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Autour du monde en 80 navires
cile en passant d’une mer à l’autre, en sautant d’un navire à
l’autre. Le journaliste lui répond : « Pour voir le monde, pour
rencontrer des gens différents de mes compatriotes, pour
rencontrer des gens comme toi. » D’autres enfin, qui ne sont
pas davantage marins, embarquent comme passagers. Ils
partagent avec le romancier Graham Greene « le désir univer-
sel d’en avoir un petit peu plus avant d’être vaincu par l’âge et
l’absolue certitude de la mort ». Olivier de Kersauson, marin,
dit à peu près la même chose dans son livre Ocean Song :
« Ne pas quitter ce monde sans lui avoir rendu la politesse »,
avant d’ajouter joliment : « Un tour du monde, c’est un cours
magistral de géographie… Partir d’un point pour y revenir. Il y
a quelque chose de parfait, d’achevé, de rond. »
Naviguer autour du monde ou « partir loin » ? Promouvoir
une banque auprès des albatros (idée dérisoire et finalement
sympathique), apprendre le métier de marin, battre un record
de vitesse, gagner de l’argent, contribuer à une meilleure
connaissance de la biodiversité. C’est tout cela en même
temps ou successivement. C’est accomplir le plus long voyage
sans repasser au même endroit. Dans les années quatre-
vingt, l’Australien Jon Sanders accomplit trois tours du monde
d’affilée en solitaire et sans escale. Son exploit était tellement
énorme que personne ne s’y est intéressé. Il faut croire que
ce qui était exceptionnel dans le passé pourrait à l’avenir se
révéler vain aux yeux d’une opinion publique de plus en plus
raisonnable et blasée. Faire le tour de la France à bicyclette,
à pied et en kayak, en suivant rigoureusement les frontières,
à un mètre près, comme l’a fait Lionel Daudet en 2011-2012,
pourrait être à l’avenir le nouveau type d’exploit à battre.
On notera aussi que personne ou presque n’est intéressé
par la route des pôles, parfaitement imprévisible pour
cause de météo ou d’autorisations administratives don-
nées chichement. C’est, enfin, pour ceux qui peuvent se
payer le passage sur un paquebot, faire revivre les mythes.
On navigue aujourd’hui grâce à Cunard, Hapag Lloyd et
Fred Olsen « sur les traces de Magellan », « dans le sillage
de Darwin » et, inévitablement, « dans les pas de Phileas
Fogg », sans parler de « la route des clippers ». Le texte qui
suit n’a pas de prétention à l’exhaustivité, au recensement
systématique, loin s’en faut. Les sous-marins circumnaviga-
teurs sont volontairement omis et nous les laissons dans les
secrets de leurs profondeurs.
Ce livre tente simplement de rappeler qui s’est engagé dans
l’aventure, puisque dans tous les cas c’est une aventure,
pourquoi et comment. Il est dédié à ceux qui ont très envie
d’embarquer et qui vont le faire ! Une famille sur son voilier
ou un passager sur un porte-conteneurs larguent peut-être
l’amarre en ce moment. Bon vent.
Des voiliers à l’étrave effilée mais aussi de
lourds porte-conteneurs franchissant de
justesse les écluses du canal de Panamá,
des marins qui ne pensent qu’à l’or et aux
épices et des tour-istes – c’est le cas de le
dire – en quête de dépaysement. Au fil des siècles, la moti-
vation de ceux qui tournent autour du monde sur un navire
a bien changé.
Il est frappant de constater que les pays qui ont les premiers
envoyé des expéditions maritimes sur les sept mers, l’Es-
pagne, le Portugal, le Royaume-Uni, la France, ont aussi été
les premiers à projeter l’influence de l’Europe hors de ses fron-
tières naturelles. Comme le furent en d’autres temps la route
du cuivre des Phéniciens vers l’Europe du Nord ou la route de
la soie vers l’Asie, les Européens ont donné l’élan, siècle après
siècle. Du moins, on peut le penser. Leurs navires, ceux qui
n’ont pas fait naufrage, ont été les premiers jalons de la colo-
nisation et de la mondialisation des échanges. Et puis, beau-
coup plus tard, est venue l’idée de l’exploit nautique et sportif.
Au départ, il y a quelques siècles de cela, l’esprit des marins
et de leurs commanditaires s’échauffe à l’idée de l’or et des
épices. Puis c’est l’établissement des cartes, parfois leurs
vols, et une découverte de plus en plus lointaine. Découverte
et colonisation signifient échanges et lignes maritimes régu-
lières. On parle d’expéditions nautiques - et ce jusqu’à au-
jourd’hui - sans que cela ait un caractère militaire. La science
et la découverte ont aussi leur mot à dire accompagnées, c’est
un aspect encore peu connu de la navigation au long cours,
par la diplomatie et l’espionnage. Au XXe siècle, des solitaires
prennent le relais des États mais sans les mêmes arrière-pen-
sées. Et quels solitaires ! Fous de mer, de solitude, de décou-
vertes sur des voiliers qu’ils ont parfois construits eux-même.
Leur espèce s’est éteinte. Elle est remplacée par des navires
de course dont le seul objectif est de battre un record tant
l’idée de tour du monde, encore plus aujourd’hui qu’au temps
de La Pérouse, consiste à marquer les esprits. Une circumna-
vigation comme le kilomètre, est aujourd’hui devenu une me-
sure de distance et un test pour les hommes et le matériel…
Initiatique, un tour du monde l’est à plus forte raison pour
un apprenti marin. Les nations qui en ont encore les moyens
organisent ce voyage d’une vie pour leurs futurs officiers. Ins-
pirés par les marins humanistes du XVIIIe siècle et par le mau-
vais état de la planète, des scientifiques remettent sacs et mi-
croscopes à bord et se rendent dans les lieux les plus isolés.
Ne pas oublier les écrivains et journalistes, pas forcément des
marins, mais des curieux qui veulent eux aussi expérimenter
ce voyage, tel le Britannique Gavin Young. Un jour, un matelot
baloutche lui demande pourquoi il accomplit ce voyage diffi-
Tour de la Terre
ou tour de la mer ?
Le désir universel
d’en avoir un peu plus…
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