HEIDEGGER, L'ONTOTHÉOLOGIE ET LES STRUCTURES
MÉDIÉVALES DE LA MÉTAPHYSIQUE
Olivier Boulnois
Vrin | Le philosophoire
1999/3 - n° 9
pages 27 à 55
ISSN 1283-7091
Article disponible en ligne à l'adresse:
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-1999-3-page-27.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Pour citer cet article :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Boulnois Olivier, « Heidegger, l'ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique »,
Le philosophoire, 1999/3 n° 9, p. 27-55. DOI : 10.3917/phoir.009.0027
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Distribution électronique Cairn.info pour Vrin.
© Vrin. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
1 / 1
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h24. © Vrin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h24. © Vrin
Le Philosophoire, n°9bis, 2006, p. 27-55
Heidegger, l’ontothéologie et les structures
médiévales de la métaphysique
1
Olivier Boulnois
’un des concepts les plus remarquables développés par Heidegger est
celui d’onto-théologie. Selon ce concept, la taphysique possède une
“constitution” : son essence détermine son histoire conformément à sa
structure. Celle-ci est-elle universelle, sans exception, infalsifiable ?
Remarquons d’abord qu’il n’est pas sûr, pour une théorie, qu’être infalsifiable
soit une qualité. Si elle prétendait tout expliquer, cette formule risquerait d’être
aussi indémontrable et totalitaire que l’interprétation psychanalytique ou
marxiste de l’existence qui ont d’ailleurs, curieusement, connu à la même
époque un succès comparable dans le monde francophone. Le concept
d’ontothéologie est-il donc une critique conceptuelle, ou l’indice d’un soupçon
généralisé portant sur tout discours métaphysique ? Est-il destiné à dépasser une
crise de la philosophie première, ou à la mettre en cause au nom d’une
détermination antérieure et anonyme ?
Je souhaite ici tester cette hypothèse générale sur les diverses
métaphysiques qui se sont déployées concrètement dans l’histoire, et
notamment sur la pensée diévale, où s’enracine le concept moderne de
métaphysique. – Mais ici, la question se complique du fait que Heidegger,
philosophe-historien, a aussi interprété des métaphysiques précises. Pour le
Moyen Age, pensons essentiellement à l’œuvre de Thomas d’Aquin, à celle de
Scot, et d’Eckhart. Trouve-t-on une confirmation ou une esquisse du concept
d’onto-théo-logie dans l’interprétation heideggérienne de leurs métaphysiques ?
1
Cet article a été publié pour la première fois dans Heidegger e i medievali, (Revue
Quaestio, n°1). Brepols, 2001, p.379-406. Le Philosophoire remercie vivement l’auteur,
les directeurs de la revue Quaestio ainsi que les éditions Brepols pour nous avoir autorisé
à reproduire cet article.
L
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h24. © Vrin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h24. © Vrin
La Métaphysique
28
Et cette interprétation se voit-elle à son tour confirmée par notre lecture des
œuvres ? Pour aborder cette question, nous devons alors demander:
(1) Existe-t-il une seule structure de la métaphysique ? La
métaphysique, comme discipline et comme complexe de questions, prend-elle
toujours la structure d’une onto-théo-logie ?
(2) Cette structure s’applique-t-elle aux métaphysiques médiévales
comme un genre à ses espèces ? Les métaphysiques, comme textes
historiquement accessibles, correspondent-elles à l’essence de la métaphysique,
telle que Heidegger la décrit ?
(3) Le concept d’onto-théo-logie admet-il certaines limites, ou du
moins, faut-il le compliquer d’autres critères plus précis ? Doit-on historiciser
ce schéma ? Et en l’historicisant, ne faut-il pas : (a) le relativiser (le délimiter) ;
(b) le compliquer ?
I. L’essence de la métaphysique et sa structure ontothéologique
Que signifie le concept d’onto-théo-logie ?
Avant d’employer le terme, Heidegger a déjà signalé la difficulté qu’il
exprime. Il connaît parfaitement l’articulation entre metaphysica generalis et
metaphysica specialis, au moins depuis sa lecture de Heimsoeth et de Wundt,
cités dans Kant et le problème de la métaphysique. Dès le cours sur Kant, en
1929, il identifie explicitement metaphysica specialis et théologie, portant sur le
“summum ens”, metaphysica generalis et ontologie, portant sur l’ “ens
commune”, désignant ainsi le « concept de l’Ecole » (Schulbegriff)
2
, et il
nomme le problème : « on voit apparaître un curieux dédoublement dans la
détermination de l’essence de la “philosophie première” ». Celle-ci est aussi
bien :
connaissance de l’étant en tant qu’étant (  que connaissance de la région la
plus éminente de l’étant ( ), à partir de laquelle se détermine
l’étant en totalité (). Cette double caractéristique de la 
n’implique pas deux ordres d’idées foncièrement différents et indépendants ;
mais, d’autre part, on ne saurait non plus éliminer ni même affaiblir l’un de ces
ordres au profit de l’autre ; on ne doit pas davantage ramener cette apparente
dualité à l’unité. Il s’agit plutôt d’expliquer les sources de cette apparente dualité
(Zwiespältigkeit) et la nature de l’interdépendance (Zusammengehörigkeit) des
deux déterminations à partir du problème directeur d’une « philosophie
première » de l’étant. Cette tâche est d’autant plus pressante que ce
dédoublement n’apparaît pas seulement chez Aristote, mais régit de part en part
le problème de l’être depuis les débuts de la philosophie antique
3
.
2
M. Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, GA Bd.3, hrsg v. F.-W. von
Herrmann, Klostermann, Frankfurt am Main, 9 ; trad. fr. par A. de Waelhens et W.
Biemel, Kant et le problème de la métaphysique, Gallimard, Paris, 1981, 69. Wundt et
Heimsoeth sont cités § 1, p.6, n.4 ; trad. fr. p. 66, n.1.
3
M. Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, GA Bd.3, 7-8 ; trad.fr. 67-68
(modifiée).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h24. © Vrin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h24. © Vrin
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales… 29
Heidegger a élaboré le concept d’onto-théo-logie pour nommer et élucider
cette difficulté. D’emblée, il refuse les analyses génétiques inspirées de Jaeger
et Natorp, selon lesquelles les divers livres de la Métaphysique d’Aristote
correspondent à une évolution chronologique de leur auteur et de ses positions
philosophiques. Il congédie d’emblée toutes les contingences historiques, y
compris la genèse du corpus aristotélicien, et entend en donner une explication
unitaire – c’est pourquoi son explication doit également être différenciée.
Mais Heidegger a proposé trois interprétations successives du concept, qui
se recoupent mais ne correspondent pas exactement.
I.1 - En premier lieu, l’ontothéologie désigne une interprétation de l’être
comme Dieu. Dans le cadre de son interprétation de la Phénoménologie de
l’Esprit en 1930-31, Heidegger applique l’expression à Hegel : le savoir absolu
est une onto-théo-logie. L’être compris spéculativement, en tant que médiation,
est l’unité qui assume toute particularité et surmonte toute contradiction. Il est
le cœur logique de l’absolu :
La “réconciliation”, voilà l’étant véritable, l’étant d’après l’être duquel tout étant
doit être déterminé dans son être.
L’interprétation de l’être saisie spéculativement et ainsi fondée est ontologie,
mais de telle manière que l’étant proprement dit (eigentlich) est l’absolu, .
« C’est à partir de son être que tout étant et que le  » sont déterminés.
L’interprétation spéculative de l’être est onto-théo-logie. Cette expression ne doit
pas signifier simplement que la philosophie est orientée vers la théologie, ou
même qu’elle en est une au sens du concept – déjà élucidé au début de ce cours –
de la théologie spéculative ou rationnelle. Sans doute Hegel, plus tardivement,
écrira-t-il lui-même une fois ces lignes : « Car même la philosophie n’a pas
d’autre objet que Dieu, et elle est ainsi essentiellement théologie rationnelle, à
titre de service divin perpétuel au service de la vérité » (Leçons d’esthétique, 1
ère
partie). Nous savons aussi qu’Aristote établissait déjà la connexion la plus étroite
entre la philosophie au sens propre et la  , sans que nous
soyons en mesure d’obtenir par voie d’interprétation directe de réels aperçus sur
le rapport qui unit la question de l’  et la question du . Ce que nous
voulons dire par l’expression “ontothéologie”, c’est que la problématique de l’
en tant que problématique logique est orientée en première et dernière instance
sur le , qui est alors déjà conçu lui-même “logiquement”. [...] Le “concept”,
ici, [est] l’auto-conception absolue du savoir [...]. Comprendre quelque chose de
l’essence de Dieu, cela veut dire : comprendre la logicité vraie du logos, et
inversement
4
.
Ce texte appelle une série de remarques :
1. Heidegger écrit onto-théo-logie en articulant le terme en trois parties, ce
qui contraste avec la graphie de Kant, qui emploie « onto-théologie » pour
désigner la preuve ontologique dans la dialectique transcendantale. Par là, il
4
M. Heidegger, Hegels Phänomenologie des Geistes, GA Bd. 32, hrsg. v. I. Görland,
Klostermann, Frankfurt am Main 1980, 141-143 ; trad. fr. par E. Martineau, « La
phénoménologie de l’esprit » de Hegel, Gallimard, Paris, 1984, 157-159.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h24. © Vrin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h24. © Vrin
La Métaphysique
30
insiste sur la dimension logique, c’est-à-dire ici, dialectique et spéculative, de
l’identification hegelienne de l’être avec Dieu.
2. C’est à propos du savoir absolu de l’absolu, dans la béatitude de la
possession de soi qui caractérise la vie de l’Esprit divin, que Heidegger
introduit le concept d’onto-théo-logie (plus loin : onto-théo-ego-logie, à la suite
de la métaphysique moderne de la subjectivité, reprise par l’idéalisme
allemand).
3. Cette appellation vient du fait que Hegel accomplit la démarche
traditionnelle de l’ontologie, rechercher l’être de l’étant, à partir d’un étant
particulier, l’absolu. C’est parce que la pensée de Hegel est une ontologie de
l’absolu, une ontologie du divin, qu’elle est une onto-théo-logie.
4. Mais ce que stigmatise Heidegger, ce n’est pas que le divin soit
déterminé à partir de l’être, thèse banale depuis Duns Scot et Suarez. C’est
précisément l’inverse, une thèse proprement hegelienne : que l’étant et le logos
sont déterminés à partir du divin : « C’est à partir de son être que tout étant et
que le  sont déterminés ». – autrement dit, que le commencement soit déjà
un résultat, ou que l’être soit déjà divin, et que le logos soit déjà concept.
5. Par conséquent, Heidegger pourra insister sur une thèse : l’onto-théo-
logie hegelienne ne constitue pas une simple théologie rationnelle, une branche
de l’ontologie comme la métaphysique spéciale. Car chez Hegel, la théologie
détermine de fond en comble l’ontologie : « Cette expression ne doit pas
signifier simplement que la philosophie est orientée vers la théologie, ou même
qu’elle en est une au sens du concept [...] de la théologie spéculative ou
rationnelle ». – L’onto-théo-logie au sens strict ne se confond pas avec l’onto-
théologie au sens kantien, celle qui achève la théologie transcendantale. « Or
puisque toutes les preuves purement spéculatives aboutissent à une seule preuve
de Dieu, la preuve ontologique, la théologie transcendantale, même si elle a une
dimension cosmothéologique [...], est fondamentalement une ontothéologie »
5
.
Ainsi, Kant fait de l’ontothéologie la vérité inéluctable de la métaphysique,
désignant par son couronnement par un idéal transcendantal, la preuve
ontologique étant alors ce qui prétend achever l’unité systématique de
l’ontologie. Mais l’onto-théo-logie au sens strict, celle que Heidegger déchiffre
chez Hegel, est au commencement et non à la fin comme chez Kant. Elle
correspond à ce que Heidegger appelle « absolute Metaphysik » dans le cours
de l’été 29
6
.
6. L’onto-théo-logie, au sens primordial, ne doit donc pas être confondue
avec l’accomplissement de la métaphysique d’Aristote en 
, que Heidegger mentionne pour mémoire et pour s’en distinguer :
5
I. Kant, Kritik der reinen Vernunft ; trad. fr. par A. Delamarre et F. Marty, Critique de la
raison pure, in Œuvres philosophiques I, Pléiade, Paris, 1980 (A 816 / B 844 ; tr. fr. I,
1373).
6
M. Heidegger, Der deutsche Idealismus (Fichte, Schelling, Hegel) und die
philosophische Problemlage der Gegenwart, GA Bd. 28, hrsg. v. C. Strube, Klostermann,
Frankfurt am Main, 1997, § 3, 33.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h24. © Vrin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 09/11/2013 10h24. © Vrin
1 / 30 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !