La Philosophie politique et la question de la loi Pierre Manent1 Pour citer cet article : Manent, Pierre, « La philosophie politique et la question de la loi », CIPPA – EA, vol. I, 2012-2013, n° 3, disponible sur : http://cippa.paris-sorbonne.fr Conférence du 9 avril 2013 La question traitée sera plutôt : la question de la loi comme objet perdu de la philosophie politique. Quelques remarques d’abord sur la situation de la philosophie politique, qui reste extrêmement précaire, en dépit de quelques repousses assez vigoureuses ici ou là, y compris en France, dans la dernière période. Pourquoi cet effacement qui a pu ressembler parfois à une disparition ? Vous connaissez la réponse épigrammatique de Hannah Arendt : chaque fois qu’on fut en droit d’attendre une philosophie politique, c’est une philosophie de l’histoire qui est arrivée. Fair enough, mais il faut ajouter qu’en même temps la philosophie, y compris finalement la philosophie de l’histoire, tendit à être dévorée, absorbée et fut finalement remplacée par l’histoire tout court. Que s’est-il passé ? Permettez-moi de donner une réponse historique et politique à cette question. Au fur et à mesure que l’Occident se déploie dans le temps, sur un arc de développement immense qui relie et rend mystérieusement coprésents des mondes humains très éloignés (Athènes, Jérusalem, Rome, le christianisme, les Temps Modernes), et que, dans l’espace, il découvre et conquiert les autres mondes contemporains, le monde humain considéré comme un tout acquiert une ampleur et une diversité telles qu’il semble qu’aucune idée, ou ensemble d’idées, n’est capable de le faire tenir 1 Directeur d'études à l'EHESS. 1 ensemble. Alors que l’Occident se projette victorieusement vers et sur le monde, l’abondance du monde vient le submerger en retour. Le monde l’a emporté. La diversité infinie du monde l’a emporté. Nous vivons désormais dans l’Histoire comme addition indéfiniment ouverte ou inachevée de particuliers, de particularités de lieu et de temps. L’Histoire comme montée au jour, comme « insurrection » des conditions de lieu et de temps, a un pouvoir critique immense. Par exemple, les œuvres de l’esprit ne sont plus saisies selon l’unité de leur intention, de leur visée, de leur « vouloir-dire », mais selon la diversité de leurs éléments historiques. Critique biblique, critique homérique. Tous les constituants du monde humain sont mis dans l’Histoire comme dans un bain acide. On raconte « comment cela a commencé ». Naissance de … Naissance de l’amour maternel, etc, y compris bien sûr naissance de l’histoire. Tout cela affecte considérablement la réflexion sur la politique. Il y a aussi bien sûr une naissance de la politique. Or précisément, au commencement, la politique paraissait envelopper l’histoire. En un double sens : l’ordre politique paraissait sinon maîtriser du moins limiter et circonscrire la latitude des événements ; et la philosophie politique paraissait envelopper – dominer sur l’enquête historique. Même chez Thucydide. Et l’histoire d’Athènes telle qu’elle nous est rendue intelligible dans la Constitution d’Athènes par Aristote est l’histoire du régime athénien, de la démocratie athénienne. Aristote n’écrit pas une histoire d’Athènes au sens que nous donnons aujourd’hui et depuis déjà longtemps à cette expression. Les Grecs étaient très attentifs au mouvement des choses, y compris des choses humaines, mais ce mouvement, celui des choses humaines, c’est fondamentalement celui de la chose politique, le mouvement du régime, ou le mouvement déterminé par la dynamique et le mélange des régimes. Fast forward. L’autre grande classification des régimes, avec celle d’ Aristote, dans l’histoire de la philosophie politique, c’est celle de Montesquieu. Celui-ci est l’auteur le plus important, le plus éclairant, pour notre propos ou pour ce moment de notre propos. Il se tient et intervient en ce moment historiquement et épistémologiquement décisif où l’Europe comme quantité politique et spirituelle est devenue indépendante de ses constituants successifs et où ses conquêtes lui ont ouvert tout le reste du monde et l’ont ouverte à tout le reste du monde. Il se trouve en ce point que j’évoquais en termes généraux au commencement de cet exposé, en ce point où, pour la première fois, l’Europe doit faire face à toute sa diversité intérieure et à toute la diversité extérieure : « J’ai d’abord examiné les hommes, et j’ai cru que, dans cette infinie diversité de lois et de mœurs, ils n’étaient pas uniquement conduits par leurs fantaisies. »2 Montesquieu est sur le tranchant du rasoir. D’une part, comme Aristote qui est son interlocuteur principal, il s’adresse au législateur : « Je le dis, et il me semble que je n’ai fait cet ouvrage que pour le prouver : l’esprit de modération doit être celui du législateur. »3 En même temps, il adopte, ou il est sur le point 2 3 Préface de l’ Esprit des Lois. Esprit des Lois, XXIX, 1. 2 d’adopter, ou il adopte presque sur les choses humaines un point de vue purement théorique, c’est-à-dire le point de vue de la causalité matérielle ou efficiente : « Plusieurs choses gouvernent les hommes : le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées, les mœurs, les manières ; d’où il se forme un esprit général qui en résulte. A mesure que, dans chaque nation, une de ces causes agit avec plus de force, les autres lui cèdent d’autant. »4 L’ordre politique n’est plus qu’une des causes ou choses qui gouvernent les hommes, c’est-à-dire déterminent les conduites humaines. Ces propositions de Montesquieu contiennent toutes les sciences sociales. L’obscurité fameuse de Montesquieu sur la notion de loi – nous dirions aujourd’hui que dans son Premier Livre il nous « enfume » - est très éclairante. En même temps qu’il enseigne au législateur la meilleure manière de concevoir la loi, qu’il l’éduque dans le meilleur « esprit », il déplace subtilement et profondément le sens du mot « loi ». De cause directe des conduites humaines - c’est ce qu’elle est nécessairement pour le législateur -, elle devient de plus en plus effet. Et le même auteur qui enseigne comment organiser au mieux la liberté politique, est en même temps celui qui conclut, certes à regret, que la servitude est pour ainsi dire nécessaire sous certains climats – effet nécessaire de causes naturelles. Maintenant, le maître des législateurs et le père de la sociologie ne peuvent être réunis dans le même esprit que parce que la législation que Montesquieu recommande est orientée sur l’ « objet » nouveau qu’est la liberté politique telle qu’elle est mise en œuvre par le régime anglais. Liberté qui consiste dans la sûreté et l’indépendance de chaque citoyen ou plutôt de chaque « confédéré ».5 La loi n’est que l’artifice qui assure la fluidité du mouvement des libertés. La loi ne commande plus rien à proprement parler. Nous en sommes là. Ou plutôt nous en sommes revenus là après plus de deux siècles durant lesquels cette législation libérale a été subordonnée à, ou du moins encadrée et guidée par, de vastes finalités collectives, orientées ou non par des philosophies de l’histoire ambitieuses - parfois bien sûr aussi elle a été rejetée ou abolie au nom de ces finalités. Notre point de vue sur la législation – notre point de vue pratique - est aujourd’hui exclusivement celui de la liberté comme sécurité. Et notre point de vue sur le monde humain – notre point de vue théorique – est celui des sciences sociales. La seule chose qui nous sépare de Montesquieu, mais cela fait une grande différence, c’est que nous avons perdu confiance. Nous avons perdu confiance dans la liberté que, tout en la célébrant emphatiquement, nous étouffons sous une prolifération infernale de règles ; et nous avons perdu confiance dans la connaissance sociale, les sciences humaines ayant renoncé en fait à leur projet fondateur – expliquer/comprendre – pour se contenter désormais d’une survie réflexive et bien sûr institutionnelle – le projet de connaissance étant dévoré par la méthodologie. 4 5 Ibidem, XIX, 4. Ibidem. 3 * Je suis passé très vite sur l’histoire de l’Europe dont le développement intérieur, la succession de formes intérieures, ont conduit Montesquieu sur cette hauteur à partir de laquelle, du haut de laquelle, il peut regarder les autorités les plus vénérables, les masses spirituelles les plus puissantes, comme de simples paramètres pour la nouvelle science, comme de simples « choses qui gouvernent les hommes ». Quelles grandes autorités, quelles masses spirituelles ? D’abord bien sûr, les républiques anciennes, et en général l’ordre politique comme ordre du commun, la loi politique comme loi du bien commun. Ensuite, ou aussi, le christianisme, la loi religieuse comme loi de l’âme, comme loi du salut. Cela ne suffit pas. Tant que l’on reste dans la polarité république/ Église, paganisme/christianisme, on reste sous le régime de la chrétienté. L’Europe advient, comme Europe précisément, quand au point de vue républicain, puis chrétien, s’ajoute un nouveau, un troisième point de vue. Les Temps Modernes adviennent, trouvent leur légitimité lorsqu’est consolidé, lorsque s’impose … le point de vue moderne. De quoi s’agit-il ? J’ai parlé de point de vue moderne. Leo Strauss parlait du « projet moderne ». Question disputée et qui doit l’être. Question à laquelle il faut répondre avec une certaine netteté si nous voulons parvenir à une certaine clarté à la fois sur notre histoire et sur notre situation. Alors