TEXTE DE BERGSON SUR LA VÉRITÉ « La vérité serait déposée dans les choses et dans les faits : notre science irait l’y chercher, la tirerait de sa cachette, l’amènerait au grand jour. Une affirmation telle que « la chaleur dilate les corps » serait une loi qui gouverne les faits, qui trône [...] au milieu d’eux, une loi véritablement contenue dans notre expérience et que nous nous bornerions à en extraire. [...] Cette conception de la vérité est naturelle à notre esprit et naturelle aussi à la philosophie, parce qu’il est naturel de se représenter la réalité comme un tout parfaitement cohérent et systématisé, que soutient une armature logique. Cette armature serait la vérité même ; notre science ne ferait que la retrouver. Mais l’expérience pure et simple ne nous dit rien de semblable. L’expérience nous présente un flux de phénomènes : si telle ou telle affirmation relative à l’un d’eux nous permet de maîtriser ceux qui le suivront ou même simplement de les prévoir, nous disons de cette affirmation qu’elle est vraie. Une proposition telle que « la chaleur dilate les corps », proposition suggérée par la vue de la dilatation d’un certain corps, fait que nous prévoyons comment d’autres corps se comporteront en présence de la chaleur ; elle nous aide à passer d’une expérience ancienne à des expériences nouvelles ; c’est un fil conducteur, rien de plus. La réalité coule ; nous coulons avec elle ; et nous appelons vraie toute affirmation qui, en nous dirigeant à travers la réalité mouvante, nous donne prise sur elle et nous place dans de meilleures conditions pour agir. » BERGSON, La Pensée et le Mouvant, chapitre VIII. 1 Introduction. Dans ce texte, extrait d’une préface rédigée par Bergson à l’occasion de la traduction française, en 1911, du livre de William James intitulé Le Pragmatisme (paru en 1907), Bergson aborde le problème de la vérité. Plus précisément, il s’efforce de déterminer l’essence de la vérité ainsi que son critère. Il s’agit donc de savoir en quoi consiste la vérité d’une assertion et comment il est possible de reconnaître qu’elle est vraie. Bergson soutient ici, du moins en ce qui concerne la vérité scientifique1 , la conception pragmatiste, selon laquelle la vérité est un guide pour agir sur les choses. Ce qui revient à dire que la vérité se définit par les conséquences avantageuses qu’elle entraîne pour l’homme sur le plan de l’action2 . En d’autres termes, le critère de la vérité, c’est la réussite et l’efficacité pratiques. I. Bergson commence par rappeler la conception courante de la vérité, conception reprise par certains philosophes, et qu’on peut nommer intellectualiste, dans la mesure où elle se tient sur un plan purement spéculatif ou encore purement théorique, sans souci, comme on le verra, de la signification pratique de la vérité. Elle revient, selon Bergson, à confondre vérité et réalité ou, du moins, à faire de la vérité une propriété des choses. Ainsi, la vérité existerait dans la réalité elle-même. Une loi3 , c’est-à-dire une vérité scientifique comme celle qui énonce que « la chaleur dilate les corps » serait une donnée de l’expérience, elle appartiendrait à la réalité objective elle-même. En tant que propriété des choses, elle existerait donc indépendamment de notre esprit. 1 Cf. « notre science » (lignes 1-2 et ligne 10). De plus, l’exemple choisi par Bergson : « la chaleur dilate les corps » (ligne 3 et ligne 15) est un exemple de vérité scientifique. 2 En grec, pra~gma (lire : prâgma) signifie action (cf. William James, Le Pragmatisme, Flammarion, 1968, p. 49). 3 Une loi, c’est-à-dire une relation constante entre certains phénomènes. 