familles n'ont pu prendre le relais. Une école qui ne transmet rien abandonne les enfants de milieux moins favorisés : elle fait ainsi
du niveau social des élèves un déterminisme quasiment infranchissable. Publiée en 2013, la dernière enquête PISA a montré, outre
la dégradation du niveau moyen des élèves dans plusieurs matières, que « l'école française est aujourd'hui celle des pays de l'OCDE
où l'origine sociale des enfants pèse le plus lourd dans les résultats scolaires » ; ce déterminisme n'a cessé d'augmenter dans les
dernières décennies. Plus grave encore : les écarts de résultats se sont fortement creusés entre les meilleurs élèves et les moins bons.
Cinquante ans après Les Héritiers, notre système éducatif, largement influencé par cette condamnation de la transmission, est
devenu le plus inégalitaire d'Europe. Pierre Bourdieu' fils d'un ouvrier agricole d'un petit village du Béarn, aurait-il aujourd'hui la
moindre chance d'entrer à l'Ecole normale supérieure ?
Sans doute pas. Les seuls rescapés du naufrage de l'Éducation nationale sont ceux dont les parents connaissent les tactiques pour
échapper au désastre - les quartiers à habiter, les filières à privilégier, les options à choisir... De l'autre côté du spectre, les victimes
désignées de la sélection sociale ont de moins en moins de chances d'échapper à leur destin; parmi eux, les jeunes nés de familles
issues de l'immigration.
C'est en pensant à eux que nous avons renoncé à enseigner la culture de notre pays, à transmettre à tous un héritage commun.
Aujourd'hui, ces jeunes ont deux fois plus de risques que les autres de finir en situation d'échec grave. Qui ne voit que la véritable
violence est là, que ce refus de la transmission constitue une immense injustice qui ne manquera pas d'éclater un jour ? La paisible
pédagogie champêtre de Rousseau est bien loin, désormais ! Pour suivre ses conseils, nous avons mis en accusation la culture,
l'autorité, le cours magistral; nous avons développé les exposés, les travaux pratiques et les nouvelles technologies; bref, nous avons
tout fait pour que, dans la « communauté éducative », l'enfant se sente impliqué comme l'égal de l'enseignant... Et aujourd'hui les
millions d'Émile qui peuplent nos classes sont, selon l'enquête PISA, parmi les plus anxieux, les moins disciplinés et les plus
absentéistes du monde.
Mais il y a plus grave encore : car la véritable tragédie échappe à toutes les statistiques. Il suffit pourtant d'ouvrir l'œil pour en
constater l'étendue. En privant nos enfants de la culture que nous avons reçue, nous ne leur retirons pas simplement leurs chances de
succès professionnels ; nous leur retirons surtout la médiation essentielle par laquelle nous avons pu nous découvrir, nous
reconnaître, nous construire. Nous leur retirons leurs chances d'être eux-mêmes, d'être libres, d'être à la fois authentiquement
singuliers et profondément humains.
L'ingratitude adolescente envers notre propre héritage nous enferme dans une spirale de dépression, de
destruction et de violence. La quête d'identité qui traverse la société, la panne de l'Éducation nationale,
la fragilité des familles, la tension qui partout se fait jour : de cette crise à plusieurs facettes, ni les conséquences ni les remèdes ne
sont techniques. Elle est d'abord le symptôme douloureux de l'immense soif que provoque notre critique condescendante envers la
culture que nous avons reçue. En la rejetant dans son passé, nous détruisons en elle la possibilité même d'accomplir notre humanité.
Ne pas nous remettre en question, laisser s'imposer ce climat de pauvreté intellectuelle et spirituelle qui
naît de notre passivité, serait ainsi devenir coupables ou complices de ce crime contre notre propre humanité. Quand
reconnaîtrons-nous enfin la nécessité de cette médiation, et la valeur de ce qui nous a été donné ? Quand renoncerons-nous à
l'ingratitude des esprits forts, qui oublient d'où leur vient la liberté qu'ils ont conquise ? Quand aurons-nous l'humilité de nous
reconnaître héritiers de ce trésor qui nous précède, accumulé pour nous pendant des millénaires par le travail des hommes marchant
vers leur propre humanité ? Et quand offrirons-nous à nos enfants ce même trésor, augmenté pour eux de notre propre effort ? La
crise de l'éducation contemporaine serait sans doute largement résolue si nous étions capables de faire ensemble cet acte de
reconnaissance. Il suffirait que nous acceptions d'avoir été des enfants - et de garder l'humilité de cet état d'enfance, désirant sans
cesse recevoir ce qui nous précède pour continuer à découvrir le monde et à nous en émerveiller. Alors seulement, nous saurons
redécouvrir le sens de .l'âge adulte; et nous pourrons témoigner aux parents, aux enseignants, que l'autorité de leur savoir est la
source d'où jaillira le destin singulier des enfants qui leur sont confiés, et qu'il n'est pas de plus belle mission dans une société que
celle qu'ils peuvent seuls assumer transmettre le patrimoine culturel qui constituera demain l'unité de notre pays, autant que la liberté
de ceux qui y vivront.
Cette crise, nous pouvons donc la surmonter – mais il faut faire vite. D'abord parce que la déculturation
progressive du plus grand nombre ne peut signifier autre chose que l'ensauvagement accéléré du monde.
Là où plus rien n'est transmis, c'est la nature même de l'homme qui se trouve dégradée. Nous le constatons déjà sur tous les terrains
que l'autorité a désertés, prospèrent les radicalités les plus délirantes, la violence la plus absurde. Si la famille et l'école persistent à
s'interdire de jouer leur rôle, il faudra bientôt nous souvenir que les civilisations sont mortelles.
Mais ce mot de Valéry introduit une seconde urgence, d'une tout autre nature. Les conséquences de nos erreurs collectives sont
généralement rattrapables : lorsque nous en prenons conscience, il suffit d'une réforme pour corriger le problème et réparer les
dégâts. Mais en matière éducative, ce qui est perdu peut très vite l'être pour toujours : le savoir qui n'a pas été enseigné, les repères
qui n'ont pas été donnés, qui les réinventera ? Nous voyons apparaître ici le lien essentiel entre culture et transmission l'héritage
culturel est constitué dans l'acte même qui le transmet. Il ne se stocke pas, il ne se garde pas pour soi, au contraire : il n'est protégé
que lorsqu'il est partagé. Ce qui le constitue comme un héritage vivant, ouvert à une infinie multiplication, le rend aussi infiniment
fragile : notre patrimoine meurt de n'avoir pas été transmis. Notre culture, et avec elle notre propre humanité, mourra de notre
ingratitude.
Il est donc nécessaire de vivre, comme une urgence personnelle et collective, l'expérience de la reconnaissance. Nous ne nous
sommes pas faits tout seuls ; par notre langue, notre histoire, les savoirs que nous avons reçus, nous avons été conduits jusqu'à
nous-mêmes, jusqu'à notre propre pensée et à la liberté que nous avons conquise. Cette médiation est infiniment précieuse; il nous
appartient de la protéger en offrant à nos enfants l'autorité de cette tradition dont, avant eux, nous avons été augmentés.
Cet ouvrage aura rempli sa mission s'il sert cet acte de reconnaissance. Simplement, mais de tout cœur, je
voudrais qu'à travers lui soient infiniment remerciés les parents, les enseignants, les éducateurs d'hier, d'aujourd'hui et de demain,
engagés dans cette magnifique et difficile mission de transmettre à tous les enfants la culture dont ils sont les légitimes héritiers.