La révision de la Constitution André ROUX Les dispositions relatives à la révision de la Constitution tunisienne adoptée le 26 janvier 2014 par l’Assemblée constituante font l’objet d’un titre VIII intitulé « De la révision de la Constitution » qui comprend lui-même deux articles, les articles 143 et 144, lesquels précisent le déroulement de la procédure de révision. Outre ces articles, la Constitution tunisienne comprend par ailleurs de nombreuses limites au pouvoir de révision qui figurent dans plusieurs de ses dispositions (article 1er (alinéa 2), article 2 (alinéa 2), article 49 (alinéa 2), article 75 (alinéa 6), article 86 (alinéa 1er). Enfin, elle innove en prévoyant un contrôle des révisions de la Constitution exercé par la Cour constitutionnelle (article 120, alinéa 3 et article 144, alinéa 1). Le pouvoir constituant originaire, incarné par l’Assemblée nationale constituante élue le 23 octobre 2011, a donc établi une Constitution qui paraît de prime abord particulièrement rigide, dans la mesure où le pouvoir constituant dérivé (celui qui est institué par la Constitution aux fins de la réviser) se trouve soumis au respect d’une procédure particulière dont l’aboutissement suppose un vote de l’Assemblée des Représentants du Peuple à une majorité qualifiée. L’existence d’une procédure spécifique de révision, distincte de la procédure d’adoption des autres normes juridiques et notamment des normes législatives, constitue le critère même de la Constitution au sens formel, dans la mesure où la Constitution se trouve située par la même au sommet de la hiérarchie normative. Par ailleurs, le constituant tunisien a établi des limites matérielles à la révisibilité de la Constitution, ce qui a pour conséquence d’établir au sein de celle-ci une hiérarchie entre les dispositions ordinaires que le pouvoir constituant dérivé peut réviser, à condition de respecter certaines formes, et les dispositions intangibles qui échappent à son emprise. À cet égard, il est évident que le pouvoir constituant originaire, quel que soit le pays où il s’exprime, est le plus souvent animé par la volonté bien compréhensible d’assurer la pérennité de son œuvre, de la graver dans le marbre en quelque sorte, afin de garantir la stabilité des institutions et de préserver les principes et les équilibres constitutionnels qui sont le fruit de compromis souvent difficiles à réaliser entre les forces politiques en présence. Il est évident par ailleurs que toute Constitution doit être révisable. En effet, la Constitution d’un pays est établie en fonction d’une situation politique et sociale qui peut être appelée à évoluer. Comme l’enseigne l’histoire constitutionnelle, celle de la France notamment, si une Constitution est trop difficile à réviser, elle court le risque d’être renversée par la force. En outre, l’immutabilité de la Constitution serait contraire au principe de la souveraineté du peuple qui ne peut par avance renoncer à son droit de changer la Constitution. La Déclaration française des droits de 1793 proclame en ce sens dans son article 28 qu’« un peuple à toujours le droit de revoir, réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures ». Ce qui rejoint la célèbre formule de Royer-Collard selon laquelle « les constitutions ne sont point des tentes dressées pour le sommeil ». 567 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives Après avoir présenté la procédure de révision de la Constitution tunisienne et les modalités de son contrôle, ce qui permettra d’évaluer son degré de rigidité, il conviendra dans un second temps d’examiner les différentes limites qui ont été posées à l’exercice du pouvoir constituant dérivé afin de mettre en évidence les éléments intangibles de cette Constitution. Enfin, il conviendra de s’interroger sur la portée des contrôles pouvant être exercés par la Cour constitutionnelle sur les révisions constitutionnelles. I. La rigidité de la Constitution : la procédure de révision de la Constitution tunisienne Traditionnellement, la procédure de révision d’une Constitution rigide comprend plusieurs étapes, plus ou moins difficiles à franchir, de l’initiative à l’adoption définitive. Ces étapes sont prévues par la Constitution tunisienne dans ses articles 143 et 144. 1. L’initiative de la révision L’initiative de la révision constitutionnelle est partagée entre le Président de la République et le tiers des membres de l’Assemblée des représentants du peuple (art. 143). Il en allait de même dans l’ancienne Constitution tunisienne (art. 76), modifiée sur ce point par la loi constitutionnelle du 27 octobre 1997. Dans les constitutions modernes, l’initiative partagée apparaît comme la solution la plus fréquente (c’est le cas par exemple de la Constitution marocaine de 2011, art. 172), même s’il peut arriver que des constitutions prévoient l’exclusivité de l’initiative de la révision au profit du pouvoir législatif, ce qui traduit au demeurant une certaine méfiance à l’égard du pouvoir exécutif (constitutions françaises de 1791 et de 1848, constitution américaine de 1787, italienne de 1947, allemande de 1949, hellénique de 1975, portugaise de 1975…). Le partage de l’initiative de la révision constitutionnelle entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif est le plus souvent calqué sur la procédure législative ordinaire, du moins dans les régimes de séparation souple des pouvoirs (constitutions françaises de 1875, 1946 et 1958, belge de 1831, espagnole de 1978, hollandaise de 1983 …). C’est le cas également dans la nouvelle Constitution tunisienne qui, dans son article 62, opère un partage de l’initiative législative entre, d’une part, les députés (propositions de loi) et, d’autre part, le Président de la République et le Chef du Gouvernement (projets de loi). Cependant, le caractère rigide de la Constitution se vérifie par le fait que l’initiative des révisions constitutionnelles est à l’évidence plus restrictive que l’initiative législative. D’une part, au sein du pouvoir exécutif, le Chef du Gouvernement est titulaire du droit d’initiative législative mais pas du droit d’initiative des révisions constitutionnelles. D’autre part, s’agissant du pouvoir législatif, les propositions de loi peuvent être déposées par seulement 10 députés, alors qu’un tiers des députés est exigé en matière de révision constitutionnelle. Il existe par ailleurs une similitude entre l’initiative en matière législative et l’initiative en matière de révision constitutionnelle puisque, dans les deux cas, c’est l’initiative émanant du pouvoir exécutif qui est examinée en priorité (initiative législative du 568 Président de la République ou du Chef du gouvernement, article 62 de la Constitution; initiative de la révision constitutionnelle du Président de la République, article 143 de la Constitution). 2. L’adoption de la révision La rigidité de la procédure de révision se vérifie aussi au stade de l’adoption de la révision qui comporte deux, voire trois étapes. En premier lieu, le Parlement doit examiner l’initiative « pour approbation du principe de la révision à la majorité absolue ». Il s’agit donc d’une majorité renforcée calculée par rapport au total des parlementaires et non par rapport au nombre de suffrages exprimés. Il en allait de même dans l’ancienne Constitution tunisienne qui prévoyait une délibération de la Chambre des députés sur la proposition de révision qui devait être adoptée à la majorité absolue. Dans un second temps, la révision doit être votée « à la majorité des deux tiers des membres de l’Assemblée des Représentants du Peuple », sans qu’aucun délai ne soit d’ailleurs fixé entre les deux votes. Là encore, c’est la même majorité des deux tiers qui était exigée pour l’adoption des révisions constitutionnelles par l’article 77 de l’ancienne Constitution. L’exigence d’une majorité renforcée est assez fréquente dans les constitutions contemporaines. Elle se justifie évidemment par la nécessité de faire en sorte que les révisions constitutionnelles puissent faire l’objet d’un consensus entre les différentes forces politiques du pays. Une majorité des deux tiers pour l’adoption de la Constitution est prévue actuellement par un très grand nombre de constitutions : citons à titre d’exemple la Loi Fondamentale allemande (art. 79, al. 2) la Constitution indienne (art. 368 ,§ 2), la Constitution de la Belgique (art. 195, al.5), la Constitution autrichienne (art. 44, al.1), la Constitution portugaise (art. 286), la Constitution des Pays-Bas (art. 137 § 4), la Constitution polonaise (art. 235, §4) ou encore la Constitution marocaine (art. 173). Par ailleurs, le fait que le Parlement soit appelé à délibérer deux fois, d’abord sur le principe de la révision puis sur la révision elle-même, conduit évidemment à allonger le délai d’adoption du texte mais il permet aussi de s’assurer que les parlementaires auront bien pesé leur décision. Dans le même ordre d’idées, certaines constitutions ont un degré de rigidité encore supérieur. Ainsi, à titre d’exemple, la Constitution italienne (art. 138) exige que l’initiative de la révision fasse l’objet de deux délibérations successives séparées par un intervalle de trois mois. La Constitution grecque (art. 110, §2) prévoit quant à elle que la nécessité de la révision doit être constatée par deux votes successifs de la Chambre des députés, à la majorité des trois cinquièmes, séparés d’au moins un mois. La Constitution française de 1791(titre VII, art. 2) allait plus loin encore puisque le vœu de modifier tel ou tel article de la Constitution devait être approuvé sous trois législatures successives avant que ne soit convoqué l’organe chargé de la réviser. La révision de la Constitution tunisienne peut comporter une troisième étape, facultative celle-là. En effet, l’article 144, alinéa 3, permet au Président de la République de soumettre le texte de la révision au référendum. Rappelons que 569 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives dans l’ancienne Constitution (art.77), l’approbation de la révision par référendum constituait une alternative à l’adoption définitive par le Parlement alors qu’elle peut constituer aujourd’hui une étape supplémentaire qui ne se substitue pas pour autant à l’approbation parlementaire. On peut imaginer que le Président de la République pourrait recourir au référendum constituant afin d’associer le peuple à une révision considérée comme fondamentale, ou encore que ce serait pour lui un moyen de faire appel au peuple contre une révision initiée par les parlementaires et qu’il désapprouverait. Les parlementaires tunisiens ne peuvent pas quant eux initier un tel référendum , contrairement par exemple aux parlementaires espagnols représentant 1/10 des membres de l’une ou l’autre assemblée, ce qui permet à l’opposition parlementaire de provoquer un référendum contre la réforme constitutionnelle (art.167). Quoi qu’il en soit, le recours au référendum en matière de révision constitutionnelle est très largement répandu dans les constitutions contemporaines, conformément à l’idée que le titulaire du pouvoir constituant originaire, à savoir le peuple souverain, doit être appelé à donner son consentement aux modifications de la Constitution. Le référendum est parfois obligatoire (constitutions de la Suisse, art. 195 ; du Danemark, section 88 ; de la Roumanie, art. 151 §3 ; du Maroc, art.174…) , parfois facultatif (constitutions de la France, art. 89 ; de l’Italie, art. 138 ,al.3…). La ratification populaire est évidemment de nature à renforcer la légitimité de la révision constitutionnelle. Ainsi, le texte de la révision doit être adopté selon une procédure empreinte d’une certaine solennité qui suppose un assez large consensus entre les acteurs politiques et, le cas échéant, l’assentiment populaire. II. L’intangibilité de la Constitution : les limites à la révision de la Constitution tunisienne L’Assemblée constituante tunisienne a établi toute une série d’interdictions d’amender la Constitution afin de garantir la pérennité de ses principes fondateurs. Il existe tout d’abord une interdiction circonstancielle, qui concerne la période d’intérim de la présidence de la République. Il existe aussi, et surtout, des limites qui touchent à l’objet même de la révision, ce qui confère à plusieurs articles de la Constitution un caractère intangible. 1. La limite circonstancielle Cette limite est posée par l’article 86, alinéa premier de la Constitution qui dispose que: « Le Président par intérim exerce durant la vacance provisoire ou définitive les fonctions présidentielles. Il ne peut prendre l’initiative d’une révision de la Constitution, appeler au référendum ou dissoudre l’Assemblée des Représentants du Peuple ». Rappelons que le Président de la République par intérim peut être soit le Chef du gouvernement en cas de vacance provisoire de la présidence, laquelle ne peut excéder 60 jours, soit le Président de l’Assemblée des Représentants du Peuple en cas de vacance définitive, dont la durée peut aller de 45 jours au moins à 90 jours au plus (article 84 de la Constitution). 570 L’objectif des constituants tunisiens, en posant cette interdiction, est évidemment de préserver la stabilité constitutionnelle dans une période de crise ou d’incertitude qui peut résulter du décès ou de la démission du Président de la République, alors même que les pouvoirs publics ne sont pas en état de fonctionner normalement. Une telle limite existe également dans la Constitution française de 1958 qui dispose qu’il ne peut être fait application de l’article 89 de la Constitution relatif à la révision durant la vacance de la présidence de la République ou durant la période qui s’écoule entre la déclaration du caractère définitif de l’empêchement du Président de la République et l’élection de son successeur (art.7, al. 11). Il existe toutefois une différence importante entre la Constitution française qui, pendant la période d’intérim de la présidence de la République, interdit non seulement d’initier une révision mais également de la poursuivre si elle a été engagée, et la Constitution tunisienne qui interdit seulement au Président intérimaire, quel qu’il soit, d’initier une procédure de révision. En d’autres termes, en Tunisie, seul le Président de la République par intérim se trouve privé du droit d’initiative de la révision prévu par l’article 143 de la Constitution. En revanche, aucune disposition constitutionnelle n’interdit à un tiers des parlementaires, en application de l’article 143, d’initier une révision pendant cette période d’intérim. De même, rien dans la Constitution n’interdît qu’une révision qui aurait été initiée avant le début de l’intérim présidentiel par le Président élu ne puisse se poursuivre et aboutir. Dans cette hypothèse, le Président par intérim serait cependant privé de la possibilité de soumettre la révision au référendum, aux termes mêmes de l’article 86 de la Constitution. 2. Les limites matérielles L’ancienne Constitution tunisienne ne comportait qu’une seule limite à la révision, à savoir l’interdiction de porter atteinte à la forme républicaine de l’État (art. 76), à l’instar des constitutions italienne de 1947 (art. 139), française de 1958 (art.89, al. 5) ou portugaise de 1976 (art.288) qui interdisent de porter atteinte à la forme républicaine du Gouvernement. La Constitution tunisienne du 26 janvier 2014 non seulement reprend sous une autre forme cette interdiction mais elle élargit en outre considérablement le champ des limites matérielles à la révision. Celles-ci ne sont pas regroupées dans un article unique, comme le prévoyait initialement le projet de Constitution, mais elles sont disséminées dans plusieurs articles de la Constitution. En premier lieu, sont mis à l’abri de toute révision constitutionnelle les deux premiers articles de la Constitution qui proclament les principes et les valeurs qui constituent les fondements mêmes du nouveau régime et qui ont été d’ailleurs parmi les plus débattus au sein de l’Assemblée constituante. Rappelons que l’article premier proclame que «la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’Arabe sa langue et la République son régime » et que l’article deux affirme que « la Tunisie est un État civil, basé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit ». Il n’est pas rare au demeurant que les constituants s’efforcent de garantir la pérennité des principes constitutifs du nouveau régime qu’ils instituent. Ainsi, à titre d’exemple, la Constitution grecque de 1975 (art. 110, § 1) interdit toute révision des dispositions qui « déterminent la base et la forme du régime politique en tant que République 571 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives parlementaire ». La Loi Fondamentale allemande de 1949 (art. 79 al. 3) interdit toute modification qui toucherait à l’organisation de la Fédération en Länder ou encore celle des articles 1er et 20 qui consacrent notamment les principes de dignité de la personne humaine, de l’État de droit et de la démocratie. La Constitution portugaise (art. 288) dresse quant à elle une liste qui ne comprend pas moins de 14 matières soustraites à toute révision constitutionnelle, qu’il s’agisse de l’organisation politique de l’État (suffrage universel, pluralisme, séparation des pouvoirs, représentation proportionnelle, indépendance des tribunaux, séparation de l’Eglise et de l’État), mais aussi de son organisation territoriale (unité de l’État, autonomie des collectivités territoriales notamment). Plus proche de la Tunisie, la Constitution marocaine de 2011 (art. 175) interdit quant à elle de réviser les dispositions relatives à la religion musulmane, à la forme monarchique de l’État, aux choix démocratiques de la Nation ou aux acquis en matière de libertés et de droits fondamentaux. Dans le même ordre d’idées, la Constitution algérienne de 1996 (art. 178) dispose que « Toute révision constitutionnelle ne peut porter atteinte au caractère républicain de l’État, à l’ordre démocratique basé sur le multipartisme, à l’Islam en tant que religion de l’État, à l’Arabe comme langue nationale et officielle, aux libertés fondamentales, aux droits de l’homme et du citoyen, à l’intégrité et à l’unité du territoire national, à l’emblème national et à l’hymne national en tant que symboles de la Révolution et de la République. » En second lieu, la nouvelle Constitution tunisienne, à l’exemple des constitutions marocaine et algérienne, ou encore de la Loi Fondamentale allemande, comporte elle aussi une interdiction de réviser les dispositions consacrant les droits et libertés. Son article 49, dernier alinéa, qui figure à la fin du titre II consacré aux « Droits et Libertés » dispose en effet qu’ : «Aucun amendement ne peut porter atteinte aux acquis des droits de l’Homme et aux libertés garantis par la présente Constitution ». Se trouvent ainsi concernés tous les droits et libertés consacrés par le titre II de la Constitution qui comprend lui-même 28 articles, ce qui contraste avec la Constitution de 1959 dont la liste des droits et libertés était assez sommaire. Se trouvent ainsi protégés de toute révision constitutionnelle qui aurait pour conséquence d’y porter atteinte, notamment le principe d’égalité (art. 21), ainsi que tous les droits et libertés fondamentaux rattachés à la personne, comme le droit à la vie (art. 22), le principe de dignité de la personne et le droit à l’intégrité physique et morale (art. 23), le droit à la vie privée (art. 24) , le droit d’asile (art. 26), le droit à la présomption d’innocence (art. 27), la liberté individuelle (art. 29). Les droits et libertés qui constituent l’essence même de la démocratie sont également considérés comme intangibles, comme les libertés de conscience et d’expression (art. 31), le droit à l’information (art. 32), les libertés académiques (art. 33), les droits d’élection, de vote et de se porter candidat (art. 34), la liberté de création des partis politiques, des syndicats et des associations (art. 35) , la liberté de rassemblement et de manifestation pacifique (art. 37). Mention doit aussi être faite, sans être exhaustif, des droits à caractère économique et social comme le droit à la santé (art. 38) le droit à l’enseignement (art. 39), le droit au travail (art. 40), le droit de propriété (art. 41), le droit à la culture et la liberté de création (art. 42), ou encore le droit à l’eau (art. 44) et le droit à un environnement sain et équilibré (art. 45). Particulièrement remarquables sont également les droits consacrés au profit des femmes (art. 46), des enfants (art. 47) et des personnes handicapées (art. 48). 572 La question reste posée de savoir si les droits et libertés proclamés par d’autres dispositions de la Constitution, en dehors de son titre II, peuvent également être considérés comme intangibles, qu’il s’agisse du principe du pluralisme mentionné par le Préambule ou encore du droit à un procès équitable affirmé par l’article 108. La réponse semble devoir être positive, compte tenu de la formulation très générale du dernier alinéa de l’article 49 qui fait référence aux « droits de l’homme et aux libertés garanties par la présente Constitution » sans viser expressément le seul titre II. Enfin, le constituant tunisien a entendu mettre à l’abri d’une révision constitutionnelle une troisième série de dispositions qui concernent le mandat du Président de la République. L’article 75, alinéa 6, de la Constitution prévoit en effet qu’aucun amendement ne peut augmenter en nombre et en durée les mandats présidentiels. Il en résulte qu’aucune révision constitutionnelle ne pourrait porter la durée du mandat présidentiel au-delà de cinq ans ou encore permettre à un Président de la République d’exercer plus de deux mandats entiers, qu’ils soient successifs ou séparés. Il s’agissait évidemment pour l’Assemblée constituante de prévenir toute possibilité de dérive présidentialiste, voire autoritaire, du régime, en référence aux événements passés ayant marqué l’évolution du régime politique tunisien. Rappelons que la Constitution de 1959 avait été révisée le 19 mars 1975 afin de proclamer le Président Bourguiba Président à vie, une autre révision intervenue le 8 avril 1976 supprimant quant à elle la limitation à trois du nombre de mandats présidentiels pouvant être exercés qui était inscrite dans la Constitution de 1959. Plus récemment, sous la présidence de Ben Ali, la révision constitutionnelle du 1er juin 2002 avait abrogé la disposition qui limitait à deux mandats successifs l’exercice de la fonction présidentielle, cette limite ayant été posée par la révision du 25 juillet 1988 intervenue peu