Les collectivités territoriales à l`épreuve du management

Cet article est disponible en ligne à l’adresse :
http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=CNX&ID_NUMPUBLIE=CNX_091&ID_ARTICLE=CNX_091_0103
Les collectivités territoriales à l’épreuve du management
par Abdelaâli LAOUKILI
| érès | Connexions
2009/1 - n° 91
ISSN 0337-3126 | ISBN 978-2749210780 | pages 103 à 121
Pour citer cet article :
— Laoukili A., Les collectivités territoriales à l’épreuve du management, Connexions 2009/1, n° 91, p. 103-121.
Distribution électronique Cairn pour érès.
© érès. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière
que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur
en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
CONNEXIONS 91/2009-1
Abdelaâli Laoukili
Les collectivités territoriales à l’épreuve
du management
Les collectivités territoriales constituent des institutions fondamen-
tales de la société et un secteur important de l’économie nationale et
solidaire. Elles sont les garantes de l’intérêt général et du lien social sur
un territoire, de même qu’elles entraînent une activité importante dans
le secteur marchand au travers d’appels d’offres et de marchés d’équi-
pements, de biens et de services sur pratiquement tous les secteurs
d’activités (construction et aménagement, équipement et installations,
développement économique, éducation, santé, culture, loisirs, action
sociale, insertion et formation professionnelle, etc.).
Conçues au départ sur un modèle administratif et bureaucratique,
les collectivités territoriales, sous l’impulsion des différentes réformes,
ont été obligées de « moderniser » leur fonctionnement et d’intégrer de
nouveaux outils et méthodes de gestion issus notamment des entreprises
privées. Ces méthodes, outils et pratiques, regroupés souvent sous le
vocable de « management », ont pour finalité, selon leurs promoteurs,
de rendre plus efficace le service public en prenant exemple sur les
entreprises privées qui « marchent ».
Le présent article se propose d’examiner les conditions dans les-
quelles se passe l’introduction du « management » dans les collectivités
territoriales, ses postulats, résultats et conséquences. Au-delà du mana-
gement, comme de simples outils, il s’agira d’observer les effets sur les
croyances, les comportements et conduites des acteurs et de manière
prospective l’impact de cette nouvelle logique managériale sur le deve-
nir du service public et des collectivités territoriales elles-mêmes.
Les hypothèses qui guident notre analyse sont les suivantes :
– les collectivités territoriales comme structures organisationnelles
fonctionnent rarement sur un modèle démocratique ou coopératif, le
nouveau management ne risque pas d’améliorer la situation car il finit
Abdelaâli Laoukili, psychosociologue ; 1 place de la Levrière, 94000 Creteil.
Connexion 91 HM.indd Sec8:103Connexion 91 HM.indd Sec8:103 1/07/09 8:40:181/07/09 8:40:18
Abdelaâli Laoukili
104
par substituer la rationalité technique ou gestionnaire à l’éthique démo-
cratique ;
– loin de générer l’efficacité attendue, l’introduction des techniques et
logiques managériales accentue le malaise et la tension entre les acteurs
dans les collectivités (élus, agents et citoyens) car le management ne
tient compte ni des valeurs instituantes ni des structures organisation-
nelles (Enriquez, Rouchy). Il n’a aucun effet sur l’évolution des struc-
tures, cultures et modes de fonctionnement des collectivités ;
– le management ne fonctionne pas comme art de la régulation ou de
la médiation (Vincent de Gaulejac, 1989) mais plutôt comme art du
contrôle (Deleuze, dans la revue Manière de voir n° 96, p. 15), de la
réduction simplificatrice de la réalité (Dufour, 2004), de la domination
(Courpasson, 2004) ;
– enfin, l’introduction de la logique managériale et gestionnaire et la
dépolitisation croissante de l’État devenu gestionnaire (Castoriadis,
1998) risquent à terme d’aboutir à une logique de privatisation, déjà en
cours de manière rampante dans les services publics (Attali, 2008).
