2/9/2015 Le sociologue, le marteau et la fausse monnaie | Zilsel
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« La sociologie n’est pas une science », a déclaré le directeur-fondateur de la revue Sociétés dans un
entretien donné au Monde le 18 mars 2015. Le canular de l’ineffable Jean-Pierre Tremblay tout comme
l’article de debunking signé par le duo Quinon & Saint-Martin témoigneraient donc d’un immense,
«juvénile» et regrettable malentendu. Sans qu’il soit nécessaire de pousser loin l’effort d’argumentation,
le duo et l’équipe solidaire du Carnet Zilsel ne sont pas convaincus. Vraiment pas. Et c’est pourquoi,
CANULAR TREMBLAY
LE SOCIOLOGUE, LE MARTEAU ET LA
FAUSSE MONNAIE
21 MARS 2015 | RÉDACTION | UN COMMENTAIRE
Zilsel
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malgré les critiques (encore rares, il faut dire) et les quelques blasé-e-s qui, ici ou là, pensent que
l’expérimentation « Tremblay » est un coup d’épée dans l’eau, nous poursuivrons le travail d’enquête
collectif encore quelque temps. Car ce n’est pas tous les jours que nos disciplines s’agitent sur le fond.
Dans ce nouveau billet, Michel Dubois livre une expérience de pensée suggestive : si Jean-Pierre
Tremblay était encore de ce monde et qu’il se décidait à faire carrière à l’aide de son marteau critique (car
on ne se refait pas), quelle serait pour lui la stratégie la plus optimale pour s’établir durablement en
France ?
L’accusation est évidemment injuste : les revues scientifiques, entend-on trop souvent, seraient
par principe fermées aux travaux des jeunes chercheurs. Il faut savoir gré à la revue Sociétés d’en
finir une bonne fois pour toutes avec cette idée-reçue. «Aux âmes bien nées, la valeur n’attend
point le nombre des années» disait Corneille. Et à l’évidence les évaluateurs de la revue Sociétés
ont tôt fait de reconnaître l’«âme bien née» de Jean-Pierre Tremblay, ce jeune sociologue inscrit
à l’Université de Laval (sic). Son article au titre prometteur «Automobilités postmodernes: quand
l’Autolib’ fait sensation à Paris» s’est depuis hissé en un temps record dans le top 10 des articles
les plus consultés sur la plateforme Cairn.info[1].
Pas tout à fait rassasié, Jean-Pierre continue l’enquête et lorgne désormais du coté
des Vélib’ (crédits : ASM, mars 2015)
Jean-Pierre, ou plus exactement les farceurs dont il est le porte-parole, a du talent à revendre.
Malgré la supercherie dont elle a été victime, la revue Sociétés tient sans doute l’un de ses très
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bons papiers pour la période 2014-2015[2]. Comme cela a été souligné à de multiples reprises,
l’article présente bien quelques menus défauts. Avec son absence de terrain, sa phraséologie
obscure, son surrégime interprétatif permanent, etc. il n’apprend rien à son lecteur. Mais il a le
mérite indéniable d’être souvent très drôle. Jean-Pierre aurait d’ailleurs été inspiré de conserver
cette drôlerie au-delà de la publication initiale, dans son texte de «révélation»[3]. Mais le souffle
potache initial cède désormais un peu de terrain à l’«esprit de sérieux» et à l’usage du «marteau»
auquel ont recours certains habitués du Carnet Zilsel[4].
A ce stade, il est trop tôt pour savoir si Jean-Pierre Tremblay fera école (une refondation
«tremblaysienne» de la sociologie est-elle envisageable?), mais son succès fulgurant soulève à
mon sens au moins trois questions. Une question d’usage tout d’abord : on sait qu’un sociologue
ne se déplace jamais sur ses terrains sans sa «boîte à outils», mais a-t-il réellement besoin d’un
marteau ? Autrement dit le debunking est-il utile à la sociologie ? Une question généalogique
ensuite : Jean-Pierre (Tremblay) est-il réellement, comme le prétendent certains, le fils caché
d’Alan (Sokal), physicien de l’Université de New York rendu célèbre par un autre canular ? J’ai
quelques doutes à ce sujet. Et pour finir une question d’avenir professionnel ne jamais négliger
pour un doctorant): si Jean-Pierre décide de faire carrière dans le debunking, mais il est jeune, et
ses choix ne sont sans doute pas arrêtés à ce stade, à quels critères se fier pour identifier ses
prochaines victimes?
Petit précis de debunking
Le terme anglais «debunking» décrit bien la double intention initiale de l’« opération JPT». Le
debunker c’est celui qui corrige, celui qui fait la preuve, généralement grâce une expérience
considérée comme cruciale, de la fausseté ou de l’inanité de ce que d’autres essayent de faire
passer pour des évidences. Semblable au marteau d’orfèvre destiné à détecter la fausse monnaie,
le marteau critique du debunker fait entendre le vide des entrailles d’une pensée creuse. Le
debunker, c’est également celui qui dégonfle les ego «shootés» aux dopants de toute nature. La
vie académique, on le sait, est indissociable d’un marché réputationnel. Le but du debunker n’est
pas tant ici de porter par principe le discrédit sur telle ou telle personne que de revendiquer, pour
soi comme pour autrui, une «juste» mesure des réputations. Le discrédit apparaît dès lors comme
une conséquence dérivée de son action.
Les sociologues des sciences ont recensé de nombreux cas de debunking dans les sciences sociales
comme dans les sciences de la nature. Ces cas peuvent prendre la forme de quasi expéditions
«policières». On se souvient de la «descente» organisée en juillet 1988 par la revue Nature dans
les locaux de l’unité de recherche INSERM alors dirigée par Jacques Benveniste. Ils peuvent
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également prendre des formes plus légères, satiriques ou humoristiques. Les chercheurs ne sont
jamais à court d’humour ou de canulars[5]. Et encore, pour rester sur le même exemple, il faut
se souvenir du double prix Ig-Nobel décerné à ce même Benveniste : prix chimie en 1991 et 1998
(un cas unique dans l’histoire de Ig-Nobel)[6].
Mythologie juvénile et super-pouvoirs critiques : qui a Thor ? (crédits : JD Hancock, 2010, via
Flickr)
Manipulé avec ou sans humour, le marteau du debunker nécessite un peu d’apprentissage (et à ma
connaissance les formations sont encore rares à l’Université). Le Debunking Handbook[7], petit
manuel à l’usage des démystificateurs, prévoit toute une section sur ce que ses auteurs appellent
le «backfire effect» (le retour de flammes). Le manier sans discernement n’est en effet pas sans
risques. C’est parfois (1) se mettre en situation d’accroître la visibilité d’individus qui ne
demandent que cela[8] : (2) donner l’impression de privilégier une stratégie du «coup» (on donne
du marteau, comme on donne du buzz) on souhaiterait défendre le dialogue critique[9] ; (3)
contribuer à métamorphoser un cas limite en un « prétexte » venant alimenter un discours
général préfabriqué [10] ; (4) incarner son corps plus ou moins défendant) une forme de
«rappel à l’ordre» on le sait que les sciences (sociales ou non) se nourrissent pour partie de
leur propres hétérodoxies[11].
Jean-Pierre a-t-il tout faux? Ses intentions sont pures, certes, mais ne risque-t-il pas de desservir
la cause qu’il embrasse? À l’évidence non. Le coup est lancé et il peut contribuer (mais cela ne
dépend plus de lui) à faire sortir notre petite communauté académique d’une posture faite de
lassitude, d’indifférence et parfois d’un brin de cynisme[12]. C’est une chose de reconnaître,
généralement en privé ou dans l’espace feutré des commissions, que telle ou telle revue est
devenue une « passoire », que l’évaluation des soumissions y fonctionne selon une logique de
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l’entre-soi. C’en est une autre d’en faire la démonstration publique tout comme d’imaginer
—cette fois collectivement les dispositifs qui permettront de modifier progressivement cet état
de fait. Il faut donc aller de l’avant[13] et saluer la réussite de l’exercice tout comme la prise de
risque professionnelle. Après tout Jean-Pierre n’est encore qu’un doctorant
Un «air de famille»
Pour tirer le plein bénéfice de l’exercice, il est toutefois utile de distinguer Jean-Pierre (Tremblay)
d’Alan (Sokal), ce physicien de l’Université de New York qui a publié en 1996 un texte savoureux
intitulé «Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation
quantique »[14]. Tous deux partagent un même « air de famille » : tous deux utilisent le même
artifice (le canular) pour mettre à l’épreuve des revues académiques (Social Text dans un cas,
Sociétés dans l’autre[15]).
L’article d’Alan Sokal, un plagiat par anticipation de celui de Jean-Pierre ? Drawing
Hands, de M. C. Escher, 1948 (crédits : http://www.wikiart.org/)
Mais à y regarder de plus près, que fait Sokal en 1996? Il joue d’une double distance. La distance
entre son domaine d’origine (la physique) et celui de la revue à laquelle il soumet son texte (les
cultural studies). La distance également entre les campus américains se développent les cultural
studies (l’Université de Duke notamment) et les auteurs (réunis sous le grand parapluie de la
French theory) qui servent de cadre de référence aux cultural studies. Il mystifie ses évaluateurs à
l’aide de concepts et de théories qu’ils ne peuvent maîtriser (le recours à un évaluateur externe,
un physicien en particulier, aurait été utile) pour mettre en évidence les failles intellectuelles qui
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