LA LIBER
VENDREDI 11 FÉVRIER 2011
8 HISTOIRE VIVANTE
Les Frères musulmans passés au scanner
ÉGYPTE • Sujette à des dissensions internes,la confrérie se montre pour l’instant discrète dans l’insurrection
populaire égyptienne.Sa composante politique pourrait toutefois contribuer à la réforme du pays.Analyse.
PROPOS RECUEILLIS PAR
SID AHMED HAMMOUCHE
ET PASCAL FLEURY
Très discrets depuis
le début de la «Révo-
lution du Nil», mais
désormais partie
prenante à la discus-
sion pour sortir de la
crise, les Frères mu-
sulmans attirent tous les regards du
monde occidental, qui craint leur prise
de pouvoir et l’émergence d’un régime
théocratique égyptien. Le sociologue
Patrick Haenni, chercheur à l’Institut
Religioscope à Fribourg et grand
connaisseur de l’Egypte, ausculte
pour nous cette confrérie puissante
mais minée de l’intérieur, qui semble
quelque peu dépassée par les événe-
ments. Entretien.
Si vous deviez positionner les Frères musul-
mans sur l'échiquer politique suisse, où les
placeriez-vous?
Patrick Haenni: Dans un certain sens,
ils ne seraient pas très loin de l’Union
démocratique du centre! Mais il faut
savoir que les Frères musulmans ne
sont pas qu’un parti politique. Ce qui
caractérise leur évolution récente,
c’est l’affirmation d’une aile religieuse
axée davantage sur l’éducation et la
diffusion des valeurs religieuses que
sur la participation politique. Un ré-
cent sondage a d’ailleurs montré que
moins de 30% des personnes rejoi-
gnant les Frères musulmans le font
pour des raisons politiques. Les autres
s’y rallient parce que c’est un mouve-
ment d’édification religieuse.
Du point de vue politique, comment les
définissez-vous?
Les Frères musulmans égyptiens sont
un parti nationaliste, avec un discours
identitaire marqué, à l’instar de celui
du parti islamiste Ennahda de Rached
Ghannouchi en Tunisie, qui s’est posi-
tionné comme «Parti de l’identité».
Mais leur nationalisme peut être aussi
beaucoup plus trivial, de type anti-im-
périaliste, avec une composante reli-
gieuse: c’est l’islam contre l’Occident.
Fondamentalement, pour les Frères
musulmans, l’islam est la réponse à
tous les problèmes, à tous les niveaux
de la société. D’où leur slogan, «l’is-
lam, c’est la solution». Le parti n’est
pas antimoderniste, comme les sala-
fistes (ndlr: partisans d’un retour à l'is-
lam des origines), mais veut cadrer la
modernité en l’islamisant.
On y trouve aujourd’hui à la fois
une aile progressiste, qui se veut prag-
matique, avec des références démo-
cratiques, et une aile beaucoup plus
conservatrice, imprégnée du radica-
lisme des origines et, de plus en plus,
du salafisme à la saoudienne.
Comment expliquez-vous que les Frères
musulmans aient manqué le démarrage
de la révolution, menée par la jeunesse
Facebook?
Une nouvelle forme de culture politique
est en train de voir le jour dans le monde
arabe. La jeunesse Facebook, ce n’est
pas que des jeunes branchés avec
smartphones. C’est aussi une nouvelle
manière de voir et faire la politique,
avant tout fondée sur le refus de l’autori-
tarisme, la transparence et le travail en
réseau. Cette culture politique contour-
ne tous les partis et organisations tradi-
tionnels, Frères musulmans compris.
On retrouve le même schéma à Tunis
et au Caire: des jeunes qui se politisent
sur Facebook, puis qui descendent dans
la rue pour des causes variées: refus de la
censure, refus de la torture, demande de
démocratie, monitoring électoral, sou-
tien à des alternatives existantes aux ré-
gimes en place... En Egypte, cette culture
politique touche la base des Frères mu-
sulmans, mais pas l’élite, qui a été com-
plètement dépassée par les nouveaux
médias électroniques.
Que s’est-il passé?
Cela a commencé il y a quelques an-
nées avec l’effet blog, qui a court-cir-
cuité la hiérarchie du parti. Les jeunes
Frères à l’étroit dans le système ont pu
faire partager leurs frustrations à tout le
monde. Les Frères blogueurs s’en sont
pris à l’Etat, dénonçant les arresta-
tions arbitraires, puis se sont mis à
contester leur propre hiérarchie. Une
grande tension est née entre l’organi-
sation autoritaire et cette jeunesse qui
voulait respirer. Les jeunes ont été re-
mis au pas, mais certains ont quitté le
mouvement, tout en restant
actifs sur le web.
Arrive alors Facebook,
qui amplifie encore cette
dynamique grâce à la mise
en réseau des échanges.
L’élite des Frères musul-
mans tente de contrôler la
situation en créant son
propre «Ikhwan-book».
Mais cela ne marche pas. Car elle n’y
voit qu’un instrument de mobilisation
et d’image, alors que c’est aussi un ins-
trument de formation pour une nou-
velle culture politique, basée sur
l’échange de diverses visions du mon-
de. Connectés entre eux, les jeunes de
toutes tendances s’entendent alors
sur une politique minimaliste anti-au-
toritaire, démocratique et respectueu-
se des droits de l’homme.
Cette jeunesse branchée descend alors
dans la rue...
On est passé du «on-line» au «off-line».
Cela s’est traduit par des manifesta-
tions: la grève générale du 6 avril 2010,
pur produit Facebook. Puis la protesta-
tion contre la mise à mort sous la tortu-
re du jeune Khaled Said, dans un poste
de police à Alexandrie. Enfin le soutien
à la campagne de Mohamed el-Bara-
dei. Dans les trois cas, ce sont les
mêmes jeunes qui, sans orientation
idéologique politique précise, sans au-
cun financement, ont défié l’Etat en
contournant toutes les hiérarchies de
partis. Ce sont eux que l’on voit aujour-
d’hui sur la place Al-Tahrir. Et parmi
eux, les Frères musulmans contrariés.
Lespoir vient donc de la jeunesse. Mais
pourrait-on aussi compter sur les Frères
musulmans, le parti le mieux structuré
d’Egypte, pour réformer le pays?
Cela dépend. Les apparatchiks de la
confrérie disent qu’il faut se concen-
trer sur l’organisation, que l’essentiel,
c’est la formation des militants, qu’il
faut revoir les programmes d’édifica-
tion, que la réforme de la société se
fera d’abord par l’individu, puis par la
famille et enfin par la société. Soit une
réforme par le bas. De leur côté, les
politiques du mouvement affirment
que l’on pourra marquer des points et
développer de l’influence par le haut.
Or c’est justement par les politiques
que se modère l’islamisme. On l’a
constaté ces vingt dernières années:
les plus modérés, ce sont toujours
ceux qui sont dans une dynamique
politique. Ainsi, le leader Abdel Mou-
noum Abdel Foutouh est le seul à avoir
un réel discours de citoyenneté. Pour
lui, tout le monde a le droit de se pré-
senter aux élections, et à devenir prési-
dent, y compris des coptes et les
femmes.
L’Occident craint que les Frères musul-
mans récupèrent la révolution des jeunes
pour instaurer un Etat à l’iranienne...
Que les Frères musulmans puissent ti-
rer profit de l’ouverture politique am-
biante, c’est certain. La question, c’est
de savoir ce qu’ils deviendront après la
révolution. A mon avis, ils ne seront
plus les mêmes. La dynamique de
contestation va réinstaurer la primau-
té du politique sur le religieux. Sur la
place Al-Tahrir, déjà, les jeunes croient
en une réforme par le haut, c'est-à-
dire par le politique et l’Etat. Cette ou-
verture politique va favoriser l’ouver-
ture de l’islamisme. Il n’y a donc pas de
parallèle à faire avec l’expérience ira-
nienne. Nous n’avons pas affaire à une
révolution islamique et il y a très peu
de chance qu’elle le devienne. L’ouver-
ture politique va forcément marquer
la nature des Frères musulmans. Si la
confrérie se fonde en parti politique,
elle pourrait bien éclater en trois ten-
dances: salafiste, traditionaliste et ré-
formiste, pour ne pas dire «démocra-
te». On pourrait voir alors l’émergence
d’une démocratie libérale avec, com-
me garde-fou, le pluralisme de la scène
politique.
I
AU NOM DE DIEU
Les relations entre
l’islam et l’Occi-
dent feront l’objet
d’un second volet à
l’enseigne d’His-
toire Vivante.
SEMAINE PROCHAINE
Une classe d’affaires qui manque de veine sociale
«Les Frères musulmans ne
sont pas des libéraux, mais res-
pectent le principe des élec-
tions et de la règle de la majori-
té.» Le sociologue Patrick
Haenni se refuse à tout juge-
ment à l’emporte-pièce. Pour
lui, il s’agit de discerner les di-
verses tendances internes au
sein des Frères et leurs diver-
gences. Ce n’est plus l’associa-
tion d’il y a vingt ans, même si
la dynamique récurrente de sa-
lafisation n’est pas à négliger.
Par exemple, sous l’influence
de l’Arabie saoudite, les dis-
cours contre les chrétiens
coptes, par certains religieux
de la nébuleuse salafiste, sont
devenus préoccupants.
«La grande erreur, souligne
le spécialiste Patrick Haenni,
serait de n’aborder le processus
qu’en terme de crainte, sans
voir les opportunités énormes
qu’offre cette phase de transi-
tion pour construire la démo-
cratie en Egypte.» En l’état,
estime-t-il, cette transition
pourrait se faire avec les Frères
musulmans.
En Egypte, on trouve parmi les
Frères musulmans une véri-
table classe d’affaires islamiste,
économiquement très libérale,
présente dans le secteur du
tourisme ou de l’immobilier,
favorable à la privatisation et
au capitalisme. En revanche,
les Frères musulmans appa-
raissent relativement mal à l'ai-
se face à la question sociale.
D’autant que, de leur côté, les
religieux du mouvement n’ont
pas construit de discours sur la
question sociale, se rabattant
sur la charité sans prendre au
sérieux la justice sociale.
«Les Frères musulmans
n’ont pas de présence syndicale
ouvrière forte. Ils sont entrés
dans les syndicats principale-
ment dans une perspective de
prédication. Pour eux, les syn-
dicats ont d’abord été un bas-
sin de recrutement, plus qu’un
espace de revendication et de
droit», constate le chercheur.
Pour lui, dans une logique de
gouvernance islamique, ils de-
vront encore trouver des solu-
tions au profond malaise social
et à l’absence de perspectives
économiques, alors que la ma-
jorité des Egyptiens vit avec
moins d’un dollar par jour. Res-
te que les Frères n’auront pas
de baguette magique pour sortir
l’Egypte de la misère. Ils savent
que l’aide de l’Occident est très
importante. SAH/PFY
Sur la place Al-Tahrir, les Sœurs musulmanes de la base ont rejoint les jeunes de la révolution Facebook. KEYSTONE
REPÈRES
80 ans d’histoire
> Fondé en 1928
par
l’instituteur égyptien
Hassan el-Banna, le
mouvement des Frères
musulmans a pour
objectif la renaissance
islamique face à l’in-
fluence occidentale.
> Le mouvement
a
essaimé au Moyen-
Orient, au Soudan, en
Afrique du Nord et jus-
qu’en Europe.Actuel-
lement, dans le monde
musulman, environ
20% du pouvoir est
entre ses mains.
> Non-violents
à l’ori-
gine, les Frères musul-
mans ont commis
divers attentats meur-
triers, qui furent suivis
de sévères répres-
sions. En 1981, le pré-
sident el-Sadate a été
assassiné par d’an-
ciens Frères.
> Hier, le guide
suprême des Frères,
Mohammed Badie,
s’est dit prêt au dia-
logue avec le vice-pré-
sident O. Souleimane,
mais après le départ
du président Hosni
Moubarak.
PFY
RSR-La Première
Du lundi au vendredi
15 h à 16 h
Histoire vivante
Dimanche 20 h 30
Lundi 24 h
«Il n’y a pas de
parallèle à faire
avec l’expérience
iranienne»
PATRICK HAENNI
«L’islam est la solution», lit-on
sur l’affiche des Frères. KEYSTONE
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