est une valeur cardinale, qui ne doit pas être mise en péril. Présente
dans l’enseignement religieux, elle est également l’objet d’une forte
valorisation chez les non-croyants, valorisation qui est à replacer
dans ses liens à l’Histoire, et notamment à l’histoire des persécu-
tions, qui a renforcé l’injonction de se souvenir.
●
●Cette étude a également examiné diverses autres questions, telles
que les comportements des patients face aux doses prescrites, dont
on remarque qu’ils se fondent sur deux logiques distinctes : la
logique d’identité et la logique du cumul, en vertu desquelles les
patients tendent à respecter, à augmenter ou à réduire les doses.
On notera également que la consommation médicamenteuse (tout
comme, en partie, l’observance) est largement corrélée à la visibi-
lité des symptômes. De même, les gestes de prise en charge comme
le contrôle par le peak flow sont parfois négligés par certains patients,
qui se justifient en déclarant : “Ça sert à rien. Je vois bien quand
je peux pas respirer !”
SOUMISSION, RÉSISTANCE ET NÉGOCIATION
●
●On observe une tendance à se déposséder plus volontiers de leur
corps chez les catholiques que chez les protestants, qui manifestent
un désir marqué de prendre en charge leur mal. D’une façon géné-
rale, la dépossession de son corps ou, au contraire, sa prise en
charge face à l’autorité médicale s’alignent sur l’attitude que les
patients pratiquants ont à l’égard de l’autorité religieuse. Le rap-
port à l’ordonnance, aux médicaments et au corps est lui-même
à mettre en parallèle avec la relation différente que ces groupes
culturels ont à l’égard de l’autorité. Les questions que pose le suivi
de l’ordonnance renvoient en partie à celle de la soumission aux
ordres qu’elle contient, car l’ordre est quelque chose qui peut se
contourner, se discuter ou se refuser. Or, par-delà le niveau socio-
culturel des individus, on constate une soumission plus grande à
l’égard du médecin de la part des patients d’origine catholique ou
musulmane que des patients d’origine juive ou protestante, sou-
mission qui n’est pas étrangère à une relation plus générale à l’ordre
donné, l’autorité médicale apparaissant comme un avatar de l’au-
torité en général. Cependant, la soumission à l’égard du médecin
n’équivaut pas à une soumission à sa prescription ; elle témoigne
d’une relation différente à l’autorité qu’il incarne, impliquant
éventuellement de ne pas dire au médecin son refus de suivre sa
prescription. Nombreux sont ainsi les patients catholiques qui ne
veulent pas prendre le risque de contrarier leur médecin en refu-
sant ouvertement une prescription ou en lui disant qu’ils ont recours
à un homéopathe, se considérant alors comme coupables de trans-
gression. Plusieurs patients m’ont d’ailleurs demandé, après s’être
confiés à moi : “Surtout, ne dites pas à mon médecin que…”, lors-
qu’il s’agissait de tenir secrètes des conduites d’inobservance ou
de recours parallèle. De même, de nombreux musulmans déclarent
au médecin qu’ils ont pris le traitement prescrit, même lorsqu’ils
l’ont arrêté. Tout se passe comme s’il ne fallait pas signifier son
refus de suivre les ordres émanant d’une autorité, la soumission
étant fortement valorisée chez les musulmans, dont le nom lui-
même (musulman, mouslimen arabe) signifie la “soumission” totale
à Dieu. La soumission au médecin n’est donc pas exclusive d’une
forme de résistance, mais celle-ci est secrète et dissimulée. Cela
s’observe dans toutes les catégories sociales. Un chercheur musul-
man s’offusque à l’idée qu’un patient puisse dire à son médecin
que le traitement prescrit ne lui convient pas et qu’il en souhaite-
rait un autre : “Si on va le voir, ce n’est pas pour discuter ! On ne
négocie pas un traitement comme on négocie une vache !” À noter
que, parmi les protestants, les patients les plus soucieux de reven-
diquer leur autonomie sont les réformés, originaires de la région
cévenole, dont le fort refus de l’autorité peut être mis en relation
avec leur passé de persécutions, infligées par les autorités politiques
en place. L’analyse des rapports que les individus entretiennent
avec leur médecin éclaire certaines de leurs attitudes à l’égard de
l’ordonnance. Elle éclaire notamment le souci qu’ont certains pro-
testants de se défaire de l’ordonnance du médecin, tout en conser-
vant le souvenir de son contenu : il s’agit pour le patient de suppri-
mer la trace du médecin prescripteur et donc de l’autorité médicale
à laquelle il s’est référé pour ne conserver que celle du remède
jugé adéquat, c’est-à-dire la trace de son propre jugement. Recopier
l’ordonnance, c’est s’approprier l’acte de prescription.
●
●Au total, la résistance au médecin est plus ouverte et la tenta-
tive de négociation plus active chez les protestants et chez les juifs
que chez les catholiques et les musulmans, dont la soumission au
médecin est plus grande et la résistance plus dissimulée. La pra-
tique de la négociation avec le médecin est liée à la volonté de jouer
un rôle actif dans la prise en charge de son mal ou au fait de poser
des questions. De fait, l’usage de la question n’est pas étranger
aux traditions du judaïsme. L’enseignement talmudique enseigne
d’ailleurs la contradiction et la discussion. À l’impératif de la dis-
cussion, prônée par la tradition talmudique, s’ajoute la nécessité
de la question. Lorsque Derrida évoque l’importance de l’hermé-
neutique dans la tradition judaïque, il souligne d’ailleurs le rôle
de la question, montrant que le droit à la parole se confond avec
le devoir d’interroger. L’ensemble des résultats obtenus révèlent,
chez les patients de ces différents groupes culturels, des attitudes
qui peuvent être mises en relation non seulement avec les valeurs
qui prévalent dans les cultures en question, mais aussi avec l’his-
toire collective des groupes auxquels ils appartiennent.
●
●Il convient de noter, néanmoins, l’existence de comportements
récurrents dans tous les groupes. Ainsi, la plupart des patients, tous
groupes culturels confondus, sont sensibles aux comportements et
aux paroles des médecins, qu’ils analysent en les replaçant dans
leur contexte. Qu’une parole soit dite par un médecin généraliste
ou par un spécialiste ne prend pas le même sens, et qu’elle soit dite
par un médecin libéral ou par un médecin hospitalier ne résonne
pas de manière identique aux oreilles du patient. Même si certains
patients envisagent le généraliste comme un “chef d’orchestre”
auquel ils préfèrent soumettre l’avis et les prescriptions des éven-
tuels spécialistes consultés, tandis que d’autres accordent davan-
tage de crédit aux spécialistes en vertu d’une plus grande valorisa-
tion des études longues, tous les patients, en revanche, sont prompts
à analyser les propos du médecin et à se forger de lui une image
dont dépendront en partie ses comportements thérapeutiques
futurs. Qu’un médecin dise à son patient, en fin de consultation :
“Je veux vous revoir”, et le patient pourra en déduire le désir du
médecin de gagner de l’argent si la consultation a lieu dans le
cadre de la médecine libérale, tandis qu’il y verra le signe que le
médecin s’intéresse vraiment à son cas si la consultation a lieu
dans un cadre hospitalier, public.
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La Lettre du Pneumologue - Volume VIII - no3 - mai-juin 2005