COMTE ET LA PHILOSOPHIE PREMIERE.

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COMTE
ET
LA PHILOSOPHIE PREMIERE.
Michel Bourdeau, CNRS, Paris.
[email protected]
Comme chacun sait, le fondateur de la philosophie positive compte parmi les
adversaires les plus irréductibles de la métaphysique, où il ne voyait, pour l’essentiel,
qu’un sous-produit de la théologie; ce qu’on sait moins, en revanche, c’est que l’idée de
philosophie première a servi d’horizon à l’intérieur duquel Comte s’est plu à inscrire
son projet. Si l’on considère que d’ordinaire les deux notions sont tenues pour à peu
près équivalentes, le fait peut surprendre; il prouve simplement que Comte fait partie de
ceux qui ont cru possible d’établir entre elles une différence tranchée. Je laisserai de
côté la question de savoir s’il avait le droit de dissocier ainsi ce que la tradition avait
uni; je n’essaierai pas davantage de savoir ni si les objections adressées par les
positivistes à la métaphysique sont fondées, ni si la décision de faire une place à la
philosophie première ne reviendrait pas à réintroduire subrepticement ce qui avait été
exclu. Sur ce dernier point, la réponse paraît assez claire, puisque le grand-prêtre de
l’Humanité, en même temps qu’il manifestait une sympathie croissante pour le
fétichisme, se montrait de plus en plus sévère pour la pensée métaphysique, abstraite,
dont la sécheresse était directement contraire à une doctrine qui proclamait la
prépondérance normale du coeur.
Dans ce qui suit, il ne sera donc plus question de métaphysique, mais
exclusivement de philosophie première. Non que celle-ci soit centrale chez Comte. Bien
au contraire, il ne s’agit certainement pas de l’aspect le plus indiqué pour aborder une
oeuvre à bien des égards si déroutante. Mais précisément, pour se convaincre qu’il est
temps de mettre un terme à l’indifférence de nos contemporains envers Comte, y a-t-il
meilleur moyen que de constater que, dans un cas à première vue aussi peu favorable,
son enseignement n’est pas dépourvu d’intérêt ? A cette fin, le mieux est de s’appuyer
sur la version donnée en 1854, au quatrième et dernier tome du Système de politique
positive. Ces dix pages, outre qu’elles contiennent l’exposé le plus détaillé des vues de
l’auteur sur le sujet, permettent aussi de faire le point sur une des questions les plus
controversées de ce que l’intéressé lui-même appelait sa seconde carrière, à savoir la
question de la méthode subjective.
La philosophie première montre en effet la prégnance, dans la pensée positive, du
couple sujet-objet, donné explicitement comme emprunté à Kant. Il ne faut donc pas
1
s’étonner si certains ont voulu voir dans le comtisme «l’exemple le plus typique d’un
traitement empirique du projet transcendantal conservé»1. Pour la plupart, ces quinze
principes universels sont les uns essentiellement subjectifs, les autres essentiellement
objectifs. Des trois séries qui y sont distinguées, la plus intéressante, du présent point de
vue, est sans conteste la seconde, car l’existence de ces lois de l’entendement interdit de
s’en tenir à l’interprétation la plus courante de l’antipsychologisme comtien. On
s’arrêtera plus particulièrement sur la maxime qui prescrit de «subordonner les
constructions subjectives aux matériaux objectifs», car elle permet de corriger certains
contresens touchant le passage de la méthode objective à la méthode subjective. Avant
de développer ces deux points, — les rapports de la sociologie et de la psychologie, et
l’absence de cette dernière dans l’échelle encyclopédique, d’une part; la théorie des
constructions et la réhabilitation de la méthode subjective de l’autre — , il est bon
toutefois de rappeler comment Comte a rencontré l’idée de philosophie première, et
d’indiquer comment l’exposé du Système vient s’inscrire dans l’économie générale de
l’oeuvre.
*
*
*
Du Cours au Système. La philosophie première n’est pas une innovation du
Système puisqu’il en est fait mention au début et à la fin du Cours2. Dans les deux cas,
l’idée est associée non pas directement au nom d’Aristote, mais à celui de Bacon, qui
est toujours cité, avec Descartes et Galilée, comme l’un des trois pères fondateurs de la
philosophie positive3. Ce n’est pas ici le lieu de recenser les dettes de Comte envers le
chancelier d’Angleterre4, et il suffira de s’en tenir à deux ou trois points. Tout d’abord,
l’ancien polytechnicien souligne le caractère programmatique des conceptions de Bacon
et se présente comme accomplissant ce qui n’avait été jusqu’alors que voeux confus ou
vague anticipation. En second lieu, il tombe sous le coup d’un reproche déjà adressé à
son prédécesseur, puisque, définie qu’elle est comme «étude abstraite de l’ordre
extérieur»5, la philosophie première tend à se confondre avec la philosophie naturelle,
1
G. Canguilhem : Mort de l’homme ou épuisement du cogito, Critique 242, juillet
1967, p. 615.
