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LA PEAU DE CHAGRIN OU L'ACCIDENT FRANCO-EUROPÉEN DE LA
PHILOSOPHIE D'APRÈS JACQUES DERRIDA
Bernard Stiegler
Collège international de Philosophie | Rue Descartes
2006/2 - n° 52
pages 103 à 112
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Stiegler Bernard, « La peau de chagrin ou L'accident franco-européen de la philosophie d'après Jacques Derrida »,
Rue Descartes, 2006/2 n° 52, p. 103-112. DOI : 10.3917/rdes.052.0103
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ISSN 1144-0821
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Il n’existe au fond que deux procédés permettant
de rendre justice à un penseur. Le premier consiste
à ouvrir ses œuvres pour le rencontrer dans le mouvement de ses phrases, dans le flot de ses arguments, dans l’architecture de ses chapitres – on
pourrait dire qu’il s’agit d’une lecture singularisante dans laquelle on considère que la justice est l’assimilation à l’unique. Elle serait particulièrement
tentante avec un auteur comme Derrida, qui n’a
jamais prétendu être autre chose qu’un lecteur
radicalement attentif des textes, grands et petits,
dont la somme constitue les archives occidentales
– à supposer que l’on donne au mot « lecteur » une
signification suffisamment explosive. L’autre procédé va du texte au contexte et intègre le penseur à
des horizons supra-personnels d’où ressort quelque
chose qui concerne sa véritable signification – au
risque de donner moins de poids à son propre texte
qu’au contexte plus large dans lequel ses mots suscitent un écho. Ce procédé débouche sur une lecture désingularisante dans laquelle on comprend la
justice comme sens des constellations. Je suis sans
doute conscient que Derrida a lui-même largement
préféré la première voie et n’attendait rien de bon
de la deuxième, sachant trop précisément que
celle-ci est surtout séduisante pour des gens qui
veulent s’en servir pour se faciliter la tâche. Il s’est
ainsi défendu courtoisement et clairement, lorsque
cela a été nécessaire, contre la tentative de Jürgen
Habermas qui voulait en faire un mystique juif. Il a
noté avec une ironie subtile, en réponse à cette
identification incommode : « Je n’exige donc pas
non plus qu’on me lise comme si l’on pouvait se
placer devant mes textes dans une extase intuitive,
mais j’exige que l’on soit plus prudent dans les
mises en relation, plus critique dans les transpositions et les détours par des contextes souvent très
éloignés des miens 1. »
Si, tout en conservant cette mise en garde à l’esprit, j’ai choisi d’emprunter la deuxième voie,
c’est pour deux motifs tout à fait distincts.
D’une part, parce qu’on ne manque pas dans le
monde de lectures extatiques et littérales, pour ne
pas dire hagiographiques, de Derrida ; de l’autre,
parce que je ne peux me défaire de l’impression
qu’à côté de toute l’admiration justifiée pour cet
auteur, il est rare qu’on trouve un jugement suffisamment distancié sur sa position dans le champ
de la théorie contemporaine. On peut naturellement
aussi concevoir la demande de distance comme un
antidote contre les dangers d’une réception relevant
du culte. Mais il faut, plus encore, de la distance
pour se faire une idée du massif dont la montagne
Derrida forme l’un des plus hauts sommets.
traduit de l’allemand par Olivier Mannoni
BERNARD STIEGLER
La peau de chagrin
ou L’accident franco-européen de la
philosophie d’après Jacques Derrida
Pour Marc Crépon
La philosophie, à la fin du XXe siècle, n’est pas
française. Il y a bien sûr une philosophie française. Il y a évidemment une histoire française de la
philosophie, et il semble clair que, au moins pour
1. Jacques Derrida, in Florian Rötzer,
Franzosische Philosophen im Gespräch, Munich,
1987, p.74.
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la deuxième moitié du XXe siècle, la philosophie
passe en France, ou en tout cas passe toujours
plus ou moins par la France – mais également toujours en relation avec l’Allemagne et les pays germaniques, avec Marx, Nietzsche, Freud, Husserl,
Wittgenstein et Heidegger en particulier, qui sont
les principaux interlocuteurs des Français.