qu’est-ce que le point de vue moderne ? Une réponse s’impose. C’est la science. Qu’est-ce que la science ? C’est le postulat, la pari, ou la certitude sans cesse vérifiée, que tout phénomène peut ultimement être expliqué comme effet de causes accessibles à l’intelligence humaine, y compris tout phénomène humain. Ou encore : la science, c’est le point de vue théorique et le principe de causalité embrassant aussi le monde humain qui n’est donc pas un empire dans un empire. Le pouvoir de la science moderne est si grand, si intimidant, qu’il est difficile de ne pas lui accorder le rôle central, sinon unique, dans la formation du point de vue moderne. De fait nous ont été présentées des descriptions très persuasives d’une modernité dominée par le principe de causalité, ou le principe de raison, par l’idée claire et distincte, par le désir de certitude. Il y a pourtant une difficulté. Comment le point de vue théorique a-t-il pu s’imposer à ce point ? Les êtres humains en effet vivent principalement dans l’action. La question que tous se posent, c’est : que faire ? Felix qui potuit rerum cognoscere causas, peut-être mais peu nombreux sont les êtres humains naturellement préoccupés de connaître les causes. Le point de vue humain, c’est le point de vue pratique. Comment avons-nous laissé humilier si complètement le point de vue pratique ? Comment l’avons-nous si aisément laissé glisser au second plan ? On répondra : c’est à cause des succès de la science, des effets de la science. Mais précisément, le projet de la science, et la foi dans la science, ont nettement précédé ses effets. D’ailleurs, nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître comme « modernes » des développements qui ont précédé de loin l’élaboration de la science moderne proprement dite, qui ont précédé de loin 4 Galilée et Descartes. Un auteur comme Machiavel par exemple n’avait aucune idée de la science moderne, et pourtant une opinion répandue en fait le fondateur de la science politique moderne. Faut-il penser alors que la science politique moderne a précédé la science moderne, et que le projet moderne – gardons provisoirement le mot – naît ou surgit comme projet politique et non pas d’abord comme projet théorique ? Il naîtrait alors comme philosophie politique, philosophie politique moderne. C’est, vous le savez, la thèse de Leo Strauss, que j’accepte avec des compléments ou des modifications, ou que je n’accepte qu’avec des compléments ou des modifications. Strauss oppose la philosophie politique moderne à la philosophie politique classique. C’est dans le livre sur Hobbes que le sens de l’opposition est le plus clairement formulé. Selon Strauss, Hobbes est préoccupé fondamentalement par autre chose que ce qui préoccupe Platon. Platon cherche la norme, le critère le plus juste, le plus sûr. Hobbes cherche le critère le plus applicable : « Respect for applicability determines the seeking after the norm from the outset. » Et encore : « Hobbes’s political philosophy is, therefore, different from Plato’s, that in the latter, exactness means the undistorted reliability of the standards, while in the former, exactness means unconditional applicability, applicability under all circumstances, applicability in the extreme case. »6 Le souci dominant de l’applicabilité fait que le contenu du critère n’est plus interrogé librement ou avec la plus grande ouverture possible. Donc, rétrécissement de l’enquête de la philosophie politique, qui entraîne l’obligation d’entériner des principes ou critères soit dérivés de Platon (comme l’idée même de la philosophie politique) soit de la tradition ou opinion commune (comme celle selon laquelle la paix est la finalité exclusive de l’État). La thèse de Strauss est donc la suivante : la philosophie politique moderne se constitue en se révoltant contre la philosophie politique ancienne, mais sans être capable d’accéder à un critère propre ; et, simplement pour les rendre applicables, elle abaisse et obscurcit les critères anciens dans la dépendance desquels elle reste. Au fond, elle n’a pas de légitimité propre, mais reste dépendante de la légitimité de la philosophie politique ancienne telle que Platon l’a élaborée. Cette interprétation, qui est puissante, a en outre l’avantage, en accordant une telle importance à la notion d’applicabilité, de rendre assez aisée la jonction entre la philosophie politique moderne et la science moderne de la nature. Quoi qu’il en soit de ce dernier point, je voudrais interroger un peu cette notion d’applicabilité. Pour le dire d’un mot, je ne pense pas qu’elle ait l’importance que Strauss lui attribue. Je ne suis pas sûr que l’applicabilité soit si importante, et donc je ne suis pas sûr que les critères soient aussi peu interrogés par la philosophie politique moderne que le dit Strauss. Je partirai du même point que lui en le formulant différemment. Au lieu de l’applicabilité du critère, je partirai de sa distance, de son écart, de son discosto par rapport à la vie que mènent effectivement les hommes. Le problème avec les critères de Platon, comme avec 6 Voir The Political Philosophy of Hobbes (1936), The University of Chicago Press, 1963, pp. 150-151. 