2 Le Cours sera cité dans l’édition publiée chez Hermann : T. 1, leçons 1-45, T. 2,
leçons 46-60. Le Système sera cité d’après la cinquième édition, identique à la première,
au siège de la Société Positiviste, Paris, 1929, 4 volumes; les renvois seront indiqués
par un chiffre romain, suivi d’un numéro de page. Pour le Discours sur l’ensemble du
positivisme, publié en 1848 et repris sans grands changements au premier tome du
Système, nous donnerons également entre parenthèse la pagination de la récente
réédition par Annie Petit, chez GF, Paris, 1998. «CP» désignera le Catéchisme
positiviste, cité dans l’édition de P. Arnaud, GF, Paris, 1966; de même, «SS» renverra à
la Synthèse subjective, Paris, 1856.
3 Cf. par exemple 56ième leçon, p. 570.
4 Cf. A. Kremer-Marietti : Philosophia prima et Scala intellectus, concepts en devenir
chez Bacon et chez Comte, dans M. Malherbe et J.-M. Pousseur, éd. : Francis Bacon,
science et méthode, Paris, Vrin, 1985, p. 179-199. S’il est vrai que, comme le dit
l’auteur, Bacon est celui qui inspira le plus profondément Comte, on comprend mieux
que l’oeuvre de ce dernier ait été appréciée de l’autre côté de la Manche avant de l’être
de ce côté-ci.
5 I, p. 40 (80).
2
en tant que celle-ci s’oppose à la philosophie morale ou sociale; et cette assimilation
justifie le sous-titre, à première vue surprenant, donné par les derniers éditeurs du Cours
au volume contenant les quarante-cinq premières leçons. Enfin, chez les deux auteurs,
l’idée de philosophie première appelle celle de philosophie seconde, cette dernière
division recouvrant, semble-t-il, dans le Cours, celle établie entre sciences abstraites et
sciences concrètes. A ce propos, il convient de noter que l’abstraction, dans le
positivisme, n’est pas le propre de la métaphysique. La science aussi est abstraite, ou du
moins, la classification ignore les sciences concrètes. Comte donne la différence de
l’abstrait et du concret comme «vraiment capitale» 6. Avec celle, corrélative, de l’être et
de l’événement, elle se trouve au fondement de sa pensée et mériterait donc une étude
approfondie. On se contentera ici de retenir la distinction ainsi établie entre deux sortes
d’abstraction, la bonne et la mauvaise, celle de la science et celle de la métaphysique.
Du Cours au Système, diverses modifications interviennent7. Tout d’abord, la
notion reçoit un contenu plus déterminé, puisqu’elle se réduit à ces quinze lois dont il
sera à nouveau question dans un instant. Mais, preuve de ce qu’il est difficile de fixer
une fois pour toutes l’usage des termes de ce genre, Comte, quelques pages plus loin,
propose d’en étendre le sens pour désigner par synecdoque l’ensemble dont les dits
principes ne constituaient que la partie médiane (IV, p. 186). Plus grave encore, la
philosophie première étant de toutes façons chargée maintenant d’une nouvelle
fonction, elle ne peut plus être identifiée, comme c’était le cas auparavant, à
l’encyclopédie abstraite, qui relèvera désormais de la philosophie seconde8, la
philosophie troisième correspondant cette fois à l’encyclopédie concrète, en
l’occurrence au Système d’industrie positive ou Traité de l’action totale de l’Humanité
sur sa planète, ouvrage promis à plusieurs reprises, mais qui n’a jamais connu le
moindre début d’exécution.
Plusieurs raisons incitent à accorder au chapitre consacré à ces considérations
une place éminente dans l’économie générale de l’oeuvre. Pour l’essentiel, cette
Systématisation finale du dogme positif se contente de passer une nouvelle fois en revue
la série des sciences fondamentales. En ce sens, elle peut sembler faire double emploi
avec l’introduction fondamentale du premier tome, longue de près de trois cent
cinquante pages, et qui, avant d’instituer la sociologie, brosse un tableau des sciences
qui la précède, ramenées pour la circonstance à la cosmologie et à la biologie9. En
conclure que le chapitre du tome quatre ne présente que peu d’intérêt serait pourtant une
erreur. Tout d’abord, de 1851 à 1854, une modification capitale est intervenue,
puisqu’une septième science, la morale, est venue ravir à la sociologie la présidence de
l’échelle encyclopédique. Une découverte d’une telle ampleur remettait en cause, aux
yeux mêmes de l’auteur, toute l’architecture de l’ouvrage. «Malgré la supériorité
systématique de ma construction religieuse sur ma fondation philosophique, le traité
que j’achève ne saurait comporter la rationalité complète à laquelle j’aspirai toujours.
6
48ième leçon, p. 739; cf. I, p. 423-37, et IV, p. 170-73.
Cf. P. Arbousse-Bastide dans La doctrine de l’éducation universelle dans la
philosophie d’Auguste Comte, P.U.F, Paris, 1957, T. II, p. 405.
8 Les textes ne sont pas très explicites sur ce point; mais il semble bien que les
«considérations moins générales» (IV, p. 190) qui font suite à la philosophie première
soient assignées indifféremment à l’encyclopédie abstraite (p. 215) ou à la philosophie
seconde (p. 217).