Il faudrait certes analyser le concours de circonstances historiques qui conduit à ce fait que la
pensée philosophique passe par ces chemins.
Mais en tout état de cause, ce fait est un accident. La philosophie n’est pas française : ce
caractère « français » demeure pour moi un accident – et un accident européen.
S’il faut philosopher par accident, plutôt que par
essence, je veux souligner ici que l’accident « français » compte, certes, mais ne doit pas être surévalué, et, surtout, ne doit pas faire oublier que cette
époque française est très pénétrée d’Allemagne et
d’Autriche, et enfin, et surtout, que si la philosophie peut être française accidentellement, c’est
parce qu’elle est historiquement et intrinsèquement européenne. Ce qui fait l’Europe, c’est la philosophie. Mais je ne veux pas dire pour autant, par
là, que ce qui fait la philosophie serait l’Europe. La
question, c’est l’accident européen – et sa nécessité cependant… mais dans l’après-coup.
La philosophie est européenne de façon intrinsèque, et l’on aurait certes dit, dans la tradition
européenne, justement, « de façon essentielle ».
Mais je ne le dis pas, et ce non-emploi du mot
« essence » et de la référence à l’« être » signifie
aussi, en l’espèce, que la philosophie est désormais appelée à devenir mondiale, et ce, avec la
technologie qui a quitté l’Europe, qui s’est répandue sur tous les continents – ce que médita beaucoup Valéry. Car la nécessité européenne de la
philosophie est techno-logique. C’est-à-dire hypomnésique. Et accidentelle précisément en cela.
Et l’avenir de la philosophie passe par là.
Bref, l’Europe est appelée à devenir mondiale (à
exister au plan mondial) avec sa philosophie – faute
de quoi elle mourra – et elle ne le deviendra qu’en
se « déseuropéanisant ». Elle ne demeurera dans le
monde à venir, elle n’a d’avenir, autrement dit, que
si elle sait faire en sorte que sa philosophie devienne mondiale, et par là même, encourt la pensée
d’un caractère intrinsèquement accidentel de la
pensée – et, en cela, un caractère intrinsèquement
non-européen de l’Europe, et de son avenir 1.
Accidentel veut donc dire, ici, techno-logique. Et
c’est ce qu’il est permis de penser, depuis
Husserl, et depuis la lecture qu’en a tenté
Derrida, à partir de la question de la géométrie.
Si Husserl décrit et écrit La crise des sciences européennes, c’est parce que la philosophie est à ses
yeux intrinsèquement européenne. Et c’est parce
que l’Europe est philosophique que Catherine II de
Russie et Voltaire s’adressent des lettres. La philosophie européenne, et la République des Lettres,
c’est-à-dire le projet politique contenu dans la philosophie – singulièrement dans le moment des
Lumières –, qu’elle soit anglaise, belge, italienne,
allemande, française, flamande, espagnole,
tchèque, autrichienne, ou autre, sont inscrits dans
l’horizon de l’Europe. L’Europe est donc en cela et
ainsi, c’est-à-dire accidentellement et néanmoins
nécessairement, disons en supplément, et comme
supplément d’origine, le site de la philosophie.
Il est évident que la question de la philosophie se
joue en France de manière singulière par le fait
même que la Révolution Française est l’un des
grands sujets de Kant et de Hegel, par son interprétation, par ses conséquences françaises et
européennes, mais aussi par ses institutions, par
exemple l’École Normale Supérieure, et tant
d’autres éléments constitutifs de l’idée européenne de la raison, le Musée, etc. Tout cela fait qu’il y
1. C’est le fond de la thèse de Marc Crépon dans
Altérités de l’Europe, Galilée, 2006.
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a un moment français de la question européenne
au cœur de la philosophie. Mais cela n’est qu’un
moment, et surtout, c’est un moment de l’Europe :
la Révolution Française est un événement européen, et non seulement français.
