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L’Encéphale (2008) Supplément 4, S138–S142
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L’ensemble des données montre que les sujets bipolai-
res sont beaucoup plus à risque de dépendance à des subs-
tances que d’abus. On peut retenir le chiffre de 40 % de
sujets dépendants parmi les bipolaires. Les données mon-
trent également qu’il existe une forte proportion de comor-
bidité addictive « indépendante » du trouble bipolaire,
c’est-à-dire survenant en dehors des épisodes thymiques.
Comorbidité addictive des troubles bipolaires
P. Gorwood(1), Y. LeStrat(2), M. Wohl(3)
AP-HP CHU Louis Mourier, Service de Psychiatrie du Pr Adès, 178 rue des Renouillers, 92700, Colombes
Dans l’ensemble de la pathologie mentale, le trouble bipo-
laire est celui pour lequel la comorbidité addictive est la
plus fréquente. Cette comorbidité addictive a un impact
notable sur l’évolution du trouble bipolaire.
Fréquence de la comorbidité alcool/
trouble bipolaire
Les trois études les plus importantes dans ce domaine, sont
trois études nord-américaines. L’Epidemiological Catchment
Area [8] retrouve, parmi les patients bipolaires, 43,6 % pré-
sentant un trouble addictif à l’alcool, dont 27,6 % de
dépendance, et 16,1 % abus (vs 13,5 % de trouble, 7,9 % de
dépendance, et 5,6 % d’abus dans la population générale).
La National Comorbidity Survey (1997) retrouve 40,5 %
de dépendance et 17,4 % abus, avec un Odds Ratio de 9,7
pour la dépendance à l’alcool, de 0,3 pour l’abus d’alcool,
et de 8,2 pour la dépendance à une drogue [5].
L’étude NESARC (2005), particulièrement remarquable,
retrouve quant à elle 58 % de trouble addictif lié à l’alcool
chez les bipolaires, dont 40,5 % de dépendance et 17,4 %
d’abus [4]. L’étude NESARC a pris en compte plus de 43000
sujets dans la population générale, et a, entre autres, étu-
dié spéci quement cette comorbidité, prenant en compte
également la dimension diachronique d’apparition de cha-
cun des troubles (Tableau 1).
* Auteur correspondant.
E-mail : philip.gorwood@lmr.aphp.fr
(1) L’auteur a déclaré avoir une activité de conseil ponctuelle pour les laboratoires Janssen, Servier, Organon et BMS, ainsi que
participer en qualité d’intervenant invité pour des conférences par les laboratoires Janssen, Servier, Sano Aventis et BMS.
(2) L’auteur n’a pas déclaré de con its d’intérêts.
(3) L’auteur n’a pas déclaré de con its d’intérêts.
Tableau 1 Comorbidité addictive sur l’année de sujets
avec trouble de l’humeur « indépendant » (NESARC)
(d’après 4)
Addiction Population
générale Trouble
bipolaire OR
Un trouble 9,35 % 27,9 % 2,98
Un abus 5,28 % 7,6 % 1,44
Une dépendance 4,07 % 20,3 % 4,99
Trouble (alcool) 8,46 % 23,8 % 2,81
Abus (alcool) 4,65 % 6,3 % 1,35
Dépendance (alcool) 3,81 % 17,5 % 4,59
Trouble (drogue) 2,00 % 12,1 % 6,05
Abus (drogue) 1,37 % 5,3 % 3,87
Dépendance (drogue) 0,63 % 6,8 % 10,79
Comorbidité addicitive des troubles bipolaires S139
L’étude NESARC a également pris en considération
divers facteurs confondants, comme les données socio-
démographiques ou d’autres comorbidités psychiatriques.
Les chiffres obtenus montrent que même en tenant compte
de ces facteurs, la comorbidité entre addiction et trouble
bipolaire reste très importante (Tableau 2).
Malgré la fréquence de la comorbidité, celle-ci est dif-
cile à dépister, comme l’a montré une étude récente [1]
faisant état de 50 % d’erreur ou d’absence de diagnostic.
Dans cette étude ont été inclus 295 hommes admis pour
traitement d’un abus de substance, dont 85 présentaient
un trouble bipolaire (critères du DSM IV). Sur ces
85 patients, 42 (49 %) avaient un diagnostic non connu, 6
(7 %) n’avaient jamais été évalués, et 36 (42 %) avaient
reçu d’autres diagnostics par erreur : 28, soit 33 %, un épi-
sode dépressif majeur ; 7, soit 8 %, un ADHD, et 1 (1 %) un
trouble panique.
Les addictions comorbides repérées chez ces sujets
bipolaires étaient l’abus d’alcool dans 62 % des cas, de
cocaïne dans 38 % des cas, d’opiacés dans 26 %, des mélan-
ges dans 12 %, et des sédatifs dans 2 % des cas. Les autres
comorbidités psychiatriques étaient le PTSD (14 %), l’ADHD
(10 %), le trouble panique (2 %), et le trouble anxieux géné-
ralisé (2 %).
Ainsi chez les sujets dépendants, le diagnostic de trou-
ble bipolaire n’est pas porté dans près d’un cas sur deux, et
réciproquement chez les patients bipolaires, les troubles
addictifs sont souvent non diagnostiqués.
En résumé, il existe une comorbidité massive (40 %)
entre trouble bipolaire et addiction, mais celle-ci est peu
et mal repérée. Elle apparaît plus importante en popula-
tion clinique qu’en population générale, concerne plus les
patients bipolaires de type I que ceux de type II, concerne
plus les drogues que l’alcool, plus la dépendance que
l’abus. Elle apparaît plus souvent indépendante que secon-
daire, et serait à 50 % « expliquée » par des troubles psy-
chiatriques associés.
De nombreuses études ont évalué le retentissement de
cette comorbidité sur l’évolution et sur la prise en charge
du trouble bipolaire (Tableau 3).
On retrouve ainsi chez les bipolaires présentant un alcoo-
lisme comorbide, comparativement aux bipolaires non
addicts, plus d’antécédents familiaux d’alcoolisme, plus de
recherche de nouveauté, d’agressivité, d’impulsivité, un âge
de début plus précoce (20 ans vs 26 ans), plus de manies dys-
phoriques et d’états mixtes, plus de cycles rapides. La sévé-
rité des symptômes est plus élevée, de même que le risque
suicidaire ; les épisodes sont plus longs, avec un plus grand
nombre de cycles, et des périodes d’euthymie plus brèves.
Les passages à l’acte sont plus fréquents, l’observance thé-
rapeutique est de moins bonne qualité, et la réponse théra-
peutique plus faible, mais aussi plus spéci que.
La comorbidité addictive forme l’un des trois principaux
facteurs pronostiques de l’évolution à 15 ans du trouble
bipolaire [3].
Étiologies de la comorbidité
L’une des explications possibles de la comorbidité est que
l’addiction serait un symptôme des troubles bipolaires. Une
autre hypothèse fait de l’addiction une tentative d’auto-
médication du trouble bipolaire. Une troisième hypothèse
considère que l’addiction provoque le trouble bipolaire ; et
en n la quatrième hypothèse suggère que l’addiction et les
troubles bipolaires partagent des facteurs de risques com-
muns (Fig. 1).
Tableau 2 Risque des problèmes d’alcool chez les sujets avec trouble bipolaires (NESARC) (d’après 4)
Ors pour les problèmes d’alcool (prévalence à 12 mois), ajustés pour les caractéristiques suivantes :
Socio-démographiques Comorbidité psychiatrique
Problèmes Abus Dépendance Problèmes Abus Dépendance
EDM 1,8 1,3 2,1 1,3 1,2 1,3
BP Type I 2,7 1,1 4,0 1,5 0,8 1,9
BP Type II 2,1 0,9 3,1 1,5 0,7 2,0
Tableau 3 Retentissement de la comorbidité (d’après 7, 9)
300 bipolaires I & II traités
– Stanley Foundation
Identique BP I & II
BP avec comorbidité
ADD + précoce (20 vs 26)
Age d’hospitalisation idem (30)
– Plus de cycles
– Cycles plus sévères
– Plus d’antécédents familiaux d’alcoolisme
13 % attendu (ECA)
30 % à 40 % de l’ensemble des patients BP I
60 % des BP traités
25 % ont 3 troubles
– Plus de risque suicidaire
– Plus d’épisodes mixtes > dépressifs > maniaques
– EDM plus long
– Temps avant rémission plus long
– Moins bonne réponse aux thymorégulateurs
P. Gorwood et al.S140
L’addiction comme symptôme bipolaire
Il existe des similitudes cliniques entre les deux troubles :
dans le trouble bipolaire comme dans l’addiction, les
patients font tout en excès… Néanmoins, divers arguments
vont à l’encontre de cette hypothèse : 25 % des patients
augmentent leur consommation d’alcool après une manie,
et 15 % après l’EDM ; on retrouve 15 % de décroissance de
la consommation après un épisode dépressif majeur, mais
0 % dans la manie ; en n, abus et dépendance précèdent,
en terme d’âge de début, le trouble bipolaire dans 3 étu-
des sur 4.
Cette hypothèse apparaît donc peu probable.
L’addiction comme automédication
En faveur de cette hypothèse, on retient que l’addiction
débute après le trouble bipolaire dans 3 études sur 4. Mais
il peut s’agir de prodromes (effectivement, l’âge de début
de l’épisode dépressif est plus tardif lorsqu’il existe une
addiction préalable) ; par ailleurs, une automédication
laisserait imaginer le recours à l’alcool et au cannabis pour
diminuer la tension maniaque, et le recours à la cocaïne et
aux amphétamines dans la dépression : or ceci n’est pas
observé, l’utilisation étant indifférente selon la nature de
l’épisode.
Cette hypothèse apparaît donc également peu probable.
L’addiction provoque le trouble bipolaire
On retrouve en effet des effets thymiques francs des subs-
tances utilisées, et un début plus précoce du trouble bipo-
laire en cas d’addiction : l’addiction pourrait donc
déclencher un trouble bipolaire qui ne serait pas apparu
sans ce facteur. Mais, là encore, diverses données vont à
l’encontre de cette hypothèse : 40 % des addictions appa-
raissent après le trouble bipolaire ; il n’y a pas moins d’an-
técédents familiaux de troubles bipolaires chez les patients
présentant une comorbidité addiction/trouble bipolaire ;
en n, le trouble bipolaire ne se résout pas lors de périodes
d’abstinence prolongée.
Il existe des facteurs de risques communs
pour l’addiction et le trouble bipolaire
En faveur de cette hypothèse, on constate que les bipolai-
res avec addiction ont plus d’antécédents familiaux d’ad-
diction, et que les troubles obéissent à un modèle de
stress/vulnérabilité commun. Mais la présence d’une co-
agrégation familiale n’est pas démontrée, et les événe-
ments de vie stressants ne sont pas impliqués de manières
aspéci ques. Par ailleurs, il s’agit de l’hypothèse la plus
dif cile à démontrer.
Pourquoi un tel retentissement ?
Puisque l’impact de l’addiction est une dimension clé du
pronostic du trouble bipolaire, il faut en tenir compte dans
l’adhésion thérapeutique. Le retentissement de la dépen-
dance à l’alcool sur le trouble bipolaire peut être lié au fait
que l’alcool est un destructeur des rythmes sociaux, qu’il
favoriserait le kindling, ou encore qu’il favoriserait la
remémoration des effets positifs de l’état maniaque.
Action sur les rythmes sociaux
Les événements de vie stressants sont surreprésentés avant
les épisodes thymiques dans le trouble bipolaire et dans les
troubles dépressifs ; lorsqu’il s’agit d’événements stres-
sants qui par ailleurs modi ent les rythmes de vie du sujet
(décalages horaires, changement de poste de travail), le
rôle favorisant des épisodes maniaques apparaît évident,
alors qu’il l’est beaucoup moins en ce qui concerne les épi-
sodes dépressifs. Les substances addictives qui ont un fort
impact sur les rythmes sociaux des consommateurs pour-
raient en particulier avoir des effets favorisants des trou-
bles bipolaires (Fig. 2).
Aggravation du kindling
Parmi les possibles facteurs explicatifs du phénomène du
kindling, on peut imaginer un rôle favorisant des addic-
tions, par exemple par une action sur le système du Gaba
(Fig. 3).
Figure 1 Étiologies de la comorbidité trouble bipolaire et
addictions.
• L’addiction est
un symptôme
du trouble bipolaire
• L’addiction est
une tentative
d’automédication
du TBP
• L’addiction provoque
le trouble bipolaire
Addiction et trouble
bipolaire partage
des facteurs
de risque commun
?
Figure 2 Les événements stressants associés aux rechutes
dans le trouble bipolaire altèrent surtout le rythme social
(d’après 6).
0
10
20
30
40
50
60
70 %
Prémorbide Période
contrôle Prémorbide Période
contrôle
Changement de rythme Événement sévère
Dépression
Manie
Total
Comorbidité addicitive des troubles bipolaires S141
Recherche d’une remémorisation des dimensions
positives de l’état maniaque
Une étude récente [2], a effectué une différenciation entre
les bipolaires I avec abus de substances, les bipolaires I sans
abus de substances, les sujets avec abus de substances uni-
quement, et des sujets contrôles. Les patients présentant
les deux troubles avaient des scores plus élevés de recher-
che de sensation que les bipolaires seuls ou les contrôles.
Les raisons évoquées par les patients pour expliquer le
recours aux substances toxiques sont équivalentes chez les
sujets présentant un abus de substance seule et chez ceux
présentant les 2 troubles : amélioration de l’humeur, soula-
gement de la tension, réduction de l’ennui, recherche ou
maintien de l’euphorie, augmentation de l’énergie.
Rôle des différents neurotransmetteurs
La dopamine est une voie commune incontournable dans
les addictions, impliquée dans les systèmes de récompense
et dans la mémoire associative : tous les toxiques entraî-
nent une libération de dopamine de l’aire tegmentale ven-
trale vers le noyau accumbens. Par ailleurs, sur le plan
thérapeutique, les antagonistes dopaminergiques sont ef -
caces dans l’état maniaque, les agonistes dopaminergiques
directs peuvent entraîner des virages maniaques, et la
relance dopaminergique préfrontale semble acquise pour
la sortie de dépression.
En ce qui concerne les autres neurotransmetteurs, la
sérotonine est impliquée dans l’impulsivité et l’émotion,
l’acétylcholine dans la mémoire, la noradrénaline dans les
phénomènes d’attention et d’éveil.
Le système du Gaba est également mis en jeu, comme
le montre son rôle dans les phénomènes de sevrage. Ceci
pourrait expliquer les effets thérapeutiques partagés du
topiramate, agissant sur le Gaba, qui a montré une ef ca-
cité dans la prévention des rechutes alcooliques et qui par
ailleurs a des propriétés thymorégulatrices et de réduction
du kindling.
Prise en charge et choix du traitement
thymorégulateur
Trois études contrôlées dans le trouble bipolaire et les
addictions ont été effectuées (Tableau 4). De très nom-
breuses molécules ont été testées mais dans des conditions
méthodologiques différentes (trouble bipolaire seul, addic-
tion seule, comorbidité addiction/trouble bipolaire).
Conclusion
Il existe une organisation complexe entre initiation d’une
consommation, qui peut évoluer vers un abus de toxique
puis vers la dépendance, dépendance elle-même en lien
avec une hypomanie, qui peut évoluer vers le trouble bipo-
laire. Divers mécanismes d’actions intervenants à diffé-
rents niveaux pourraient expliquer cette organisation
spéci que (Fig. 4), et conduisant à proposer une prise en
charge spécialisée (Fig. 5).
Tableau 4 Études contrôlées (TBP + addiction) (d’après 3, 10)
Molécule Trouble Addiction Résultats
Lithium (N=25 ado) 6 semaines TBP Dépendance (CH3OH+H) Lithium > placebo (tests plus svt négatifs)
Divalproex (N+59) 24 semaines TBP Alcoolo-dépendance Divaplo > palcebo (moins de j de conso)
Carbamazepine (N=10/139) 12 semaines TBP Dépendance à la cocaïne Carba = placebo chez BP (tests et conso)
Résultats à suivre pour le Topiramate (+++), Olanzapine, Risperidone, Quétiapine, Lamotrigine, Gabapentine, Naltrexone, Acamprosate…
Figure 3 Hypothèse du Kindling (aggravation acquise du
trouble bipolaire) ?
Manie
Dépression
Stress majeur
Épisode
mineur
Stress majeur
Épisode
majeur
Stress mineur
Épisode
majeur
Stress mineur
Épisode
spontané
Stress
Figure 4 Au total.
• Effets GABA • Effets Kindling
• Effets DA • Rechercher
de sensation
• Effets cognitifs
Hypomanie Trouble
bipolaire
Dépendance Dys-
consommation
P. Gorwood et al.S142
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Figure 5 Une prise en charge longue, complète et multiple… c’est-à-dire spécialisée ?
Prise en charge du patient BP
Suivi
Multispécialités
Rechercher les accidents intercurrents
Comorbidité psychiatrique
Cycles rapides
Pathologies somatiques, Événement
Reconnaître les sujets à haut-risque
ATCD familiaux
Mode d’entrée difficile
Historique
premorbide et mode d’entrée
Traiter les facteurs
de complications
Traitement
Multispécialités
Informations, Exercice, Hygiène, Diététique
Psychothérapie(s)
Entourage, Famille
Examens complémentaires
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