Le management : d’une résultante historique…
Au niveau étymologique, il n’existe pas une seule définition du mot
« management ». Pour certains auteurs, le verbe manager vient de l’ita-
lien maneggiare (contrôler). Pour d’autres, il viendrait plutôt du terme
français manège (faire tourner un cheval dans un manège). À cette
notion il faut ajouter celle de « ménage » (gérer les affaires du ménage)
qui consiste à gérer des ressources humaines et des moyens financiers
(le majordome « chef de la maison » avait en charge les équipes ainsi
que les moyens comme les stocks des produits alimentaires). Une autre
notion est souvent évoquée, celle de « ménagement » car on ne peut
réellement manager les équipes et les ressources que si on sait les ména-
ger (qui veut voyager loin ménage sa monture).
C’est vers 1868-1870 que le terme management sera utilisé en
Angleterre pour définir la conduite d’une entreprise, par des ingénieurs
ou des gestionnaires qui n’en étaient pas les propriétaires. Cela peut donc
signifier que le management est « l’art de gérer une affaire (une entre-
prise) pour le compte d’autrui ». Cette fonction de management confiée
à des ingénieurs et gestionnaires formés dans des grandes écoles par des
propriétaires du capital, devenus plus nombreux et plus exigeants sur
la rentabilité (des actionnaires), constitue une étape fondamentale dans
l’évolution du capitalisme, de ses techniques de gestion amis aussi de
son discours de légitimation (voir l’ouvrage de Anne Salmon, Éthique
et ordre économique, une entreprise de séduction, éditions du CNRS).
La plupart des auteurs s’accordent à dire, au-delà de l’origine de
la notion, que son emploi actuel est né aux États-Unis dans les années
1960 et signifie l’action ou l’art de conduire et de gérer une entreprise.
Connexion 91 HM.indd Sec8:104Connexion 91 HM.indd Sec8:104 1/07/09 8:40:181/07/09 8:40:18
Les collectivités territoriales à l’épreuve du management 105
Bien que le terme anglais management ait été adopté par l’Acadé-
mie française avec une prononciation francisée, l’Office québécois de la
langue française ne recommande pas l’emploi de cet emprunt intégral à
l’anglais qui n’ajoute rien de plus que les mots gestion et administration.
On peut remarquer que cette ambiguïté induisant des désaccords sur
la signification ne manque pas in fine de faire de ce vocable un « mot-
valise » dans lequel on pourrait mettre différentes significations. Ainsi
on peut entendre que le management est « l’ensemble des techniques
d’organisation qui sont mises en œuvre pour l’administration d’une
entité » mais il ne se confond pas avec le simple usage de ces techni-
ques. Il peut signifier le comportement ou la conduite d’un manager
comme quand on dit « tu es manager, tu gères » ou « c’est toi le mana-
ger, c’est à toi d’assurer ». Ici le terme peut être remplacé par « chef »
ou « responsable » mais cela ne suffirait pas ou ferait un peu vieux
jeu. Le management finit par être un « tout » et le manager, un homme
ou une femme à « tout faire », à « tout assurer » de ce qui touche à la
conduite et à la gestion d’une entité, un service ou une équipe.
… à la domination d’une mode :
Coiffé d’une aura positive, d’efficacité et de modernité et même
dirons-nous d’une image « cool et branchée », le management est pré-
senté comme ayant déjà fait ses preuves et gagné ainsi sa légitimité à
être appliqué partout, dans toutes les organisations et même au-delà,
dans la vie familiale et l’éducation des enfants.
Ces postulats et représentations sur l’efficacité du management ne
correspondent pas à la réalité. Ils servent plutôt à masquer les réalités
conflictuelles et les tensions inhérentes aux contradictions structu-
relles de l’entreprise capitaliste mais aussi de toute organisation. Le
management produit d’une histoire, associant les techniques de ges-
tion les plus sophistiquées aux méthodes psychologiques d’influence
et de persuasion, est souvent présenté comme « le fin du fin » des
modes de « gouvernance » de la même façon que le capitalisme a été
présenté récemment comme la fin de l’histoire économique et sociale
(Fukuyama). Ce qui est en jeu dans les deux cas, selon nous, c’est la
légitimation et l’imposition d’un modèle.
Le management qui n’est pas le seul facteur important dans la
réussite d’un ensemble d’entreprises performantes fonctionne certes
le plus souvent comme un système d’injonctions, de pressions engen-
drant productivité et rentabilité mais aussi malaise, fatigue, maladies et
dépression. Son principal ressort nous semble être plutôt une pression à
la soumission et à la conformité qu’une « servitude librement consen-
tie » ou « servitude volontaire » (voir Viviane Forrester, Une étrange
dictature, et Étienne Rodin, Produisez, consentez !).
Connexion 91 HM.indd Sec8:105Connexion 91 HM.indd Sec8:105 1/07/09 8:40:181/07/09 8:40:18
Abdelaâli Laoukili
106
Les caractéristiques du mode de fonctionnement managérial
et son introduction dans les collectivités territoriales
On assiste, depuis une vingtaine d’années, à une introduction forte
du management, de ses procédures et méthodes de gestion, dans les
administrations et associations à « but non lucratif ». Ces procédures et
méthodes visent, comme énoncé souvent, l’introduction d’une logique
d’efficacité et de résultats dans la gestion des moyens, mais aboutissent
souvent à un contrôle sur les comportements et conduites des acteurs et
leur conformité à des modes opératoires définis préalablement. Quelles
sont donc les logiques structurelles et culturelles, systémiques, qui font
du management un mode de fonctionnement de plus en plus dominant,
ayant des effets assez importants, et souvent assez néfastes, sur le rap-
port au travail et les relations de travail ?
Pour comprendre les ressorts et caractéristiques de ce « nouveau »
mode de fonctionnement, nous proposons une grille de lecture cher-
chant à articuler de façon dynamique les liens qui existent entre trois
grands types de variables :
– les valeurs et la logique du système économique et les contraintes
qu’il impose à la sphère sociale de manière générale, au travers notam-
ment du rétrécissement des budgets alloués à l’intervention de l’État
dans la logique libérale ;
– les systèmes d’organisation et de gestion, leur rationalité et la place
prise par la technique au détriment de la logique « délibérative » et par
conséquent coopérative entre les acteurs ;
– les représentations intériorisées par les acteurs et les processus d’in-
fluence et de pouvoir à l’œuvre dans ces « nouveaux » modes de fonc-
tionnement.
Une prégnance de l’économique sur les autres sphères de la vie sociale
De manière macroéconomique et dans la logique libérale domi-
nante, il existe une pression sur les États nationaux pour réduire leurs
dépenses et se retirer d’un certain nombre de secteurs de la vie écono-
mique au profit du marché et des logiques capitalistiques. Cette pression
« intériorisée » et conçue dans une certaine vision du rôle de l’État
comme agent économique fonctionne comme l’indicateur de la « bonne
gestion ». L’État, converti ainsi à un rôle de « gestionnaire », se retrouve
investi dans une approche comptable et à court terme des politiques
publiques conçues comme sources de « dépenses » et devant générer
des résultats à court terme. L’introduction des logiques d’évaluation
(E. Diet parle de « folie évaluative ») est là pour sommer les différents
acteurs, dans le secteur public notamment, de justifier les ressources et
budgets alloués par des résultats tangibles et visibles dans les champs de
leur responsabilité. La visée procédurale et de contrôle est ainsi réalisée
par le truchement de la logique comptable et de la logique évaluative
Connexion 91 HM.indd Sec8:106Connexion 91 HM.indd Sec8:106 1/07/09 8:40:181/07/09 8:40:18
1 / 20 100%

Les collectivités territoriales à l`épreuve du management

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !