Résurrection 2008-2009
Cours n° 6
QUESTIONS SUR LE CHRIST (VI) :
JÉSUS ET LA LOI
Question cruciale, spécialement aujourd’hui. Le Jésus libertaire des années 60 a fait place à un
Jésus « juif observant », dans le mouvement de redécouverte des racines juives du christianisme. La
dénonciation de « l’enseignement du mépris » a en effet mis à mal l’opposition caricaturale de
l’Evangile à la Loi, qui s’était particulièrement affirmée dans les temps modernes, d’abord avec
Luther, puis avec la philosophie des Lumières : d’un côté le juridisme tatillon et borné des juifs, de
l’autre l’ouverture à une religion libre et humaniste initiée par Jésus. Mais on peut se demander, si,
entraînée par son élan, la remise en valeur actuelle de la judaïté de Jésus ne va pas trop loin, jusqu’à
nier la réelle originalité de celui-ci face à la Synagogue, rendant incompréhensible l’opposition dont
il a été l’objet.
Le mot Loi demande quelques explications. Il traduit l’hébreu Torah, qui a le sens premier
d’instruction, c’est la traduction des Septante qui a risqué l’équivalence torah/nomos, que la
tradition juive a par la suite critiquée. Torah désigne d’abord le Décalogue, puis par extension toute
la législation contenue dans les cinq livres dits de Moïse (le Pentateuque), mais parfois ces livres
eux-mêmes (cf. « la Loi et les Prophètes », pour dire toute la Bible). Il s’applique non seulement à
la Loi écrite, mais aussi à ses commentaires oraux, ce qu’on va appeler la « Torah de la bouche », la
Loi orale. Cette dernière aura d’ailleurs tendance à être mise par écrit à son tour (c’est le début de la
Mishna et du Talmud).
I- La position des différents groupes au sein du Judaïsme
On distingue classiquement dans le monde juif du temps de Jésus quatre groupes : pharisiens,
sadducéens, hérodiens et zélotes, tous plus ou moins mentionnés dans les Evangiles. Il faudrait y
joindre au moins deux courants : esséniens (retirés le plus souvent au désert pour fuit la contagion
d’un culte devenu impur) et les baptistes (mouvement enthousiaste vivant une fervente attente
messianique).
Ces différents groupes se distinguent par leur position face à l’occupant romain, mais aussi par leur
« halakha », c.a.d. par la manière dont ils interprètent la Torah et font intervenir la Loi orale dans la
détermination des prescriptions de la Loi écrite.
Le courant pharisien (de paraš, séparé), issu de la résistance juive à l’occupant grec, est un courant
piétiste, qui développe un attachement intérieur à la Loi du Seigneur, permettant à l’israélite fidèle
de faire de toute sa vie un acte d’obéissance à Dieu. Ce courant, proche des milieux populaires, est
représenté par des maîtres dont les avis font autorité et qui jouissent souvent d’un grand prestige.
Tenus en suspicion par Hérode, parfois massacrés par Pilate, les pharisiens ont néanmoins conquis
peu à peu une place de premier plan dans le Sanhédrin (le grand Conseil d’Israël, à la fois tribunal
religieux et chambre législative), ils limitent progressivement le pouvoir des Sadducéens, c.a.d. le
milieu des grands Prêtres. On connaît quelques uns des grands maîtres pharisiens du temps de
Jésus : Hillel, Shamaï, Gamaliel (le maître de saint Paul), Nicodème.
Les Sadducéens (de Sadoq, le grand prêtre du temps de David) sont les témoins d’un état antérieur
de la religion d’Israël, centrée avant tout sur le culte du Temple et les sacrifices. Ils n’admettent pas
ce qui leur semble des innovations doctrinales étrangères au vieux fond biblique (la croyance aux
anges, l’attente de la résurrection des morts) que prônent par contre les Pharisiens. Jusqu’en 70 ap.,
le Temple est une alité centrale dans la vie du peuple d’Israël, avec ses pèlerinages qui drainent
des foules immenses venues de Judée, de Galilée et de toute la Diaspora. C’est le cadre d’une
activité économique intense (dîmes, offrandes etc...) qui profite surtout aux milieux proches du
grand Prêtre, milieux souvent corrompus, dans lesquels le pouvoir politique prend tour à tour les
titulaires de la fonction pontificale.
Les Esséniens constituent un groupe particulier, qui s’est délibérément mis en marge de la vie du
peuple d’Israël, jugeant que le grand sacerdoce est devenu impur et que par conséquent le culte du
Temple est infréquentable ; ils vivent en communautés marginales, dans un idéal de pureté, qui
reproduit, au niveau de chaque membre de la communauté, les exigences qui étaient celles des
prêtres pendant le temps de leur service au Temple. Ils suivent un calendrier particulier,
essentiellement solaire, qui ne leur permet pas de célébrer les fêtes en même temps que les autres
israélites. Curieusement, ils ont joui un moment de la faveur d’Hérode le Grand auquel l’un d’entre
eux avait pronostiqué la couronne. Il existe, en dehors des communautés quasi monastiques formées
par les Esséniens sur les bords de la Mer Morte, des sympathisants vivant au milieu du monde et
diffusant les idées de la secte.
II- La position de Jésus
1- Jésus et les autres groupes religieux
Jésus a dû sans cesse se démarquer par rapport aux autres courants du judaïsme :
Ses longues polémiques avec les Pharisiens ont laissé croire qu’il était particulièrement opposé à
eux, alors que bien des signes montrent au contraire une réelle proximité : même insistance sur la
religion personnellement vécue, rôle du commandement de l’amour de Dieu « plus que toutes les
holocaustes et tous les sacrifices » (cf. Mc 12,32-33), un certain désengagement politique. Les
critiques qui sont adressées aux pharisiens visent plus des dérives habituelles dans tout groupe
religieux (ostentation, goût du pouvoir, mépris des autres) que des éléments propres aux Pharisiens.
Ceux-ci semblent avoir dans l’ensemble perçu la nécessité de hiérarchiser les commandements pour
mettre en valeur la justice et la piété. Mais leur attachement au détail de l’observance pour assurer
une totale imprégnation de la vie les rend vulnérables au pointillisme, qui « filtre le moucheron et
avale le chameau » (Mt 23,24), ainsi qu’à l’orgueil pour les performances morales et ascétiques (cf.
Lc 18,11). Saint Paul de son côté soulignera le danger de s’appuyer sur ses seules forces pour
appliquer la Loi, comme si Dieu comptait seulement les points à l’arrivée. La sévérité de sus à
leur endroit marque sans doute son désir de faire avancer des hommes qu’il estime particulièrement.
D’ailleurs plusieurs d’entre eux font partie des premiers convertis à son enseignement (Nicodème et
sans doute Joseph d’Arimathie).
Jésus s’est affronté au moins une fois aux Sadducéens, avant de les rencontrer en corps lors de la
Passion, c’est sur la question de la résurrection des morts, il n’hésite pas à dire : « vous êtes tout
à fait dans l’erreur » (Mc 12,27).
Jésus a subi les questions des disciples de Jean le Baptiste qui, sur certains points (les jours fixés
pour le jeûne), rejoignent les Pharisiens (Mc 2,18) ; face à eux, il défend l’originalité de sa halakha.
La question-piège sur l’impôt dû ou non à César émane des Pharisiens et des Hérodiens, dont on
peut penser qu’ils prônaient la collaboration avec l’occupant (Mc 12,13).
2- La pratique de la Loi par Jésus
Par son milieu familial, Jésus était lau culte du Temple (Zacharie était prêtre), il était sans doute
proche du groupe des « pauvres du Seigneur » qui vivaient dans les parages du sanctuaire une vie de
prière et de célibat (cf. Siméon et Anne dans le récit de la Présentation au Temple).
Jésus lui-même manifeste un grand respect pour le Temple (« la maison de mon Père »), il s’insurge
contre sa désacralisation par le commerce. Il suit les pèlerinages. Mais on ne le voit jamais lui-
même offrir de sacrifice (c’est Joseph et Marie qui offrent pour lui ce que prévoit la « Loi du
Seigneur » pour le premier-né masculin, Lc 2,24). Il participe au culte synagogal le jour du sabbat.
Il célèbre la Pâque selon le rituel, même s’il parait en anticiper d’un jour la date la veille de sa mort.
Jésus pratique certainement les règles de pureté. On ne le voit pas se rendre dans les villes païennes
comme Tibériade, qui avaient été édifiées sur des tombeaux et donc réputées impures. S’il touche
des impurs comme les lépreux, c’est que sa pureté à lui est contagieuse et qu’il n’a pas à se défendre
d’un mal qu’il fait reculer. En se rendant dans un lieu équivoque comme la Piscine Probatique à
Jérusalem (Jn 5,2-6), il vient en arracher le paralytique qui y croupit depuis des années et non
franchir un interdit.
Jésus respecte certainement le sabbat, même s’il pratique ce jour-là des guérisons qui choquent les
Pharisiens et ne reprend pas ses disciples qui glanent des épis dans les champs, faute d’autre
nourriture.
3- L’enseignement de Jésus sur la Loi
a) la grande déclaration :
La phrase clé est celle de Mt 5,17-19 : « N'allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les
Prophètes: je ne suis pas venu abroger, mais accomplir. Car, en vérité je vous le clare, avant que
ne passent le ciel et la terre, pas un i, pas un point sur l'i ne passera de la Loi, que tout ne soit arrivé.
Dès lors, celui qui transgressera un seul de ces plus petits commandements et enseignera aux
hommes à faire de même sera déclaré le plus petit dans le Royaume des cieux; au contraire, celui
qui les mettra en pratique et les enseignera, celui-là sera déclaré grand dans le Royaume des cieux ».
Dans ce passage, deux perspectives se mêlent : l’accomplissement des Ecritures, au sens que nous
avons donné à ce terme dans le cours 1 (réalisation des promesses de Dieu) et l’application des
préceptes de la Loi. Visiblement les deux sont liés pour Jésus. « Accomplir », dans la deuxième
perspective, peut encore avoir deux sens différents : pratiquer intégralement ou porter à sa dernière
perfection. Or Jésus a conscience de faire les deux : il est le Serviteur qui va jusqu’au bout de
l’obéissance à la Loi de son Père et, par le fait même, il donne à cette Loi son éclairage ultime, qui
en révèle toutes les exigences cachées.
L’autorité que le Christ revendique face à la Loi découle de là. Il s’agit non d’abandonner la
Révélation donnée par Dieu à Moïse, mais de lui apporter son « accomplissement » dans la
perspective du Royaume qui vient. L’urgence de l’Heure nécessite de prendre certains
commandements dans une plus grande radicalité (l’amour du prochain, l’interdit de l’adultère, le
respect des serments etc...), de revenir à l’intention première de Dieu, un temps cachée par des
concessions à la faiblesse humaine (l’indissolubilité du mariage), de redonner au sabbat son sens de
libération (voir ci-dessous), de remettre en perspective les gles les plus importantes par rapport
aux prescriptions de détail qui risquent de faire oublier les premières. Le Christ a conscience d’agir
comme le prophète des derniers temps, nouveau Moïse, qui, inspiré par l’Esprit Saint, peut
compléter la Torah de Moïse (« on vous a dit..., moi je vous dis... »). Et c’est cela qu’on lui
reprochera.
b) la question de la pureté
Jésus a un sens aigu de la sainteté de Dieu : le Nom de Dieu est sacré et on ne peut le prononcer à la
légère, le Temple est sacré et on ne peut y faire n’importe quoi, pas même le traverser en portant des
colis (Mc 11,16), la ville de Jérusalem est sacrée, c’est « la Cité du grand Roi » (Mt 5,35).
Pourtant, il s’affronte avec les pharisiens sur les règles de pureté, dont il dénonce les excès et
finalement l’hypocrisie. Il édicte à ce propos un principe novateur : « ne savez-vous pas que rien de
ce qui pénètre de l'extérieur dans l'homme ne peut le rendre impur? » (Mc 7,18). La distinction ainsi
posée entre le péché (toujours volontaire) et l’impureté (qui peut être contractée par accident) est
lumineuse. Par le fait même, il distingue la loi morale (qui concerne le bien et le mal) et les
préceptes cultuels (qui peuvent avoir leur utilité comme pédagogie du sacré, mais qui ne s’imposent
pas avec la même force que les règles morales). Saint Marc force probablement l’intention de Jésus
à la lumière de ce qui s’imposera par la suite en disant : « il déclarait ainsi que tous les aliments sont
purs » (Mc 7,19, cf. l’expérience de Pierre Ac 10,13-15).
c) la question du sabbat
On a souvent méconnu la pensée de Jésus sur le sabbat en y voyant la réaction d’un esprit libre face
aux étroitesses des Pharisiens. Or même la Loi orale prévoyait des cas on n’était pas oblide
respecter les interdits du sabbat parce que la vie humaine était menacée, Jésus n’est pas original sur
ce point ; ce qui étonne, c’est qu’il agisse ainsi alors qu’il n’y a pas d’urgence. Quand on regarde les
exemples qu’il cite pour se justifier, on voit qu’il compare le cas de ses apôtres glanant un jour de
sabbat avec les conditions exceptionnelles qui ont accompagné la fuite de David et nécessité de
consommer les pains de proposition réservés en temps normal aux prêtres, ou encore avec le statut
des prêtres qui officient dans le Temple le jour du sabbat sans manquer à la règle. Dans les deux
cas, la justification tient non à une règle humanitaire, mais au caractère exceptionnel du ministère
du Christ qui accomplit un service de Dieu marqué par l’urgence. Même la phrase « le sabbat est
fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat » (qu’on pourrait prendre comme une prise de
distance à l’égard de la lettre) se poursuit par « c’est pourquoi le Fils de l’Homme est maître du
sabbat » (Mc 2,28 et par.), entendons : le sens du sabbat est d’annoncer le salut définitif de
l’homme et c’est pourquoi le Christ a son mot à dire sur la question.
d) le statut de la Loi orale
Plus profondément, Jésus vient contester la valeur absolue dont les maîtres pharisiens créditent la
Loi orale. Il souligne que celle-ci vient parfois en contradiction avec le commandement du
Décalogue (cas du Qorban, Mc 7,11 : « vous, vous dites: si quelqu'un dit à son père ou à sa mère :
"le secours que tu devais recevoir de moi est qorban, c'est-à-dire offrande sacrée", vous lui
permettez de ne plus rien faire pour son re ou pour sa mère »). La conclusion tombe, sans appel :
« vous annulez ainsi la Parole de Dieu par la tradition que vous transmettez » (Mc 7,13). La
distinction est ainsi posée entre la loi naturelle et la loi « positive », ignorée jusque par la
législation de Moïse.
Jésus ne méconnaît pas pour autant l’importance de l’enseignement rabbinique (essentiellement
pharisien) donné autour de la Loi, il sait que c’est une école de discernement et un
approfondissement salutaire : « les scribes et les Pharisiens siègent dans la chaire de Moïse: faites
donc et observez tout ce qu'ils peuvent vous dire, mais ne vous réglez pas sur leurs actes » (Mt
23,2-3).
III- Paul et la Loi
Paul n’est pas le fondateur du christianisme, il n’a pas eu conscience de rejeter la Loi, lui-même
monte au Temple pour prier quand il est à Jérusalem, il se laisse pousser les cheveux le temps d’un
vœu (Ac 18,18), il pratique les fêtes juives (Ac 20,16).
Pourtant, à lire ses lettres, son rapport à la Loi est loin d’être serein. L’ayant aimée jusqu’à
l’idolâtrie, il sent le besoin de souligner ses limites : provisoire, culpabilisante et même mortifère.
S’il continue à dire qu’elle est bonne, il sait aussi que, maniée par des hommes pécheurs, elle peut
être source d’orgueil, de dépréciation des autres, d’une prétention insupportable de conquérir les
faveurs divines.
Le fait qu’il ait intégrer de plus en plus de non-juifs dans l’Eglise l’a amené à revoir toujours
plus à la baisse la part de la Loi qui s’appliquait aux nouveaux convertis.
Conclusion :
La foi chrétienne reste à jamais marquée par l’expérience de la Loi d’Israël. Elle seule est parvenue
à donner aux hommes le sens d’une exigence absolue donnée par Dieu et non négociable au gré des
intérêts, ceci étant vrai de la liberté de servir Dieu avant tout, du respect de la vie et de l’amour, de
la dignité des pauvres, de la dignité du corps etc... Elle a aussi permis d’envisager que toute la vie
puisse être un culte rendu à Dieu, jusque dans les détails de l’alimentation et de l’habillement. Mais,
ce faisant, elle a risqué de confondre la règle sociale avec la loi morale, c’est que la distinction
opérée par le Christ s’est avérée nécessaire.
Il n’a pu le faire que parce qu’il est le Fils bien aimé qui connaît les volontés du Père et peut, dans
l’Esprit, proclamer ses intentions dernières et aussi parce qu’il a porté la Loi à son
accomplissement, en vivant le service de Dieu qu’elle demandait (par ses exigences cultuelles et
morales) jusqu’à l’extrême de la Croix.
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