Développement des sciences dans un contexte d’enseignement
Alain Bernard (Centre Koyré), Christine Proust (REHSEIS)
Présentation des journées d’étude 2007
1. Problématique générale et historique de ces journées.
Depuis maintenant deux ans, nous organisons une série de journées d’études sur le thème général de l’étude
des corpus scientifiques dans un contexte d’enseignement. Les textes auxquels nous nous sommes intéressés
au départ appartiennent à des corpus antiques et médiévaux et sont relatifs aux mathématiques. Cette
orientation est due pour l’essentiel à nos domaines de recherches respectifs.1Si toutefois nous avons organisé
ces journées, en invitant des collègues à nous faire part de leurs travaux sur des périodes ou des disciplines
éventuellement différentes des nôtres, c’est en raison d’une problématique commune dont l’intérêt dépasse
largement les corpus particuliers que nous étudions nous-mêmes.
Les discussions que nous avons eues entre nous et avec différents collègues intéressés à ce projet, notamment
lors de des journées d’études organisées depuis deux ans (voir en annexe le programme des journées 2006),
nous ont conduit à faire évoluer notre problématique. Dans un premier temps, nous avons essayé de montrer
en quoi le fait de faire intervenir le contexte d’enseignement peut renouveler la lecture de certains corpus
anciens ou médiévaux. Or il est apparu que cette approche, nouvelle pour certains corpus, est banale pour
d’autres. Par exemple, l’explication pédagogique est traditionnellement convoquée pour rendre compte des
spécificités du développement des mathématiques en Inde ou dans le monde gréco-romain tardif. Dans
certains cas, on avait postulé que l’explication de certaines structures relevait d’un contexte didactique sans
apporter vraiment de preuve historique de ce fait ; dans d’autres cas on utilisait ce contexte sans approfondir
ce que cela voulait dire précisément, en sous-entendant en fait des catégories de compréhension modernes.2
Par ailleurs, les traces parvenues jusqu’à nous ne témoignent pas seulement d’une tradition écrite, mais
également d’une culture matérielle et orale constitutive des pratiques savantes et/ou d’apprentissage.
Il nous est donc apparu évident qu’il fallait faire évoluer notre problématique. D’une part, le « contexte
d’enseignement », ne va pas toujours de soi, et doit être l’objet d’une question posée pour chacun des corpus
étudiés. D’autre part, ce contexte prend des formes très diverses selon les corpus étudiés. Pour cette année,
nous avons choisi de mettre l’accent sur quelques points particuliers :
Mémorisation et écriture
La question des traces d’un éventuel contexte d’enseignement dans les textes scientifiques
les Eléments d’Euclide ont-ils été un texte d’enseignement ?
1Mathématiques mésopotamiennes pour Christine, traités mathématiques tardifs en langue grecque pour Alain Bernard
2Ainsi Bernard Vitrac nous faisait il remarquer, au sujet des éditions antiques de textes médiévaux comme celui
d’Euclide, que les éditeurs modernes comme Heiberg avaient le cas échéant expliqué un travail éditorial en fonction de
préoccupations pédagogiques, alors que la chose n’était pas avérée, que ce travail pouvait être interprété autrement, et
qu’enfin cet argument masquait à peine un jugement de valeur peu favorable au travail des scholiastes, éditeurs et autres
commentateurs de l’antiquité tardive. Agathe Keller, de son côté, nous faisait remarquer que l’idée que bien des traités
et commentaires écrits en sanscrit relevaient finalement d’un enseignement oral était considérée désormais comme une
sorte d’évidence, sans qu’on ne prenne plus la peine d’interroger cette dernière – or l’appel à de telles idées, fortement
associées à des représentations stéréotypées de l’enseignement médiéval, n’a pas toujours des résultats heureux sur
l’interprétation des corpus concernés.
