CAPITALISME ET MORALITÉ : UNE JUXTAPOSITION IMPERTINENTE Par Ozenit Duzel 1997 mots CAPITALISME ET MORALITÉ : UNE JUXTAPOSITION IMPERTINENTE L’organisation des besoins humains repose essentiellement sur une valeur, suivant la logique d’Ayn Rand; celle de la vie. Il y aurait formation de valeurs dès lors que s’impose un choix entre des alternatives, choix trouvant leur source dans « le maintien de la vie de l’organisme1 ». Dès lors qu’est acceptée la prémisse de la survie comme valeur suprême, les progrès techniques et rationnels doivent être mis au service de la croissance dans les domaines du travail et des loisirs, afin d’assurer le bien-être des humains. Le modèle économique capitaliste, s’appropriant cette valeur, est devenu un repère identitaire et social, que nous approuvions sa pratique ou non; le monde qui nous entoure en est empreint, et même les individus critiques à son égard ne peuvent nier leur position d’être-dans-le-système-capitaliste. Or, avant même de pouvoir se prononcer sur les impacts de cette idéologie, il incombe de se questionner sur cette considération : une théorie économique visant l’accumulation du capital peut-elle légitimement se targuer d’être morale, sachant que « la fin de toutes les spéculations morales est de nous enseigner notre devoir et (…) d’engendrer des habitudes correspondantes2 »? Il semble, nous dit Max Weber, que la montée du libéralisme moderne, en quelque sorte le triomphe des assises du capitalisme, soit due à une configuration de cet « esprit3 » dans l’éthos des individus; le mode de vie « vers le capital» ne veut plus seulement assurer la subsistance, il devient fin en soi – il revêt un caractère éthique. L’utilitarisme benthamien est posé à la base de chaque action entreprise : l’arithmétique des plaisirs (sujétion aux maitres souverains que sont le plaisir et la douleur), au nom du principe du plus grand bonheur possible, justifie le mode de vie capitaliste, qui se veut garantir par la croissance une pleine satisfaction des besoins. 1 2 3 Ayn Rand (1964), La Vertu d’Égoïsme, p. 18 David Hume (1751), Enquête sur les principes de la morale, p. 26 Max Weber (1905), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, p. 11 2 Néanmoins, la vertu hédoniste ne peut s’appliquer comme un mot d’ordre vers un meilleur devenir humain. Nous tenterons de le démontrer par l’analyse de thèses opposées, en passant par l’immoralité, la moralité et l’amoralité du capitalisme. IMMORALITÉ DU CAPITALISME L’organisation économique d’une société ne manque pas de se refléter dans la psyché individuelle ; l’ère contemporaine aurait engendré la passation d’homo oeconomicus, d’après le mot des critiques de John Stuart Mill 4 , à ce que Lipovetsky et Seroy appelleront l’homo oestheticus, où la diversité des choix de consommation est comprise dans un « capitalisme artiste 5 » attisant des désirs hyperboliques. Inanik Marcil considère que « la superficialité esthétisante (…) détruit autant la véritable quête de beauté que celle de la vie bonne6 », étant donné l’illusion dont elle est garante : celle de l’émotion artificielle, qui nous éloignerait de l’expérience réelle (se rendre étranger à soi, aliénation). Il est difficile, voire impossible, de suivre une quête morale concertée lorsque nos processus vitaux sont détournés par la recherche aveugle d’émotions factices. Le système capitaliste créerait obstacle à l’homo moralis – l’atteinte de ce dernier oblige une authenticité apriorique vis-à-vis soi-même afin de découvrir les principes moraux à appliquer. Guy Debord, poursuivant cet angle critique envers les déviations qu’ont institué les divertissements et les esthétisations populaires, incrimine le capitalisme « spectaculaire » pour le maintien d’une sélection d’images synthétiques régulatrices de notre perception du vrai – elles deviennent « le sensible par excellence7 ». Cette manœuvre serait le ferment de l’immobilisme 4 5 6 7 Jospeh Persky (1995), « Retrospectives : The Ethology of Homo Oeconomicus », p. 221-231 Gilles Lipotevsky et Jean Seroy (2013), L’esthétisation du monde, p. 36 Ianik Marcil (2014), « Aliénation de l’esthétique », p. 61 Guy Debord (1967), La Société du spectacle, p. 23 3 historique en ce qu’elle institue un rapport à direction unique entre des images filtrées par une classe dirigeante et des peuples divertis, en saturant la sensibilité d’une projection vide de sens. L’universalisation des pratiques soutenant et résultant du règne capitaliste est encore plus efficace lorsque nous savons que l’humain est considérablement influençable sociologiquement : Marcuse nous dit que « la psyché privée, individuelle devient le réceptacle plus ou moins consentant d’aspirations, de sentiments, de tendances et de satisfactions socialement désirables et nécessaires8 ». Le contenu répressif d’une normativité balistique entretiendrait ainsi son contenu répressif par de la servitude générale aux principes de la « vie libérale ». Une brèche se creuse entre l’état actuel et les possibilités de