Et c’est pourquoi la question de savoir si la philosophie française fonctionnera, œuvrera, survivra dans
une Europe politiquement unie à l’avenir, si jamais
elle s’unit, est d’une certaine manière absurde. Je
la comprends… mais je comprends qu’il y a
quelque chose là-dessous comme un soupçon,
comme si, par exemple, on soupçonnait « les philosophes français » de craindre l’européanisation de
l’Europe. Mais « les philosophes français » ne craignent pas l’européanisation de l’Europe. Parmi les
« philosophes français », moi, pour autant que je
sois philosophe, et pour autant que je sois français,
je crains la destruction de l’Europe par ce qu’on
appelle la « construction européenne » ou la
« constitution européenne » et telles qu’on les
appelle ainsi sans jamais mobiliser une seconde la
pensée philosophique, c’est-à-dire européenne,
dans cette construction et dans sa constitution.
Nous – et dans ce nous, je crois pouvoir parler
aussi au nom d’amis philosophes qui ont voté oui
à cette constitution parce qu’ils pensaient qu’il
valait mieux voter pour elle malgré tout ce que je
dis ici, et ces amis s’inquiètent comme moi de la
perte de la mémoire philosophique de l’Europe
dans ce projet qui a désormais échoué –, nous,
que nous ayons donc voté oui ou non à ce referendum français sur la constitution européenne, le
29 mai dernier, ne craignons pas du tout l’européanisation et l’avenir philosophique de l’Europe
et du monde. Nous le désirons au contraire.
Car au fond, bien au-delà de ces questions, l’enjeu n’est pas tellement la philosophie et l’Europe :
il s’agit de la philosophie et du monde, c’est-àdire de la philosophie et du réel.
Du réel… mais encore ?
Il s’agit du réel appréhendé comme un processus
d’individuation psychique et collective. Notre travail à venir, à nous philosophes encore à venir,
consiste à décrire en termes d’individuation ce qui
advient mondialement, que ce soit l’individuation
de la géométrie, l’individuation de l’art, l’individuation de la physique, l’individuation du vivant,
l’individuation des nations, l’individuation technologique ou l’individuation psychique au sens freudien. Tout cela s’inscrit dans un processus d’individuation indissociablement psychique, collective
et technique, et qui va s’élargissant sans cesse –
et ici, le grand penseur encore méconnu est
Simondon, avec lequel on commence seulement à
être capable de penser comment et pourquoi l’individuation psychique ne se réalise que comme
individuation collective, et réciproquement.
Mais il s’agit alors de penser aussi les raisons pour
lesquelles le capitalisme contemporain rend cette
individuation littéralement impossible, et pourquoi il s’agit d’inventer un autre capitalisme,
c’est-à-dire de faire la révolution du capitalisme.
Qu’en est-il de l’avenir dans ce devenir ? Telle est la
question, et c’est la question de la raison, mais que
j’entends ici en un sens tout à fait nouveau quoiqu’étayé sur son sens ancien (ratio), au sens où
Freud dit que le désir est étayé sur les pulsions :
c’est autre chose, mais c’est fait de ce dont c’est
l’autre. La raison est essentiellement un rapport à
l’avenir. La raison, en français, c’est le motif, ce qui
met en mouvement, ce qui meut : c’est donc le
désir. Cette équivalence de la raison et du motif en
français ne s’entend pas en anglais ou en allemand.
Le rapport entre raison et motif, c’est-à-dire aussi
bien entre logos et désir, qui est la base du rapport
entre âme noétique et theos dans le traité de l’âme
d’Aristote, c’est ce que Hegel a très bien senti après
Spinoza qui lui-même le devait à Aristote.
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© Alex van Gelder, 2005.
voir Life and afterlife in Bénin, Phaïdon Press, Londres, 2005.
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Il est très intimidant et risqué de raisonner ainsi,
cependant, après la mort de Jacques Derrida,
quand il n’est plus là pour objecter, c’est-à-dire
déconstruire, et veiller comme cette vigie qu’il
n’aura cessé d’être – tout contre lui-même.
