LA REVUE DE PRESSE DU THÉÂTRE PÔLE NORD « LES BARBARES » NOUS METTENT À TABLE AU TGP Note de la rédaction : ★★★★★ Scoop, David Lynch et Benoît Poelvoorde ont eu un enfant pluriel, un collectif de comédiens foutraques qui porte le doux nom ironique deThéâtre Pôle Nord… Oui… Ironique : la compagnie est recluse dans la chaude Ardèche ! Les Barbares trouve sa place au Théâtre Gérard Philipe de Saint Denis dans le cadre du festival Ville. Il s’ouvrait hier soir sur cespectacle dément qui mettait le public au cœur du système. Reprenons… Il s’agit d’entrer dans un cirque dont la jauge ne doit pas excéder 80 places. On y laisse la lumière amenée par un lustre de grand-mère bien allumé pour que le public puisse se toiser à souhait. On y voit un homme seul (Nicolas Giret-Famin), le bras en écharpe Il est inquiet, tourmenté. Il s’assoit à table et alors qu’on s’attendrait à ce qu’il se mette à manger, c’est de médocs qu’il se gave. Trois autres personnages vont ensuite entrer : Rémy (Antoine Cegarra), un tueur à gage qui a la tronche d’Holopherne version Caravage (avant la décapitation), une nana comme une fusée, Claire (Ludivine Bluche), qui respire la peur, et bientôt, Thierry (Vincent Arot), un homme-animal aux oreilles de lapin ornant sa tête, un homme-bête. Le spectacle fonctionne comme un thriller dont on découvre les intentions au fil de l’eau. Tout ici n’est que maîtrise et suggestion. On attend une angoisse, c’est le rire qui vient. On attend un crime, c’est une analyse des rêves délirante qui nous est offerte. Les Barbares offre une écriture au scalpel, le terme n’est pas abusif, et un jeu au cordeau. « Je suppose qu’on ne voit pas ce qui se passe ici » dira le premier protagoniste dont le nom nous sera longtemps tu. C’est bien là qu’est la clé de cet étrange spectacle qui vous prend par le bout du nez sans vous lâcher. Ce que l’on ne voit pas, c’est ce qui se passe derrière nous, dans la cuisine ou dans l’allée qui mène du tramway à la bâtisse. Les sons nous parviennent, comme les mots de cette séance de psy peu orthodoxe. Pendant ce temps, les deux autres personnages sont sur scène, eux visibles mais muets. Cependant, leurs yeux fous parlent, leurs bouches qui se serrent et la sueur qui commence à couler avec. C’est dans le choc de la confrontation entre un son et une image qui ensemble ne disent en rien la même chose, c’est dans l’extrême talent qu’ils ont à prononcer toutes leurs phrases avec un décalage propre aux meilleurs collectifs, Les chiens de Navarre en tête, qu’ils nous attrapent dans un solide suspense. Le thème, celui de la bestialité qui réside en chaque homme l’amenant à commettre sans raison l’irréparable, la célèbre Banalité du mal, est ici portée par l’allégorie d’un dîner qui n’aura pas lieu… car… le plat de résistance est déjà à table, à moins que ce ne soit nous, le prochain gibier ? Amélie Blaustein, Toute la culture, 15 mai 2013. Un petit coin de scène éclairé où se serrent une table en Formica et une fille juchée sur un tabouret. Elle s'appelle Sandrine et renferme dans cet espace tout son trésor : son minuscule sac à main, son portable et sa solitude. Parfois, elle rejoint le côté opposé en piquant le plateau de ses talons pointus. Une estrade l'y attend. Elle y grimpe affublée de sa tenue de travail. Sandrine est trieuse de verre dans une usine de récupération et elle commente, avec sa copine ouvrière, tout ce qu'elle voit passer. Alternent alors les deux versions de sa vie, l'intime et le boulot, qu'elle raconte en un flot ininterrompu, entrecoupé de coups de fil à sa mère lointaine. On se souviendra longtemps de Sandrine et de sa diction à peine articulée coulant comme un fil fragile. De sa tentative d'être au monde. De son tout -petit territoire, entre ville et fausse campagne, comme on n'en voit jamais au théâtre. Ce premier spectacle est désormais accompagné de Chacal, le portrait d'un ouvrier des chantiers d'autoroute. Ce deuxième volet sera-t-il aussi hypnotisant que le premier ? Emmanuelle Bouchez, Télérama - 7 avril 2012 "Ce soir, nous quittons la nuit urbaine pour nous déplacer vers les autoroutes et les usines. Nous recevons la compagnie Pôle Nord, que mènent Lise Maussion et Damien Mongin, un couple d'acteur, auteur et metteur en scène à qui l'on doit : O mon pays, diptyque que composent deux pièces, "Sandrine" et "Chacal". Si relève théâtrale il y a, elle passera par la compagnie Pôle nord dont les deux jeunes animateurs sont en train, tranquillement mais surement, de bouleverser le théâtre et ses lois habituelles. Parce qu'ils abordent le métier autrement, parce qu'ils ont su s'éloigner de processus économiques parfois dévastateurs, parce qu'ils sont d'une rare sensibilité à l'autre, parce qu'ils entrent sur les plateaux non pour y parader mais pour y servir des causes qui les dépassent, Lise Maussion et Damien Mongin détonnent dans le paysage théâtral français actuel. Leurs deux spectacles "Sandrine" et "Chacal" en sont l'éclatante démonstration et ceux qui, je l'espère, iront, à Paris, voir les représentations à la Maison des Métallos puis au Théatre Gérard Philippe de Saint Denis comprendront à quel point le théâtre et l'humain ont partie liée sans que jamais le bon sentiment ou le pathos ne triomphent de la rigueur du propos." Joelle Gayot, Changement de décor (France Culture) - 18 mars 2012 . « Allez les gars, on y va » Le chacal, pas très attirant, est un chasseur solitaire. Et le nom lui est venu comme ça à cet homme sans nom. « Chacal ». Il ne sait pas quand ni comment, il s’en fout, on peut bien l’appeler comme on veut pourvu qu’on le regarde, qu’on le considère un peu. C’est cela qu’il cherche : le regard de l’autre, l’écoute même ad minima. Et au boulot l’approbation, noué qu’il est par la peur de ne pas y arriver. C’est un homme de passage, un intérimaire, un gars qui travaille en CDD sur les chantiers d’autoroute comme grutier et qui, le soir, dans sa chambre d’hôtel, téléphone à sa femme qu’il appelle « mon amour » comme dans les romances. Il n’est pas syndiqué, pas politisé, dès qu’un truc ne tourne pas rond ou qu’un Turc ne va pas droit, il appelle le « grand chef », comme un gosse déstabilisé réclame sa mère. Une proie facile à exploiter, à virer. Mais d’abord un homme épris d’humanité, qui cherche le contact, qui aime dire « les gars », qui ne jure que par un mirifique « allez les gars on y va ». Sa soif inassouvie de communauté pose le rictus d’un sourire sur son visage étonné d’être tombé dans ce monde. Un homme attachant à force d’être sans vraies attaches (mère ou compagne, même empêchement d’être). Le genre de type que l’on oublie mais que l’acteur sait rendre inoubliable. Force du théâtre. Pôle Nord, une exemplaire expédition au cœur de l’aventure théâtrale Après l’inoubliable Sandrine l’an dernier, l’histoire d’une trieuse de verre, la compagnie Pôle Nord de Lise Maussion et Damien Mongin double la mise avec Chacal, la chronique d’un grutier. Les mots, l’émotion du silence Le Chacal aime parler mais n’a que son sac de peu de mots à mettre sur la table de la conversation. Alors il se retrouve au bistrot, au vestiaire en fausse compagnie. Il n’a pas de bande, pas de copains comme cochons. Il y a « les gars », une entité fermée. Le dit Chacal trompe sa solitude forcée comme il peut, seul, tout habillé sur son lit. Ses rêves (se promener avec Lucie, sa future enfant) cohabitent avec ses cauchemars (une autoroute débouchant sur du vide). Entre l’avenir