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formes mêmes de l’être-avec, et où la forme principale de la communication entre les sujets
coloniaux et leurs maîtres (à savoir la violence) venait chaque fois réitérer le rapport sacrificiel
et ratifier l’échange généralisé de la mort brièvement évoqué plus haut12.
S’il est un domaine où tous ces paradoxes se donnent le mieux à voir, c’est bien, d’après Fanon,
dans la relation entre médecine (soigner) et colonialisme (blesser)13. Le corps qui, tantôt, est
enfermé, «dénudé, enchaîné, contraint au labeur, frappé, déporté, mis à mort», est le même
qui, ailleurs, est «soigné, éduqué, habillé, alimenté, rémunéré»14. En colonie, le sujet préposé
aux soins est le même qui, ailleurs, fait l’objet de défiguration15. C’est en tant que déchet
humain, rebut et résidu qu’il fait son apparition dans l’instance de la cure puisque, sujet déchu et
sans cesse exposé à la blessure, il aura été, auparavant, proprement déshonoré, à la manière de
l’esclave sous le régime de la plantation16. Figure par excellence de l’indignité et de la
vulnérabilité, pétri ici et là de bribes d’une humanité disparate et dérisoire, il ne répond plus
désormais que de l’abjection et des formes mêmes du misérable auxquelles il a été rabaissé17.
Du coup, au lieu d’inspirer de l’empathie, sa souffrance et ses cris ne suscitent que plus de
dégoût. Dans cette relation entre soigner et blesser apparaît donc, dans toute sa violence, le
paradoxe du « commandement», puissance grotesque et brutale qui, en son principe,
rassemble les attributs de la logique (raison), de la fantaisie (arbitraire) et de la cruauté18. Qu’il
s’agisse des activités de destruction (à l’exemple des guerres, des massacres, voire des
génocides), de la fureur dirigée contre l’indigène ou des manifestations de puissance à
l’encontre de ce dernier pris comme objet, des activités purement sexuelles, voire sadiques,la
vie pulsionnelle du «commandement» est inséparable de la manière dont le potentat colonial
se comprend comme potentat racial, c’est-à-dire en guerre contre d’autres «races» 19.
12. Cette impossibilité de la «communauté», Fanon l’exprime de la manière suivante: «Le colonialisme
n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et
ne peut s’incliner que devant une plus grande violence». Ou encore: «Pour le colonisé, la vie ne peut sur-
gir que du cadavre en décomposition du colon», in Les Damnés de la terre, Maspero, Paris, 1961, ch.1. |13.
Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, op. cit., p.240. Lire également le chapitre 5, ainsi que L’An V de la
révolution algérienne, op. cit., ch. 4. |14. Jean-François Bayart, Le Gouvernement du monde. Une critique
politique de la globalisation, Fayard, Paris, 2005, p.208; Françoise Vergès, Abolir l’esclavage: une utopie
coloniale. Les ambiguïtés d’une politique humanitaire, Albin Michel, Paris, 2001. |15. Frantz Fanon, Peau
noire, masques blancs, Seuil, Paris, 1952. |16. Saidiya V. Hartman, Scenes of Subjection: Terror, Slavery,
and Self-Making in Nineteenth-Century America, Oxford University Press, Oxford, 1997; Todd L. Savitt,
Medicine and Slavery. The Diseases and Health Care of Blacks in Antebellum Virginia, University of Illinois
Press, Urbana, 2002. |17. M. Vaughan, Curing Their Ills. Colonial Power and African Illness, Polity Press,
Cambridge, 1990; Nancy Rose Hunt, A Colonial Lexicon of Birth Ritual, Medicalization, and Mobility in the
Congo, Duke University Press, Durham, 1999. |18. Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination
politique dans l’Afrique contemporaine, Karthala, Paris, réédition 2005, ch. 4. |19. Lire Olivier Le Cour
Grandmaison, Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Fayard, Paris, 2005.
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