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144 I RLC Numéro 44 I Juillet - Septembre 2015
Concurrence et agriculture
Séminaire Philippe Nasse du jeudi 4septembre 2014
INTRODUCTION DE JULIETTE THERY SCHULTZ
Cette séance du séminaire Nasse porte sur un sujet complexe et
d’actualité, celui de la concurrence dans le secteur agricole. Nos
interventions se concentreront sur la production agricole, et non
sur les étapes ultérieures de transformation de ces produits qui
relèvent du domaine de l’industrie agro-alimentaire. Il s’agit donc
du premier maillon de la chaîne agro-alimentaire, et en ce sens, du
maillon le plus stratégique.
Depuis quelques années, le Conseil puis l’Autorité de la concur-
rence ont eu l’occasion de rendre des avis sur des secteurs agri-
coles très variés, avis fondés sur une analyse approfondie de ces
marchés. Ces analyses présentent des constantes qui n’ont guère
varié au l des années et qui s’appliquent indifféremment aux sec-
teurs examinés, à savoir, en premier lieu, une asymétrie des pou-
voirs de négociation entre offre de production et demande et, en
second lieu, une forte volatilité des prix dans les différents secteurs
de production agricole.
Tout d’abord, on constate une rencontre difcile entre l’offre de
production et la demande. Cela est généralement dû à des ques-
tions de difculté d’organisation des lières où se rencontrent une
offre atomisée du côté des producteurs et une demande structu-
rée et concentrée du côté de la grande distribution, des transfor-
mateurs ou des coopératives. C’est le cas notamment du secteur
des fruits et légumes, secteur que nous examinerons plus en détail
COLLOQUE
Perspectives
Par Juliette THERY SCHULZ
Rapporteur général adjoint à l'Autorité
de la concurrence
Jean-Baptiste TRAVERSAC
Ingénieur d’étude à l’INRA
ÎRLC 2839
Et Véronique SÉLINSKY
Avocate à la Cour
Créé à la n des années 1980 au sein de la Direction de la Prévision, le séminaire Philippe Nasse s’est d’abord appelé «séminaire
d’économie industrielle» puis «séminaire Concurrence». Il est, depuis quelques années, co-organisé par la DGTrésor et l’Autorité de la
concurrence, d’abord sous le nom de séminaire «DGTPE-Concurrence» et enn depuis janvier 2009 sous le nom actuel de «séminaire
Philippe Nasse». Le principe consiste à présenter et à confronter les points de vue d’un économiste et d’un juriste sur un sujet d’intérêt
commun ayant trait aux questions de concurrence. De fait, le juge fait de plus en plus appel à l’économiste pour caractériser les atteintes
à la concurrence et essayer d’en quantier les effets, tandis que l’économiste doit prendre en compte un droit et une jurisprudence en
plein développement dans son analyse du fonctionnement des marchés. Les séances réunissent donc un économiste et un juriste qui,
après une présentation générale, confrontent leurs avis sur un cas pratique (décision de justice, avis d’une autorité…).
Lors du dernier séminaire, organisé le 4septembre 2014, Véronique Sélinsky (Avocate à la cour) et Jean-Baptiste Traversac (Ingénieur
d’étude à l’INRA) ont débattu sur le thème «concurrence et agriculture». L’étude de cas a porté sur l’avis n°14-A-03 de l’Autorité de la
concurrence du 14février 2014 relatif à une saisine de la fédération Les Producteurs de Légumes de France. La séance a été animée par
Juliette Thery Schultz, Rapporteur général adjoint à l’Autorité de la concurrence.
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COLLOQUE
Perspectives
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en n de ce séminaire, du secteur laitier et du secteur ovin. Dans
ces secteurs, les producteurs se trouvent ainsi dans une position
de faiblesse vis-à-vis des acteurs de la demande, ce qui entrave
la bonne marche des négociations commerciales. De plus, cette
situation peut être aggravée par l’importance des coûts de col-
lecte qui limitent les distances de transport et réduisent la possibi-
lité pour les producteurs de choisir leur acheteur. Ces problèmes
d’adéquation entre l’offre et la demande peuvent également être
constatés même lorsque l’offre est davantage structurée. C’est le
cas par exemple du secteur de la dinde où, dans le cadre de son
avis, l’Autorité avait constaté que les éleveurs pouvaient rencontrer
des difcultés, pour des raisons de rigidité structurelle, à produire
un type d’animaux particulier qui soit en lien avec la demande (Aut.
conc., avis n°11-A-12, 27 juill. 2011, relatif à un accord interprofessionnel
dans le secteur de la dinde). C’est également le cas dans le secteur
des fruits et légumes et plus exactement des salades où, d’un côté,
l’offre est soumise à des contraintes climatiques qui rendent les
productions saisonnières et, de l’autre côté, la demande porte sur
la consommation de produits toute l’année.
En second lieu, on constate une forte volatilité des prix dans les
différents secteurs. Cette volatilité est généralement expliquée par
le fait que l’offre est plus inélastique que dans d’autres secteurs.
De façon concrète, il est difcile pour un producteur, qui dispose
d’un nombre donné d’hectares ou d’animaux, de jouer sur la va-
riable des volumes pour réagir rapidement aux conditions de mar-
ché. Or, bien souvent la production ne peut pas être stockée, ou
seulement sur le court-terme, ce qui empêche les producteurs de
s’adapter aux variations de prix. Comme la tendance des prix est
baissière lorsque la production est abondante, les excès d’offre,
en l’absence de possibilités de stockage, peuvent aggraver les
inégalités entre producteurs et acheteurs. Dans sa communication
relative à la Politique Agricole Commune (PAC) à l’horizon 2020,
la Commission européenne souligne la nécessité d’améliorer le
fonctionnement de la chaîne d’approvisionnement alimentaire. La
Commission constate en effet que la part de la valeur ajoutée de la
lière revenant aux agriculteurs est en une baisse constante depuis
les années 2000, passant de 29% en 2000 à 24% en 2005.
À ces dés économiques s’ajoute une nouvelle conguration de
la politique agricole commune. La PAC utilise une grande pa-
lette d’outils d’intervention dans le secteur qui traditionnellement
avaient pour effet de se substituer au fonctionnement du marché
en agissant directement sur les prix ou les volumes. Certains sec-
teurs comme le lait ou le sucre se voyaient ainsi imposer des limi-
tations de production par la xation de quotas. Ces mécanismes
ont été modiés par plusieurs réformes successives de la PAC, à
la fois dans leur nature et dans leur étendue. Tout d’abord dans
leur nature, car les mécanismes se sont progressivement décor-
rélés des variables du marché, donc le prix et le volume, mais
également dans leur étendue, les outils d’intervention directe sur
le marché subsistant sont réservés aux seules situations de crise.
C’est ainsi que le mécanisme des prix minimum garantis s’est no-
tamment réduit et que le mécanisme des quotas tend à disparaître
aujourd’hui.
Les producteurs doivent donc mener leurs activités dans un envi-
ronnement normatif en évolution. La combinaison des contraintes
économiques décrites précédemment et l’abandon progressif des
instruments de régulation traditionnels place le secteur dans une
situation transitoire dans laquelle les acteurs peuvent se sentir da-
vantage fragiles.
