8 HISTOIRE VIVANTE LA LIBERTÉ VENDREDI 11 FÉVRIER 2011 Les Frères musulmans passés au scanner ÉGYPTE • Sujette à des dissensions internes, la confrérie se montre pour l’instant discrète dans l’insurrection populaire égyptienne. Sa composante politique pourrait toutefois contribuer à la réforme du pays. Analyse. PROPOS RECUEILLIS PAR SID AHMED HAMMOUCHE ET PASCAL FLEURY REPÈRES 80 ans d’histoire > Fondé en 1928 par l’instituteur égyptien Hassan el-Banna, le mouvement des Frères musulmans a pour objectif la renaissance islamique face à l’influence occidentale. > Le mouvement a essaimé au MoyenOrient, au Soudan, en Afrique du Nord et jusqu’en Europe. Actuellement, dans le monde musulman, environ 20% du pouvoir est entre ses mains. > Non-violents à l’origine, les Frères musulmans ont commis divers attentats meurtriers, qui furent suivis de sévères répressions. En 1981, le président el-Sadate a été assassiné par d’anciens Frères. > Hier, le guide suprême des Frères, Mohammed Badie, s’est dit prêt au dialogue avec le vice-président O. Souleimane, mais après le départ du président Hosni Moubarak. PFY Très discrets depuis le début de la «Révolution du Nil», mais désormais partie prenante à la discussion pour sortir de la crise, les Frères musulmans attirent tous les regards du monde occidental, qui craint leur prise de pouvoir et l’émergence d’un régime théocratique égyptien. Le sociologue Patrick Haenni, chercheur à l’Institut Religioscope à Fribourg et grand connaisseur de l’Egypte, ausculte pour nous cette confrérie puissante mais minée de l’intérieur, qui semble quelque peu dépassée par les événements. Entretien. Si vous deviez positionner les Frères musulmans sur l'échiquer politique suisse, où les placeriez-vous? Patrick Haenni: Dans un certain sens, ils ne seraient pas très loin de l’Union démocratique du centre! Mais il faut savoir que les Frères musulmans ne sont pas qu’un parti politique. Ce qui caractérise leur évolution récente, c’est l’affirmation d’une aile religieuse axée davantage sur l’éducation et la diffusion des valeurs religieuses que sur la participation politique. Un récent sondage a d’ailleurs montré que moins de 30% des personnes rejoignant les Frères musulmans le font pour des raisons politiques. Les autres s’y rallient parce que c’est un mouvement d’édification religieuse. Du point de vue politique, comment les définissez-vous? Les Frères musulmans égyptiens sont un parti nationaliste, avec un discours identitaire marqué, à l’instar de celui du parti islamiste Ennahda de Rached Ghannouchi en Tunisie, qui s’est positionné comme «Parti de l’identité». Mais leur nationalisme peut être aussi beaucoup plus trivial, de type anti-impérialiste, avec une composante religieuse: c’est l’islam contre l’Occident. Fondamentalement, pour les Frères musulmans, l’islam est la réponse à tous les problèmes, à tous les niveaux de la société. D’où leur slogan, «l’islam, c’est la solution». Le parti n’est pas antimoderniste, comme les salafistes (ndlr: partisans d’un retour à l'islam des origines), mais veut cadrer la modernité en l’islamisant. On y trouve aujourd’hui à la fois une aile progressiste, qui se veut pragmatique, avec des références démocratiques, et une aile beaucoup plus conservatrice, imprégnée du radicalisme des origines et, de plus en plus, du salafisme à la saoudienne. Comment expliquez-vous que les Frères musulmans aient manqué le démarrage de la révolution, menée par la jeunesse Facebook? SEMAINE PROCHAINE AU NOM DE DIEU Les relations entre l’islam et l’Occident feront l’objet d’un second volet à l’enseigne d’Histoire Vivante. RSR-La Première Du lundi au vendredi 15 h à 16 h Histoire vivante Dimanche 20 h 30 Lundi 24 h Sur la place Al-Tahrir, les Sœurs musulmanes de la base ont rejoint les jeunes de la révolution Facebook. KEYSTONE cuité la hiérarchie du parti. Les jeunes Frères à l’étroit dans le système ont pu faire partager leurs frustrations à tout le monde. Les Frères blogueurs s’en sont pris à l’Etat, dénonçant les arrestations arbitraires, puis se sont mis à contester leur propre hiérarchie. Une grande tension est née entre l’organisation autoritaire et cette jeunesse qui voulait respirer. Les jeunes ont été remis au pas, mais certains ont quitté le mouvement, tout en restant actifs sur le web. Arrive alors Facebook, qui amplifie encore cette dynamique grâce à la mise en réseau des échanges. L’élite des Frères musulmans tente de contrôler la PATRICK HAENNI situation en créant son propre «Ikhwan-book». On retrouve le même schéma à Tunis Mais cela ne marche pas. Car elle n’y et au Caire: des jeunes qui se politisent voit qu’un instrument de mobilisation sur Facebook, puis qui descendent dans et d’image, alors que c’est aussi un insla rue pour des causes variées: refus de la trument de formation pour une noucensure, refus de la torture, demande de velle culture politique, basée sur démocratie, monitoring électoral, sou- l’échange de diverses visions du montien à des alternatives existantes aux ré- de. Connectés entre eux, les jeunes de gimes en place... En Egypte, cette culture toutes tendances s’entendent alors politique touche la base des Frères mu- sur une politique minimaliste anti-ausulmans, mais pas l’élite, qui a été com- toritaire, démocratique et respectueuplètement dépassée par les nouveaux se des droits de l’homme. médias électroniques. Cette jeunesse branchée descend alors dans la rue... Que s’est-il passé? Cela a commencé il y a quelques an- On est passé du «on-line» au «off-line». nées avec l’effet blog, qui a court-cir- Cela s’est traduit par des manifestaUne nouvelle forme de culture politique est en train de voir le jour dans le monde arabe. La jeunesse Facebook, ce n’est pas que des jeunes branchés avec smartphones. C’est aussi une nouvelle manière de voir et faire la politique, avant tout fondée sur le refus de l’autoritarisme, la transparence et le travail en réseau. Cette culture politique contourne tous les partis et organisations traditionnels, Frères musulmans compris. «Il n’y a pas de parallèle à faire avec l’expérience iranienne» tions: la grève générale du 6 avril 2010, pur produit Facebook. Puis la protestation contre la mise à mort sous la torture du jeune Khaled Said, dans un poste de police à Alexandrie. Enfin le soutien à la campagne de Mohamed el-Baradei. Dans les trois cas, ce sont les mêmes jeunes qui, sans orientation idéologique politique précise, sans aucun financement, ont défié l’Etat en contournant toutes les hiérarchies de partis. Ce sont eux que l’on voit aujourd’hui sur la place Al-Tahrir. Et parmi eux, les Frères musulmans contrariés. L’espoir vient donc de la jeunesse. Mais pourrait-on aussi compter sur les Frères musulmans, le parti le mieux structuré d’Egypte, pour réformer le pays? Cela dépend. Les apparatchiks de la confrérie disent qu’il faut se concentrer sur l’organisation, que l’essentiel, c’est la formation des militants, qu’il faut revoir les programmes d’édification, que la réforme de la société se fera d’abord par l’individu, puis par la famille et enfin par la société. Soit une réforme par le bas. De leur côté, les politiques du mouvement affirment que l’on pourra marquer des points et développer de l’influence par le haut. Or c’est justement par les politiques que se modère l’islamisme. On l’a constaté ces vingt dernières années: les plus modérés, ce sont toujours ceux qui sont dans une dynamique politique. Ainsi, le leader Abdel Mou- noum Abdel Foutouh est le seul à avoir un réel discours de citoyenneté. Pour lui, tout le monde a le droit de se présenter aux élections, et à devenir président, y compris des coptes et les femmes. L’Occident craint que les Frères musulmans récupèrent la révolution des jeunes pour instaurer un Etat à l’iranienne... Que les Frères musulmans puissent tirer profit de l’ouverture politique ambiante, c’est certain. La question, c’est de savoir ce qu’ils deviendront après la révolution. A mon avis, ils ne seront plus les mêmes. La dynamique de contestation va réinstaurer la primauté du politique sur le religieux. Sur la place Al-Tahrir, déjà, les jeunes croient en une réforme par le haut, c'est-àdire par le politique et l’Etat. Cette ouverture politique va favoriser l’ouverture de l’islamisme. Il n’y a donc pas de parallèle à faire avec l’expérience iranienne. Nous n’avons pas affaire à une révolution islamique et il y a très peu de chance qu’elle le devienne. L’ouverture politique va forcément marquer la nature des Frères musulmans. Si la confrérie se fonde en parti politique, elle pourrait bien éclater en trois tendances: salafiste, traditionaliste et réformiste, pour ne pas dire «démocrate». On pourrait voir alors l’émergence d’une démocratie libérale avec, comme garde-fou, le pluralisme de la scène politique. I Une classe d’affaires qui manque de veine sociale «Les Frères musulmans ne sont pas des libéraux, mais respectent le principe des élections et de la règle de la majorité.» Le sociologue Patrick Haenni se refuse à tout jugement à l’emporte-pièce. Pour lui, il s’agit de discerner les diverses tendances internes au sein des Frères et leurs divergences. Ce n’est plus l’association d’il y a vingt ans, même si la dynamique récurrente de salafisation n’est pas à négliger. Par exemple, sous l’influence de l’Arabie saoudite, les discours contre les chrétiens coptes, par certains religieux de la nébuleuse salafiste, sont devenus préoccupants. «La grande erreur, souligne le spécialiste Patrick Haenni, serait de n’aborder le processus qu’en terme de crainte, sans voir les opportunités énormes qu’offre cette phase de transition pour construire la démocratie en Egypte.» En l’état, estime-t-il, cette transition pourrait se faire avec les Frères musulmans. En Egypte, on trouve parmi les Frères musulmans une véritable classe d’affaires islamiste, économiquement très libérale, «L’islam est la solution», lit-on sur l’affiche des Frères. KEYSTONE présente dans le secteur du tourisme ou de l’immobilier, favorable à la privatisation et au capitalisme. En revanche, les Frères musulmans apparaissent relativement mal à l'aise face à la question sociale. D’autant que, de leur côté, les religieux du mouvement n’ont pas construit de discours sur la question sociale, se rabattant sur la charité sans prendre au sérieux la justice sociale. «Les Frères musulmans n’ont pas de présence syndicale ouvrière forte. Ils sont entrés dans les syndicats principalement dans une perspective de prédication. Pour eux, les syndicats ont d’abord été un bassin de recrutement, plus qu’un espace de revendication et de droit», constate le chercheur. Pour lui, dans une logique de gouvernance islamique, ils devront encore trouver des solutions au profond malaise social et à l’absence de perspectives économiques, alors que la majorité des Egyptiens vit avec moins d’un dollar par jour. Reste que les Frères n’auront pas de baguette magique pour sortir l’Egypte de la misère. Ils savent que l’aide de l’Occident est très importante. SAH/PFY