La tension est fertile entre la tradition du banquier privé et la

ENJEUX-SUISSE
Mardi 18 juin 2002
BANQUE PRIVÉE - La prise de position de Ray Soudah sur la structure de LODH,
vendredi dernier, appelle des commentaires
La tension est fertile entre la tradition du banquier privé et la
globalisation. Chacun donne le meilleur de lui-même
La cible d’un développement offensif en Suisse, en Europe et dans le reste du monde
p
eut parfaitement
être atteinte.
Jan Marejko*
Dans une interview de Ray Soudah par Michel Donath dans l’agefi du 14 juin 2002, la
fusion entre Darier Hentsch et Lombard Odier est prise comme point de départ d’une
réflexion globale et critique sur la stratégie et la philosophie des banquiers privés dans la
cité de Calvin. Devant cette réflexion, stimulante à bien des égards, il convient toutefois
d’émettre un certain nombre de critiques.
La responsabilité illimitée permet une grande indépendance
La philosophie du banquier privé genevois consiste en une responsabilité illimitée des
associés. Dès lors, selon Ray Soudah, il lui serait difficile de choisir des partenaires dont
la structure juridique serait différente et, par exemple, d’entrer en bourse, même
partiellement, pour assurer son développement. Ray Soudah en conclut que ce
développement sera entravé. En d’autres termes, la banque privée traditionnelle
genevoise serait dans ce que les psychiatres appellent une double contrainte. Sa
croissance ne pourrait se faire, à long terme, que par un appel au marché des capitaux;
or, de par sa structure (responsabilité illimitée), elle ne peut le faire. L’argument est
intellectuellement séduisant, même s’il est relativement classique. En effet, qui n’a pas
entendu un expert déclarer que la nature de telle ou telle entreprise est incompatible
avec les exigences de la croissance ?
Le problème est que personne ne sait exactement en quoi consistent ces exigences et
qu’il n’y a pas, en bonne doctrine libérale, de recette universelle pour relever les défis à
venir. Ce dont les banquiers privés genevois sont d’abord convaincus est qu’ils se
préparent mieux à ces défis en défendant leur indépendance et que celle-ci est très
précieuse pour leurs clients. Ensuite, ils restent persuadés que leur structure juridique
(société de personnes) est la meilleure base possible pour organiser cette défense. Une
telle structure, en effet, accorde plus de flexibilité et de rigueur dans la gestion. De plus,
elle rend l’entreprise sensible à tout ce qui concerne la philosophie d’entreprise et lui
permet d’être à l’aise dans le long terme. A ces avantages, particulièrement évidents
dans les moments difficiles que traversent aujourd’hui les entreprises, ils ne sont donc
pas prêts à renoncer.
L’entrée en bourse n’est pas toujours le sésame de la croissance
Il est impossible de prévoir exactement la marche d’une économie libérale, et c’est tant
mieux puisque, sinon, il n’y aurait tout simplement plus de marché. Cela ne signifie pas
que la prédiction nous soit interdite – elle est même nécessaire, mais elle doit se faire
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sur un fond de retenue qu’on ne retrouve pas dans l’analyse de Ray Soudah. Cette
analyse est d’ailleurs surprenante puisqu’elle est faite au moment même où la
«déprime» des bourses ne correspond pas aux fondamentaux et où les commentateurs
s’accordent à souligner leur caractère irrationnel. La valorisation des titres devrait
logiquement se produire et elle ne se produit pas. Pourquoi? Personne ne peut vraiment
le dire.
La valeur d’une entreprise cotée en bourse n’est certes pas dépendante de sa
capitalisation boursière. Elle n’en est toutefois pas complètement indépendante non plus.
Autrement dit, entrer en bourse, c’est aussi entrer dans un champ où la valorisation
dépend, comme cela se produit en ce moment, de facteurs relativement irrationnels.
C’est en raison de cet élément d’irrationalité inhérent au marché boursier que certaines
entreprises ont décidé de ne pas entrer sur ce marché. Des chasseurs de tête célèbres,
par exemple, dont la culture d’entreprise exige la plus grande discrétion, excluent la
possibilité de faire appel au marché des capitaux par une telle entrée. Chez les
banquiers privés genevois, on retrouve la même caractéristique. Leur culture, liée non
seulement à la discrétion mais aussi à la stabilité, à la confiance, à une tradition, ne les
prédispose pas vraiment à une capitalisation publique qui les rendrait dépendants
d’actionnaires et du cours de leurs actions.
