Mesure de la fonctionnalité intestinale en réanimation par la dÃ

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Réanimation (2010) 19, 393—398
MISE AU POINT
Mesure de la fonctionnalité intestinale en
réanimation par la détermination de la citrullinémie
Intestinal functionality measurement in intensive care: Dosage of
circulating citrulline
P. Crenn a,∗,b,c, D. Annane a,b
a
Faculté de médecine, université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines,
104, boulevard Raymond-Poincaré, 92380 Garches, France
b
Département de médecine, hôpital Raymond-Poincaré, Assistance publique -Hôpitaux de Paris, 104, boulevard
Raymond-Poincaré, 92380 Garches, France
c
EA 2498, université Paris-Descartes, 4, avenue de l’Observatoire, 75006 Paris, France
Reçu le 12 avril 2010 ; accepté le 22 avril 2010
Disponible sur Internet le 14 mai 2010
MOTS CLÉS
Citrulline ;
Pronostic ;
Intestin ;
Défaillance
polyviscérale
KEYWORDS
Citrulline;
Prognosis;
∗
Résumé La défaillance intestinale aiguë, difficilement mesurable en clinique, constitue une
cause importante de défaillance polyviscérale en réanimation. La citrulline circulante a émergé
comme candidat à la détermination de la fonctionnalité intestinale. Acide aminé synthétisé par
les entérocytes de la muqueuse intestinale, non contenu dans les protéines et les solutés de
nutrition, la citrulline sert de précurseur à la production d’arginine par le rein. La citrulline
plasmatique est en clinique un biomarqueur validé de la masse métabolique entérocytaire tant
chez l’enfant que chez l’adulte, reliée à la fonctionnalité de la muqueuse de l’intestin grêle
dans les maladies intestinales. Sa concentration quand elle est inférieure à 10—20 ␮mol/L donne
une objectivité à la prescription de la nutrition parentérale en cas d’insuffisance intestinale
par maladie ou absence des entérocytes. Il a été récemment montré qu’une hypocitrullinémie
profonde (< 10 ␮mol/L) en cours de séjour (H24), en toute hypothèse liée à une diminution
de sa production intestinale par ischémie, constituait un facteur de mauvais pronostic en
réanimation, indépendant du SOFA, index qui ne prend pas en compte la fonction intestinale.
© 2010 Société de réanimation de langue française. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits
réservés.
Summary Acute intestinal failure is an important cause of multiorgan failure in ICU but is
difficult to evaluate. Circulating citrulline emerged as a candidate for evaluation of intestinal
function. Amino acid synthetized by enterocytes of intestinal mucosal, citrulline is not included in proteins or nutrition products and is a precursor for production of arginine by kidney.
Plasma citrulline is, in clinical situation, an established biomarker of enterocyte functional
Auteur correspondant.
Adresse e-mail : [email protected] (P. Crenn).
1624-0693/$ – see front matter © 2010 Société de réanimation de langue française. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.reaurg.2010.04.005
394
Intestine;
Multiple organ failure
P. Crenn, D. Annane
metabolic mass in children and in adult patients due to its high relation to functional small bowel
remnant length in intestinal diseases. Plasma citrulline concentration less than 10—20 ␮mol/L
can give an objective threshold for nutrition parenteral use in case of intestinal failure due
to enterocyte abnormalities or lack. It was recently shown that severe hypocitrullinemia
(< 10 ␮mol/L) during ICU (H24), probably due to a decrease of intestinal production by ischemia, is an independent factor of mortality, adding to SOFA, which does not take into account
intestinal function.
© 2010 Société de réanimation de langue française. Published by Elsevier Masson SAS. All rights
reserved.
Introduction
La défaillance intestinale chez les patients admis en
réanimation pour sepsis sévère a une prévalence de
20 à 60 %, selon la définition clinique que l’on en donne
(diarrhée, hémorragie digestive, bactériémie d’origine
digestive, intolérance à la nutrition entérale, hyperpression
intra-abdominale. . .), la sévérité de l’atteinte intestinale
présumée et le recrutement des patients [1,2]. Dans les
autres situations de réanimation, sans pathologie intestinale
préalable, la fréquence des symptômes gastro-intestinaux
est également variable [1]. La mesure et l’évaluation
de la fonctionnalité intestinale sont caractérisées par sa
difficulté d’appréciation [3]. Par ailleurs, le caractère
pronostique indépendant de l’atteinte intestinale est mal
apprécié. Un marqueur objectif d’une telle atteinte, considérée comme le « moteur » des défaillances multiviscérales
[4,5], non présente dans les scores de gravité actuels
comme le sequential organ failure assessment (SOFA), qui
contient en revanche un indicateur hépatique et biliaire
global (la bilirubinémie totale) [6], apparaît néanmoins
utile et nécessaire. En effet la fonction barrière est une
caractéristique majeure de l’intestin. Son fonctionnement
est complexe incluant l’épithélium intestinal, le système
immunitaire muqueux inné et adaptatif cellulaire et moléculaire, et les microorganismes digestifs. La pathogénie de
la défaillance ou de la dysfonction intestinale est également
multifactorielle chez le patient de réanimation : quantité
et qualité des microorganismes impliqués, perméabilité de
l’épithélium et la paraoi digestive, intensité et étendue de
la (micro)perfusion vasculaire, considérée comme le primum movens de l’atteinte. La détermination « objective »
de la concentration plasmatique de la citrulline pourrait
apporter une solution au problème d’identification de
l’atteinte intestinale et de quantification de sa sévérité [7].
La fonctionnalité intestinale en réanimation :
pourquoi et comment ?
barrière intestinale et l’augmentation de la perméabilité
intestinale (notamment au niveau des tight junction),
quelle qu’en soit la cause, favorisent la pérennisation
de l’inflammation, la translocation bactérienne et les
bactériémies et interviennent dans le systemic inflammatory response syndrome (SIRS) et le multiorgan failure
(MOF), il existe de nombreux arguments expérimentaux [5].
Néanmoins on note relativement peu de données physiopathologiques chez l’homme au cours de l’agression à ses
différents stades, en dehors des phénomènes ischémiques
et, associée ou non, de la translocation bactérienne dans
certains contextes [8]. Cela est en particulier expliqué par
les difficultés d’exploration. La perméabilité intestinale,
facteur de risque de la translocation bactérienne quand
elle est élevée, mesurée par exemple par le ratio urinaire
lactulose sur mannitol (après prise orale ou entérale des ces
marqueurs), est augmentée chez le malade de réanimation
et associée au multiorgan defaillance system (MODS) [9],
notamment en cas de nutrition parentérale, situation qui
en cas de mise à jeun de l’intestin s’accompagne d’une
augmentation des translocations bactériennes d’origine
intestinale. En situation postopératoire, la translocation est
elle-même associée au risque d’infection secondaire (28 %
versus 11 %) [8]. Le risque de translocation est diminué par
la prise en charge précoce dont celle nutritionnelle par
nutrition entérale, privilégié aujourd’hui pour les malades
de réanimation. Il n’y a cependant pas à ce jour de marqueur
validé de la défaillance intestinale aiguë en soins intensifs
ou en réanimation. Le dernier handicap s’avère que les
critères cliniques semblent peu spécifiques ou sensibles.
La défaillance intestinale n’est ainsi, du fait de l’absence
de marqueur objectif « universel » reconnu, pas inclus dans
le score SOFA qui évalue l’ensemble des défaillances viscérales (hépatique, neurologique, hématologique, rénale,
respiratoire, cardiovasculaire) des malades graves de réanimation [6]. Un tel marqueur de fonctionnalité intestinale,
s’il était simple de réalisation, et qu’il montrait des résultats pragmatiques reproductibles et fiables, notamment
comme paramètre pronostique, pourrait trouver place dans
ce type de score.
Données cliniques
Le mécanisme évoqué de l’atteinte intestinale
« secondaire » en réanimation est essentiellement ischémique par redéploiement du débit circulatoire vers les
territoires à préserver (système nerveux, cœur. . .) avec en
particulier micronécrose et apoptose villositaire. À l’origine
de la gut hypothesis, qui postule que les défauts de la
Données biologiques
Elles sont peu nombreuses et, comme nous l’avons suggéré,
complexes. Le intestinal fatty acid binding protein (I-FABP)
et le liver FABP (F-FABP), marqueurs d’atteinte cellulaire
dans le territoire splanchnique et notamment intestinal,
Mesure de la fonctionnalité intestinale en réanimation par la citrullinémie
corrélés pour la I-FABP à la tonométrie gastrique (indicateur de l’ischémie muqueuse), est élevé à la phase aiguë du
sepsis et est associé à un plus mauvais pronostic à un mois
[10]. Les résultats du I-FABP, qui s’élève en cas d’atteinte de
l’épithélium intestinal, suggèrent une atteinte intestinale
précoce et liée au choc et à sa sévérité chez les patients
traumatisés [11]. Pour la clinique, l’utilisation et la disponibilité de ces marqueurs sont trop complexes et en pratique
réelle impossible. Les méthodes physiologiques, notamment
la mesure de ratio urinaire de marqueurs ingérés ou administrés par sonde pour la détermination de la perméabilité
intestinale, ne sont pas plus facilement utilisables en pratique.
Une hypoglutaminémie est commune en réanimation, ce
qui constitue le rationnel pour des études de complémentation. Des modifications des acides aminés reliés (arginine,
citrulline) sont donc attendus et souvent retrouvées. Le
NO, d’origine multitissulaire et multiorgane, est un produit des métabolismes de l’arginine et de la citrulline dont
la production augmente par induction de l’iNOS du fait de
certaines cytokines proinflammatoires (INF gamma). Il augmente lui-même la perméabilité sur des cultures intestinales
[12].
Figure 1
line.
395
Métabolisme interorgane et intestinal de la citrul-
phocytes et macrophages, le système nerveux et en cas
d’inflammation ;
• le métabolisme interorgane (Fig. 1).
Biologie de la citrulline chez l’homme
La citrulline est un acide aminé comprenant trois atomes
d’azote, considérée comme un intermédiaire métabolique du métabolisme protéique. La citrulline n’est pas
contenue dans les protéines et peptides endogènes et
exogènes et se trouve à l’état libre dans les cellules et
les liquides extracellulaires. Elle a une fonction épuratrice de l’excès d’azote en situation d’hyperammoniémie.
En dehors de la pastèque, où on la trouve en petite
quantité sous forme libre, la citrulline est quasiment
absente de l’alimentation et des solutés de nutrition artificielle.
Biochimie
Chez l’homme il est établi, par les études de multicathétérisme splanchnique et musculaire périphérique avec
mesures de concentrations et de débits pratiquées dans
les différents lits vasculaires de l’organisme (notamment
au niveau des veines sus-hépatiques), qu’à l’état postabsorptif la citrulline est le seul acide aminé dont la
production splanchnique soit significative. La démonstration
de l’implication intestinale et non hépatique dans la production de citrulline a été faite par la transplantation hépatique
qui ne corrige pas l’hypocitrullinémie profonde constatée
dans certains déficits héréditaires des enzymes du cycle de
l’urée. Il existe trois voies de synthèse physiologique de la
citrulline [13] :
• un cycle intrahépatique compartimenté (uréogenèse périportale de détoxification de l’ammoniac : synthèse par
l’ornithine carbamoyl transférase [OCT] mitochondriale,
catabolisme par l’arginosuccinate synthase [ASS] cytosolique) ;
• la voie cellulaire (voie du NO : nitrite oxyde synthase
[NOS]) présente dans les cellules endothéliales, les lym-
Ce dernier permet la production — intestinale — de
la quasi-totalité de la citrulline « circulante » [14]. La
citrulline sanguine, plasmatique ou sérique — ces dosages
donnant des résultats identiques — est produite spécifiquement par les mitochondries des entérocytes de la muqueuse
intestinale [15]. La synthèse est majoritairement effectuée
en zone proximale — jéjunum — avec un gradient enzymatique aboral, et dans le compartiment villositaire, à partir
essentiellement in vivo de la glutamine (environ 5 % de
son flux) d’origine luminale ou sanguine [14]. La citrulline
plasmatique est, pour plus de 85 %, un produit terminal
du métabolisme entérocytaire de la glutamine. La voie
enzymatique de biosynthèse de la citrulline est complexe
impliquant notamment la pyrroline 5 carboxylate synthase
(P5CS) considérée comme l’enzyme limitante de cette voie
et à expression essentiellement intestinale, l’ornithine
aminotransférase (OAT) et l’OCT. La citrulline est exportée
des mitochondries par le transporteur ORNT1, antiport
ornithine—citrulline. La citrulline produite est pour plus
de 85 % transformée en arginine, acide aminé à fonction
pléiotropique, au niveau du tube contourné proximal des
tubules superficiels rénaux. La contribution de l’arginine
comme précurseur de la synthèse de citrulline in vivo chez
l’homme n’est pas déterminée. Les activités enzymatiques
des principales enzymes impliquées dans ce carrefour
métabolique complexe (glutamate pathway) ont été déterminées chez le rat mais pas chez l’homme. Les entérocytes
matures abritent ainsi un cycle incomplet de l’urée, mitochondrial mais non cytosolique. Le foie ne joue aucun rôle
significatif dans le métabolisme de la citrulline circulante
[14].
Physiologie
Les études aux isotopes stables ont montré que le flux
interorgane de la citrulline est quantitativement le plus bas
396
de tous les acides aminés : environ 10 ␮mol/kg par heure
soit 4 à 6 g/j [16], comparé à la leucine (100 ␮mol/kg par
heure), à l’arginine (60 à 80 ␮mol/kg par heure) et à la
glutamine (400 à 500 ␮mol/kg par heure). La concentration
plasmatique de citrulline est fortement corrélée à son flux
de production chez les patients ayant subi une résection
intestinale (syndrome de grêle court). La demi-vie de la
citrulline est de trois à quatre heures. Chez l’homme, 5 à
15 % du flux total d’arginine dérive de la citrulline, la part
restante étant essentiellement due à la protéolyse [16].
Ces particularités métaboliques semblent caractéristiques
des espèces omnivores (rat, porc, homme) et ne sont pas
observées chez les carnivores. Il est plausible que le circuit
métabolique interorganes détourné de la citrulline constaté
chez les espèces omnivores serve à protéger l’organisme
d’une dégradation excessive de l’arginine par le foie
(mécanisme d’épargne azotée), notamment en situation
de pénurie azotée où l’expression intestinale des enzymes
de la biosynthèse de citrulline est augmentée alors qu’elle
diminue en situation post-prandiale.
Citrulline et bilan protéique
Chez le rat, la citrulline est indispensable à la croissance :
l’administration d’un inhibiteur oral de l’OTC inhibe la
croissance et négative le bilan azoté, effets qui sont prévenus complètement par l’administration de citrulline et
incomplètement par l’arginine. Chez le rat âgé, dénutri par
réduction d’apport mais non agressé, la citrulline module
le métabolisme protéique musculaire avec un effet propre
anabolisant protéique puissant. Cet effet n’est pas constaté
avec l’arginine et n’est objectivé pour la glutamine que dans
certaines situations et à doses élevées.
Autres particularités
Deux autres enzymes sont impliqués dans le métabolisme de
la citrulline. Les peptidyl arginine déaminase (PAD) sont des
enzymes qui assurent la désamination post-traductionnelle
de l’arginine de certains peptides, facteur de génération
de « peptides citrullinés ». Ces peptides citrullinés peuvent
être physiologiques ou pathologiques. Ils sont impliqués
dans la pathogénie et surtout le diagnostic de certaines
affections auto-immunes. La diméthylarginine diméthylaminohydrolase (DDAH) inhibe la NOS endothéliale et donc
diminue indirectement la citrulline vasculaire locale. Des
anomalies de cette enzyme sont impliquées dans la dysfonction endothéliale et certaines maladies cardiovasculaires
[17], la citrulline ayant dans ces cas une action bénéfique
en partie par génération de NO vasodilatateur.
La citrulline en médecine, en chirurgie et en
réanimation
En dehors de la pédiatrie spécialisée (hypocitrullinémies des
maladies métaboliques héréditaires du cycle de l’urée de
type déficit en OTC, dont la révélation peut parfois être
tardive, tout particulièrement sous forme de coma hyperammoniémique à la suite d’un stress métabolique ou d’une
mise sous nutrition parentérale), de l’immunonopathologie
P. Crenn, D. Annane
(anticorps antipeptides cycliques citrullinés (anti CCP), en
particulier dans la polyarthrite rhumatoïde), et du caractère donneur de NO, l’actualité de la citrulline en pathologie
se focalise sur sa validation comme biomarqueur de la trophicité de la masse entérocytaire métabolique active. Cela
nous a permis de proposer un indicateur objectif innovant de
la fonctionnalité intestinale [13] qu’il devient maintenant
possible d’appliquer aux malades de réanimations.
La concentration plasmatique de citrulline
constitue un biomarqueur de la masse
entérocytaire : données dans les pathologies
intestinales
Il est bien établi en clinique, à la fois chez l’enfant après le
sevrage et chez l’adulte, que la citrullinémie constitue un
indicateur sensible et spécifique de la masse entérocytaire
fonctionnelle absorptive [13] chez des patients ayant une
entéropathie « primitive » et suffisamment sévère. Cela a
été montré dans les pathologies intestinales graves chroniques ou aiguës : syndrome de grêle court post-chirurgical
[18], toxicité des radiothérapies [19] et chimiothérapies
antinéoplasiques [20], atrophies villositaires immunologiques [21] et infectieuses y compris chez le patient
VIH [22], rejet de transplantation intestinale [23]. Cette
relation est indépendante de l’albuminémie et de l’état
nutritionnel [13,21], et selon les situations, du syndrome
inflammatoire biologique (CRP) [22,24]. C’est ainsi que
dans l’anorexie mentale avec dénutrition sévère (indice
de masse corporelle inférieur à 13), la citrullinémie est
normale, ces malades n’ayant aucune pathologie intestinale vérifiée sur prélèvements tissulaires [21]. Une forte
corrélation positive entre la citrullinémie et la longueur
de grêle restant a été confirmée dans de multiples études
[13]. Dans la maladie cœliaque, la citrullinémie s’améliore,
voire se normalise chez les patients ayant une repousse
villositaire sous régime sans gluten [21]. De manière
pragmatique, la citrullinémie constitue un biomarqueur
du pronostic et de l’évolutivité des processus intestinaux
diffus permettant d’objectiver l’indication d’un support
nutritionnel, en particulier la nutrition parentérale en
cas d’insuffisance intestinale, en cas d’hypocitrullinémie
inférieure à 10 ␮mol/L (pour une normale entre 30 et 50)
[13,22]. Du fait de la complexité et du nombre d’organes
impliqués dans les fonctions digestives, la citrullinémie ne
monitore pas précisément — sauf en cas d’entérostomie
— l’ensemble des fonctions d’absorption intestinale des
nutriments. Cela est vrai pour les macronutriments et
davantage pour la plupart des micronutriments dont les
sites et biodisponibilités varient : la citrulline constitue un
marqueur de la trophicité et de l’activité métabolique des
entérocytes, i.e. de la « masse active » [13]. La relation avec
la stéatorrhée ou le coefficient d’utilisation digestive des
nutriments — toutes de détermination longue et délicate
— est ainsi inconstante selon les situations [13,24]. Dans la
maladie de Crohn, pathologie immunologique sans atteinte
entérocytaire proprement dit, la citrullinémie est normale,
non influencée par l’inflammation intestinale objectivée
par les index d’activité ou la CRP, en l’absence de résection
du grêle [24]. Dans l’entérite radique aiguë, la citrullinémie
est plus fonction de la dose d’irradiation et du volume
Mesure de la fonctionnalité intestinale en réanimation par la citrullinémie
d’intestin irradié que des symptômes cliniques [19]. Dans
les mucites post-chimiothérapies chez le malade allogreffé
de moelle, la citrulline s’abaisse et constitue un marqueur
prédictif de risque d’infections bactériennes [25]. La citrullinémie monitore plus sensiblement et plus spécifiquement
l’atteinte intestinale que les tests de perméabilité intestinale de type lactulose/mannitol [20]. L’interprétation de
la citrullinémie après transplantation intestinale doit tenir
compte du délai depuis l’intervention — il faut un à trois
mois pour obtenir l’ascension jusqu’à la normalisation des
taux — de la fonction rénale et d’une pathologie éventuelle
dont le rejet cellulaire et les infections entériques.