5 ceux du christianisme d’ailleurs, ce n’est pas qu’ils sont difficilement applicables, ou même impossibles à appliquer, c’est qu’ils sont corrupteurs. La pointe la plus significative de la philosophie politique moderne, ce n’est pas qu’elle vise d’abord l’applicabilité, ou simplement la connaissance dite désormais objective, sa pointe, c’est la critique politique et morale de la corruption politique et morale induite par les critères sublimes que la philosophie ancienne et la religion chrétienne ne se lassent pas de produire. Ce ressort moral joint par exemple ou spécialement Machiavel, Montaigne et Hobbes. Il serait d’autant plus intéressant de suivre ce motif chez Montaigne que celui-ci n’a pas élaboré de projet politique ni de philosophie politique proprement dite. Rappelons quelques formules ailées : « Opinions supercélestes mœurs souterraines, ces humeurs transcendantes m’effraient, ils veulent échapper à l’homme, etc… »7 Montaigne vise de manière répétée et insistante la religion, mais il n’épargne pas la philosophie classique : « ces grandes et longues altercations, de la meilleure forme de société, sont altercations propres seulement à l’exercice de notre esprit . »8 Et la proposition la plus significative : « L’homme s’ordonne, à soi-même, d’être nécessairement en faute … »9 Les hommes veulent sans cesse sortir de leur condition ; il faut sans cesse la leur rappeler pour les y maintenir ou les y ramener. Les maintenir ou les ramener sur le plan de l’homme, de l’humaine condition. Comment les hommes en sortentils, comment s’ordonnent-ils d’être nécessairement en faute ? Par la loi. Il y a ici d’ailleurs sinon deux sortes de lois, du moins une ambiguïté ou une amplitude de la loi, entre la loi « supercéleste » et la coutume ordinaire. Quant à cette dernière, Montaigne recommande de lui obéir « non parce qu’elle est juste, mais parce qu’elle est loi ». Obéissance formelle mais pour ainsi dire désobéissance réelle puisque le contenu de la loi – en principe la justice – est rejeté ou dédaigné. Ce que Montaigne découvre ou porte au jour, c’est un plan de l’homme qui est en son fond intouché par la loi. On relève souvent, et avec raison, que la philosophie politique moderne repose sur les droits et non pas sur la loi. Montaigne, qui n’a pas un mot sur les droits, nous suggère que l’abaissement de la loi est un préalable à la revendication des droits. Pour que les droits puissent réclamer bientôt des lois qui les protègent – ce seront des lois d’un genre nouveau -, il faut au préalable que la loi au sens ancien, la loi comme règle de l’action, qui vaut par elle-même, la loi qui est pour ainsi dire cause de la bonne action, il faut que cette loi ait été au préalable privée de légitimité et pour ainsi dire de sens. Inséparablement de l’abaissement de la loi, Montaigne procède à l’abaissement de l’action. C’est le sens de l’éloge de « la vie basse et sans lustre ». C’est le sens de l’avantage donné aux états passifs sur les actions, au « passer sa vie », au « jouir de son être » sur les vertus actives, bref, au rapport à soi du sujet sur les finalités de l’homme agissant. 7 Essais, III, 13, in fine. Ibidem, III, 9 9 Ibidem. 8 6 Il y a donc quelque chose avant le projet moderne, quelque chose qui le précède chronologiquement et essentiellement. Il y a, comme on dit pour les avions en instance de décollage, un « point fixe » lorsque l’humanité prend conscience d’elle-même comme installée sur ce plan de l’homme que Montaigne contribue décisivement à découvrir. Découverte inséparable des autres, des « grandes découvertes », lorsque le Nouveau Monde, l’Autre Monde ajouté au nôtre, dit Montaigne, provincialise, si j’ose dire, les Anciens et les Chrétiens, la loi républicaine et la loi religieuse. La transformation de la nature, la prise de possession du monde naturel et humain par la raison théorique et technique, ne forme peut-être pas le tout du projet moderne. Le jouir est peut-être plus important que le faire dans la constitution du sujet moderne, le jouir comme sentiment de soi ou rapport à soi. L’énorme, le démesuré déploiement d’énergie qui est si caractéristique de la modernité, cette libération inédite de l’activité humaine, tout cela dépend de l’abaissement préalable de l’action réglée par la loi