et le présent, entre le désir et le manque, les frontières s’estompent, l’inconscient glisse. Comme pour « Sandrine », dans « Chacal », ce qui est décisif c’est le travail de recomposition scénique. Mouvements, élocution, positionnement du tissu narratif, décor réduit à trois fois rien (pas de béquilles inutiles ou presque). L’acteur Damien Mongin est longtemps seul en scène. Quand il parle aux « gars », on n’entend pas les répliques des autres (ni celles de sa femme au téléphone le soir), mais lui entend, écoute. Étonnants silences chargés de mots absents. L’artifice tient à distance la poix du naturalisme d’autant plus que, dans ce théâtre sans contre-champ apparent, tout se focalise sur le regard et le corps avec leurs errements, leurs appels d’airs, et les mots bêtes à pleurer qui veulent tordre la vie du côté du bonheur. Magie du théâtre : ce tas d’artifices et de bricoles engendrent un bloc d’émotion pure. Autant la parole de Sandrine coulait de sa source, autant celle du Chacal hoquette un mince filet. Les deux spectacles en miroir forment de fait un diptyque d’une grande densité et on ne peut que souhaiter qu’ici ou là on songe à les programmer ensemble. Il est rare que le monde du travail en usine ou au chantier soit présent sur une scène de théâtre, il est encore plus rare qu’il le soit hors de tout cliché ou contexte attendu. Ces deux spectacles, loin de tartiner deux tranches de vie, apparaissent comme une saisie d’apparitions et l’accompagnement vibratoire qui s’en suit. Deux bouleversantes traversées d’identités extraordinaires à force d’être banales, quelque chose comme un trésor d’humanité. L’art du théâtre par la bande Damien Mongin sort du conservatoire national supérieur de Paris en 2005, Lise Maussion l’année suivante (elle avait été auparavant au conservatoire de Montpellier). Ils se retrouvent dans plusieurs spectacles de la compagnie D’ores et déjà de Sylvain Creuzevault. En 2009, ils décident de partir vivre et travailler en Ardèche. Sans moyen, sans rien, mais la certitude que c’est le lieu juste de leur désir de théâtre. Ils n’auraient pas pu inventer Sandrine au milieu de la multitude. Ils ont travaillé « Chacal » un hiver dans un hameau de la Creuse, comme ils l’avaient fait pour « Sandrine ». Leur dramaturgie s’est nourrie du froid, des voisins, de conversations et d’improvisations. Un lent mûrissement. Ajoutons pour finir que Lise Maussion et Damien Mongin, au-dela de leur compagnie Pôle Nord, entendent créer une « communauté de compagnies » (avec le collectif La Vie brève et la compagnie Vous êtes ici), mutualiser leurs (pauvres) moyens et un réseau de diffusion « à taille humaine ». Une « fédération », disent-ils. À laquelle ils ont trouvé un nom : « La Bande ». Jean-Pierre Thibaudat, Rue 89 – 12 novembre 2010. et aux petits échecs ; comme dans « Sandrine », il ne se passe, au fond, pas grand-chose ; et comme dans « Sandrine », le quotidien de Charles, insensiblement, se voit transcendé, glissant, par fines touches ou brusques àcoups, vers une inquiétante étrangeté, hypnotique et lancinante. Un gars qui se fout de tout et dont tout le monde se fout Charles, donc, un peu minable, un peu raciste, postadolescent à la voix de fausset, il tache d’être viril, cherche sa place et la trouve où il peut. Il fait son boulot comme on le lui demande, malgré d’incessants retards sur le chantier. Il va bientôt être papa (« c’est un accident » explique-t-il, fiérot) et téléphone tous les soirs à sa copine, pour ne pas lui dire grand chose. Et puis, somnambule ou insomniaque, en proie à des cauchemars, des visions ou des pulsions destructrices, il se laisse parfois aller à la folie. Certains, à partir de tels traits, auraient fourni un portrait grossier et pathétique ; d’autres auraient complaisamment sombré dans la condescendance un peu larmoyante… Pas le Théâtre Pôle Nord : Charles sonne juste, vrai. Damien (A)vide de sens Mongin a le talent et le tact nécessaires pour en faire un homme profondément banal, comme on peut en croiser des Il est des spectacles dont on voudrait tout dire, centaines, et pourtant singulier. On songe aux frères qu’on pourrait passer des heures à décortiquer. Dardenne, à Varda, à ces créateurs inlassablement humains « Chacal » est, sans conteste, de ceux-là. qui savent dessiner, sans maladresse, d’un trait lucide, ces L’après « Sandrine » figures anonymes, petites et sans noblesse. À l’entrée du théâtre, la plupart des spectateurs évoque « Sandrine », le premier spectacle présenté Suivons son regard D’un lit, d’un trépied et d’un casier, la scénographie l’an dernier au même Théâtre-Studio d’Alfortville résume, lapidaire, le monde de Charles. Évoluant dans ce par Lise Maussion et Damien Mongin. Sandrine, triangle, il passera successivement de chantier en chambre c’était cette trieuse de verre dont le quotidien était porté par une écriture border-line, entre réalisme et d’hôtel, de vestiaire en bureau de tabac et bar PMU, de station-essence en autoroute… Les beaux jeux de lumière, poésie. « Sandrine » c’était cette création chaleureusement accueillie par le public comme par la technique infaillible, la rigueur corporelle et surtout le la critique et dont beaucoup se souviennent encore. regard incroyable de notre comédien suffisent au À l’entrée du théâtre, on se remémore la nouveauté spectateur pour se balancer sans transition d’un lieu à l’autre. C’est presque prodigieux. et l’humilité de ce texte, en même temps que la Si, jusqu’aux trois quarts de la pièce, Charles est seul en fascination qu’il avait provoquée. C’est dire si ce « Chacal » est attendu – d’autant plus que Charles, scène, il ne se livre pas pour autant à un monologue : il y a de véritables dialogues, à deux, trois, voire quatre l’anti-héros de cette nouvelle pièce, se présente personnages. Là encore, c’est une prouesse, qui tient autant comme un jumeau de Sandrine. Comme pour du texte que du jeu – toujours ce regard qui rend le visible, « Sandrine », le texte de « Chacal » s’est créé au gré d’improvisations : comme pour « Sandrine », il qui concrétise le moindre élément, et ce corps s’est agi d’inventer la réalité d’un petit personnage, perpétuellement attentif. Pour les mots de Klee, Damien Mongin rend le visible : on les voit véritablement ces ici, l’ouvrier d’un chantier d’autoroute, à la petite tenanciers de bar, ces ouvriers, et eux aussi ont leur visage, existence, aux petites gloires leur histoire – quoiqu’on n’en sache rien… Plus tard il sera rejoint par un fantôme, disons une figure résolument énigmatique, femme fatale, pistolet en main, perruque platine et toujours muette sauf quand elle saisit le téléphone et se met à y parler avec une voix d’enfant (et il faut, là aussi, saluer la performance de Lise Maussion et son irréprochable technique). À plusieurs reprises ils se toisent, ne font rien d’autre : nouveau prodige. La qualité du silence, dans la salle, est parfaite. L’écoute entre les deux comédiens aussi. Il ne se passe rien et on sait qu’il se passe quelque chose : quoi ? On ne sait pas mais c’est là, ça suffit. Un jeu dont on ne comprend pas les règles C’est bien cela qui, pour le spectateur, est troublant. À proprement parler, du début à la fin du spectacle, il ne s’est rien passé. Les quelques péripéties, si tant est qu’il y en ait vraiment, semblent irréelles (peut-être n’avons-nous assisté qu’à un long cauchemar de Charles ? Peut-être n’était-ce que des fantasmes ?). À la fin, comme chez