2 En tant que telle, elle préexisterait à la connaissance qu’on peut en avoir. Et, puisque la vérité est cachée dans les faits comme une noix dans sa coquille (Bergson, La Pensée et le Mouvant, in Œuvres, Éd. du Centenaire, PUF, 1963, p. 1445), la connaissance (la science) se limiterait à une activité de découverte, c’est-à-dire que son rôle serait seulement de dévoiler la vérité, autrement dit d’ôter le voile qui jusqu’alors la masquait. En ce sens, le savoir se réduirait à une simple mise en évidence de ce qui existe déjà : il n’ajouterait rien à la réalité. L’emploi systématique, dans les deux premières phrases, du mode conditionnel, traduit de la part de Bergson une intention critique : c’est là le signe qu’il refuse une telle conception de la vérité. II. Mais, avant de réfuter cette conception de la vérité, Bergson, dans une seconde étape de son raisonnement, nous en explique l’origine. Elle a ses racines, selon lui, dans une disposition naturelle de notre esprit à considérer la réalité comme constituant un tout ordonné, et par conséquent stable (cf. lignes 8-9 : « un tout parfaitement cohérent et systématisé », et ligne 9 : « armature logique »). L’idée de Bergson, c’est qu’il y a là une exigence, un besoin impérieux de notre esprit. Notre intelligence est caractérisée, dit-il, par « un certain besoin de simplifier et de généraliser ce qu’elle perçoit » (Cours I, PUF, 1990, p. 152). Nous avons donc spontanément tendance à organiser, à unifier la réalité qui nous entoure, et cette mise en ordre du réel, c’est ce qui constitue la raison. Pour Bergson donc, l’ordre n’est pas dans les choses, c’est notre esprit qui l’y introduit. Mais pourquoi ? Parce que cela satisfait notre raison qui retrouve dans la réalité comme une image d’elle-même (La Pensée et le Mouvant, in Œuvres, op. cit., p. 1442). C’est ce qui explique que les vérités scientifiques, les lois, constituent tout naturellement pour nous l’« armature logique » de la réalité, c’est-à-dire que nous concevons le réel comme étant en lui-même ordonné. Et ce que nous appelons vérité se confondrait avec cet ordre immanent à la réalité. III. Pourtant, si nous nous en tenons à ce que James appelait : « 3 empirisme radical » et que Bergson appelle ici « expérience pure », à savoir une perception du réel à laquelle nous n’ajoutons rien – « qui ne se plie d’avance à aucun système », dit Victor Delbos (Le Pragmatisme au point de vue religieux, in Questions du temps présent, 1910, p. 124) – ni ne retranchons rien – le mot important ici, c’est « pure » –, la réalité n’apparaît nullement comme un ordre statique, « comme quelque chose de fixe ou de stationnaire » (Delbos, ibid., p. 122), mais, dit Bergson, comme « un flux de phénomènes » (ligne 12), c’est-à-dire comme quelque chose de fondamentalement changeant et en perpétuel devenir. L’expérience nous invite, pour caractériser la réalité, à remplacer l’image de l’horloge, symbole d’ordre et d’harmonie, par celle d’une rivière ou d’un fleuve qui ne cesse de s’écouler (La Pensée et le Mouvant, in Œuvres, op. cit., p. 1442). Cette comparaison de la réalité avec une rivière ou un fleuve dont l’eau s’écoule sans cesse, déjà présente chez Héraclite (Fragment B 91), se trouve en effet chez James luimême. Or, comme on va le voir la théorie pragmatiste de la vérité chez James est étroitement dépendante de la conception qu’il se fait de la nature de la réalité (Bergson, La Pensée et le Mouvant, in Œuvres, op. cit., p. 1449). La définition classique de la vérité revient à dire qu’elle consiste dans la concordance entre l’esprit et la chose (ibid., p. 1444). « La vérité est l’adéquation de l’intellect et de la chose », disait saint Thomas d’Aquin. Ce qui revient à dire qu’il y a vérité lorsque le jugement (cf. dans le texte « affirmation », lignes 3 et 14) – juger, en effet, c’est affirmer quelque chose de quelque chose – que l’on porte sur la réalité est en accord avec celle-ci. Cette définition de la vérité est, selon les pragmatistes, tout à fait « respectable et légitime » (Delbos, Le Pragmatisme au point de vue religieux, op. cit., p. 121), mais elle pose un problème d’interprétation. Le problème est en effet de savoir en quoi consiste un tel accord (James, Le Pragmatisme, op. cit., p. 142 et p. 218). La conception que Bergson expose dans la première étape du texte, 4 conçoit cet accord en terme de ressemblance. Elle considère la vérité comme un simple reflet de la réalité dans notre esprit (James, Le Pragmatisme, op. cit., p. 