9 Les redondances dues à ces anticipations ont été décrites avec soin par ArbousseBastide, p. 445-70.
7
3
Car la séparation normale entre la sociologie et la morale, seule synthétiquement
décisive, surgit pendant que j’exécutais une élaboration qu’elle aurait dû dominer» (IV,
p. 233). Le dernier volume offre ainsi un exposé sans équivalent des vues de Comte sur
la morale, sur ses rapports avec la sociologie, et, quand on sait l’importance de ces
questions pour les successeurs de Comte, cela seul suffirait à nous le rendre
extrêmement précieux 10.
A cela s’ajoute que le point de vue adopté est très différent. Le Tableau
synthétique de l’avenir humain, qui résulte des études statiques puis dynamiques des
tomes deux et trois, est tout entier dominé par l’élaboration religieuse, comme en
témoigne les thèmes des trois chapitres centraux, consacrés tour à tour au culte, au
dogme et au régime. Dans cette perspective, la science devient l’ensemble des dogmes,
toujours démontrables, de la nouvelle religion, et, puisque l’éducation constitue l’office
principal du sacerdoce, le souci didactique prend le dessus. Décrire l’échelle
encyclopédique revient alors à donner le cursus des sept années d’enseignement
dispensé dans les temples, ce dont le grand-prêtre de l’Humanité s’acquitte avec luxe de
détails : horaires, plan détaillé des cours, etc.
La philosophie première devait servir d’introduction générale à ce long cycle
d’études. La plupart des lois qui la composent, Comte avait déjà eu l’occasion de les
présenter et parfois même de les commenter longuement dans ses écrits antérieurs. Ce
qui est nouveau ici, c’est donc avant tout l’existence même de leur regroupement. Les
trois principes de la première série ont la propriété d’être à la fois objectifs et subjectifs.
Elle commence par reprendre la théorie générale des hypothèses exposée dans la vingthuitième leçon du Cours, en lui apportant un «complément affectif» : «nos hypothèses
doivent être autant purgées de malveillance que de surcharge». Suit le principe de
l’immuabilité des lois naturelles, puis une généralisation du principe de Broussais, qui
niait toute différence absolue entre la santé et la maladie; une perturbation quelconque
n’affectant jamais que l’intensité des phénomènes, il devient possible de fixer le champ
de l’intervention humaine, qui se bornera toujours à «changer le degré sans troubler
l’arrangement»11.
La deuxième série est consacrée aux lois purement subjectives qui règlent la
nature statique, et l’essor dynamique, de l’intelligence. Dans le premier cas, outre la
subordination, déjà citée, des constructions aux matériaux, deux autres lois, portant sur
les rapports des images aux impressions, puis des images entre elles, expliquent
comment il est possible de régler le dedans par le dehors. Dans le deuxième cas, on
retrouve la loi des trois états, complétée par des lois analogues pour l’évolution de la vie
active et affective. Le dernier groupe, où domine cette fois l’objectivité, se décompose
comme le précédent en deux séries ternaires. La première comprend les lois d’inertie,
de constance et d’équivalence, correspondant chacune à l’une des grandes lois du
mouvement. Généralisant le principe de d’Alembert qui, en physique, permet de réduire
tout problème de dynamique à un problème de statique, la première loi de la seconde
sous-série présente le progrès comme le développement de l’ordre. La deuxième énonce
le principe fondamental de toute classification : généralité décroissante et complexité
10
Comparé cette fois à l’exposé plus bref mais parallèle du Catéchisme positiviste, le
tome quatre comprend encore un changement majeur : la présentation du dogme suit
celle du culte au lieu de la précéder, conformément au principe qui veut que l’amour
conduit à la foi. Sur l’importance accordée par Comte à cette amélioration, cf.
Arbousse-Bastide, p. 458-59.
11 IV, p. 174-75.
4
croissante. Enfin, la quinzième et dernière loi subordonne tout intermédiaire aux deux
extrêmes qui l’entourent.
*
*
*
La sociologie comme théorie des lois de l’entendement et le sens de l’exclusion
de la psychologie. On ne peut manquer d’être frappé par le caractère hétéroclite,
disparate, d’un tel ensemble. Comte puise ça et là dans son oeuvre et, en dépit de ses
efforts pour transformer cette rhapsodie en système, l’unité reste formelle, extérieure.
Des principes constitutifs de la philosophie positive, comme la loi des trois états ou la
loi de classification, côtoient des remarques tout à fait subalternes. La tentative de
regroupement est peu convaincante. On ne voit pas ce que ces doctrines familières
gagnent à être présentées sous cet angle. Le cadre choisi d’ordinaire pour les exposer
paraît beaucoup plus approprié et on s’explique sans peine le peu de succès rencontré
par la philosophie première. Si quelque chose mérité d’en être retenu, c’est avant tout le
principe d’organisation, qui montre la place décisive accordée par le positivisme
complet à la dichotomie de l’objectif et du subjectif. De ce point de vue, l’essentiel de
la philosophie première se résume dans cette maxime, la quatrième, qui nous enjoint de
subordonner les constructions subjectives aux matériaux objectifs. Non sans raison,
certains ont voulu voir dans la théorie des constructions, élaborée en particulier dans la
Synthèse subjective, la pièce maîtresse de cette méthode subjective autour de laquelle a
roulé une bonne partie des controverses suscitées par la deuxième carrière de Comte.
De fait, le projet rappelle cette fois davantage Kant que Bacon, ce qui, à première vue
du moins, justifie la tradition qui tente de tirer cette philosophie du côté de l’idéalisme.
Toutefois, avant d’examiner ce point, quelques considérations plus générales sur la
deuxième série de lois s’imposent car, de la part de celui qui a toujours refusé de faire
une place à la psychologie dans la classification des sciences, ce retour du subjectif a
tout l’air d’une étrange inconséquence.
Autant le problème est difficile à résoudre, autant il est facile de comprendre
pourquoi il se pose. Acquise très tôt12, et constamment maintenue par la suite,
l’exclusion de la psychologie va si peu de soi qu’elle fournit un des principaux sujets de
désaccord avec ces Anglais formés à l’école écossaise parmi lesquels se recrutèrent les
premiers admirateurs du Cours. Dans ces conditions, introduire des lois de
l’entendement, un tableau systématique de l’âme, et autres doctrines qui ressemblent à
s’y méprendre à de la psychologie, n’est-ce pas donner rétrospectivement raison à tous
ceux qui, après Mill, estiment que l’interdit lancé en 1828 n’a pas lieu d’être ? La
question est extrêmement complexe, et demanderait à être étudiée pour elle-même;
faute de pouvoir le faire, on se contentera ici de la signaler, et d’indiquer dans quelle
direction il y a quelque espoir de trouver une solution.
La position de Comte montre à merveille à quel point la querelle du
psychologisme donne facilement lieu aux pires malentendus. La première leçon du
Cours s’achève par l’annonce des quatre principaux avantages qui résulteront de l’étude
de la philosophie positive; or, le premier d’entre eux, c’est qu’elle «nous fournit le seul
vrai moyen rationnel de mettre en évidence les lois logiques de l’esprit humain» (1ière
leçon, p. 32). On ne peut souhaiter plus explicite. L’ancien secrétaire de Saint-Simon
s’est toujours défendu d’être matérialiste : l’esprit existe, il est soumis à des lois, une
science du mental est non seulement possible mais encore nécessaire. Comme l’a
12
En fait, dès la lettre à Valat du 24/9/1819, C.G., T. I, p. 58.
5
excellemment dit Henri Gouhier, la philosophie des sciences telle que la concevait le
jeune polytechnicien est une philosophie de l’esprit et non pas une philosophie de la
nature13. L’exclusion de la psychologie n’a donc pas du tout la portée qui lui est
accordée d’ordinaire, et, pour en dégager le véritable sens, il faut commencer par se
demander quelle cible au juste elle visait.
Sur ce point encore, la réponse de Comte, qui suit le passage cité à l’instant, est
claire : il s’agit de «cette psychologie illusoire, dernière transformation de la théologie,
qu’on tente si vainement de ranimer aujourd’hui». Le «on» désigne Victor Cousin, qui
régnait alors en maître sur l’Université française, mais, à travers lui, il atteint aussi
Descartes et cette philosophie réflexive qui s’appuie sur l’observation intérieure et la
conscience de soi14. Le point étant assez connu, il est inutile d’y insister. En revanche, il
ne faudrait pas tomber dans une erreur inverse et restreindre la portée de la critique
après l’avoir surestimée, comme si elle devenait caduque avec la disparition du
spiritualisme cousinien. S’il n’y a pas de place pour la psychologie, c’est qu’elle
revendique comme sien un domaine déjà occupé, et l’on passe ainsi à la face positive de
l’antipsychologisme. En tant qu’elle est liée au corps, la vie de l’esprit relève de la
biologie. Pour le reste, ce qu’il y a de proprement humain est inséparable du langage, de
la culture, des moeurs, qui sont des phénomènes sociaux. Puisque l’homme ne serait
rien sans l’humanité, le «vain isolement» qui caractérise la méthode métaphysique
condamne la psychologie à passer immanquablement à côté de son objet, et c’est donc à
la sociologie, et à elle seule, d’étudier les lois qui président à la marche de l’esprit
humain. Ainsi, pas un instant Comte n’a mis en doute la possibilité d’une étude positive
du mental; il conteste simplement la compétence du psychologue dans ce domaine15.
Un élément nouveau apparaît cependant avec le surgissement du couple subjectifobjectif, caractéristique de la seconde carrière, mais dont on peut retracer l’apparition
dès avant l’année sans pareille, dans un passage remarquable du Discours sur l’esprit
positif. Le positivisme a toujours placé, au centre de l’activité scientifique, l’idée de
liaison : «qu’il s’agisse en effet d’expliquer ou de prévoir, tout se réduit toujours à lier».
C’est afin de savoir jusqu’où il est possible d’aller dans cette mise en ordre du divers
qu’est introduite «la lumineuse distinction générale ébauchée par Kant»16, car la
réponse variera selon le point de vue adopté. Il est bien connu que les savants ont
longtemps rêvé de trouver une formule qui résumerait toutes les lois de l’univers.
Pourtant, considérée ex parte rei, l’hétérogénéité des phénomènes interdit toute
systématisation complète, de sorte que la seule unité, de ce point de vue, est celle des
méthodes et non des doctrines. Considéré ex parte subjecti, tout change puisque
«rapportées non à l’univers mais à l’homme, ou plutôt à l’Humanité, nos connaissances
réelles tendent au contraire (...) vers une entière systématisation, aussi scientifique que
logique» (Ibid.). L’introduction du couple objectif-subjectif tire encore davantage la
philosophie des sciences du côté de la philosophie de l’esprit, puisque désormais le
social ne sera plus seulement un objet d’étude parmi d’autres, mais aussi un point de
vue valable pour l’ensemble du savoir. Ce pas supplémentaire annonce la méthode
subjective, mais déjà le premier correctif apporté à l’antipsychologisme suffisait à
montrer que la présence des six lois de l’entendement dans la philosophie première était
13
Préface aux Oeuvres choisies d’Auguste Comte, Aubier, 1943, p. 9.
Cf. en dernier lieu J.-F. Braunstein : Antipsychologisme et philosophie du cerveau
chez Auguste Comte, Revue internationale de philosophie 1998-1, p. 7-28.
15 Cf. sur ce point les excellents développements d’H. Gouhier, op. cit., p. 14-17.
16 Gouhier, p. 199.
14
6
tout à fait conforme au programme que le jeune polytechnicien s’était fixé dès le début
de sa carrière.
*
*
*
Méthode subjective et théorie des constructions. La place de la série subjective
ainsi garantie, le moment est venu d’examiner la première des trois lois statiques qui
montrent comment il est possible de régler le dedans par le dehors; de cette façon, l’on
passe insensiblement de la question du psychologisme à celle de la méthode subjective.
La théorie des constructions, sur laquelle porte le quatrième des quinze principes
universels, constitue en effet une des pièces maîtresses de ladite théorie. Le concept de
construction y fonctionne dans un double registre : il ne se rapporte pas seulement,
comme ici, aux matériaux, puisque la logique positive se résume dans la formule
induire pour déduire afin de construire (SS, p. 44). Vu son importance, le sujet
demanderait un exposé plus circonstancié mais, comme dans le cas précédent, il n’est
pas question de le traiter pour lui même, et il faudra se contenter de ce qui est nécessaire
à l’intelligence du concept de construction17.
Les vives polémiques suscitées dès son apparition par la méthode subjective
s’expliquent sans peine si l’on veut bien considérer que toute la question du rapport
entre les deux carrières de Comte se ramène pour l’essentiel à celle du contraste entre
les deux méthodes qu’il a tour à tour privilégiées. Ainsi les uns, comme Littré, accusent
l’auteur du Cours de réintroduire, sous ce couvert, cette métaphysique a priori, dont on
pouvait croire qu’il nous avait, une bonne fois pour toutes, délivrés. D’autres au
contraire, comme Lévy-Bruhl, ne voient là qu’un changement anodin, contenu déjà tout
entier dans la suprématie accordée au point de vue sociologique dès 1842. Comme l’a
bien montré Delvolvé, ni les uns ni les autres n’ont pleinement raison, même si la
première interprétation est plus proche de la vérité que la seconde18. Ne voir dans la
réhabilitation de la méthode subjective que la simple répétition de résultats acquis dès
les conclusions générales du Cours revient en effet à nier toute originalité aux
découvertes consécutives à la rencontre de Clotilde.
Pour qui veut comprendre ces controverses, le début de la quarantième leçon
offre un excellent point de départ. Comme chacun sait, Comte attachait à la distinction
des corps bruts et des corps organisés une valeur tout à fait fondamentale. Les
organismes n’étant pas réductibles à la somme de leurs parties, leur étude oblige à
abandonner la méthode strictement analytique suivie jusqu’alors, pour adopter à la
place ce que l’on appellerait aujourd’hui un point de vue holiste. Afin de souligner la
portée d’un tel changement, Comte, au moment d’aborder la biologie, commence par ce
qui est sans doute une des pages les plus remarquables du Cours. Considérant que
l’homme et le monde constituent «le double et éternel sujet de toutes nos conceptions
philosophiques», il distingue tout d’abord deux façons de philosopher, selon l’ordre
dans lequel on va de l’un à l’autre. Puis il poursuit ainsi : «Quoique, parvenue à sa
pleine maturité, la vraie philosophie doive inévitablement tendre à concilier, dans leur
ensemble, ces deux méthodes antagonistes, leur contraste fondamental constitue
néanmoins le germe réel de la différence élémentaire entre les deux grandes voies
philosophiques, l’une théologique, l’autre positive, que notre intelligence a dû suivre
17
Sur la méthode subjective, on consultera notamment P. Ducassé : Méthode et
intuition chez Auguste Comte, Paris, Alcan, 1939.
18 J. Delvolvé : Réflexions sur la pensée comtienne, Paris, Alcan, 1932, p. 181.
7
successivement» (p. 665-6). Ce passage apporte des arguments à chacune des deux
interprétations en présence. Les uns en retiendront que la méthode positive y est
clairement associée à la méthode objective, comme le subjectif au théologique. Les
autres, en revanche, qu’un tel antagonisme ne possède qu’un caractère transitoire, et
qu’il appartient à la vraie philosophie de transformer ce contraste en concours.
Étalée sur près de quatre ans, la rédaction des leçons consacrées à la sociologie
permit à leur auteur de préciser ces indications. Si les conclusions générales du Cours
confient à la science nouvellement créée la présidence de l’échelle encyclopédique,
c’est qu’avec elle surgit enfin le seul point de vue vraiment complet, à savoir le point de
vue humain. On ne dira jamais assez que l’apparition de la sociologie marque, aux yeux
de son fondateur, un tournant décisif dans l’histoire19. L’étude scientifique des
phénomènes sociaux ne signifie pas seulement l’entrée définitive de l’humanité dans
l’ère positive; l’avènement de la sociologie rejaillit sur les sciences préexistantes, qui
devront désormais se soumettre au point de vue plus éminent qui vient d’être atteint.
Déjà annoncé dans le passage du Discours sur l’esprit positif cité un peu plus haut, le
fait sera constamment rappelé par la suite. La découverte de la sixième science «en
même temps qu’elle complète et coordonne <la> base objective, la subordonne
spontanément au principe subjectif qui doit toujours diriger l’ensemble de la
construction philosophique». En bref, «l’univers doit être étudié, non pour lui-même,
mais pour l’homme, ou plutôt pour l’humanité»20. La prépondérance du point de vue
social oblige à revenir sur l’exclusion provisoire de la méthode subjective. En réalité les
critiques formulées à son encontre visaient moins son caractère subjectif que sa nature
absolue (I, p. 581); quand elle cesse d’être théologique pour devenir sociologique, elle
devient non seulement licite, mais indispensable21.
Contrairement à ce que voudraient les partisans de l’interprétation minimale, il
est impossible de s’en tenir là, et la quatrième maxime de la philosophie première nous
rappelle que la méthode subjective comprend aussi une théorie des constructions. S’il
est difficile de faire sens du premier des deux registres dans lequel fonctionne cette
dernière notion, le second en revanche permet de corriger certaines erreurs courantes
concernant le positivisme complet. Comme on l’a vu, la logique positive se résume
dans la formule induire pour déduire afin de construire. Malheureusement; les quelques
indications fournies à ce sujet dans la Synthèse subjective laissent beaucoup à désirer22.
Si la comparaison en biologie ou la filiation en sociologie anticipaient sur la
construction (SS, p. 46), la méthode objective, nous dit-on, s’en tenait dans son
ensemble à l’induction et à la déduction, et c’est pourquoi les meilleurs exemples de
construction sont à chercher du côté des poètes et non des savants (Op. cit., p. 47, 735).
Il est toutefois possible de définir l’opération caractéristique de la méthode subjective à
l’aide des deux modes d’inférence usuels : «Sous cet aspect, la construction consiste
dans une déduction transcendante qui, fondée sur les inductions convenables, institue la
synthèse subjective d’après l’élaboration analytique des matériaux objectifs» (Op. cit.,
p. 59). Inutile d’aller plus avant pour comprendre que la méthode subjective ait donné
19
Gouhier, p. 13-15; I, p. 32-3 (72-3).
I, p. 35-6 (75-6). Cf. encore IV, p. 184 : «la culture des sciences sera désormais
dominée par leurs relations nécessaires avec la connaissance de l’homme».
21 Gouhier, p. 30-1 : «La subjectivité n’est que le dernier développement de la relativité
qui définit la positivité».
22 Cf. également Delvolvé, p. 184-6.
20
8
lieu aux plus vives polémiques. Toute construction, en tant qu’elle émane d’un sujet, est
essentiellement subjective, et l’on ne s’étonnera pas que certains aient hésité à franchir
un pas aussi considérable en direction de l’idéalisme23. Mais plus grave encore, cet
aspect de la théorie des constructions donne un argument supplémentaire aux
adversaires de la méthode subjective, qui n’en manquent pourtant pas. Une fois
proclamée la prépondérance continue du coeur, Comte semble avoir tourné de plus en
plus le dos aux principes les mieux établis dans la communauté scientifique, et la
volonté, affichée dans la Synthèse subjective, de renouer avec le fétichisme montre
jusqu’où peut aller la «conception subjective de l’ordre extérieur» (SS, p. 8). Attribuer
aux corps extérieurs la faculté de sentir et d’agir (Ibid.), supposer que notre planète et
les autres astres habitables étaient intelligents (Op. cit., p. 10), perfectionner
l’abstraction en animant les courbes et même les équations (IV, p. 204), on n’en finirait
pas de passer en revue les hypothèses les plus fantaisistes auxquelles a conduit la
volonté d’embellir la science.
Quelle que soit la nature exacte du rapport que la construction entretient avec les
autres opérations logiques, la quatrième maxime, qui souligne son caractère
architectonique, corrige ce que l’exposé précédent a de caricatural, et permet de prendre
une vue plus juste des relations que la philosophie positive établit entre le subjectif et
l’objectif. L’architecte ne crée pas de rien; tout son art consiste à tirer le meilleur parti
des matériaux dont il dispose. De la même façon, dans l’ordre de la connaissance, les
constructions subjectives sont subordonnées aux matériaux objectifs. Afin de
comprendre comment, même après l’adoption de la méthode subjective, les droits de
l’objectivité restent intacts, — ou du moins sont censés le rester — , il suffit de
considérer que cette dernière est seule capable de dénouer «le noeud fondamental du
grand problème humain»24. En effet, contrairement à ce qu’on croit d’ordinaire, la
prépondérance du coeur n’est pas de l’ordre du donné. Nos sentiments étant
hétérogènes, et souvent opposés, l’affectivité est susceptible d’errer, au même titre que
l’esprit; elle a donc, elle aussi, besoin d’être disciplinée, de façon à faire prévaloir la
sociabilité.
Pour ce faire, Comte était intimement convaincu qu’il n’y a pas d’autre moyen
que de faire appel à l’intelligence. Régler le dedans par le dehors, lier le dedans par
l’amour et le relier au dehors par la foi (SS, p. 70 et 92), consolider le dedans en le liant
au dehors (CP, p. 77), compléter le principe subjectif par une base objective, ces
formules, et bien d’autres encore, expriment toutes la même idée : «les pensées doivent
être systématisées avant les sentiments» (I, p. 21 (62)). La première de toutes les
réformes, c’est celle de l’entendement, car le désordre mental est la source de tous les
maux. C’est ainsi que la solution du grand problème humain dépend en dernier ressort
de ce que le positivisme religieux appellera le dogme. Or, il se trouve que «la méthode
objective, qui procède du dehors au dedans, du monde à la vie, peut seule convenir à
une telle élaboration» (I, p. 443). Sur ce point, on ne voit pas que l’ancien secrétaire de
Saint-Simon ait jamais varié. Seule la reconnaissance de ce que l’univers est soumis à
des lois immuables peut donner à nos opinions, et partant à nos désirs, la stabilité
nécessaire; de surcroît, en nous apprenant à nous soumettre à un ordre extérieur, elle
23
Cf. encore IV, p. 176 ce qui est dit du principe de l’immuabilité des lois, et le
commentaire qu’en donne Delvolvé, loc. cit. Signalons au passage que, de l’avis de
Comte, la métaphysique a largement surfait les pouvoirs de la déduction.
24 I, p. 22 (62); sur ce noeud principal, cf. encore SS, p 42.
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nous prépare à accepter librement la prépondérance du coeur25. En ce sens, le Système
réaffirme très clairement la supériorité finale de la méthode objective adoptée dans le
Cours.
Il est malheureusement difficile de s’en tenir là. Lever l’interdit provisoire lancé
contre la méthode subjective est une chose, lui accorder la préséance sur sa rivale en est
une autre. Or il est constant que, pour le grand-prêtre de l’Humanité, la supériorité
finale de la méthode subjective, la «subordination continue de la base objective envers
le principe subjectif» (I, p. 37 (77)), ne font pas le moindre doute. A ses yeux, la notion
de science objective ne se suffit pas à elle-même, l’objectivité n’ayant, déclare-t-il,
d’autre office caractéristique que de «fournir des matériaux aux constructions
subjectives» (SS, p. 582). Reste donc à comprendre pourquoi, selon les contextes, se
trouve affirmée la subordination tantôt de l’objectif au subjectif, tantôt du subjectif à
l’objectif.
Ce double langage vient de ce que, l’échelle encyclopédique étant
«indifféremment descendante et ascendante» (CP, p. 92), le rapport de subordination se
prête à une double lecture. Le bon sens veut que, de l’inférieur et du supérieur, le
premier soit subordonné au second, et toute hiérarchie repose sur ce principe. Il n’en est
pas moins possible de parcourir le même rapport dans l’ordre inverse : dans la mesure
où, à d’autres égards, le supérieur dépend à son tour de l’inférieur, il lui est aussi,
quoiqu’en un sens différent, subordonné. C’est ainsi que la pensée positive a toujours
admis la subordination de plus éminent au plus grossier. Par exemple, le quatorzième
principe de la philosophie première «soumet la noblesse à la force, en faisant partout
dépendre les plus éminents phénomènes des attributs les plus grossiers, sans rendre
jamais oppressive une domination nécessaire»26. Toute la question du rapport entre les
deux méthodes se ramène donc à fixer, pour ainsi dire, un ordre de priorité entre ces
ordres de priorité.
Il est caractéristique du matérialisme de privilégier le dernier point de vue et de
réduire le supérieur à l’inférieur, sous prétexte qu’il en dépend, comme si la
subordination du premier au second abolissait sa supériorité. Comte, qui voyait là un
danger inhérent à l’activité scientifique, n’a jamais manifesté la moindre sympathie
pour cette façon de «dégrader les plus nobles spéculations en les assimilant au plus
grossières» (I, p. 50 (89)). Bien au contraire, il n’a pas cessé de dénoncer «l’imminente
désorganisation des études supérieures sous l’aveugle domination des inférieures» (p.
51 (90)). C’est pourquoi, dès le Cours, il prenait soin de préciser le rang encyclopédique
de chaque science et de la défendre contre tous les empiétements de la précédente.
Alors même qu’il attribuait le matérialisme théorique à l’abus de la logique déductive
(Ibid.), il faisait valoir en faveur de la vraie hiérarchie encyclopédique qu’elle assurait
«à chaque étude élémentaire son libre essor inductif, sans altérer sa subordination
déductive» (p. 52 (92)). La supériorité irrévocable du point de vue subjectif : tel est
donc bien le dernier mot de Comte, qui ne signifie rien d’autre que la subordination de
la science à la sagesse.
25
«Nous ne pouvons vraiment régler et rallier qu’en assistant l’amour par la foi» SS p.
747.
26 IV, p. 180; cf. encore CP, p. 103, qui en fait «la seule règle vraiment universelle», ou
SS, p. 114 : «Toute notre sagesse, théorique et pratique, consiste à profiter de la
subordination naturelle des phénomènes les plus nobles envers les plus grossiers, pour
instituer le perfectionnement universel en augmentant la consistance des uns et la
dignité des autres».
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Il y aurait encore beaucoup à dire sur la méthode subjective, mais il est temps de
conclure. La philosophie première ne constitue certainement pas l’aspect le plus
mémorable de la pensée de Comte, ni même de sa seule seconde carrière. Elle se
signalerait bien plutôt par l’absence des thèmes caractéristiques du Système. Les dix
pages qui lui sont consacrées ne permettent nullement de se faire une idée, ne fût-ce
qu’approximative, de ces quatre gros volumes; qui voudrait pénétrer dans ce massif a
donc tout intérêt à suivre un autre fil directeur. Bien plus, certains pourraient s’étonner
de voir réapparaître un projet qui, par son universalité transdisciplinaire, ressemble
fâcheusement à la métaphysique. Il n’y a donc pas lieu de surestimer ce à quoi, selon
toute apparence, Comte n’accordait qu’une valeur assez subalterne. La fonction
principale de la philosophie première semble en effet avoir été avant tout didactique
(SS, p. viii). Simple prélude à la philosophie seconde, elle devait donner aux jeunes
disciples de l’Humanité un premier aperçu de l’ensemble des sept sciences qui
formaient le programme des études dispensées dans les écoles positivistes. Mais il n’y a
pas davantage lieu de négliger ce qui a le mérite de montrer la permanence des
préoccupations épistémologiques dans le positivisme complet, et l’infléchissement qu’il
leur fait subir. Dans la mesure où elle concerne non le culte mais le dogme, la
philosophie première permet en effet de voir ce qu’il advient de la science dans la
religion démontrée, et donc de mesurer la distance parcourue depuis le Cours.
Faute de pouvoir examiner dans leur totalité les quinze principes où se
concentrent la philosophie première, il aura fallu se contenter de n’en retenir que deux
aspects, qui illustrent, chacun à sa façon, la prégnance du couple sujet-objet dans la
seconde carrière de Comte : le sens de l’exclusion de la psychologie d’une part, la
nature de la méthode subjective de l’autre. Dans le premier cas, tout d’abord, il
importait de montrer qu’en dépit des apparences, la présence de lois de l’entendement
était parfaitement compatible avec l’antipsychologisme. En effet celui-ci est
l’expression d’un conflit entre disciplines et non pas, comme on l’a trop souvent cru,
d’un refus d’étudier la vie mentale. Bien au contraire, dès ses débuts, le jeune secrétaire
de Saint-Simon demandait à la philosophie qu’elle explique le fonctionnement de
l’esprit. Mais précisément, chez l’homme, il est impossible de séparer le mental du
social, et c’est pourquoi l’étude des lois de l’entendement appartient à la sociologie et
non à la psychologie.
Encore qu’elle ait été annoncée dans le Cours, la méthode subjective compte
parmi les innovations majeures du Système. Elle ne propose pas seulement de mettre fin
à une exclusion provisoire, ni même de reconnaître la préséance du point de vue
sociologique sur tous les autres. Plus proche de Kant que de Bacon, la théorie des
constructions, qui, on l’a vu, en constitue une pièce maîtresse, pose un regard critique
sur la science. L’examen de ce deuxième aspect a en outre permis d’expliquer ce qui
apparaît comme une hésitation, voire une inconséquence. Personne ne s’étonnera que
coordonner et subordonner comptent parmi les maître-mots de celui qui s’est toujours
présenté comme un partisan de l’ordre. Mais reste alors à comprendre qu’il puisse
subordonner tantôt l’objectif au subjectif, tantôt le subjectif à l’objectif. La difficulté
disparaît si l’on veut bien admettre que, comme dans le cas de la généralité, il y a deux
sortes de subordination (CP, p. 100). L’échelle encyclopédique se laissant parcourir
dans les deux sens, une loi fondamentale subordonne également le noble à l’ignoble.
Mais la dépendance du supérieur envers l’inférieur ne change rien à la supériorité du
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premier. La subordination des constructions subjectives aux matériaux objectifs est
donc pleinement compatible avec une doctrine qui entend «réduire la culture théorique à
sa limite normale, au lieu d’y voir l’idéal de notre perfectionnement (IV, p. 172).
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Juillet 1998.
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