Tchékhov ou bien Lagarce, rien n’a changé. Nous avons vu du vide. Pourtant… Pourtant la gorge se serre devant certaines images auxquelles on ne comprend rien ; soulignées par un usage minutieusement dosé de la musique, l’angoisse et l’émotion, face à cette langue terre-à-terre mais qui, par de menus détails (on serait bien en peine de dire lesquels) n’est pas tout à fait celle de tous les jours, sont bien présentes. Alors, après les naturalistes cités plus haut, on pense à Lynch, à Bunuel, à Pommerat, à ceux qui savent si bien jouer sur nos sentiments les plus inexplicables. C’est là l’un des tours de force du Théâtre Pôle Nord : joindre, sur le fil, le réel à son double, présenter simultanément un paysage connu et une terre vierge, mêler un presque-naturalisme à un presque-surréaliste. Et de ce déséquilibre assumé surgit la beauté de la démarche : sans démontrer ni expliquer, en laissant au spectateur la liberté de ne pas comprendre, il va s’agir cependant de faire sens, de faire travail d’intelligence – tant d’un côté que de l’autre de la rampe, de ne pas laisser le vide prendre une place trop étouffante. On sort un peu sonné, pas certain de ce qu’on a vu ou cru voir et, à la manière de Claude dans Les deux Anglaises et le Continent de Truffaut, « ému, comme par un jeu dont on ne connaît pas les règles ». Théophile Dubus, Le Souffleur – 09 novembre 2010. « Lise Maussion et Damien Mongin, je viens d’avoir la grande chance de voir en avant première votre nouveau spectacle Chacal, qui va commencer lundi soir et ce pendant une quinzaine de jour au Théâtre d’Alfortville et de Vanves plus tard. On se souvient à Studio Théâtre de votre présence quand vous étiez venus pour ce spectacle intitulé Sandrine, la destinée d’une trieuse de verre, ce spectacle nous avait tous bouleversé, et là je dois dire que Chacal, que j’ai eu la chance de voir seule dans ce théâtre pour moi, si j’ose dire, j’en sors bouleversée parce qu’il y a une sorte de théâtre brut, de théâtre du quotidien, en même temps de théâtre politique, et ce toujours sans décor, sans aucun apparats, si ce n’est que votre présence corporelle, votre compréhension de la situation du monde. (…) On a l’impression que nous, spectateurs, nous sommes transportés dans un monde du quotidien,c’est l’histoire d’un type qui ne sait pas très bien comment il s’appelle, ni d’où il vient. On sait, nous, spectateurs, qu’il est obligé de chercher du boulot, qu’il a commencé à travailler quand il avait seize ans, qu’il était cuistot, qu’il a eu son CAP et quand le spectacle commence, il travaille dans un chantier en intérim. (…) Sur le plan de la dramaturgie, c'est aussi un travail très impressionnant parce que le plateau est nu. Il y a simplement un bout de bois qui sert alternativement de machine de grutier sur un chantier de travail et puis aussi de repli pour une petite fille, car cet homme rêve, rêve t-il, va t-il vraiment avoir une petite fille, on est sans arrêt bousculé, nous, spectateurs, entre l'onirisme… Vous avez parlé de la puissance du rêve et aussi de cette espèce de réalité brutale du monde du travail, et vous faites tout, c'est à dire qu'avec votre corps, avec votre voix qui peut passer de la plus tendre poésie à la vocifération la plus violente, vous êtes de multiples personnages, vous vous déplacez dans plusieurs espaces et plusieurs géographies mentales, alors que vous êtes sur un simple plateau et que vous nous faites traverser des situations mentales, psychiques, psychologiques différentes. » Laure Adler, Studio Théâtre (France Inter) - 6 novembre 2010. À leur sortie récente du Conservatoire Nationale Supérieur d’Art Dramatique 2005 et 2006), deux jeunes comédiens décident de s’installer loin de la « capitale » pour vivre leur passion du théâtre. Ils se retrouvent en Ardèche et doivent trouver un travail « alimentaire ». Lise Maussion devient ainsi trieuse de verre dans une usine du coin et Damien Mongin pion dans un collège. L’expérience à l’usine de tri fut tellement insupportable pour Lise qu’elle décida avec son compagnon d’en faire le thème de leur prochain spectacle. Fort de leur expérience auprès de la compagnie D’ores et déjà (« Le père Tralalère » et « Notre terreur »), ils écrivent leurs partitions par improvisations successives. Ils présentent au public des villages environnant plusieurs étapes de leur travail et mettent bout à bout toutes les pièces du puzzle au bout d’une année. Le résultat est tout à fait surprenant. Le texte est à la fois proche du quotidien et complètement surréaliste. Lise choisit de donner à son personnage une diction saccadée, une voix étrangement placée et une plasticité très maladroite à l’image du malaise existentiel de Sandrine. Damien adopte un sourire béat déconcertant pour jouer le jeune papa sympathique perdu dans son nouvel environnement. Ce jeune divorcé vient de déménager et recherche maladroitement la compagnie de Sandrine. Tous deux sont aussi « perchés » l’un que l’autre et isolés dans leur monde, ils n’arrivent pas à se rencontrer. Lui la saoule avec ses histoires de vendeur de cuisine préfabriquées et elle parle de ces étranges objets qu’elle trouve sur le tapis caoutchouté de l’usine de tri. Pour elle tout est en train de fondre, elle sent un lent ramollissement de ses paroles, de son corps à l’image du tapis d’usine qui devient un véritable monstre où les déchets de verre sont mélangés à d’infectes pourritures de toutes sortes, elle devient une sorte de méduse qui s’enfonce lentement dans u marécage boueux et nauséabond ! Lui, Jean-François, tombé amoureux d’elle, se met à avoir peur car il la sent « partir » et il veut préserver son petit univers. Par peur de sa folie, il ne parvient pas à la sauver. L’abandon des déchets sur grand tapis d’usine est à l’image du désintérêt de sa mère à qui elle se raccroche au téléphone comme la dernière bouée mais la corde lâche et sa mère ne répond plus. Sandrine finit par se laisser engloutir. L’usine, broyeuse de vies La scénographie est toute simple : une table, un bidet et un tabouret en formica bleu : glacial, fonctionnel et désuet, à l’image de ces petites vies oubliées, les « anonymes » de notre société dont parlent nos chers médias avec une délicieuse condescendance ! Les comédiens laissent apparaître les craquelures de leurs personnages avec subtilité, elles s’incrustent insidieusement comme des coquillages sur leurs réalités pour les emporter dans une douce folie. Les deux comédiens aventuriers ont créé leur propre compagnie en 2009 – le Théâtre Pôle Nord – et défendent, outre l’écriture contemporaine et la production de spectacles, l’organisation d’ateliers amateurs. Ils s’investissent directement dans la vie de leur région et leur courage allié d’une grande humanité doivent être soutenus. Rita la Babouine, Bakchich – 21 mai 2010. La présence obsédante de la trieuse de verre Les pots et les bouteilles en verre que vous jetez dans des conteneurs, au coin des rues ou sur les routes de campagne, sont ensuite triés et recyclés dans des usines. L’une d’elles est en Ardèche. C’est là qu’est né Sandrine, un spectacle extraordinaire de Lise Maussion (28 ans) et Damien Mongin (26 ans), présenté jusqu’au 29 mai au Théâtre-Studio d’Alfortville. Issus du Conservatoire, les deux auteurs et interprètes ont travaillé avec la compagnie D’ores et déjà : ils étaient dans Baal de Brecht, à l’Odéon en 2006. Après, ils ont décidé de suivre leur propre chemin : vivre en province, faire du théâtre en milieu rural. Ils voulaient « respirer », dit Lise, « échapper à l’étouffement de la création à Paris », précise Damien. Alors, ils se sont posés dans un hameau de l’Ardèche, et ils ont commencé à imaginer leur premier spectacle : l’histoire d’une femme, Sandrine, qui ne fait rien. Ils ont posé une table et un tabouret dans une pièce de la maison, et ils se sont mis à creuser le vide d’une vie qui les intéressait. Ils n’avaient pas d’argent. Damien est devenu pion dans un lycée, Lise est allée à l’ANPE où on lui a proposé un emploi de trieuse de verre. Elle a fait deux jours d’essai. Le premier jour, on lui a expliqué comment ça se passait. Le lendemain, à six heures du matin, elle était avec ses gants et ses lunettes de protection devant le tapis sur lequel défilaient à toute vitesse les objets à trier, dans une odeur de poubelle et d’alcool. Écoutons-la. « À la pause, j’ai parlé avec une femme qui était à l’usine depuis onze ans. Elle m’a raconté sa vie, et tout ce qu’on trouve dans les conteneurs : des armes, des animaux, des seringues. “Les seringues c’est ch…, disait-elle, parce que tu ne sais jamais si tu te fais piquer.“ L’usine propose des tests, mais cette femme ne le faisait plus. Elle était très fatiguée. Son médecin lui disait qu’il fallait arrêter, mais elle ne voulait pas, parce que c’était une très bonne trieuse de verre. Elle en tirait de la fierté. C’était une femme très forte et en même temps elle n’avait plus envie de défendre sa propre personne. » « Le tapis, poursuit Lise Maussion, c’est le plus dur dans l’usine. J’aurais voulu rester, mais j’ai eu des troubles visuels. C’est classique, mais dans ces cas-là, on ne peut pas faire le travail de tri. » Lise a pris un autre emploi proposé par l’ANPE : serveuse dans une auberge. Et Sandrine, le personnage de la pièce à naître, est devenue trieuse de verre. Une femme seule, entre l’usine, son logement et les coups de fil à sa mère. En face de chez elle vient habiter Jean-François, un père divorcé qui vend des cuisines. Ce personnage est né des rencontres de voisinage qu’ont faites Damien Mongin et Lise Maussion. Quand le spectacle a pris forme, ils l’ont joué dans les villages de l’Ardèche l’été 2009. Dans un coffre de voiture Parce qu’ils les connaissaient et qu’ils leur faisaient confiance, deux directeurs de théâtre de la région parisienne les ont invités, sans avoir vu Sandrine : José Alfarroba à Vanves, où ils ont joué du 7 au 12 décembre 2009, et Christian Benedetti à Alfortville. Les voilà donc dans cette salle où ils ont posé leur décor, qui tiendrait dans un coffre de voiture : un petit panneau de plastique blanc figurant le sol et un mur, une table en formica, un bidet et un tabouret bleus. Quand le spectacle commence, Lise Maussion est assise sur ce tabouret haut, avec ses cheveux bien tirés en arrière, sa minijupe, ses bottines et son anorak serré et fermé. À la fois droite et le regard dans le vide, Sandrine est là, tout simplement, comme un corps détaché de l’usine où on la verra partir, traversant la salle pour rejoindre un tapis sur lequel elle trie le verre, avec ses bras répétant des gestes virtuoses et insensés. Alors, tout en discutant avec sa copine Laetitia, Sandrine sourit beaucoup. C’est une femme qui croit très fort à ce qu’elle vit et à ce qu’elle voit. Il faut l’entendre parler avec sa mère qui habite loin, il faut la voir accueillir l’arrivée du voisin comme elle accueille la suite des jours. À cet être de solitude, Lise Maussion donne une présence obsédante. Allez la voir, allez vois le Jean-François de Damien Mongin ! Une si humble humanité, c’est rare. Brigitte Salino, le Monde – 10 mai 2010. « (…) Les personnages sont clairement dessinés mais sans clichés, ce sont des gens « à côté ». Lui joue sans jouer, les gestes délicats, le corps qui s’excuse d’être là. Et elle c’est une voix, au départ on se dit « ça ne marchera pas », sa voix comme un cri, les mots ravalés, accrochés, lâchés… et puis ça devient autre chose, un flot, un monde, un nouveau son inconnu jusque là ; ça parle d’ailleurs, c’est lancinant et on est empêtré dans son corps, dans sa voix, dans ses bras qui s’agitent dans le vide. (…) On suit le récit d’un méchoui, un karaoké, une sortie au supermarché… Une vie de rien, mais ce n’est jamais condescendant, jamais complaisant, bouleversant et sans pathos. Ca n’a pas de nom, ça se décolle du réel, ça va vers le poème, Sandrine est emportée par la vague, elle perd pieds elle se noie littéralement vers la fin. Ce n’est donc pas du théâtre documentaire, on a dépassé le théâtre du quotidien, ce n’est pas poli, pas lissé, c’est radical avec humilité, c’est ce qu’on appelle un art brut. » Aurélie Charon, Esprit critique (France Inter)- 10 mai 2010 Je n’avais jamais imaginé que je rencontrerais un jour Sandrine, trieuse de verre dans une usine en Ardèche. C’est Lise Maussion qui me l’a fait connaître, c’est le personnage qu’elle incarne et que je ne suis pas prêt d’oublier. Je me souviendrai longtemps de ses yeux barrés dans le lointain, fixes, extatiques. De sa voix engluée de mots empêchés, lâchant des phrases à la fois saccadées, criardes et ravalées, à la limite de la compréhension. Je me souviendrai de son corps de femme encore fille, comme replié sur lui-même, empêtré. De sa démarche bancale et volontaire. J’ai entendu cette recluse appeler sa mère, l’appeler comme on appelle au secours, en lui parlant de rien, des meubles de la cuisine que la mère veut refaire, des copines avec lesquelles elle tue le temps. J’ai vu la folie (douce) entrer par ses pieds devenus humides, puis l’eau monter en elle, puis un calamar géant hanter son regard, je l’ai vue perdre pied. Et son voisin, son nouveau voisin, seul lui aussi, paumé lui aussi (couple séparé, deux enfants au prénom américain qu’il voit le week-end), qui fait son Elvis un soir de karaoké et dans les bras de qui finira par s’évanouir sa voisine comme une presque noyée s’écroule sur la première branche venue. C’est ce que j’imagine. Les spectateurs ce sont eux qui imaginent la suite de l’histoire et qui la réécrivent quand ils sortent du théâtre et que les héros ne sont pas morts. Lise Maussion et Damien Mongin faisaient partie de la troupe D’ores et déjà animée par Sylvain Creuzevault. Ils ont joué dans « Baal » et la première version du « Père Tralalère » qui a fait les beaux soirs du théâtre de la Colline cet automne. Et puis ils sont partis vivre dans un petit hameau de l’Ardèche. « À la recherche d’une autre façon de vivre et d’une autre façon de faire du théâtre », plus lente, plus organique. Ils ont créé la compagnie Pôle Nord. Elle, Sandrine, trieuse de verre, elle Lise, actrice Damien a trouvé un job de pion. Lise a répondu à une petite annonce : on cherchait une trieuse de verre. Elle a fait un essai, elle a eu la nausée. Quand on a la nausée le premier jour, on l’a toujours, lui a-t-on dit. Elle a trouvé un autre boulot, mais la trieuse est restée en elle. Comme une plaie, un remords, une fascination. Lise et Damien ont imaginé Sandrine. Damien c’est le voisin, tout en pointillés, finesses, petits gestes justes. Mais l’héroïne, qui dans une autre vie aurait été une Médée, c’est Sandrine. Ce que fait Lise Maussion est proprement hallucinant. Jean-Pierre Thibaudat, Rue 89 – 08 décembre 2009. Le Dauphiné Libéré - 16 septembre 2009. Le Dauphiné Libéré - 13 mai 2009. Le Dauphiné Libéré - 24 avril 2009. Le Dauphiné Libéré - 22 mai 2009.