Dans leur ensemble les producteurs tentent de remédier aux dé-
séquilibres commerciaux qu’ils subissent en développant des stra-
tégies de concertation. Dans certains secteurs ces stratégies sont
préférées à celles de fusion ou de regroupement qui supposeraient
pour les agriculteurs de perdre une partie de leur indépendance
pour exercer leurs activités au sein d’entités plus importantes. Mais
ces comportements de concertation ne sont pas sans présenter
des risques juridiques réels au regard de leur conformité aux règles
de concurrence. La période actuelle pose donc la question de la
réconciliation du secteur avec les règles du marché et donc avec
les règles de concurrence. À cet égard un équilibre émerge de
la réglementation communautaire et notamment du dernier règle-
ment OCM de décembre 2013 (Règl. n°1308/2013/UE, 17déc. 2013,
portant organisation commune des marchés des produits agricoles), entré
en vigueur le 1erjanvier 2014. Ce règlement sur l’organisation com-
mune des marchés rappelle tout d’abord (art.206) que le droit de la
concurrence s’applique par principe au secteur agricole. Les règles
de concurrence ne sont pas une punition pour les acteurs, il s’agit
au contraire de faire en sorte que tous les acteurs respectent les
mêmes règles du jeu. Cela peut d’ailleurs protéger les producteurs
agricoles. Ainsi par exemple le contrôle des concentrations permet
d’éviter qu’une coopérative ne devienne le seul accès possible
pour des producteurs à la distribution, particulièrement lorsque
ces producteurs sont soumis à des coûts de transport importants
qui restreignent la zone de collecte et donc le choix de l’acheteur
ou du transformateur. Dans le domaine de l’antitrust, des ententes
peuvent également être préjudiciables aux producteurs comme
celle par exemple qui avait été mis en œuvre par les coopératives
dans le secteur du maïs, pour la fracturation des prestations de sé-
chage et qui a été sanctionnée par le Conseil de la concurrence en
2007 (Cons. conc., déc. n°07-D-16, 9mai 2007, relative à des pratiques sur
les marchés de la collecte et de la commercialisation des céréales).
Si la réglementation OCM rappelle donc l’application des règles
de concurrence, elle permet également une application souple de
ces règles. Les producteurs sont ainsi incités à se réunir au sein
d’organisations de producteurs (OP), dans l’objectif de remédier
aux déséquilibres de la lière, en favorisant non seulement une
intégration horizontale au sein de ces OP mais également une
intégration verticale, en s’engageant notamment dans la transfor-
mation des produits. Le dernier règlement OCM introduit notam-
ment plus de exibilité dans la constitution et le fonctionnement
de ces organisations de producteurs. En particulier, ce règlement
supprime la condition d’absence de position dominante pour la
reconnaissance d’une organisation de producteurs, condition qui
dissuadait les producteurs à former de telles organisations. Par
ailleurs, ce règlement permet aux OP, dans certains secteurs, de
négocier au nom de leurs membres des contrats collectifs qui
peuvent conduire à la xation de prix communs, y compris en l’ab-
sence d’un transfert de propriété à l’OP, en dérogation aux règles
de concurrence. Pour bénécier d’une telle dérogation, les OP
doivent permettre une concentration de l’offre, une mise sur le
marché des produits élaborées par leurs membres et une optimi-
sation des coûts de production.
Nous traversons une période de transition dans laquelle de nom-
breuses questions liées notamment à l’évolution de la réglemen-
tation restent à éclaircir. Cela donne à la compétence consultative
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de l’Autorité de la concurrence une importance particulière, confé-
rant davantage de sécurité juridique aux acteurs concernés, en leur
permettant de distinguer les comportements qui relèvent d’une
pratique anticoncurrentielle des comportements autorisés.
INTERVENTION DE JEAN-BAPTISTE TRAVERSAC
Je rappellerai dans un premier temps les caractéristiques princi-
pales qui fondent l’état concurrentiel des secteurs agricoles et im-
pactent considérablement la stratégie des acteurs concernés, puis
je détaillerai, dans un second temps, les stratégies d’organisation
de ces acteurs et la façon dont l’Union européenne et les états
ont tenté d’ordonner les marchés en s’appuyant sur les organisa-
tions de producteurs (OP), qui constituent un élément central de
la stratégie de la Commission européenne dans un certain nombre
de secteurs agricoles, et notamment dans les fruits et légumes,
secteur que l’on présentera à partir de l’analyse de l’avis de l’Auto-
rité de la concurrence. Enn, j’aborderai la question délicate, d’un
point de vue non seulement du droit de la concurrence mais égale-
ment économique, de la xation des prix d’orientation. Signalons
que la conguration concurrentielle des marchés varie considéra-
blement d’un secteur agricole à un autre: la concurrence dans la
production de la salade ne sera pas du tout la même que celle
qu’on observe sur le marché des appellations d’origine protégées.
L’intervention des pouvoirs publics pour faire appliquer le droit de
la concurrence appelle ainsi une connaissance très ne de chaque
marché.
Caractéristiques structurelles des secteurs agricoles
Les secteurs agricoles sont tout d’abord caractérisés par des aléas
importants en termes d’offre et de demande, notamment des aléas
climatiques ou sanitaires. Ces aléas se traduisent par une très faible
prédictibilité de l’offre comme de la demande, caractéristique qui
rend extrêmement complexe une autorégulation du secteur par
les acteurs. Les pouvoirs publics, disposant de peu d’informations
ables sur les secteurs en situation de crise, ont encore plus de
difculté à anticiper les aléas et gérer les différents types de crises.
De surcroît, les marchés agricoles présentent une faible mobilité
de certains facteurs de production, notamment du foncier et des
plantations, ce qui freine considérablement les processus d’ajus-
tement de l’offre à la demande. Cette rigidité des facteurs de
production est un caractère constitutif de la récurrence des désé-
quilibres offre/demande sur les marchés agricoles. Notons néan-
moins que depuis une trentaine d’années, d’autres facteurs de
production deviennent de plus en plus mobiles, capitaux, travail,
savoir-faire ce qui tend à augmenter les concurrences intra-secto-
rielles, là certains positions de monopole existaient jusqu’à une
période récente.
Par ailleurs, un certain nombre de produits agricoles sont consi-
dérés comme des produits de première nécessité, en particulier
les sources de glucide et de lipide, ce qui constitue un motif d’in-
tervention prioritaire des pouvoirs publics qui vont souhaiter sou-
tenir ces lières agricoles. Ces interventions peuvent poser des
problèmes au regard du droit européen mais également du droit
international. Ainsi, les aides aux producteurs européens sont ré-
gulièrement remises en cause devant l’organisation mondiale du
commerce. On peut ainsi identier deux grandes catégories de
produits agricoles: les produits agricoles de première nécessité,
pour lesquels on considère qu’il est légitime que la puissance pu-
blique intervienne de façon lourde–par le biais de subventions
directes notamment–et ceux pour lesquels la puissance publique
interviendra plutôt via des soutiens indirects–par le biais d’aides
aux structures ou à la R&D. Dans les lières de produits de pre-
mière nécessité, les pouvoirs publics attendront une grande exi-
bilité des producteurs aux différents aléas.
Les marchés agricoles, et en particulier les marchés des fruits et
légumes, sont en outre fortement fragmentés, du fait de la dis-
persion spatiale de la production. Néanmoins, cette fragmentation
est de plus en plus compensée par la capacité des opérateurs à
développer des outils logistiques, en particulier pour les produits
périssables ou posant des contraintes sanitaires spéciques, qui
vont permettre de déplacer l’offre sur des longues distances. De
plus, ce phénomène de mondialisation des marchés est facilité
par une baisse des barrières tarifaires et non tarifaires. Des études
estiment que les produits alimentaires consommés aux États-Unis
font en moyenne un trajet de 3000km entre le champ et l’assiette
(voir notamment les travaux de Rich Pirog appliquant le concept
de food miles). Ainsi, une offre de plus en plus lointaine peut entrer
en concurrence avec les produits de l’UE.
Aujourd’hui la concentration très forte des acteurs de la distribu-
tion attire l’attention des régulateurs et de l’Autorité de la concur-
rence. Un grand nombre de marchés agricoles est ainsi en situation
d’oligopsone, ce qui se traduit par une forte asymétrie de pouvoir
de négociation entre producteurs et distributeurs, pouvoir dont
ces derniers peuvent abuser. Un sondage diligenté par les asso-
ciations de transformateurs alimentaires en Europe–Confédéra-
tion des Industries Agro-Alimentaires de l’UE (CIAA), maintenant
renommée FoodDrinkEurope et European Brands Association
(AIM)–indique qu’une large majorité (83%) des producteurs in-
terrogés déclare avoir des problèmes dans ses relations avec l’aval
(CIAA et AIM, Enquête sur les pratiques commerciales indésirables, mars
2011). La Commission européenne a tenté, à la n de la dernière
mandature, de mettre l’accent sur ces pratiques commerciales dé-
loyales, par exemple les ruptures brutales de contrats, notamment
dans les lières alimentaires. La Commission a engagé un certain
nombre d’actions qui visent à identier ces pratiques et à susciter
un débat sur le moyen d’y remédier. Il s’agit en particulier de mieux
comprendre la situation concurrentielle de ces marchés.
Stratégies d’organisation des producteurs et organisa-
tion commune des marchés
On peut distinguer trois grandes catégories d’intervention de
l’Union européenne concernant l’organisation des marchés agri-
coles: les interventions favorisant un regroupement de l’offre, les
mesures d’aide au développement des marchés en difculté, et
les initiatives visant à développer des codes de bonne conduite
dans les relations entre producteurs et distributeurs. Le dernier rè-
glement OCM a conservé ces grands types d’intervention mais en
a actualisé le cadre d’utilisation (Règl. n°1308/2013/UE, 17déc. 2013,
portant organisation commune des marchés des produits agricoles). En
particulier, les OCM sectoriels sont généralisées à un plus grand
nombre de secteurs, en ajustant toutefois certaines dispositions.
Interventions en faveur d’un regroupement de l’offre
Traditionnellement, la politique agricole française, qui a beaucoup
inspiré la politique agricole communautaire, a tenté d’aider les
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COLLOQUE
Perspectives
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producteurs à se regrouper et à mettre en place des structures
communes pour bénécier d’économies d’échelle – mutualisa-
tion d’outils industriels notamment. Un deuxième effet attendu
du regroupement de l’offre est de permettre aux producteurs re-
groupés de rassembler des volumes de produits correspondant
davantage aux besoins des distributeurs et ainsi de négocier plus
facilement avec l’aval. Les OCM mettent de plus en plus l’accent
sur ce second effet. Avec des fonds de modernisation des outils de
production qui représentent encore entre 30 et 60% des montants
d’investissements des OCM dans certains secteurs, la politique de
l’OCM est clairement de favoriser les ux vers les OP et OPA.
Des variantes géographiques concernant le degré de concentra-
tion de l’offre apparait au sein même des marchés agricoles de
l’Union. Il reste très contrasté entre les pays européens. Certains
pays, comme les Pays-Bas ou la Belgique, ont une offre extrême-
ment regroupée à la fois du point de vue de la mutualisation des
outils logistiques et en vue de renforcer leur position de négocia-
tion. Ces pays bénécient d’une tradition d’action commune au
travers de systèmes qui sont pour moitié des coopératives et pour
moitié des systèmes interprofessionnels. À l’inverse, dans d’autres
pays européens, l’offre reste structurellement très éclatée et les
producteurs ont beaucoup de difculté à s’organiser, du fait à la
fois de facteurs culturels mais également de l’éclatement géogra-
phique des producteurs et d’une forte déance entre eux. La pré-
sence d’économie d’échelle contraint néanmoins les producteurs
à regrouper leur offre: en France et en Italie, entre 50 et 55% de la
mise en marché des produits agricoles passent par la coopération.
La coopération en France prend principalement la forme d’une
coopération industrielle visant à regrouper l’offre pour bénécier
d’outils de production plus performants et de bénécier d’éco-
nomie d’échelle. C’est en particulier le cas pour les productions
qui nécessitent une grande part de transformation. Ce modèle in-
dustriel de coopérative s’oppose à un autre type de coopérative
qui aurait pour seule mission de négocier l’offre des producteurs
qu’elle rassemble. La Commission a mandaté au début des années
2010 une étude sur les coopératives en Europe, dans laquelle ne -
gurait pas la France. Cette étude concluait que en Belgique et aux
Pays-Bas, entre le tiers et la moitié des coopératives étaient des
coopératives exclusivement de négociation, qui négociaient les
conditions de mise sur le marché des produits de ses producteurs
et mettaient en place des outils pour favoriser la transparence des
marchés, par en instaurant des marchés au cadran, par la collecte
de statistiques sur les cours, les ux, les stocks et les importations.
Aux États-Unis ces coopératives de négociation jouent également
un rôle prépondérant dans les marchés agricoles. Les «marketing
order» sont des regroupements de producteurs, essentiellement
constitués de coopératives qui n’ont pas pour fonction d’intervenir
physiquement sur la production mais de permettre aux coopéra-
tives de réguler les ux et les prix sur les marchés sur lesquels elles
opèrent. Dans ce pays de doctrine libérale, la moitié de la produc-
tion agricole passe par ces «marketing order», qui peuvent avoir
des systèmes de fonctionnement très variés. Dans le cas du lait,
80% de la production des États-Unis est régulée par des «marke-
ting order» selon un système très planié: les «marketing order»
décident des prix, des quantités, de l’usage des produits (lait frais,
lait en poudre, etc.) et des échanges entre producteurs ou coopé-
ratives et industriels. Ces systèmes de négociation induisent des
schémas de planication relativement élaborés qui permettent aux
producteurs de bénécier d’une certaine stabilité des prix. Cette
stabilité a pour avantage essentiel de sécuriser les investissements.
Ces «marketing order» disposent de poids importants en termes
d’offre, ce qui leur confère une capacité de négociation naturelle
avec l’aval. Par ailleurs, ils bénécient souvent de « mandatory
program», c'est-à-dire ils sont en mesure d’obtenir de la part des
pouvoirs publics, au niveau de l’État ou au niveau fédéral, des dis-
positions obligeant l’ensemble des producteurs à traiter avec des
«marketing order». Ces dispositions leur permettent de collecter
l’équivalent de la cotisation volontaire obligatoire, et ainsi de dis-
poser de sommes substantielles an de mettre en place des ac-
tions collectives de promotion ou de R&D. Cette position légitime
d’autres actions, telles que la régulation des stocks– qui permet
ainsi d’intervenir sur les prix.
Mesures d’aide au développement des marchés
Sur des marchés jugés en difculté l’OCM intervient en faveur des
producteurs concernés via des aides à la promotion, de façon pri-
vilégiée dans des pays tiers mais également sur le marché commu-
nautaire. L’objectif de ces aides est de remédier aux insufsances
de capacités de nancement des producteurs pour de telles cam-
pagnes de promotion. La fragmentation de l’offre, l’absence de
culture du marketing du monde agricole, les faibles marges du
secteur exigent de disposer de ressources pour de la promotion
générique à grande échelle. Les OCM soutiennent ainsi un cer-
tain nombre de projets à l’exportation de façon récurrente, mais
la Commission peut également attribuer des enveloppes ciblées
pour aider les producteurs à sortir de crises sanitaires particulière-
ment médiatisées.
Par ailleurs, l’Union européenne et les États membres inter-
viennent très régulièrement pour aider les producteurs à dévelop-
per leur marché par le biais de mesures de régulation de l’offre,
par exemple via des mesures permettant d’éliminer des excédents
conjoncturels ou structurels d’offre que pourrait avoir une produc-
tion agricole. Ces aides, lorsqu’elles sont mises en place en vue de
réguler le marché, sont prohibées par le GATT et ne devraient être
utilisées en théorie que dans le but de développer à long terme
le marché.
L’efcacité de ces différents outils d’aide au développement des
marchés est régulièrement remise en cause. La question que
peuvent se poser les contribuables et les producteurs renvoit
à l’efcacité de ces aides. L’intérêt des programmes d’aide, tant
pour les producteurs que pour la puissance publique n’est jamais
questionné. L’Union européenne juge la pertinence de ces pro-
grammes exclusivement à partir de la mesure de la consommation
des enveloppes attribuées. Aucune évaluation de leur efcacité sur
la demande ou la structure du marché n’a été réalisée en Europe
contrairement à ce qui est fait régulièrement aux États-Unis.
Initiatives visant à développer des codes de bonne conduite
dans les relations entre producteurs et distributeurs
La Commission, à travers la «Supply chain initiative », qu’elle a
initiée en novembre 2011 et dont les résultats sont disponibles sur
le site <www.supplychaininitiative.eu>, a pris l’initiative de réunir
des acteurs du marché agricole pour discuter avec eux de la fa-
çon dont ils pourraient réguler leurs relations. On remarque que la
position de la Commission a connu une inexion forte au cours de
ces dernières années en faveur des producteurs. Se signalant par
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le passé dans le domaine de la concurrence exclusivement dans
un registre répressif, la pénalisation des ententes, elle incline au-
jourd’hui à promouvoir des arènes de dialogues entre amont et
aval des supply chains.
Prix d’orientation
Le point délicat à aborder lorsque l’on parle de concurrence en
agriculture comme dans d’autres domaines, est celui de l’intérêt
de prix d’orientation. Sur un plan strictement managérial, la stabili-
té des prix facilite la programmation des investissements et des cy-
cles de production. La réduction des incertitudes sur les prix alors
que l’on peut difcilement maîtriser les volumes de demande per-
met de réduire les pertes sous certaines conditions et de faciliter la
régulation des ux. La question de prix régulés soulève néanmoins
de multiples questions. Est-on en mesure de xer des prix d’orien-
tation ? Est-ce bénéque pour les producteurs ? Et enn est-ce
bénéque pour les consommateurs?
On peut considérer que 5 à 10% des lières seraient en situation
d’entente tacite sur les prix, ce qui parait assez faible. Il est en effet
très difcile de dénir et de s’entendre sur un prix d’orientation.
Si la littérature économique s’est penchée sur les stratégies de
prix des entreprises en oligopoles (Tirole J., Théorie de l’organisation
industrielle, tome 1, Economica, 1993, p.419), il existe peu de recherche
sur des stratégies collectives de xation de prix avec ajustement
aux coûts de production. La règle semble plutôt celle de diver-
gences de stratégies liées à l’hétérogénéité des outils industriels
et des objectifs individuels. Ainsi, sur le marché du lait de chèvre,
les producteurs Pays-Bas, seront favorable à un prix relativement
bas leur permettant d’augmenter la notoriété de leur produit et de
développer leur marché au détriment de leurs concurrents, jusqu’à
élimination de ceux-ci. À l’inverse, les producteurs français de lait
de chèvre bénécient d’une forte demande, notamment pour la
production de fromages AOP, et seront plus favorables à des prix
élevés.
Les vins de Champagne constituent un exemple célèbre de xa-
tion des prix d’orientation. Le schéma général de la régulation du
Champagne a beaucoup évolué de depuis 1940. Une interprofes-
sion a été mise en place par le gouvernement Pétain qui a instau-
ré une régulation du marché dans laquelle le prix était l’élément
central. Les producteurs ont par la suite conservé cet élément es-
sentiel dans leurs accords interprofessionnels successifs. L’arrange-
ment sur le prix a perduré jusque dans les années 80 où la pratique
de xation d’un prix d’orientation leur a été interdite. Dans les
faits, les producteurs champenois utilisent toujours un prix indica-
tif pour établir les accords bilatéraux d’aujourd’hui. Il semblerait
que ce système ait été bénéque: le marché s’est développé et le
marché du Champagne a connu une croissance soutenue (Lanotte
H. et Traversac J.-B., La stratégie commerciale du négoce dans le contrat
interprofessionnel, Permanence de la succession des équilibres institution-
nels au cours de l’histoire contemporaine du Champagne, Colloque «La
construction contemporaine des Territoires du Champagne», Maison des
Sciences de l’Homme de Dijon, Troyes, 7, 8 et 9 avr. 2011).
Conclusion
Un certain nombre de producteurs agricoles dans le monde ont pu
contourner leurs autorités de concurrence. Ainsi, aux États-Unis,
les «marketings orders» ont seulement fait l’objet de quelques
rares enquêtes antitrust. L’exemption partielle des dispositions an-
ti-trusts, basées sur le Capper-Volstead Act et l’Agricultural Marke-
ting Agreement Act, dont bénécient les organisations agricoles
date de 1922. Elle reste en vigueur après de l’étude des effets des
MO ait montré que s’il arrivait que leur intervention ait un effet à
la hausse sur les prix de marché, dans de nombreux cas les effets
sont nuls sur les prix de marché (Crespi J. M., Sexton R. J., Concur-
rence, coopératives de producteurs et Marketing Orders aux États-Unis.
in Économie rurale, n°277-278, sept.-déc. 2003, p. 135 à 151). En Nou-
velle-Zélande, les politiques de concurrence ont été très strictes
concernant le regroupement de l’offre jusqu’au début des années
2000. Jusqu’à cette période, les pouvoirs publics ont exigé de cer-
taines entreprises de «défusionner» et de fractionner leurs outils
industriels de manière à permettre le maintien d’une diversité de
rmes et d’acteurs. À partir de la n des années 1990, le Ministry
of Commerce adopte une position beaucoup plus pragmatique et
autorise la constitution de conglomérats dans les secteurs du lait
(Fonterra), du vin (et des ovins, aux motifs d’une part, que la taille
pertinente des marchés n’était plus celle de la Nouvelle-Zélande
mais était désormais mondiale, et d’autre part, que ces conglo-
mérats prévoyaient des plans de recherche et développement que
des acteurs plus petits n’auraient pas été en mesure de nancer. La
nécessité de lancer des champions de taille mondiale pour s’impo-
ser dans la compétition mondiale a prévalu sur la mise en concur-
rence des opérateurs locaux pour le marché national. Cela conduit
aujourd’hui à s’interroger sur la taille des marchés pertinents tout
autant que sur les instruments licites dans la gestion des accords
de coopération entre producteurs et à retourner la question de
l’organisation efcace. Faut-il interdire à une organisation de pro-
ducteurs de se comporter comme le ferait une rme intégrée qui
peut en toute liberté faire des arbitrages en prix et en quantité?
INTERVENTION DE VÉRONIQUE SÉLINSKY
Le droit de la concurrence n’est pas totalement inconnu des agri-
culteurs, certaines pratiques, telles celles relevées à l’encontre des
abatteurs de porcs ou des endiviers, ayant défrayé la chronique.
En revanche, il semble qu’il ne soit généralement pas très appré-
cié par les professionnels du monde agricole. C’est pourquoi il est
important de faire mieux connaitre le droit de la concurrence, qui
n’est pas qu’un carcan, mais peut aussi constituer une aide aux
producteurs.
770 000 personnes travaillent dans des exploitations agricoles
en France, ce qui représente 3,3 % de la population active. Les
exploitations agricoles sont pour les deux tiers des exploitations
familiales. Face à ces exploitations faiblement concentrées, dont
les propriétaires sont réticents au regroupement, les grossistes et
les producteurs de produits sont détenteurs d’une forte puissance
d’achat. Outre cette asymétrie des pouvoirs de négociation sur le
marché de la production de produits agricoles, dans lequel l’agri-
culteur est offreur, les agriculteurs sont également confrontés à un
fort pouvoir de marché de leurs fournisseurs, marchés sur lesquels
ils sont demandeurs. Les agriculteurs se retrouvent ainsi pris en
tenaille entre des partenaires extrêmement puissants, et peuvent
s’estimer léser dans le partage des prots de la chaîne alimen-
taire. Rappelons néanmoins que le partage des prots n’est pas
un problème de concurrence sauf si ce déséquilibre entraine une
réduction de l’offre et un déséquilibre contraire au bien-être col-
lectif ou s’opposant à l’efcacité économique (Cons. conc., avisn°08-
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