142). Pour cette conception, notre jugement – ce que nous affirmons de la réalité – s’accorde avec la réalité, donc peut être dit vrai, à la condition d’en être le miroir fidèle, un peu comme un bon portrait ressemble à son modèle (Bergson, La Pensée et le Mouvant, in Œuvres, op. cit., p. 1444). C’est la théorie de la vérité-copie (cf. André Lalande, L’Idée de vérité, in Revue Philosophique, janvier 1911, p. 3 ; Émile Durkheim, Pragmatisme et Sociologie, Vrin, 1955, p. 45). Mais si « la réalité coule » (ligne 20), c’est-à-dire si elle ne cesse de varier et de devenir, la conception de la vérité évoquée au début du texte se révèle insoutenable. a) En effet, comment la vérité, qui est quelque chose de stable – une loi scientifique est en effet définie comme un rapport constant, invariable entre certains phénomènes. La loi scientifique selon laquelle « la chaleur dilate les corps » n’est pas vraie un jour et l’autre non – pourrait-elle être à l’image d’une réalité qui, elle, est perpétuellement mouvante et changeante ? b) De plus, l’expérience ne nous donne que des cas particuliers, alors que les vérités scientifiques sont des propositions universelles, valables pour tous les cas qui tombent sous la loi. Elles ne sauraient donc copier le réel (Bergson, La Pensée et le Mouvant, in Œuvres, op. cit., p. 1444-1445). c) Enfin, comme l’avait déjà remarqué Kant, si la connaissance est conçue comme une simple image du réel, comment peut-elle alors justifier sa prétention à le représenter exactement ? Si l’objet lui est extérieur, comme l’affirment les partisans du réalisme, par quel moyen garantir la conformité de la copie au modèle extérieur ? Pour juger en effet de cette conformité, il faudrait disposer d’un poste intermédiaire entre la pensée et l’objet, d’où l’on pourrait comparer l’une à l’autre, comme on compare un portrait avec l’original qu’il reproduit. Or, remarque Kant, il y a là une prétention 5 chimérique. Pour pouvoir en effet comparer ma représentation de l’objet avec l’objet représenté, il faudrait que je puisse atteindre l’objet indépendamment de la représentation que j’en ai. Or, une telle comparaison est tout simplement impossible : je ne peux connaître un objet indépendamment de la représentation que j’en ai. Je suis en effet lié par essence au système de mes représentations, et c’est à travers ce système seulement que je puis appréhender un objet quelconque. Si, d’autre part, l’objet est intérieur à l’esprit, comme l’admettent les idéalistes, cela ne revient-il pas à affirmer qu’il n’y a pas d’objet du tout, que l’accord de l’esprit avec le réel n’est que l’accord de l’esprit avec lui-même ? La conception de la vérité comme copie, aboutit donc à une conception de la vérité qui est invérifiable (Lalande, L’Idée de vérité, op. cit., p. 3 ; Durkheim, Pragmatisme et Sociologie, op. cit., p. 52-53). La vérité, c’est-à-dire l’accord de notre jugement et de la réalité est donc, pour le pragmatisme, à penser autrement. On dira alors qu’une affirmation est vraie lorsqu’elle nous permet d’anticiper sur la réalité (cf. « prévoir », ligne 14 et « prévoyons », ligne 17) et ainsi d’agir sur celle-ci de façon plus assurée (cf. « maîtriser », ligne 13). Cf. Auguste Comte : « Science, d’où prévoyance ; prévoyance, d’où action » (Cours de philosophie positive, 2e leçon, in Œuvres choisies, Aubier-Montaigne, 1943, p. 102). La science en effet, grâce à la connaissance qu’elle nous procure des lois des phénomènes, nous permet d’en prévoir le déroulement et ainsi d’agir de manière plus assurée et plus efficace sur le monde qui nous entoure. Telle est la conception pragmatiste de la vérité, défendue notamment par James, et qu’illustre parfaitement la loi ou la vérité scientifique selon laquelle « la chaleur dilate les corps ». Loin d’être une simple copie de l’expérience, de la réalité, cette proposition la dépasse infiniment Elle constitue ce qu’on nomme une induction (Bergson, Cours I, op. cit., p. 208-210). J’ai pu constater, par exemple, à un certain moment et dans un certain lieu, qu’une 