La fusion LODH ne s’inscrit pas dans une rationalisation
Il y a, en économie, non seulement des éléments irrationnels tels que ceux qu’on trouve
sur le Nasdaq ou le Dow Jones, mais aussi immatériels, ce qui n’est pas la même chose.
On connaît l’importance de cette immatérialité pour tout ce qui concerne les marques, ce
qu’on appelle le «branding». Pour les banquiers privés genevois, ces éléments
immatériels sont particulièrement importants, parce que leur structure d’associés à
responsabilité illimitée s’appuie sur une très forte tradition et inspire confiance au client.
En une époque où le capitalisme est souvent décrit comme une jungle, ces éléments
immatériels propres aux banquiers privés genevois sont d’autant plus importants qu’ils
leur permettent de prendre leurs distances à l’égard des pratiques douteuses. On
s’étonne de voir Ray Soudah ne faire aucune mention de cet extraordinaire avantage
compétitif.
Certes, les attaques contre l’économie de marché sont rarement légitimes et il ne s’agit
pas d’en profiter, mais de récentes affaires montrent bien que des entreprises, même
cotées en bourse et donc tenues à la transparence, se conduisent plus comme des
requins que comme des dauphins. Dans un tel contexte, la gestion de fortune à la
genevoise prend toute sa valeur et la nécessité d’une «rationalisation» dans les termes
où elle est recommandée par Ray Soudah est si loin d’être évidente que la fusion
Lombard Odier – Darier Hentsch n’entre même pas dans cette catégorie. Que les
banquiers privés genevois ne doivent pas se complaire dans leur tradition et dans
l’avantage compétitif que nous venons d’évoquer, c’est certain. Mais oublier cette
tradition au nom d’une rationalisation présentée comme une recette universelle serait
tout aussi négatif. La fusion entre Lombard Odier et Darier Hentsch tient justement
compte de cette tradition. Elle témoigne aussi de la confiance que ces deux banques
mettent dans la place financière genevoise et suisse
Les banquiers privés sont bien placés pour relever les défis à venir
Il est indubitable que, dans une économie de marché, il faut croître. Le jeu de la
concurrence l’exige. Cela dit, cette croissance a de multiples visages et peut prendre
divers chemins. C’est même tout le charme du libéralisme que de ne pas prescrire de
recettes en cette matière et de laisser une large marge de manœuvre à des entreprises
de nature très diverse. Certaines échouent, alors que les meilleurs experts s’étaient
penchés avec attendrissement sur leur berceau, tandis que d’autres réussissent
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brillamment après avoir été dédaigneusement rejetées par ces mêmes experts. Il n’y
pas de règle absolue et Ray Soudah aurait pu, voire dû le rappeler. Cela dit, l’un des
points qu’il soulève est important: la nécessité pour les banquiers genevois d’élargir leur
assise internationale. Mais cet élargissement implique-t-il de renoncer à la structure
d’associés à responsabilité illimitée? Implique-t-il qu’on préfère des fusions
internationales à une fusion locale? C’est ce que recommande Ray Soudah. Mais ses
propos sont loin d’être une démonstration. Qu’il y ait des obstacles à surmonter et des
tensions à prendre en compte, dans le cadre de cette internationalisation, c’est certain.
Mais ce n’est pas parce qu’on rencontre des tensions qu’on doit tout faire pour éliminer
l’un des pôles dont elles proviennent, en l’occurrence, la tradition bancaire genevoise.
Les tensions, souvent, sont fertiles et celle qui s’exerce entre cette prestigieuse tradition
et la nécessité d’un développement global l’est certainement. C’est dans le cadre d’une
telle tension que chacun peut donner le meilleur de lui-même et c’est parce que les
associés de LODH en sont convaincus qu’ils n’ont pas avancé de chiffre quant aux
licenciements potentiels entraînés par la fusion, contrairement à ce qu’affirme Ray
Soudah.
Il faut bander son arc pour atteindre une cible. Or, les banquiers privés genevois ont la
ferme intention d’atteindre la cible d’un développement offensif en Suisse, en Europe et
dans le monde. Sans être hypnotisés par leur structure juridique ou leur tradition, mais
parfaitement conscients de la valeur de ces éléments, ils sont convaincus qu’ils tiennent
entre leurs mains des atouts décisifs pour atteindre cette cible l
* Consultant.
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