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Jacques Derrida vient de mourir, déjà, même s’il
est encore vivant et le restera comme il l’a toujours été : comme un fantôme. Il a essentiellement
pensé la vie comme la vie-la mort, comme revenance et comme ce qui consistait à ne pas opposer le mort et le vif. Derrida est mort. Et Jacques
Derrida mort, ce n’est malheureusement pas
Jacques Derrida vivant… Mais faut-il s’en tenir à
ce fait empirique de la mort de Derrida pour interroger vraiment ce qu’il en serait de la philosophie
après cette mort empirique ? Il ne fait pas de
doute que cette mort empirique change des
choses. Et d’abord que nous ne pourrons plus parler avec Jacques Derrida. Mais moi, je n’ai jamais
vraiment parlé avec lui – même si j’ai eu la chance de pouvoir beaucoup l’écouter. Nos échanges
oraux n’ont jamais été très utiles, sauf le tout dernier peut-être, qui s’est produit au Brésil, à Rio de
Janeiro, au mois d’août 2004.
La mort est un accident, et les accidents comptent
plus que tout en philosophie. Car bien que la mort
soit si j’ose dire l’accident par excellence, il ne
faut pas penser cet accident depuis une opposition
du mort et du vif : voilà ce que Derrida aura enseigné à mort – et encore à l’instant même de sa
mort, qu’il écrivit jusqu’au bout, et comme sa vie.
S’il y a une possibilité de la philosophie en
France, inédite, après la mort de Derrida, elle aura
trouvé sa nécessité dans ce qui déborde ce qui,
dans cet accident, se réduit à ce qui oppose la vie
et la mort : elle sera d’une façon ou d’une autre la
revenance de Derrida – contre lui-même sans
doute, car le retour d’une philosophie est toujours
ce qui vient depuis cette philosophie comme son
autre, et dans cette mesure, comme l’autre.
Y aura-t-il encore des philosophes comme Derrida,
après Derrida ? Tel est peut-être le sens de votre
question, et si c’est le cas, j’inclinerais à vous
répondre que non. Faut-il d’ailleurs se poser ce
genre de questions ? Je n’en suis pas sûr. Kant, qui
est le grand modèle philosophique de la tradition
européenne, est une figure du philosophe qui
advint à une époque mais qui n’aura plus jamais
lieu, et ceux qui auront tenté de la répéter s’y
seront annulés. Il n’y aura plus jamais de philosophes du genre de Kant. Et c’est tant mieux.
Quant à la philosophie française aujourd’hui, je ne
sais pas ce qu’il en est. Est-ce que je suis moimême un philosophe français intéressant ? J’ai évidemment tendance à penser que oui : il serait triste
pour moi de penser le contraire. Mais je ne sais pas
ce qu’il en est de la philosophie française aujourd’hui. Il est sûr qu’elle ne ressemble pas beaucoup
à ce qu’elle aura été entre les années 1950
et 1970, qui auront indubitablement été des
années exceptionnelles, mais dont il ne faut surtout
pas chercher à retrouver le style et la facture : nous
nous trouverions transformés en singes savants
dans un décor de carton-pâte.
Il est en revanche très intéressant de revisiter ce
qui sera advenu au cours de ces années-là. Il faut
l’expliquer, ou plutôt, le compliquer : revenir aux
axiomes de ces années-là, les déterrer.
Les philosophies passant par la France entre les
années 1950 et 1970, en particulier, puis, à travers cette autre période, plus complexe, qui nous
mène jusqu’à la mort de Jacques Derrida, ont été
d’une extrême fécondité – mais elles ont aussi mis
à découvert une multiplication d’impasses. La
grandeur de cette époque de la philosophie, qui
s’est en effet beaucoup déployée en France, était
liée, comme toutes choses humaines, à sa finitu-
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de, et l’avenir de la philosophie à venir, si jamais
nous en avons la force, passera par sa capacité à
comprendre cela, mais sans que cela ne conduise
à une perte de mémoire. Tout au contraire, il s’agit
d’une anamnèse – mais comme une nouvelle
réflexion sur l’hypomnèse.
Que la philosophie à venir ne puisse provenir que
d’un retour critique, il en fut toujours ainsi, malgré les apparences, et il n’y a pas de raison que
cela change : Hegel s’est constitué dans une énonciation des questions, des difficultés et des
impasses du kantisme, qui lui-même enchaînait
sur celles du wolffisme, Leibniz enchaînant tout
contre Descartes, etc. Il en fut, il en est et il en
sera toujours ainsi s’il nous reste un avenir.
