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LES HISTOIRES DES CROISADES.
TYPOLOGIE TEXTUELLE ET
FONCTIONNALITÉ DISCURSIVE
I. Le discours sur le passé au Moyen Âge
Un lieu commun de la réflexion sur l’historiographie médiévale porte
sur la difficulté qu’on éprouve à situer ce type de discours dans les
paramètres de la conception moderne sur la science historique. Dans le
vingtième livre des Étymologies, Isidore évêque de Séville définissait
l’histoire comme narratio rei gestae1, autrement dit, comme récit des
choses situées dans le passé, dont la condition d’existence était la vérité,
valeur fondamentale de l’officium de l’historien: Historia sunt res verae
quae factae sunt2. Le concept reproduisait littéralement celui de certains
auteurs classiques qui, comme Aulu Gelle, n’attachait pas de signification
poétique au discours historique, se limitant à designer avec ce terme
« toute narration de l’histoire–réalité3 ».
L’âge d’or de l’historiographie romaine est marqué par la poétique
cicéronienne. L’histoire comme discours en connivence avec la charge
officielle de l’orateur avait suscité la nécessite d’une stratégie persuasive
qui prend chez Cicéron la double forme d’une poétique particulière et
celle d’une doctrine finaliste, directement liée à l’acte public et dépendent
de la pronuntiatio: historia vero testis temporum, lux veritatis, vita
memoriae, magistra vitae, nuntia veritatis4. La formule isidorienne qui
domine le contenu des paratextes, prologues et commentaires interpolés,
et qui intervient dans le tissu de la narration du passé jusqu’au
commencement de l’âge moderne5 n’était en fait que la synthèse, donc
la présentation convenablement réductrice, d’un savoir-faire complexe
avec lequel le travail de l’historien médiéval ne gardait que peux de
choses en commun; une énorme distance sépare désormais la condition
intellectuelle du civis romanus, censé se rapporter librement au passé