Les facteurs de variation techniques et cliniques de la
détermination de la citrulline plasmatique doivent être
connus. Il s’agit en effet d’un dosage délicat nécessitant
un laboratoire expérimenté maîtrisant la chromatographie
liquide (HPLC ou chromatographie échangeuse d’ions) qui
reste la référence. Un dosage post-prandial peut donner des
résultats abaissés jusqu’à 10 à 20 % par rapport à un prélèvement post-absorptif (jeûne de huit à 12 heures) qui est
recommandé. La fonction rénale est le paramètre clinique
le plus important à considérer : la citrulline — catabolisée
en arginine par le tube contourné proximal — peut monter
dès que la clairance est inférieure à 50 ml/min ce qui souligne notamment l’importance de l’hydratation du patient
avant d’entreprendre le prélèvement. À noter qu’une étude
en réanimation [7] ne trouve pas d’influence sur la citrullinémie de l’insuffisance rénale aiguë ne nécessitant pas de
suppléance extrarénale. Le temps de rendu des résultats
ne peut être inférieur à une heure en cours de série ou à
3—4 heures s’il faut enclencher la colonne de chromatographie pour une nouvelle série de dosages.
La concentration plasmatique de citrulline comme
biomarqueur de la masse entérocytaire et indice
de la fonctionnalité intestinale : données en
réanimation chez des patients sans pathologie
intestinale primitive
Il est connu qu’en cas de stress métabolique (patients
sévèrement brûlés, réanimation lourde avec dénutrition
protéique prédominante. . .) la citrullinémie diminue en
parallèle à l’hypoaminacidémie, cet effet étant moins marqué chez les sujets âgés [26]. Cela est lié, au moins en
partie, au syndrome inflammatoire dans une étude chez
38 patients en réanimation pédiatrique [27]. Une seule
étude publiée a, à l’heure actuelle, étudié l’association
de l’hypocitrullinémie et du pronostic en réanimation [7].
Dans ce travail, ont été investigués 67 patients indemnes
d’insuffisance rénale chronique (créatinine avant admission inférieure à 150 ␮mol/L) ou de maladie intestinale
chronique. La citrullinémie était dosée à l’admission,
à 12 heures, 24 heures, 48 heures et au septième jour.
La citrullinémie baissait durant le premier jour suivant
l’admission en réanimation et remontait au septième jour.
Une nutrition entérale était plus fréquemment effectuée,
à H48, chez les patients ayant des taux subnormaux
ou normaux de citrulline que basse (43 % versus 5 %).
L’hypocitrullinémie était logiquement reliée à la baisse du
précurseur (glutamine) et du métabolite (arginine). De plus
il était retrouvé significativement un lien inverse avec la
397
concentration de la CRP et un lien positif avec les infections
nosocomiales, les patients avec les citrullinémies les plus
basses ayant trois à sept fois plus de risque d’en développer.
Point important, en analyse multivariée une citrullinémie
inférieure à 10 ␮mol/L à H24 était un facteur de mortalité
indépendant — notamment d’un SOFA supérieur ou égal à 8 —
à j28 avec des odds ratios de 8,7 et 15,08, respectivement.
La probabilité actuarielle de survie était à un mois de 54 % en
cas de citrulline inférieure au seuil de 10 ␮mol/L versus 85 %
dans le cas contraire (p < 0,05). En cours d’hospitalisation, la
citrullinémie était supérieure de 30 à 50 % chez les malades
survivants versus non survivants. En présence d’un choc
et de l’utilisation de catécholamines, la citrulline était de
même plus basse.
Le problème de l’interprétation de la citrullinémie en
réanimation se pose. L’hypocitrullinémie aiguë qu’il est
possible de constater chez des malades de réanimation estelle uniquement métabolique ou reliée à la fonctionnalité
intestinale per se, et quelles en sont les conséquences ? Il
semble probable qu’à la fois la conséquence métabolique
et l’atteinte au moins fonctionnelle et/ou microlésionnelle
intestinale interviennent mais aujourd’hui il n’est pas possible de répondre sur la part respective de ces facteurs
explicatifs. Sur le plan métabolique les liens avec la glutamine, l’arginine, le NO et le syndrome inflammatoire
compliquent la donne car certaines voies métaboliques
peuvent être à double sens. Cependant une étude physiologique (après perfusion de traceurs marqués aux isotopes
stables) chez 13 patients a montré un flux de citrulline et
une argininémie et une citrullinémie abaissées chez les
patients septiques avec ou sans choc, ainsi qu’une synthèse
inadéquate d’arginine secondaire à la réduction de la production de citrulline [28]. Ces résultats ont été confirmé
dans une autre étude chez 17 patients de réanimation [29].
Sur le plan intestinal aucune étude de réanimation n’a
mis en relation les symptômes digestifs et le niveau de la
citrullinémie. Sur le plan pratique, différentes situations
seront à envisager : réanimation chirurgicale, entéropathies
en réanimation, toxicité des médicaments, choc septique ou
non, lien avec l’assistance nutritive. . .
Néanmoins il nous semble que le rationnel et les données préliminaires dont nous disposons sont encourageantes
pour considérer que la détermination de la citrulline puisse
avoir un intérêt chez les malades de réanimation. En toute
hypothèse, l’ischémie intestinale probable réduit la production de citrulline, cette dernière caractéristique étant
un marqueur de gravité et pouvant avoir en elle-même un
effet délétère notamment par réduction de la biodisponiblité d’arginine.
Conclusion
La citrulline est un agent biologique utilisable comme
biomarqueur innovant : par analogie aux hépatocytes la
citrulline constitue le « facteur V » des entérocytes. Cela
a été validé dans le cadre de défaillances intestinales
au cours de pathologies intestinales chroniques primitives
graves. Il existe quelques résultats préliminaires encourageant en situation aiguë de réanimation non primitivement
motivée pour un problème digestif. Si le lien avec les
infections, présumées liées à la translocation bactérienne
398
(germes d’origine intestinale), et le caractère pronostic « indépendant », se confirment, ce marqueur pourrait
trouver place dans des indicateurs multifactoriels existant pour les malades les plus sévères. En réanimation,
une cinétique particulière de la citrulline peut être mise
en évidence. La présence et la persistance d’une hypocitrullinémie, quelle qu’en soit la cause (intestinale per
se notamment par ischémie et/ou diminution du précurseur glutamine, qui a lui-même physiologiquement un effet
positif et trophique sur la muqueuse intestinale) en fait
un nouveau marqueur pronostic dont il faudra confirmer
l’absence d’interférence avec l’insuffisance rénale aiguë.
Les conséquences nutritionnelles sur la biodisponibilité de
l’arginine devront être investiguées. Sur le plan thérapeutique l’hypocitrullinémie des malades de réanimation
pourrait plaider en outre en faveur de la réalisation de
méthodes spécifiques luttant contre la translocation : antibiotiques à visée de « décontamination » du tube digestive,
nutrition entérale précoce. . .
P. Crenn, D. Annane
[12]
[13]
[14]
[15]
[16]
[17]
[18]
Conflit d’intérêt
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Aucun.
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