6 boule de cuivre exposée à la flamme, finissait par se dilater, qu’à un autre moment et dans un autre lieu, il en était de même pour une barre de fer, etc. J’en conclus que l’effet de la chaleur doit être le même pour tous les corps. Or, cela je n’ai pu et je ne pourrai jamais l’observer (je ne verrai jamais qu’un certain nombre de cas particuliers, aussi grand soit-il, où la chaleur dilate les corps, et non tous les cas). Je le suppose donc en vertu du principe qui veut que les mêmes causes produisent les mêmes effets, passant ainsi, par induction, des faits particuliers à la loi générale. Si donc la vérité nous est « suggérée » (ligne 16) par l’expérience, par la réalité, elle n’est en aucune façon un simple reflet de celle-ci, mais suppose un apport de l’esprit, quelque chose que nous ajoutons aux données de l’expérience. La loi, c’est donc notre esprit qui l’impose aux choses. Mais quelle est l’avantage d’une telle démarche inductive ? Et, si la vérité est une construction de l’esprit, n’y a-t-il pas un risque d’arbitraire ? Grâce à cette induction, je peux anticiper sur l’avenir, c’est-à-dire ici prévoir la réaction des autres corps à la chaleur, et ainsi préparer mon action, donc agir à bon escient en fonction de cette prévision. La loi scientifique n’est pas un reflet du réel, mais comme dit Bergson, un « fil conducteur », c’est-à-dire un guide pour l’action (James, Le Pragmatisme, op. cit., p. 151). Dans une réalité qui change en permanence et qui est toujours mouvante (cf. « La réalité coule », ligne 20), la difficulté est de savoir comment nous y retrouver, nous y repérer. Or, le propre de la vérité est précisément de nous fournir de tels repères. Sa fonction est de diriger notre action sur le réalité, de nous donner prise sur elle, en favorisant notre action c’est-à-dire en nous permettant d’opérer dans les meilleures conditions. Et c’est cette fonction qui constitue pour James la vérification d’une idée (Le Pragmatisme, op. cit., p. 144. Cf. également Durkheim, Pragmatisme et Sociologie, op. cit., p. 113-114). Le vrai se caractérise par sa valeur pratique, par son utilité pour l’action. Une vérité doit s’apprécier par le succès qu’elle rend possible sur la plan de l’action. 7 Une idée vraie, c’est une idée vérifiée, c’est-à-dire validée par ses conséquences pratiques, par sa capacité à nous adapter au réel ou, mieux encore, de nous adapter le réel. En faisant de la vérité une propriété des choses et en la considérant comme une simple copie, comme un simple duplicatum de la réalité dans notre esprit, la conception intellectualiste de la vérité limite la connaissance à une simple activité de découverte. Connaître, dans cette perspective, c’est uniquement lever le voile sur quelque chose de préexistant, mettre à jour ce qui existait déjà, et qui était jusqu’alors caché. Une telle conception implique que la connaissance n’apporte au fond rien de nouveau. Comme le dit Durkheim, dans une telle conception, la vérité est « toute faite » : « l’esprit n’a pas à la construire : copier n’est pas engendrer. Il n’a pas de rôle actif » (Pragmatisme et sociologie, op. cit., p. 47). C’est comme si la vérité, dit Bergson, « attendait [le savant] comme l’Amérique attendait Christophe Colomb » (La Pensée et le Mouvant, in Œuvres, op. cit., p. 1446). Comme il le dit encore, cette conception de la vérité « regarde en arrière » (ibid.), puisque le vrai est défini par sa conformité à ce qui existe déjà. Ainsi, « si la vérité est une copie, elle ne sert à rien, car elle n’ajoute rien au réel » (Martial Guéroult, Philosophie de l’histoire de la philosophie, Aubier-Montaigne, p. 79. Voir aussi Durkheim, Pragmatisme et Sociologie, p. 89). La doctrine pragmatiste, en revanche, pour laquelle la vérité « prépare notre action sur ce qui va être » (Bergson, La Pensée et le Mouvant, in Œuvres, op. cit., p. 1446), définit la vérité « par sa relation à ce qui n’est pas encore » (Bergson, ibid. ; Durkheim, Pragmatisme et Sociologie, p. 89). La vérité se définit par sa vérification, au sens pragmatiste du mot = ce