2- Programmes
2a. La place des savoirs mémorisés
Mardi 13 mars 2007, 9h30-17h30, locaux de REHSEIS
Alexei Volkov (Université Tsing-hua, Hsin-chu)
Composants écrits et oraux dans la transmission du savoir dans les mathématiques traditionnelles en Chine
et au Vietnam
Charles Malamoud (EPHE - EHESS, Paris)
Les procédés de mémorisation et le statut de la mémoire dans la tradition indienne
Anne-Marie Chartier (Service d'Histoire de l'éducation INRP/ENS Paris)
Le rôle de la mémoire des textes dans l'apprentissage de la lecture avant le XIXe siècle
Répondante : Agathe Keller (CNRS, REHSEIS)
Cette journée fait suite à celle qui a été organisée en mars 2006, et qui portait sur les textes scolaires lexicaux
et mathématiques de Mésopotamie. Les exposés et la discussion ont permis de formuler un ensemble de
questions de portée plus générale, grâce notamment à l’éclairage apporté par A.-M. Chartier et à son point de
vue d’historienne de l’éducation. En particulier, nous avons pris conscience de l’importance des pratiques
orales et de mémorisation qui accompagnent, et d’une certaine façon structurent, celles de l’écriture et de la
lecture. Parmi ces questions, nous en avons retenu quatre qui nous paraissent particulièrement intéressantes à
poser à d’autres corpus que ceux de la Mésopotamie:
- Quelles traces les processus de mémorisation ont-ils laissées dans les sources écrites ?
- Quels sont les liens entre la mémorisation et la verbalisation ?
- La récitation s’oppose-t-elle à la lecture ?
- Le recours à la mémoire s’oppose-t-il au raisonnement ?
On le voit, les problèmes sont à chaque fois définis par la confrontation d’un exercice intellectuel lié
à un apprentissage, d’un côté, et un certain corpus, de l’autre.
2b. Quelles traces du contexte pédagogique dans les textes scientifiques?
Mercredi 4 avril 2007, 9h30-17h3, locaux de REHSEIS
Agathe Keller (CNRS, REHSEIS)
Le cas des textes en prose dans les mathématiques sanskrites
Florence Bretelle-Establet (CNRS, REHSEIS)
Le cas des textes médicaux de Chine du sud au 18e siècle
Catherine Jami (CNRS, REHSEIS)
Des cours pour l’empereur au manuel pour l’empire: le Shuli jingyun (1723)
Répondants : Karine Chemla (CNRS, REHSEIS), Renaud D’Enfert (IUFM Versailles)
Il s’agit ici de s’interroger sur la pertinence d’un contexte d’enseignement pour étudier certaines
sources scientifiques, et dans le cas où il l’est sur la manière de définir et d’analyser historiquement ce
contexte (voir plus haut la note 2, et dans l’annexe la première question soulevée).
2c. Les Eléments d'Euclide à la Renaissance : un texte d'enseignement ?
Vendredi 6 avril 2007, 14 h - 17 h 30, IHP
Alain Bernard et Christine Proust
Introduction : Pourquoi une telle question ?
Sabine Rommevaux
Les enjeux pédagogiques dans le commentaire de Clavius aux Eléments d'Euclide
Catherine Jami
Convaincre ou éclairer ? L'enseignement de la géométrie euclidienne en Chine au XVIIe siècle
Giovanna Cifoletti
L'Euclide de Peletier et de ses interlocuteurs : apprentissage mathématique ou apprentissage dialectique ?
Discussion générale.
Ce questionnement part de plusieurs discussions qui ont eu lieu en mai 2006. Dans le contexte grec
en effet, plusieurs des grands textes savants transmis par la traduction manuscrite et par les traductions sont
décrits comme des ‘Eléments’, comme ceux d’Euclide. Cette notion de ‘texte d’Eléments’ est susceptible
d’être interprétée comme un ‘texte élémentaire’ au sens d’un texte servant à un apprentissage élémentaire (de
la géométrie ou de l’arithmétique savante, dans le cas du texte Euclidien). Mais cette interprétation est-elle
légitime ?
Bernard Vitrac, en introduction à son exposé du 17 mai, a en effet rappelé que l’interprétation
‘pédagogique’ des Eléments d’Euclide n’est vraiment explicite que dans le commentaire qu’en a fait le
néoplatonicien Proclus au 5è siècle de notre ère. Il s’agit même du principal texte antique conservé à
développer longuement ce point de vue, selon lequel l’un des buts que s’est proposé Euclide avec ses
Eléments concerne les apprentis (en géométrie) – oi manthanontoi.3Cette remarque équivaut à constater que
l’interprétation ‘pédagogique’ des Eléments remonte au moins à l’antiquité tardive.4A contrario, la structure
les Eléments ‘eux-mêmes’ peut être comprise sans recours à une telle interprétation, mais plutôt, comme le
signale également Proclus, pour ‘l’effort architectonique’ qu’il manifeste : arranger un recueil d’Eléments
constitue pour un mathématicien un but en soi, indépendamment de toute ambition de faire apprendre la
géométrie dans tel ou tel ordre. Il s’agit simplement d’en concevoir l’exposé possible dans un ordre qui est
en lui-même un objet de réflexion. On ne peut pas alors exclure que cette réflexion soit liée à des ambitions
pédagogiques, mais cette ambition n’est pas attestée en tant que telle.
Ces remarques invitent à faire une distinction claire entre ce qu’on peut déduire de la structure des
Eléments ‘par elle-même’ (sachant que cette structure a beaucoup évolué tout au long de l’antiquité) et
l’interprétation qu’on a donné de cette structure dès l’antiquité. Cette alternative conduit à des
questionnements a priori bien différents, du point de vue de la question posée comme des méthodes
employées pour y répondre :
Concernant la structure du texte euclidien et des motivations qui ont pu en guider la composition ou
la transformation (pour autant qu’on puisse s’en faire une idée) : peut-elle être expliquée, au moins en partie,
par une visée d’ordre pédagogique ? Et si oui de quelle pédagogie parle-t-on ici ? Dans bien des cas en effet,
on a pu soutenir que l’ordre d’exposition des Eléments était loin d’être le meilleur pour l’apprentissage – en
particulier parce que cet ordre logique n’est pas l’ordre de l’invention. Mais on peut aussi soutenir le
contraire, en arguant du fait que la structure répétitive de certaines parties au moins, était bien adapté à
l’invention de solutions à des problèmes distillés en cours de lecture.
Concernant l’interprétation de la structure des Eléments fournie par les commentaires ou les scholies
ajoutées au texte à différentes périodes : quelle la nature précise de l’interprétation proposée ? A quelle
structure ou idéal pédagogique sous-jacent renvoie-t-elle ? La question n’est alors plus de savoir si les
Eléments était, en tout ou en partie, un texte de nature pédagogique ; mais, partant du constat qu’on l’a
interprété de cette façon à tel moment, de quelle nature était cette interprétation. C’est le second point de vue
3A cet égard Proclus précise d’ailleurs que le texte ne peut jouer ce rôle qu’en étant associé à un autre texte, celui des
‘faux raisonnements’ (Pseudaria) destiné à entraîner l’esprit à détecter certains paralogismes en géométrie.
4Chez Proclus elle y prend même une forme très sophistiquée puisqu’elle est associée à une théorie très élaborée de
l’apprentissage des mathématiques, théorie dont les termes et concepts sont empruntés à la métaphysique
néoplatonicienne tardive.
que nous proposons de retenir principalement dans la journée d’étude du 6 avril, afin d’explorer différents
contextes dans lesquels le texte des Eléments d’Euclide a été, suivant le cas, modifié, réorganisé, préfacé ou
commenté de façon à en faire un texte d’apprentissage, que ce soit de manière effective ou paradigmatique. Il
s’agit donc d’examiner dans différents contextes (liés entre eux ou non) dans quel mesure les différentes
éditions des Eléments d’Euclide ont pu être considéré comme un texte ‘élémentaire’, c’est-à-dire un texte
d’apprentissage, et si c’est le cas de quelle manière, en fonction des buts assignés aux éditions en question.
Le contexte de la Renaissance a paru particulièrement pertinent pour approfondir ce questionnement, en
raison de la richesse des éditions d’Euclide dans cette période.
Annexe : journées 2006
Présentation de la problématique
Dans le cadre de ce séminaire, nous proposons de nous intéresser au contexte d’élaboration de textes
scientifiques anciens. Certains d’entre eux, notamment parmi les textes mathématiques et astronomiques
grecs, mésopotamiens, chinois, arabes, indiens semblent être étroitement dépendants d’activités
d’enseignement. Deux questions se posent alors :
- Cette dépendance à un contexte d’enseignement est-elle avérée ? Plus précisément, quels indices
textuels et matériels permettent de la déceler?
- Dans l’affirmative, comment la prise en compte de ce contexte modifie-t-il en profondeur notre
compréhension des ces corpus ?
La première question conduit à reconsidérer certains biais de l’historiographie traditionnelle. En effet,
des catégories relatives à l’apprentissage scolaire ont souvent été mobilisées à titre de facteur explicatif
au point de devenir pour certaines traditionnelles, là où d’autres explications ou d’autres approches
auraient été possibles. Des exemples célèbres sont les éditions faites dans le monde gréco-romain tardif
des grands textes hellénistiques, dont on a souvent dit qu’elle visaient à les rendre accessibles à des
étudiants ; ou bien les textes versifiés de l’Inde, qu’on présuppose inscrits dans une tradition scolastique
à caractère oral. Or ces explications, qui ne sont pas à rejeter a priori, ne sont peut-être pas les seules
possibles.
La seconde question quant à elle conduit à interroger un autre biais de l’historiographie classique, en quelque
sorte symétrique du précédent. En effet, l’attention de certains historiens s’est souvent portée sur quelques
grands textes de référence en minorant volontiers leur lien parfois constitutif à une pratique d’apprentissage.
Or, des travaux plus récents montrent que leur immersion dans un ensemble d’écrits ou d’instruments plus
vaste et varié permet de comprendre la fonction de ces textes de référence, de préciser les but poursuivis par
leurs auteurs et surtout d’identifier le public auquel ils s’adressent. Cette mise en contexte fait apparaître des
relations très étroites entre divers domaines qui sont considérés aujourd’hui comme éloignés :
mathématiques, grammaire, rhétorique, lexicographie, pratiques instrumentales. Elle permet aussi de repérer
quelques uns des processus complexes de fabrication des textes.
Cette approche moderne relativise les recherches visant à identifier les auteurs originaux et les textes
authentiques, pour mettre l’accent sur les mécanismes de constitution, de transformation et de
transmission des corpus scientifiques. Elle permet également de mieux cerner des préoccupations
typiques des acteurs (souvent anonymes) de cette transformation. L’insertion des textes dans un
curriculum d’éducation ou une pratique d’apprentissage attire l’attention sur l’organisation des traités.
Elle conduit à donner une importance particulière au choix des segments de textes rassemblés dans une
compilation, à leur agencement, à l’ordre dans lequel ils sont présentés (parfois explicitement), aux
éléments de structuration (préfaces, incipit, colophons, renvois d’un texte à l’autre, jeu des références),
aux consignes didactiques explicites qu’ils contiennent, enfin aux artefacts ou documents auxquels ils
renvoient implicitement.
Au cours de ces journées, il sera présenté quelques études de cas appartenant à divers contextes
culturels (Antiquité, Moyen-Age, Renaissance). Plus précisément, on se propose d’étudier les parallèles
entre des corpus bien connus séparément, mais dont les rapports mutuels ont été trop peu interrogés, en
l'occurrence les textes mathématiques et lexicaux en Mésopotamie et les corpus mathématiques et
astronomiques dans les mondes grecs et arabo-musulman ainsi qu'à la Renaissance. Ces études seront
l’occasion de discuter et d’affiner certaines interprétations traditionnelles des textes en question, qu’elles
fassent ou non appel au contexte d’enseignement.
Programmes
Journée de mars : Mathématiques et écriture en Mésopotamie
Mercredi 15 mars 2006, 14h00
Niek Veldhuis (Université de Berkeley)
Written Knowledge and the Knowledge of Writing
Christine Proust (REHSEIS)
Organisation des textes scolaires mathématiques : ordre d'écriture et ordre d'enseignement
Anne-Marie Chartier (INRP)
Répondante
Journées de mai : Mathématiques et astronomie
Mardi 16 mai 2006, 14h00
Fabio Acerbi (CNRS-UMR « Savoirs et textes »)
L'enseignement des mathématiques dans l'Antiquité tardive: le cas de l’ «Introduction à
l'Almageste»
Bernard Vitrac (CNRS, Centre Gernet)
L'enseignement des mathématiques dans l'Antiquité et les avatars du texte des Éléments d’Euclide
Mercredi 17 mai 2006, 10h00
Alain Bernard (IUFM Créteil, Centre Koyré)
L’enseignement des mathématiques en rapport à celui de l’astronomie chez Pappus et Théon
François Charette (Ludwig-Maximilian Universität, Munich)
Les mathématiques et l’astronomie en Orient islamique après 1300 au sein des institutions
d’enseignement mameloukes
Mercredi 17 mai 2006, 14h00
Giovanna Cifoletti (EHESS, Centre Koyré)
Le rapport entre algèbre et astronomie chez Regiomontanus : de l’Oratio au De triangulis
Myriam Papin (Centre François Viète)
L’Arithmétique, L'Algèbre et les commentaires de Peletier aux Eléments d'Euclide : des
ouvrages d'enseignement ?
Discussion générale, conclusions et perspectives
1 / 5 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !