1
COMTE
ET
LA PHILOSOPHIE PREMIERE.
Michel Bourdeau, CNRS, Paris.
Comme chacun sait, le fondateur de la philosophie positive compte parmi les
adversaires les plus irréductibles de la métaphysique, il ne voyait, pour l’essentiel,
qu’un sous-produit de la théologie; ce qu’on sait moins, en revanche, c’est que l’idée de
philosophie première a servi d’horizon à l’intérieur duquel Comte s’est plu à inscrire
son projet. Si l’on considère que d’ordinaire les deux notions sont tenues pour à peu
près équivalentes, le fait peut surprendre; il prouve simplement que Comte fait partie de
ceux qui ont cru possible d’établir entre elles une différence tranchée. Je laisserai de
côté la question de savoir s’il avait le droit de dissocier ainsi ce que la tradition avait
uni; je n’essaierai pas davantage de savoir ni si les objections adressées par les
positivistes à la métaphysique sont fondées, ni si la décision de faire une place à la
philosophie première ne reviendrait pas à réintroduire subrepticement ce qui avait été
exclu. Sur ce dernier point, la réponse paraît assez claire, puisque le grand-prêtre de
l’Humanité, en même temps qu’il manifestait une sympathie croissante pour le
fétichisme, se montrait de plus en plus sévère pour la pensée métaphysique, abstraite,
dont la sécheresse était directement contraire à une doctrine qui proclamait la
prépondérance normale du coeur.
Dans ce qui suit, il ne sera donc plus question de métaphysique, mais
exclusivement de philosophie première. Non que celle-ci soit centrale chez Comte. Bien
au contraire, il ne s’agit certainement pas de l’aspect le plus indiqué pour aborder une
oeuvre à bien des égards si déroutante. Mais précisément, pour se convaincre qu’il est
temps de mettre un terme à l’indifférence de nos contemporains envers Comte, y a-t-il
meilleur moyen que de constater que, dans un cas à première vue aussi peu favorable,
son enseignement n’est pas dépourvu d’intérêt ? A cette fin, le mieux est de s’appuyer
sur la version donnée en 1854, au quatrième et dernier tome du Système de politique
positive. Ces dix pages, outre qu’elles contiennent l’exposé le plus détaillé des vues de
l’auteur sur le sujet, permettent aussi de faire le point sur une des questions les plus
controversées de ce que l’intéressé lui-même appelait sa seconde carrière, à savoir la
question de la méthode subjective.
La philosophie première montre en effet la prégnance, dans la pensée positive, du
couple sujet-objet, donné explicitement comme emprunté à Kant. Il ne faut donc pas
2
s’étonner si certains ont voulu voir dans le comtisme «l’exemple le plus typique d’un
traitement empirique du projet transcendantal conservé»
1
. Pour la plupart, ces quinze
principes universels sont les uns essentiellement subjectifs, les autres essentiellement
objectifs. Des trois séries qui y sont distinguées, la plus intéressante, du présent point de
vue, est sans conteste la seconde, car l’existence de ces lois de l’entendement interdit de
s’en tenir à l’interprétation la plus courante de l’antipsychologisme comtien. On
s’arrêtera plus particulièrement sur la maxime qui prescrit de «subordonner les
constructions subjectives aux matériaux objectifs», car elle permet de corriger certains
contresens touchant le passage de la méthode objective à la méthode subjective. Avant
de développer ces deux points, les rapports de la sociologie et de la psychologie, et
l’absence de cette dernière dans l’échelle encyclopédique, d’une part; la théorie des
constructions et la réhabilitation de la méthode subjective de l’autre , il est bon
toutefois de rappeler comment Comte a rencontré l’idée de philosophie première, et
d’indiquer comment l’exposé du Système vient s’inscrire dans l’économie générale de
l’oeuvre.
* *
*
Du Cours au Système. La philosophie première n’est pas une innovation du
Système puisqu’il en est fait mention au début et à la fin du Cours
2
. Dans les deux cas,
l’idée est associée non pas directement au nom d’Aristote, mais à celui de Bacon, qui
est toujours cité, avec Descartes et Galilée, comme l’un des trois pères fondateurs de la
philosophie positive
3
. Ce n’est pas ici le lieu de recenser les dettes de Comte envers le
chancelier d’Angleterre
4
, et il suffira de s’en tenir à deux ou trois points. Tout d’abord,
l’ancien polytechnicien souligne le caractère programmatique des conceptions de Bacon
et se présente comme accomplissant ce qui n’avait été jusqu’alors que voeux confus ou
vague anticipation. En second lieu, il tombe sous le coup d’un reproche déjà adressé à
son prédécesseur, puisque, définie qu’elle est comme «étude abstraite de l’ordre
extérieur»
5
, la philosophie première tend à se confondre avec la philosophie naturelle,
1
G. Canguilhem : Mort de l’homme ou épuisement du cogito, Critique 242, juillet
1967, p. 615.
2
Le Cours sera cité dans l’édition publiée chez Hermann : T. 1, leçons 1-45, T. 2,
leçons 46-60. Le Système sera cité d’après la cinquième édition, identique à la première,
au siège de la Société Positiviste, Paris, 1929, 4 volumes; les renvois seront indiqués
par un chiffre romain, suivi d’un numéro de page. Pour le Discours sur l’ensemble du
positivisme, publ en 1848 et repris sans grands changements au premier tome du
Système, nous donnerons également entre parenthèse la pagination de la récente
réédition par Annie Petit, chez GF, Paris, 1998. «CP» désignera le Catéchisme
positiviste, cité dans l’édition de P. Arnaud, GF, Paris, 1966; de même, «SS» renverra à
la Synthèse subjective, Paris, 1856.
3
Cf. par exemple 56ième leçon, p. 570.
4
Cf. A. Kremer-Marietti : Philosophia prima et Scala intellectus, concepts en devenir
chez Bacon et chez Comte, dans M. Malherbe et J.-M. Pousseur, éd. : Francis Bacon,
science et méthode, Paris, Vrin, 1985, p. 179-199. S’il est vrai que, comme le dit
l’auteur, Bacon est celui qui inspira le plus profondément Comte, on comprend mieux
que l’oeuvre de ce dernier ait été appréciée de l’autre côté de la Manche avant de l’être
de ce côté-ci.
5
I, p. 40 (80).
3
en tant que celle-ci s’oppose à la philosophie morale ou sociale; et cette assimilation
justifie le sous-titre, à première vue surprenant, donné par les derniers éditeurs du Cours
au volume contenant les quarante-cinq premières leçons. Enfin, chez les deux auteurs,
l’idée de philosophie première appelle celle de philosophie seconde, cette dernière
division recouvrant, semble-t-il, dans le Cours, celle établie entre sciences abstraites et
sciences concrètes. A ce propos, il convient de noter que l’abstraction, dans le
positivisme, n’est pas le propre de la métaphysique. La science aussi est abstraite, ou du
moins, la classification ignore les sciences concrètes. Comte donne la différence de
l’abstrait et du concret comme «vraiment capitale»
6
. Avec celle, corrélative, de l’être et
de l’événement, elle se trouve au fondement de sa pensée et mériterait donc une étude
approfondie. On se contentera ici de retenir la distinction ainsi établie entre deux sortes
d’abstraction, la bonne et la mauvaise, celle de la science et celle de la métaphysique.
Du Cours au Système, diverses modifications interviennent
7
. Tout d’abord, la
notion reçoit un contenu plus déterminé, puisqu’elle se réduit à ces quinze lois dont il
sera à nouveau question dans un instant. Mais, preuve de ce qu’il est difficile de fixer
une fois pour toutes l’usage des termes de ce genre, Comte, quelques pages plus loin,
propose d’en étendre le sens pour désigner par synecdoque l’ensemble dont les dits
principes ne constituaient que la partie médiane (IV, p. 186). Plus grave encore, la
philosophie première étant de toutes façons chargée maintenant d’une nouvelle
fonction, elle ne peut plus être identifiée, comme c’était le cas auparavant, à
l’encyclopédie abstraite, qui relèvera désormais de la philosophie seconde
8
, la
philosophie troisième correspondant cette fois à l’encyclopédie concrète, en
l’occurrence au Système d’industrie positive ou Traité de l’action totale de l’Humanité
sur sa planète, ouvrage promis à plusieurs reprises, mais qui n’a jamais connu le
moindre début d’exécution.
Plusieurs raisons incitent à accorder au chapitre consacré à ces considérations
une place éminente dans l’économie générale de l’oeuvre. Pour l’essentiel, cette
Systématisation finale du dogme positif se contente de passer une nouvelle fois en revue
la série des sciences fondamentales. En ce sens, elle peut sembler faire double emploi
avec l’introduction fondamentale du premier tome, longue de près de trois cent
cinquante pages, et qui, avant d’instituer la sociologie, brosse un tableau des sciences
qui la précède, ramenées pour la circonstance à la cosmologie et à la biologie
9
. En
conclure que le chapitre du tome quatre ne présente que peu d’intérêt serait pourtant une
erreur. Tout d’abord, de 1851 à 1854, une modification capitale est intervenue,
puisqu’une septième science, la morale, est venue ravir à la sociologie la présidence de
l’échelle encyclopédique. Une découverte d’une telle ampleur remettait en cause, aux
yeux mêmes de l’auteur, toute l’architecture de l’ouvrage. «Malgré la supériorité
systématique de ma construction religieuse sur ma fondation philosophique, le traité
que j’achève ne saurait comporter la rationalité complète à laquelle j’aspirai toujours.
6
48ième leçon, p. 739; cf. I, p. 423-37, et IV, p. 170-73.
7
Cf. P. Arbousse-Bastide dans La doctrine de l’éducation universelle dans la
philosophie d’Auguste Comte, P.U.F, Paris, 1957, T. II, p. 405.
8
Les textes ne sont pas très explicites sur ce point; mais il semble bien que les
«considérations moins générales» (IV, p. 190) qui font suite à la philosophie première
soient assignées indifféremment à l’encyclopédie abstraite (p. 215) ou à la philosophie
seconde (p. 217).
9
Les redondances dues à ces anticipations ont été décrites avec soin par Arbousse-
Bastide, p. 445-70.
4
Car la séparation normale entre la sociologie et la morale, seule synthétiquement
décisive, surgit pendant que j’exécutais une élaboration qu’elle aurait dominer» (IV,
p. 233). Le dernier volume offre ainsi un exposé sans équivalent des vues de Comte sur
la morale, sur ses rapports avec la sociologie, et, quand on sait l’importance de ces
questions pour les successeurs de Comte, cela seul suffirait à nous le rendre
extrêmement précieux
10
.
A cela s’ajoute que le point de vue adopté est très différent. Le Tableau
synthétique de l’avenir humain, qui résulte des études statiques puis dynamiques des
tomes deux et trois, est tout entier dominé par l’élaboration religieuse, comme en
témoigne les thèmes des trois chapitres centraux, consacrés tour à tour au culte, au
dogme et au régime. Dans cette perspective, la science devient l’ensemble des dogmes,
toujours démontrables, de la nouvelle religion, et, puisque l’éducation constitue l’office
principal du sacerdoce, le souci didactique prend le dessus. Décrire l’échelle
encyclopédique revient alors à donner le cursus des sept années d’enseignement
dispensé dans les temples, ce dont le grand-prêtre de l’Humanité s’acquitte avec luxe de
détails : horaires, plan détaillé des cours, etc.
La philosophie première devait servir d’introduction générale à ce long cycle
d’études. La plupart des lois qui la composent, Comte avait déjà eu l’occasion de les
présenter et parfois même de les commenter longuement dans ses écrits antérieurs. Ce
qui est nouveau ici, c’est donc avant tout l’existence même de leur regroupement. Les
trois principes de la première série ont la propriété d’être à la fois objectifs et subjectifs.
Elle commence par reprendre la théorie générale des hypothèses exposée dans la vingt-
huitième leçon du Cours, en lui apportant un «complément affectif» : «nos hypothèses
doivent être autant purgées de malveillance que de surcharg. Suit le principe de
l’immuabilité des lois naturelles, puis une généralisation du principe de Broussais, qui
niait toute différence absolue entre la santé et la maladie; une perturbation quelconque
n’affectant jamais que l’intensité des phénomènes, il devient possible de fixer le champ
de l’intervention humaine, qui se bornera toujours à «changer le degré sans troubler
l’arrangement»
11
.
La deuxième série est consacrée aux lois purement subjectives qui règlent la
nature statique, et l’essor dynamique, de l’intelligence. Dans le premier cas, outre la
subordination, déjà citée, des constructions aux matériaux, deux autres lois, portant sur
les rapports des images aux impressions, puis des images entre elles, expliquent
comment il est possible de régler le dedans par le dehors. Dans le deuxième cas, on
retrouve la loi des trois états, complétée par des lois analogues pour l’évolution de la vie
active et affective. Le dernier groupe, domine cette fois l’objectivité, se décompose
comme le précédent en deux séries ternaires. La première comprend les lois d’inertie,
de constance et d’équivalence, correspondant chacune à l’une des grandes lois du
mouvement. Généralisant le principe de d’Alembert qui, en physique, permet de réduire
tout problème de dynamique à un problème de statique, la première loi de la seconde
sous-série présente le progrès comme le développement de l’ordre. La deuxième énonce
le principe fondamental de toute classification : généralité décroissante et complexité
10
Comparé cette fois à l’exposé plus bref mais parallèle du Catéchisme positiviste, le
tome quatre comprend encore un changement majeur : la présentation du dogme suit
celle du culte au lieu de la précéder, conformément au principe qui veut que l’amour
conduit à la foi. Sur l’importance accordée par Comte à cette amélioration, cf.
Arbousse-Bastide, p. 458-59.
11
IV, p. 174-75.
5
croissante. Enfin, la quinzième et dernière loi subordonne tout intermédiaire aux deux
extrêmes qui l’entourent.
* *
*
La sociologie comme théorie des lois de l’entendement et le sens de l’exclusion
de la psychologie. On ne peut manquer d’être frappé par le caractère hétéroclite,
disparate, d’un tel ensemble. Comte puise ça et dans son oeuvre et, en dépit de ses
efforts pour transformer cette rhapsodie en système, l’unité reste formelle, extérieure.
Des principes constitutifs de la philosophie positive, comme la loi des trois états ou la
loi de classification, côtoient des remarques tout à fait subalternes. La tentative de
regroupement est peu convaincante. On ne voit pas ce que ces doctrines familières
gagnent à être présentées sous cet angle. Le cadre choisi d’ordinaire pour les exposer
paraît beaucoup plus approprié et on s’explique sans peine le peu de succès rencontré
par la philosophie première. Si quelque chose mérité d’en être retenu, c’est avant tout le
principe d’organisation, qui montre la place décisive accordée par le positivisme
complet à la dichotomie de l’objectif et du subjectif. De ce point de vue, l’essentiel de
la philosophie première se résume dans cette maxime, la quatrième, qui nous enjoint de
subordonner les constructions subjectives aux matériaux objectifs. Non sans raison,
certains ont voulu voir dans la théorie des constructions, élaborée en particulier dans la
Synthèse subjective, la pièce maîtresse de cette méthode subjective autour de laquelle a
roulé une bonne partie des controverses suscitées par la deuxième carrière de Comte.
De fait, le projet rappelle cette fois davantage Kant que Bacon, ce qui, à première vue
du moins, justifie la tradition qui tente de tirer cette philosophie du côté de l’idéalisme.
Toutefois, avant d’examiner ce point, quelques considérations plus générales sur la
deuxième série de lois s’imposent car, de la part de celui qui a toujours refusé de faire
une place à la psychologie dans la classification des sciences, ce retour du subjectif a
tout l’air d’une étrange inconséquence.
Autant le problème est difficile à résoudre, autant il est facile de comprendre
pourquoi il se pose. Acquise très tôt
12
, et constamment maintenue par la suite,
l’exclusion de la psychologie va si peu de soi qu’elle fournit un des principaux sujets de
désaccord avec ces Anglais formés à l’école écossaise parmi lesquels se recrutèrent les
premiers admirateurs du Cours. Dans ces conditions, introduire des lois de
l’entendement, un tableau systématique de l’âme, et autres doctrines qui ressemblent à
s’y méprendre à de la psychologie, n’est-ce pas donner rétrospectivement raison à tous
ceux qui, après Mill, estiment que l’interdit lancé en 1828 n’a pas lieu d’être ? La
question est extrêmement complexe, et demanderait à être étudiée pour elle-même;
faute de pouvoir le faire, on se contentera ici de la signaler, et d’indiquer dans quelle
direction il y a quelque espoir de trouver une solution.
La position de Comte montre à merveille à quel point la querelle du
psychologisme donne facilement lieu aux pires malentendus. La première leçon du
Cours s’achève par l’annonce des quatre principaux avantages qui résulteront de l’étude
de la philosophie positive; or, le premier d’entre eux, c’est qu’elle «nous fournit le seul
vrai moyen rationnel de mettre en évidence les lois logiques de l’esprit humain» (1ière
leçon, p. 32). On ne peut souhaiter plus explicite. L’ancien secrétaire de Saint-Simon
s’est toujours défendu d’être matérialiste : l’esprit existe, il est soumis à des lois, une
science du mental est non seulement possible mais encore nécessaire. Comme l’a
12
En fait, dès la lettre à Valat du 24/9/1819, C.G., T. I, p. 58.
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