libération de l’ordre économique. Phénomène historique de la répression : « si l’absence de répression est l’archétype de la liberté, la civilisation est la lutte contre cette liberté9 ». L’assimilation de la « liberté capitaliste » à la civilisation serait la contrainte de la non contrainte, la domination du privé contre toute volonté « libre » de se limiter collectivement à son propre avantage politique. Le principe du pacte social est conséquemment aboli par le refus collecté d’une majorité d’individuels – par extension du pouvoir propre à sa souveraineté politique –, ou d’une organisation empruntant le rôle démocratique qu’une majorité éclairée et instruite devrait se voir attribuer. La portée de cette « idéologie » est écrasante, car pour survivre, elle doit (comme la religion) s’immiscer dans chaque parcelle du « comment vivre » : « dès lors que les pratiques économiques ne cessent de se ressembler, les discours économiques échappent à leur objet théorique : ils deviennent des discours sur la société10 ». Ainsi, le devoir moral collectif serait entravé par (1) la saturation de la sensibilité par placement d’images canalisant les perceptions et conceptions individuelles, et (2) la limitation économique régulant les institutions politiques sous le prétexte d’une libéralisation bornée. 8 9 10 Herbert Marcuse (1955), Eros et civilisation, p. 11 Ibid., p. 26 Alain Minc (1986), L’avenir en face, p. 127 4 Peut-être est-ce juger trop rapidement le capitalisme, en prenant les effets de l’imperfection du système économique actuel pour un mot d’ordre de l’idéal capitaliste. Voyons voir ce qu’en pensent ses défenseurs. MORALITÉ DU CAPITALISME Nous pouvons déceler trois traits caractéristiques de l’ « esprit capitaliste » à partir de la lecture de Weber : (1) le désir d’accroitre le capital de façon exponentielle, (2) la volonté d’épandre cette mentalité – là où il y a rapports marchands, il y a richesse et potentialité de croissance – et (3) la privatisation de la capitalisation productive. L’atteinte de ces trois buts nécessite l’instauration de la coopération entre les membres d’une communauté, fonctionnant de pair avec la concurrence. George Soros précise que « le slogan de la ‘survie du plus fort’ déforme cette réalité11 ». Les gens coopèreraient en réalité par la pratique de la concurrence compétitive, qu’ils savent bénéfique au système global. David Boaz s’insurge contre l’illusoire « individualisme atomistique » que les détracteurs du capitalisme voudraient attribuer au libéralisme. Au contraire, cela ressemble davantage au rêve d’anarchistes rousseauistes (vie dans une forêt reculée où tout objet consommé est produit par soi) qu’à l’incitation sociale d’Adam Smith : « la Grande société, une société complexe et productive rendue possible par l’interaction sociale12 ». Le désir de coopération s’incarne dans les principes libéraux de la propriété privée, de l’état de droit et de la limitation des actions gouvernementales. Ils produiraient la paix sociale et le bien-être matériel. Hume, dans son Traité de la nature humaine, écrit que celle-ci est originaire de (1) l’intérêt personnel, (2) une générosité limitée envers les autres, (3) une rareté des ressources pouvant répondre à nos besoins. Ces conditions devraient être suffisantes pour que 11 12 George Soros (1997), « The Capitalist Threat », p. 45 David Boaz (2012), La moralité du capitalisme, p. 39 5 nous souhaitions adopter un système de justice favorisant la libre privatisation et l’échange, permettant de ce fait une meilleure coopération. Le recours à l’intérêt personnel d’autres individus est l’assurance d’une société complexe et forte ; la « bienveillance universelle » n’est pas assez solide. Il y aurait donc incohérence de motif dans l’échange dépourvu d’intérêt personnel, et un marché en santé attise la coopération entre ces derniers afin de maintenir sa croissance. Tom Palmer nous dit que le capitalisme est le seul système faisant bénéficier à ses membres un « rejet de l’éthique du pillage et de l’accaparement13 »; la réussite économique serait pour la première fois indépendante de la politique (détenteurs du pouvoir) et du vol. En cela, « c’est seulement sous les conditions du capitalisme que les gens deviennent riches sans être criminels14 ». Sa preuve à l’appui : le revenu réel par habitant aurait été multiplié par seize depuis le XIXe siècle, et les progrès de la science, de la technologie et des institutions sont sans précédent. La valeur créée par la productivité croissante entraine des répercutions sur l’ensemble de la société, car une société appauvrie ne serait plus productive. D’après Joseph Schumpeter, Les marchés libres modernes se caractérisent par la « destruction créatrice 15 », en ce que les structures technologiques et institutionnelles sont supplantées par de nouvelles formes améliorées. Le renouvèlement des modèles ne serait pas garant d’immobilisme, comme le prétend Debord, mais la manifestation d’un progrès, « une forme d’ordre spontané qui émerge d’un processus16 ». Pourtant, les changements intensifs que subissent les méthodes d’application libérales, en substituant une pratique par un autre grâce à la modification de ses structures, sont-ils 13 14 15 16 Tom Palmer (2012), La moralité du capitalisme, p. 2 Ibid. Joseph Schumpeter (1942), Capitalisme, socialisme et démocratie, p. 104 Ibid., p. 11 6 nécessairement bons pour l’humain, connaissant ce qui motive ces avancées, soit la morale utilitariste? Si tout est permis pour faire croitre le capital, nous permettons donc n’importe quoi : la porte des contradictions est ouverte. AMORALITÉ DU CAPITALISME Suivant les raisonnements d’André Comte-Sponville, le capitalisme est amoral, en ce qu’il appartient à un autre ordre (dans le sens pascalien du terme) : l’ordre technoscientifique, qui englobe en son sein le domaine de l’économie (science humaine). L’ordre moral, quant à lui, ne s’occupe pas de la question « qu’est-ce que le vrai », mais « qu’est ce que le bien », qui sont à distinguer. Un massacre peut être réel, il n’en est pas conforme au devoir pour autant. Un économiste, libéral ou pas, ne peut justifier ses prédictions par une argumentation morale, ce serait ridicule (Pascal définit le ridicule comme la confusion des ordres). Par conséquent, le capitalisme serait amoral; tenter de rallier la moralité à l’économisme serait faire preuve de barbarie; Comte-Sponville attribue le barbare aux tentatives tyranniques de soumission à un ordre voulant jouer le rôle de ce qu’il n’est pas. En soumettant la morale au capitalisme, ce qu’il appelle la « tyrannie du marché17 », ce dernier feint qu’il peut tenir lieu de moralité en remplaçant « ce qui permet le bien » par « ce qui permet la croissance » au nom du plus grand plaisir pour le plus grand nombre. Kant caractérise ce qui est moral par le désintéressement – loi essentielle à l’universalisation des pratiques; c’est bien le contraire de la logique du capital. Ainsi, empruntant à l’œil affuté de Kant la notion fondamentale de désintéressement moral, nous pouvons observer que l’utilitarisme capitaliste n’apporterait rien de légitime à notre compréhension et à l’application du sens de notre existence collective et individuelle; l’intérêt au centre des échanges 17 André Comte-Sponville (2004), Le capitalisme est-il moral?, p. 96 7 économiques institue un substitut instinctuel au devoir moral. Le « bon pour sa survie » n’est pas « le Bien », et assimiler l’un à l’autre en gratifiant leur synonymie reviendrait à vivre de mauvaise foi ou de croyance sophistique. En conclusion, le capitalisme n’a rien à voir avec la moralité, et prétendre le contraire en forçant celle-ci à parler le langage « technoscientifique » de la productivité revient à annihiler une dimension essentielle de l’humanité quant à la façon dont elle se perçoit et dessine les volontés qu’elle projette dans son devenir : celle de la conception idéelle du futur ouvrant le champs des possibles. Heidegger dirait que le Dasein doit être penché sur l’ad-venir – vers l’accomplissement potentiel de l’être-jeté. 8 BIBLIOGRAPHIE BENTHAM, Jeremy (1789), Introduction au principe de morale et de législation, Vrin, Paris, 384 p. BOAZ, David (2012), La moralité du capitalisme. Ce que vos professeurs ne vous diront pas (ch. la concurrence et la coopération, p. 37-43), Washington, Students for Liberty et Atlas Economic Research Fondation, 154 p. COMTE-SPONVILLE, André (2004), Le capitalisme est-il moral?, Paris, Albin Michel, 240 p. DEBORD, Guy (1967), La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 208 p. HEIDEGGER, Martin (1927), Être et temps, Paris, Gallimard, 587 p. HUME, David (1751), Enquête sur les principes de la morale, Paris, Montaigne, 256 p. HUME, David (1738), Traité de la nature humaine, Montréal, Flammarion, Philosophie, 282 p. KANT, Emmanuel (1785), Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Le Livre de poche, 252 p. MARCIL, Ianik (2014), « Aliénation de l’esthétique », Liberté, no 303, p. 61 MARCUSE, Herbert (1955), Eros et civilisation, Éditions de Minuit, 239 p. MINC, Alain (1986), L’avenir en face, Paris, Seuil, 256 p. LIPOTEVSKY, Gilles et SEROY, Jean (2013), L’esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Paris, Gallimard, 496 p. PALMER, Tom (2012), La moralité du capitalisme. Ce que vos professeurs ne vous diront pas (introduction, p. 1-16), Washington, Students for Liberty et Atlas Economic Research Fondation, 154 p. PERSKY, Joseph (1995), « Retrospectives : The Ethology of Homo Oeconomicus », The Journal of Economic Perspectives, Vol. 9, no 2, p. 221-231 RAND, Ayn (1964), La Vertu d’Égoïsme, Paris, Les Belles Lettres, 168 p. SCHUMPETER, Joseph (1942), Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 454 p. SMITH, Adam (1776), La Richesse des nations. Tome 1, Montréal, Flammarion, 531 p. SOROS, George (1997), « The Capitalist Threat », The Atlantic Monthly, Vol. 279, no 2, p. 45-58 WEBER, Max (1905), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Pocket, 285 p. 9