Pour les Européens, le but du droit international était de traiter le problème du nationalisme – de contrôler la souveraineté nationale populaire. Tel est, encore aujourd’hui, le point de vue européen dominant. En Europe, les Nations unies, l’Union européenne et le droit international sont expressément compris comme des contraintes pesant sur le nationalisme et la souveraineté nationale, Extrait de la publication 19 Jed Rubenfeld Deux visions de l’ordre mondial dont la guerre a mis en évidence les périls. Ils sont aussi compris, plus discrètement, comme des modérateurs de la démocratie, tout au moins au sens où ces trois éléments placèrent un pouvoir croissant entre les mains d’acteurs internationaux (bureaucrates, technocrates, diplomates et juges) à quelque distance de la politique populaire. En Amérique, l’internationalisme d’après guerre avait un sens très différent. En l’occurrence, le droit international ne saurait être antidémocratique ou antinationaliste parce que la victoire des Alliés avait été une victoire de la démocratie et de la nation américaines. Après la guerre, l’Amérique ne pouvait embrasser un ordre international antinationaliste et antidémocratique comme l’Europe le fit. Il lui fallait une contre-histoire à raconter sur son rôle dans la création du nouvel ordre. Cette contre-histoire, la voici : en fondant les Nations unies, en rédigeant les premières conventions sur les droits internationaux, en créant des constitutions pour l’Allemagne et le Japon et en promouvant des États-Unis d’Europe, les Américains faisaient don au reste du monde de leur liberté, de leur prospérité et de leur droit. Les « nouveaux » droits de l’homme internationaux ne devaient être rien d’autre que les garanties rendues célèbres par la Constitution des ÉtatsUnis. Le droit international serait, au fond, le droit américain rendu applicable à d’autres nations, et le propos du nouvel internationalisme serait de transmettre les principes américains au reste du monde. Dans l’imagination américaine, l’internationalisme et le multilatéralisme que nous avons promus étaient pour le reste du monde, pas pour nous. Ce que l’Europe devait reconnaître comme droit international, nous l’avions déjà. L’idée que certaines de nos pratiques – comme la peine capitale – réputées constitutionnelles en vertu de notre Bill of Rights pussent violer le droit international était, de ce point de vue, une impossibilité conceptuelle. Nous ne devions le céder à personne dans notre empressement à promouvoir le droit international et à le ratifier, sauf pour les conventions qui pouvaient nécessiter un changement de la politique ou de la loi américaines. Les institutions responsables de la politique extérieure des États-Unis, y compris le département d’État et le Sénat, résistèrent à l’idée que le droit international pouvait être un moyen de changer le droit américain. Dans les années 1950, les États-Unis refusèrent de signer les grandes conventions sur les droits de l’homme ou contre le génocide. Sans doute le reste du monde avait-il besoin d’une constitution sur le modèle américain, mais nous, nous en avions déjà une. Cet exceptionnalisme était en partie le reflet de notre triomphalisme dans le sillage de la guerre ; toutefois, il exprimait également en partie notre esprit de clocher et apaisait la peur des Blancs du Sud que notre participation à des instances internationales chargées de promouvoir les droits pût desserrer le carcan dans lequel étaient maintenus les Noirs américains. Mais c’était aussi le reflet de quelque chose de plus profond : l’impossibilité pour les Américains de voir le nouveau constitutionnalisme international tel que les Européens le voyaient – une contrainte pesant sur le nationalisme américain. Les deux constitutionnalismes Il est essentiel ici de distinguer deux conceptions du constitutionnalisme. Dans la première, les grands principes du droit constitutionnel Extrait de la publication 20 Jed Rubenfeld Deux visions de l’ordre mondial expriment des principes universels et libéraux, ceux des Lumières, dont l’autorité prime sur celle de toute politique nationale, y compris de la politique nationale démocratique. Cette autorité universelle, qui réside dans un domaine normatif au-dessus de la politique et des nations, est ce qui permet au droit constitutionnel, interprété par des juges non élus, d’annuler les décisions d’un gouvernement élu. De ce point de vue, il est raisonnable, pour les organisations et les cours internationales, de concevoir des constitutions, d’élaborer des lois internationales sur les droits de l’homme, d’interpréter ces constitutions et ces lois et, d’une manière générale, de créer un système de droit international pour gouverner des États-nations. C’est ce que j’appelle le « constitutionnalisme international ». Que l’on me permette de rendre plus concret ce tableau abstrait. Le Conseil de l’Europe a une branche quasi judiciaire, la Commission pour la démocratie par le droit, dite aussi commission de Venise, où j’ai siégé plusieurs années en tant que représentant des États-Unis. L’une de mes premières tâches fut de siéger à la commission chargée de rédiger une constitution pour le Kosovo ; elle réunissait d’éminents juristes de l’Europe entière. Nous nous réunissions à Paris et à Venise, et les discussions étaient celles de professionnels et d’experts. Mais ladite commission ne comptait aucun Kosovar. Ne sachant trop si cette absence était délibérée, j’interrogeai les membres. Elle était bel et bien voulue. L’élaboration d’une constitution était une entreprise délicate, m’expliqua-t-on, et associer des Kosovars à ce travail eût entravé les travaux de la commission et l’eût embourbée dans des empoignades politiques. Ne serait-il donc pas souhaitable, me demandai-je, de rédiger un document explicitement transitoire sur le modèle de la Constitution sud-africaine provisoire, c’est-à-dire un docu- ment créant les institutions qui permettraient l’élaboration et la ratification locales d’une charte permanente ? Non, me répondit la commission. C’est une constitution que nous rédigeons, pas un document transitoire. L’attitude de la commission illustrait parfaitement le constitutionnalisme international – la conception constitutionnelle dominante en Europe. Dans cette optique, il n’est pas particulièrement important qu’une constitution soit le fruit d’un processus politique national. Ce qui compte, c’est que la constitution reconnaisse les droits de l’homme, protège les minorités, consacre l’État de droit (rule of law) et mette en place des institutions stables et démocratiques, de préférence de type parlementaire. La ratification nationale d’une nouvelle constitution pourrait être instrumentalement précieuse, mais il était en son principe tout à fait satisfaisant qu’une commission de juristes étrangers élabore une constitution. Au constitutionnalisme international s’oppose la seconde solution, celle du « constitutionnalisme démocratique national ». Dans cette optique, la constitution d’une nation doit être élaborée démocratiquement par la nation ellemême, parce que le but d’une constitution est de formuler les engagements légaux et politiques les plus fondamentaux du régime politique. Ces engagements consacreront les droits fondamentaux que les majorités ne sont pas libres de violer, mais ils ne sont donc pas antidémocratiques. Au contraire, ils possèdent une légitimité démocratique parce qu’ils représentent la loi que se donne la nation, et qui est mise en œuvre à travers une vie politique démocratique et constitutionnelle. Ce constitutionnalisme national démocratique est beaucoup plus fort aux États-Unis qu’en Europe continentale, et c’est la meilleure description qu’on puisse donner du droit consti- Rédaction : Marcel Gauchet Conseiller : Krzysztof Pomian Réalisation, Secrétariat : Marie-Christine Régnier Conception artistique : Jeanine Fricker P.A.O. : Interligne, B-Liège Éditions Gallimard : 5, rue Sébastien-Bottin, 75328 Paris Cedex 07. Téléphone : 01 49 54 42 00 La revue n’est pas responsable des manuscrits qui lui sont adressés. Les manuscrits non publiés ne sont pas rendus. Extrait de la publication L'état du monde dans le débat Numéro 117 L'énigme chinoise : Michel Bonnin, Yves Chevrier, Jean-Luc Domenach Numéro 118 À l'interieur d'Israël : Ilan Greilsammer, Maurice Kriegel Afghanistan, Cachemire : deux zones de conflit : Marc Gaborieau, Jean-Luc Racine Numéro 119 L'islam devant ses défis : Abdesselam Cheddadi, François Heisbourg, Bernard Lewis, Anatol Lieven, Javad Tabatabai Numéro 120 Nasra Hassan : Conversations avec les « bombes humaines » R. Scott Appleby, Martin E. Marty : Le fondamentalisme Ian Buruma, Avishai Margalit : L'occidentalisme François Thual : La fragmentation du monde Krzysztof Pomian, Ryszard Kapuscinski : Un tour du monde en cinquante ans Numéro 121 Zeev Sternhell : Israël : pour mettre fin à la guerre d'Indépendance Frédéric Tellier : L'lran critique de I'islam politique Numéro 123 Où vont les États-Unis ? Victor Davis Hanson, Anatol Lieven Felix G. Rohatyn : Lecapitalisme saisi parra cupidité Numéro 124 Eamonn Fingleton : La frousse imaginaire du Japon Emmanuel Sivan : Le choc au sein de l'lslam Numéro 125 Hubert Védrine : Que faire avec l'hyperpuissance ? Le monde devant la puissance americaine : Eddy Fougier, Tony Judt, Georges Le Guelte, Philippe Moreau Defarges, Hubert Védrine Numéro 126 Pierre-Jean Luizard : Irak : du premier au second mandat Ronald F. Inglehart, Pippa Norris : Islam : Ie véritable choc des civilisations Adam Garfinkle : Les nouveaux missionnaires Felix G. Rohatyn : États-Unis, Europe : un partenariat nécessaire Philippe Moreau Defarges : Les États-Unis peuvent-ils gagner ? Numéro 127 Pierre Melandri : L'unilatéralisme, stade suprême de I'exceptionnalisme ? Isabelle Richet : La religion influence-t-elle la politique étrangère aux États-Unis ? Denis Lacorne : La séparation de l'Église et de l'État aux États-Unis Vincent Michelot : 2004 : une élection sans electeurs ? Numéro 128 L’avenir d'lsraël : Élie Barnavi, Ran Halévi, Tony Judt Michel Guénaire : La France peut montrer la voie d'une autre mondialisation Samy Cohen : Le pouvoir des ONG en question Moisés Naím : Les cinq guerres de la mondialisation ISSN 0246-2346 Extrait de la publication