1. C’est le fond de la thèse de Marc Crépon dans
Altérités de l’Europe, Galilée, 2006.
BERNARD STIEGLER104 |
la deuxième moitié du XXesiècle, la philosophie
passe en France, ou en tout cas passe toujours
plus ou moins par la France – mais également tou-
jours en relation avec l’Allemagne et les pays ger-
maniques, avec Marx, Nietzsche, Freud, Husserl,
Wittgenstein et Heidegger en particulier, qui sont
les principaux interlocuteurs des Français.
Il faudrait certes analyser le concours de circons-
tances historiques qui conduit à ce fait que la
pensée philosophique passe par ces chemins.
Mais en tout état de cause, ce fait est un acci-
dent. La philosophie n’est pas française : ce
caractère « français » demeure pour moi un acci-
dent – et un accident européen.
S’il faut philosopher par accident, plutôt que par
essence, je veux souligner ici que l’accident «fran-
çais» compte, certes, mais ne doit pas être suréva-
lué, et, surtout, ne doit pas faire oublier que cette
époque française est très pénétrée d’Allemagne et
d’Autriche, et enfin, et surtout, que si la philoso-
phie peut être française accidentellement, c’est
parce qu’elle est historiquement et intrinsèque-
ment européenne. Ce qui fait l’Europe, c’est la phi-
losophie. Mais je ne veux pas dire pour autant, par
là, que ce qui fait la philosophie serait l’Europe. La
question, c’est l’accident européen – et sa nécessi-
té cependant… mais dans l’après-coup.
La philosophie est européenne de façon intrin-
sèque, et l’on aurait certes dit, dans la tradition
européenne, justement, « de façon essentielle ».
Mais je ne le dis pas, et ce non-emploi du mot
« essence » et de la référence à l’« être » signifie
aussi, en l’espèce, que la philosophie est désor-
mais appelée à devenir mondiale, et ce, avec la
technologie qui a quitté l’Europe, qui s’est répan-
due sur tous les continents – ce que médita beau-
coup Valéry. Car la nécessité européenne de la
philosophie est techno-logique. C’est-à-dire hypo-
mnésique. Et accidentelle précisément en cela.
Et l’avenir de la philosophie passe par là.
Bref, l’Europe est appelée à devenir mondiale (à
exister au plan mondial) avec sa philosophie – faute
de quoi elle mourra – et elle ne le deviendra qu’en
se «déseuropéanisant». Elle ne demeurera dans le
monde à venir, elle n’a d’avenir, autrement dit, que
si elle sait faire en sorte que sa philosophie devien-
ne mondiale, et par là même, encourt la pensée
d’un caractère intrinsèquement accidentel de la
pensée – et, en cela, un caractère intrinsèquement
non-européen de l’Europe, et de son avenir 1.
Accidentel veut donc dire, ici, techno-logique. Et
c’est ce qu’il est permis de penser, depuis
Husserl, et depuis la lecture qu’en a tenté
Derrida, à partir de la question de la géométrie.
Si Husserl décrit et écrit La crise des sciences euro-
péennes, c’est parce que la philosophie est à ses
yeux intrinsèquement européenne. Et c’est parce
que l’Europe est philosophique que Catherine II de
Russie et Voltaire s’adressent des lettres. La philo-
sophie européenne, et la République des Lettres,
c’est-à-dire le projet politique contenu dans la phi-
losophie – singulièrement dans le moment des
Lumières –, qu’elle soit anglaise, belge, italienne,
allemande, française, flamande, espagnole,
tchèque, autrichienne, ou autre, sont inscrits dans
l’horizon de l’Europe. L’Europe est donc en cela et
ainsi, c’est-à-dire accidentellement et néanmoins
nécessairement, disons en supplément, et comme
supplément d’origine, le site de la philosophie.
Il est évident que la question de la philosophie se
joue en France de manière singulière par le fait
même que la Révolution Française est l’un des
grands sujets de Kant et de Hegel, par son inter-
prétation, par ses conséquences françaises et
européennes, mais aussi par ses institutions, par
exemple l’École Normale Supérieure, et tant
d’autres éléments constitutifs de l’idée européen-
ne de la raison, le Musée, etc. Tout cela fait qu’il y
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