après l’arrivée de Ben Ali au pouvoir. Les interdictions de réviser la Constitution sont donc nombreuses. La question se pose alors de savoir si le contrôle des révisions constitutionnelles qui relève de la compétence de la Cour constitutionnelle tunisienne est de nature à garantir leur effectivité. III. La protection de la Constitution : les contrôles de la révision par la Cour constitutionnelle tunisienne La Cour constitutionnelle créée par la Constitution de 2014 a reçu compétence pour contrôler l’exercice du pouvoir de révision. La mention expresse d’une telle compétence est très rare dans les constitutions contemporaines. Citons pour exemple la Constitution marocaine de 2011 qui dispose dans son article 174, dernier alinéa, que « la Cour constitutionnelle contrôle la régularité de la procédure de cette révision (…) ». Cependant, même en l’absence d’une mention expresse dans la Constitution, il arrive que le juge constitutionnel considère que l’existence de limites au pouvoir de révision lui confère une habilitation implicite pour opérer un contrôle des révisions constitutionnelles. Ainsi, la Cour constitutionnelle fédérale allemande, dans une décision du 15 décembre 1970 a jugé que les limitations du pouvoir constituant dérivé découlant de l’article 79 de la Loi Fondamentale avaient pour objet « d’empêcher que l’ordre constitutionnel soit détruit dans sa substance, dans ses fondements, par l’adoption formelle d’une loi modifiant la Constitution ». De son côté, la Cour constitutionnelle 573 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives italienne, dans une décision du 29 décembre 1988, a estimé que la Constitution italienne contenait « certains principes suprêmes qui ne peuvent être ni violés ni modifiés dans leur contenu essentiel, ni par des lois de révision constitutionnelle, ni par d’autres lois constitutionnelles ». En France, en revanche, en l’absence de dispositions constitutionnelles expresses, le Conseil constitutionnel dans une décision du 26 mars 2003 s’est déclaré incompétent pour contrôler les révisions constitutionnelles. L’article 120 de la nouvelle Constitution tunisienne dispose quant à lui que « la Cour constitutionnelle est exclusivement compétente en matière de contrôle de constitutionnalité (…) des projets de loi constitutionnelle que lui soumet le président de l’Assemblée des Représentants du Peuple suivant les dispositions de l’article 144 afin de contrôler le respect des procédures de révision de la Constitution ». Il en résulte que la Cour constitutionnelle est compétente non seulement pour sanctionner la méconnaissance des règles de procédure en matière de révision constitutionnelle (art. 120), mais également pour donner son avis sur l’objet même de la révision (art. 144). A. Le contrôle de la procédure de révision Le contrôle du respect de la procédure de révision constitutionnelle prévu par l’article 120 de la Constitution ne peut être déclenché que par le Président de l’Assemblée des Représentants du Peuple, seul habilité à saisir la Cour constitutionnelle, alors que s’agissant des lois ordinaires, la Cour peut être saisie par le Président de la République, le Chef du Gouvernement ainsi que par 30 députés. La Constitution ne précise pas si ce contrôle revêt un caractère facultatif ou obligatoire. Elle n’indique pas non plus à quel moment doit intervenir la saisine de la Cour constitutionnelle, tandis qu’il est prévu, pour les lois ordinaires, un délai de sept jours suivant leur adoption. Pour les lois constitutionnelles, il paraît évident que la saisine doit se situer après l’adoption définitive de la révision par l’Assemblée (ou par le peuple) et avant la promulgation de la loi constitutionnelle, l’article 120 mentionnant en effet le contrôle des « projets de lois constitutionnelles » et non des « lois constitutionnelles». Il appartiendra à une loi organique d’apporter toutes les précisions nécessaires à cet égard. Quelle peut être la portée d’un tel contrôle ? Certes, la Cour constitutionnelle, dans l’exercice de cette compétence, rend une décision qui a autorité absolue de chose jugée puisqu’elle s’impose à tous les pouvoirs (art. 121, al.2). Il n’en demeure pas moins que son contrôle ne peut porter que sur le respect des règles procédurales prévues par les articles 143 et 144 de la Constitution et en aucun cas sur le respect des limites matérielles de la révision constitutionnelle, sauf à interpréter de façon particulièrement extensive sa compétence, comme l’a fait par exemple la Cour constitutionnelle turque. En effet, alors que la Constitution de la Turquie de 1982, dans son article 148/2, prévoit un contrôle des amendements constitutionnels par la Cour constitutionnelle limité au respect de la procédure (respect de la majorité nécessaire à leur proposition et à leur adoption, règle selon laquelle il ne peut être délibéré suivant la procédure d’urgence) , la Cour constitutionnelle, dans une décision du 5 juin 2008, n’a pas hésité à annuler 574 un amendement constitutionnel au motif non seulement qu’il ne respectait pas les conditions de forme mais encore qu’il était contraire au principe de la « République laïque ». B. Le contrôle de l’objet de la révision Ce contrôle est prévu par l’article 144 de la Constitution et il intervient après le dépôt du projet de révision constitutionnelle (à l’initiative du Président de la République ou d’un tiers des députés) et avant l’examen de ce projet par l’Assemblée des Représentants du Peuple. C’est le Président de l’Assemblée des Représentants du Peuple qui, là encore, est compétent pour saisir la Cour constitutionnelle. Dans ce cas particulier, la saisine est obligatoire, les termes de l’article 144 étant sans ambiguïté à cet égard puisqu’ils font référence à « toute initiative de révision de la Constitution ». La Cour constitutionnelle une fois saisie devra vérifier que l’initiative de la révision ne porte pas sur les matières déclarées intangibles par la Constitution. Mais, autant le champ d’application du contrôle est étendu, autant sa portée apparaît réduite. En effet, la Cour constitutionnelle se limite en l’espèce à donner « un avis », sans d’ailleurs que la Constitution ne lui fixe un délai précis pour le rendre. Le texte de l’article 144 ne précisant pas qu’il s’agit d’un avis conforme, on peut considérer qu’il s’agit d’un avis seulement consultatif qui ne lie pas juridiquement le pouvoir de révision. Cependant, même si cet avis n’a aucune portée juridique, la Cour constitutionnelle ne pouvant pas s’opposer à une loi constitutionnelle qui ne respecterait pas les interdictions de révision posées par la Constitution, il n’est pas exclu qu’il puisse avoir une portée dissuasive, un avis défavorable pouvant en effet conduire les députés à renoncer à l’adoption de la révision. Il est donc permis de s’interroger sur la portée des prescriptions constitutionnelles limitant le pouvoir de révision. Il est certes possible de considérer que les dispositions déclarées intangibles par la Constitution sont parties intégrantes d’une « supra-constitutionnalité » dont le respect s’imposerait au pouvoir de révision. Autrement dit, les principes et les valeurs sur lesquels repose la Constitution ne pourraient en aucun cas être remis en cause par le pouvoir de révision qu’elle institue. Mais encore faut-il que le juge constitutionnel, comme l’ont fait les cours allemande ou italienne, accepte de reconnaître et de protéger ces principes et ces valeurs, tout en faisant preuve au demeurant d’une retenue certaine dans l’exercice de leur contrôle puisque ni en Allemagne ni en Italie le juge constitutionnel n’a déclaré à ce jour une loi constitutionnelle contraire à la Constitution. Mais il existe aussi un courant doctrinal (représenté en France par le doyen Georges Vedel) qui conteste fermement l’existence de toute forme de supra- constitutionnalité et qui considère qu’il n’existe pas de différence de nature entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé, tous deux étant souverains. Ainsi, il serait loisible au pouvoir de révision de s’affranchir des limites que la Constitution veut lui 575 LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives imposer en supprimant dans un premier temps les dispositions qui les consacrent, avant de procéder, dans un second temps, à la modification souhaitée du texte constitutionnel. Il apparaît ainsi que l’effectivité des interdictions de réviser certaines dispositions constitutionnelles n’a qu’une portée relative. En réalité, la seule véritable garantie de la Constitution réside en l’espèce dans la confiance accordée au pouvoir constituant dérivé pour qu’il respecte, de sa propre volonté, les limites matérielles à la révision qui ont été établies par le pouvoir constituant originaire. En Tunisie, ces limites sont à l’évidence inspirées par le souci des constituants de préserver « l’esprit » de la Constitution, de garantir le fonctionnement démocratique du régime, et de pérenniser les compromis et les équilibres élaborés au sein de l’Assemblée constituante. 576