qui utile pour l’action. Il s’ensuit que la vérité, ici, est une construction, une véritable invention de notre esprit (Bergson, La Pensée et le Mouvant, in Œuvres, op. cit.,p. 1447). James, dit Bergson, « regarde en avant » (ibid., p. 1446 ; James, 8 Le Pragmatisme, p. 160). Contre l’idée selon laquelle la vérité serait quelque chose de donné, que nous n’avons par conséquent qu’à constater et à enregistrer, le pragmatisme instaure une conception dynamique de la vérité, et souligne le caractère actif, créateur et constructeur de la connaissance (cf. Paul Janet et Gabriel Séailles, Histoire de la philosophie, Delagrave, Supplément, p. 150 ; Durkheim, Pragmatisme et Sociologie, p. 65). En ce sens, comme le dit James lui-même, la vérité survient à une idée, une idée devient vraie. Cette doctrine semble d’ailleurs confirmée par la démarche même de la connaissance scientifique : celle-ci ne repose-t-elle pas tout entière sur l’invention d’hypothèses, donc sur l’initiative de l’esprit humain ? D’autre part, s’il est vrai que « la définition que James donne de la vérité fait corps avec sa conception de la réalité » (Bergson, La Pensée et le Mouvant, in Œuvres, op. cit., p. 1449), l’idée selon laquelle la réalité est en perpétuel devenir entraîne pour conséquence que la vérité n’est pas immuable. Il y a donc, pour le pragmatisme, un devenir de la vérité, non pas au sens où la vérité changerait de nature d’un jour à l’autre, mais au sens où elle s’enrichit d’apports nouveaux. Il y a là, contre tout dogmatisme, une idée féconde, qui est confirmée par le progrès même des sciences. Remarquons cependant, que si la vérité évolue, pour les pragmatistes, c’est parce que la réalité elle-même évolue continûment. Mais alors, ne peuton pas dire que la vérité est à nouveau conçue comme une image, un reflet du réel, d’un réel dynamique certes, mais quand même (cf. Guéroult, Philosophie de l’histoire de la philosophie, op. cit., p. 83-85). C’est également un des mérites incontestables du pragmatisme d’avoir souligné l’importance du lien entre la connaissance, la vérité et l’action. On a pu soutenir, en effet, qu’à l’origine, la spéculation et la pratique se trouvaient confondues, que la science avait son origine dans la technique. La science a également, à l’évidence, d’importantes conséquences pratiques (on 9 n’en finirait pas, en effet, de dresser le catalogue de ce que la technique moderne doit aux sciences, par exemple). Cependant, le pragmatisme affirme davantage : pour lui, la vérité scientifique ne vaut que par son utilité pratique, elle n’a pas d’autre but que de guider notre action sur les choses (Francis Kaplan, La Vérité et ses figures, Aubier-Montaigne, p. 158-159). Or, une telle conception purement instrumentale de la science est discutable. a) A. Comte a montré que la science, malgré ses indéniables retombées pratiques, avait un but plus élevé, à savoir satisfaire notre désir de connaître. Immédiatement après avoir souligné les conséquences pratiques de la science, il écrit en effet : « [...] ce serait se former des sciences une idée bien imparfaite que de les concevoir seulement comme les bases des arts [= techniques], et c’est à quoi malheureusement on n’est que trop enclin de nos jours. » (Cours de philosophie positive, 2e leçon, op. cit., p. 102-103). Autrement dit, il y aurait une connaissance désintéressée. Selon Durkheim, l’histoire des sciences témoigne que celles-ci « deviennent de plus en plus étrangères aux préoccupations purement techniques. Le savant se place en face du réel et se désintéresse des conséquences pratiques de ce qu’il découvrira » (Pragmatisme et Sociologie, op. cit., p. 162). Autrement dit, à supposer que l’origine de la science soit à rechercher dans les préoccupations pratiques, elle tend à s’en affranchir et à devenir désintéressée. À cette objection, cependant, les pragmatistes auraient toutefois beau jeu de rétorquer que ce désintéressement n’est qu’apparent, et cache en réalité des buts plus ou moins consciemment intéressés. Paul Feyerabend, dans un livre décapant, intitulé Contre la méthode (Éd. du Seuil, 1979), a pu montrer que la maîtrise par les scientifiques de méthodes sophistiquées n’avait pas simplement pour but d’étendre notre savoir, mais constituait un moyen de pouvoir sur autrui. En d’autres termes, la méthode, c’est le pouvoir des experts. 10 On a fait remarquer également que la science moderne, dans son langage même, traduisait et trahissait une intention de dominer le réel, de mettre pour ainsi dire la nature à la question. Comprendre, n’est-ce pas saisir ? Analyser, n’est-ce pas décomposer un tout en ses éléments, donc le dissoudre ? Bacon comparaît la méthode expérimentale à une chasse (la chasse de Pan), et Kant, le savant à un juge d’instruction qui force le coupable et les témoins à répondre à ses questions. Vocabulaire dont le registre agressif exprime un désir de domination de la nature (cf. Descartes : « il faut nous rendre maîtres et possesseurs de la nature ») [cf. Kaplan, La Vérité et ses figures, op. cit., p. 174-175]. L’existence d’une connaissance désintéressée, traditionnellement invoquée contre le pragmatisme, est donc très problématique sinon peut-être illusoire. b) Ce qui est plus gênant, pour le pragmatisme, qui définit la vérité par l’utilité pratique, c’est l’existence de vérités inutiles et mêmes nuisibles. A. Comte fait remarquer à juste titre que les spéculations des géomètres grecs sur les sections coniques (cf. Condorcet) n’ont eu, pendant des siècles, aucune application pratique. Certes, elles ont fini par devenir utiles à l’art de la navigation grâce aux progrès qu’elles ont permis d’accomplir en astronomie (cf. Kaplan, La Vérité et ses figures, op. cit., p. 168-170). Il n’en reste pas moins que pendant le temps où ces vérités n’ont eu aucun impact sur le plan pratique, elles étaient néanmoins considérées comme des vérités. La vérité peut donc se définir indépendamment de son utilité. Il y a même des vérités nuisibles. « La vérité est triste », disait Ernest Renan, voulant dire par là que la vérité est parfois désespérante. Révéler à un malade atteint d’une grave maladie son état peut être nocif. À moins de considérer, comme certains pragmatistes italiens, que c’est le mensonge utile qui est une vérité (cf. Lalande, Vocabulaire de la philosophie, PUF, p. 805). L’erreur, enfin, peut être utile. Christophe Colomb croyait à tort, en allant 11 directement vers l’ouest, atteindre les Indes. Cette idée lui a pourtant permis de découvrir l’Amérique. Réduire la vérité scientifique à l’utile, au sens d’avantageux pour l’action, s’avère donc contestable. Conclusion. Remarquons pour finir que la « sympathie intellectuelle » de Bergson pour le pragmatisme de James, se limite à la conception de la vérité scientifique. Dans le texte, en effet, à propos de la vérité, il n’est question que de science. Mais si Bergson est pragmatiste sur le plan du savoir scientifique, il n’ira jamais jusqu’au bout de la logique pragmatiste. L’essentiel de sa philosophie culmine en effet dans une théorie de l’intuition, faculté supra-rationnelle qu’il distingue nettement de la raison scientifique et qui permet à notre esprit de coïncider avec la réalité absolue. L’intuition est en effet, selon Bergson, « vision qui se distingue à peine de l’objet vu, connaissance qui est contact et même coïncidence » (La Pensée et le Mouvant, in Œuvres, op. cit., p. 1273) ou, comme il le dit encore, « sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable » (ibid., p. 1395). Alors que la vérité scientifique a pour fonction d’utiliser le réel à notre avantage, qu’elle « tourne autour » des choses (La Pensée et le Mouvant, in Œuvres, op. cit., p. 1393) et demeure par conséquent à l’extérieur des choses, l’intuition, elle, telle qu’elle caractérise la philosophie et l’art, nous fait connaître la réalité du dedans, nous introduit pour ainsi dire en elle. Il y a donc place, chez Bergson, pour une autre conception de la vérité : la vérité-union (cf. Janet et Séailles, Histoire de la philosophie, Supplément, op. cit., p. 200), qui éloigne Bergson de James. 12