politique ou religieuse. Peutêtre cet immense déploiement d’énergie est-il ultimement suspendu au nonchaloir recherché par Montaigne, ou au farniente vanté par Rousseau dans la Cinquième Promenade. * Le point de vue moderne, qui succède et se superpose au point de vue républicain et au point de vue chrétien, est celui d’un sujet qui se constitue dans un rapport à soi indifférent à la loi politique comme à la loi religieuse. Ni républicain, ni chrétien, mais moderne. Ni loi politique, ni loi religieuse, mais un rapport à soi sans loi. En même temps bien sûr, le sujet moderne est en même temps républicain et chrétien. L’ État moderne, l’État neutre, c’est-à-dire au fond « sans loi », est le cadre protecteur d’une vie et d’une loi politiques, d’une vie et d’une loi religieuses. Et donc le sujet moderne est aussi en même temps citoyen républicain et croyant chrétien. Ce n’est pas une impression superficielle qui nous fait remarquer l’homologie entre l’individu et le Tout. Comme le sujet individuel, le corps politique moderne se définit par un rapport à soi qui lui est essentiel, celui qui se forme et s’exprime dans la représentation. Si le rapport à soi s’exprime dans la représentation, le sentiment de soi s’exprime dans le sentiment national. L’État national représentatif enveloppe et en quelque façon récapitule la république et l’Église en les plaçant dans un nouveau milieu. Rapport à soi et sentiment de soi qui ont, comme on sait, leurs périls ou leurs pathologies. Périls ou pathologies de la représentation politique. Périls ou pathologies du sentiment national. Le sentiment national, précisément comme sentiment, comme sentir, a pu fomenter une passivité spirituelle dangereuse au cœur des corps politiques les plus actifs de l’histoire humaine. En tout cas, l’Europe aujourd’hui s’efforce de vivre sans faire de place aux deux lois – républicaine et chrétienne – qui faisaient partie de sa composition. Il s’agit en somme de n’être que moderne, de vivre dans un rapport à soi sans loi. Nous espérons une libération de second degré si j’ose dire, par rapport au citoyen 7 de l’État-nation classique qui était encore en principe soumis à une loi politique et religieuse. Se détacher de la loi a un inconvénient. Puisque la loi est la règle de l’action, se détacher de la loi tend à paralyser l’action, à en faire dépérir les motifs. Tout le monde constate et déplore la passivité ou l’atonie politique et morale des sociétés européennes. A tout cela il y a bien sûr une objection qui vous brûle les lèvres. Ce que j’ai dit moderne, ce que j’ai appelé rapport à soi du sujet, pourquoi ne pas le dire simplement humain, l’appeler rapport à soi et à l’autre de l’homme simplement homme ? Pourquoi refuser de se laisser emporter et convaincre par ce mouvement d’extension qui part de la république ancienne, passe par l’Église chrétienne, et aboutit à l’humanité moderne ? Tout simplement parce que, ne constituant pas une association véritable, l’humanité en tant que telle ne comporte pas de règle de l’action. Les lois sont les lois politiques (lois de l’association politique) ou les lois religieuses (lois de l’association religieuse). Là où nous croyons faire le saut dans la liberté et l’universalité, nous faisons le saut dans l’absence de loi et de règle de l’action. Nous faisons le saut dans le rapport à soi et le sentiment de soi du sujet, nous faisons le saut dans la passivité sentimentale. Je n’ai pas à traiter de notre situation politique. Quant à la philosophie politique, à ce que devrait être sa tâche, que dire ? Que faire ? Retrouver le sens de ce qui nous fait défaut, comprendre à nouveau la loi comme règle de l’action. Je dis bien : retrouver le sens, comprendre. Je ne dis pas : rétablir. Essayer de rétablir la loi quand nous en avons perdu l’intelligence, ce serait pour le moins imprudent. Quant à retrouver l’intelligence de la loi, qu’est-ce à dire ? Nous restons nécessairement des hommes agissants. Il ne s’agit pas seulement de lire Aristote. Nous pouvons aussi essayer de faire ce que faisait Aristote, c’est-à-dire décrire et analyser ce que nous faisons dans le langage adéquat qui est celui des vertus cardinales. Ce que nous Européens faisons, et donc ce que nous ne faisons pas. En découvrant à quel point nous avons abandonné le domaine de l’action, nous commencerons à reconstruire notre intelligence de l’action et donc de la loi, et notre disponibilité pour elles. En ce sens, je ne crois pas que la « lecture des grands livres », comme aiment à dire les élèves de Strauss, soit suffisante. Je dirais plutôt comme Machiavel : lecture assidue des choses antiques et longue expérience des choses modernes. Expérience de la longue inaction européenne en tout cas. 8