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Je suis passé très vite sur l’histoire de l’Europe dont le développement
intérieur, la succession de formes intérieures, ont conduit Montesquieu sur cette
hauteur à partir de laquelle, du haut de laquelle, il peut regarder les autorités les
plus vénérables, les masses spirituelles les plus puissantes, comme de simples
paramètres pour la nouvelle science, comme de simples « choses qui gouvernent
les hommes ». Quelles grandes autorités, quelles masses spirituelles ? D’abord
bien sûr, les républiques anciennes, et en général l’ordre politique comme ordre
du commun, la loi politique comme loi du bien commun. Ensuite, ou aussi, le
christianisme, la loi religieuse comme loi de l’âme, comme loi du salut. Cela ne
suffit pas. Tant que l’on reste dans la polarité république/ Église,
paganisme/christianisme, on reste sous le régime de la chrétienté. L’Europe
advient, comme Europe précisément, quand au point de vue républicain, puis
chrétien, s’ajoute un nouveau, un troisième point de vue. Les Temps Modernes
adviennent, trouvent leur légitimité lorsqu’est consolidé, lorsque s’impose … le
point de vue moderne. De quoi s’agit-il ?
J’ai parlé de point de vue moderne. Leo Strauss parlait du « projet
moderne ». Question disputée et qui doit l’être. Question à laquelle il faut
répondre avec une certaine netteté si nous voulons parvenir à une certaine clarté
à la fois sur notre histoire et sur notre situation. Alors qu’est-ce que le point de
vue moderne ? Une réponse s’impose. C’est la science. Qu’est-ce que la
science ? C’est le postulat, la pari, ou la certitude sans cesse vérifiée, que tout
phénomène peut ultimement être expliqué comme effet de causes accessibles à
l’intelligence humaine, y compris tout phénomène humain. Ou encore : la
science, c’est le point de vue théorique et le principe de causalité embrassant
aussi le monde humain qui n’est donc pas un empire dans un empire. Le pouvoir
de la science moderne est si grand, si intimidant, qu’il est difficile de ne pas lui
accorder le rôle central, sinon unique, dans la formation du point de vue
moderne. De fait nous ont été présentées des descriptions très persuasives d’une
modernité dominée par le principe de causalité, ou le principe de raison, par
l’idée claire et distincte, par le désir de certitude.
Il y a pourtant une difficulté. Comment le point de vue théorique a-t-il pu
s’imposer à ce point ? Les êtres humains en effet vivent principalement dans
l’action. La question que tous se posent, c’est : que faire ? Felix qui potuit rerum
cognoscere causas, peut-être mais peu nombreux sont les êtres humains
naturellement préoccupés de connaître les causes. Le point de vue humain, c’est
le point de vue pratique. Comment avons-nous laissé humilier si complètement
le point de vue pratique ? Comment l’avons-nous si aisément laissé glisser au
second plan ? On répondra : c’est à cause des succès de la science, des effets de
la science. Mais précisément, le projet de la science, et la foi dans la science, ont
nettement précédé ses effets. D’ailleurs, nous ne pouvons nous empêcher de
reconnaître comme « modernes » des développements qui ont précédé de loin
l’élaboration de la science moderne proprement dite, qui ont précédé de loin