Cette tâche de la philosophie, dans le monde d’aujourd’hui, est cependant de repenser le capitalisme, c’est-à-dire aussi bien de réarticuler Marx,
Nietzsche et Freud. Cette articulation est une
vieille topique des années 1960-1970, et sonne un
peu « Mai 68 ». Mais je crois justement que c’est là,
et précisément en passant par 1968, que quelque
chose s’est grippé, et a été manqué. Ce qui n’est
pas pensé, c’est la technique, et c’est l’industrie, et
ce qui n’est même pas encore entamé aujourd’hui,
et qui reste comme la tâche à venir, c’est une lecture de Nietzsche à partir de cette question de la
technique et de l’industrie, qui est présente chez
Nietzsche en creux, en quelque sorte par défaut, et
ce défaut a aussi pour nom le nihilisme.
Ici, si j’en avais le temps, je m’attarderais sur
Derrida. Il y a dans son propos, qui passe fondamentalement par le structuralisme, il l’a dit très
clairement dans un entretien au journal Le Monde,
une critique de ce que le structuralisme évite de
penser, à savoir la technique, et ce, en l’espèce de
l’écriture : c’est tout l’enjeu de son débat avec LéviStrauss, et de la place immense qu’il accorde tout
à coup, et à bien juste titre, à Leroi-Gourhan. Ce
qui se tient à l’horizon de ce débat est la question
d’une contradiction interne au structuralisme, à
savoir que le structuralisme ne peut pas penser ce
qui est entre, qui noue et articule le synchronique
et le diachronique, en constitue la croix, et qui est
la différenciation idiomatique même, qui est l’un
des principaux objets de la pensée derridienne, et
ce, non seulement dans le langage, mais dans tous
les champs de la vie qui symbolise 2. Autrement
dit, le structuralisme finalement ne peut pas penser le temps – et c’est ce que Derrida médite en
déconstruisant le structuralisme à partir de la phénoménologie, mais aussi en déconstruisant la phénoménologie à partir des sources du structuralisme, et en particulier, à partir de Saussure.
Et pourtant, je crois que Derrida n’ira pas tout à
fait au bout de ce geste. Il ne saura pas articuler
sa critique du structuralisme avec une analyse du
discours de celui-ci sur la technique, ou plutôt
avec une analyse de l’absence d’un tel discours
(et c’est tout aussi vrai de Deleuze – et ce l’est
moins de Foucault) – même si sa critique du rejet
de l’écriture par Saussure est ce qui nous rend
aujourd’hui accessible la nécessité d’un tel geste.
Je crois que cet état de fait prend sa source, pour
ce qui concerne Derrida, dans une lecture à la fois
lumineuse et inachevée de la phénoménologie.
Dans La voix et le phénomène, Derrida donne parfois le sentiment sinon de confondre, du moins de
réduire à peau de chagrin, et comme sa différance, la différence entre rétention primaire et rétention secondaire.
« Dès lors qu’on admet [avec la rétention primaire]
cette continuité du maintenant et du non-maintenant, de la perception et de la non-perception
dans la zone d’originarité commune à l’impression
originaire et à la rétention, on accueille l’autre
dans l’identité à soi de l’augenblick… La différen-
2. C’est aussi cette question de l’idiome qui
structure toute la réflexion menée dans
Altérités de l’Europe, de Marc Crépon, op. cit.,
ainsi que dans Langues sans demeure, Galilée,
2005, et Les Géographies de l’esprit, Payot, 1996.
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ce entre la rétention et la reproduction, le souvenir
primaire et le souvenir secondaire, n’est pas la différence, que Husserl voudrait radicale, entre la
perception et la non-perception, mais entre deux
modifications de la non-perception. »
Rien n’est contestable dans ces propos, que je
reprends à mon compte, tels quels, mais en y
ajoutant cependant des précisions que je crois
indispensables : la différence entre rétention primaire et rétention secondaire n’est pas radicale
dans la mesure où la rétention primaire compose
sans cesse avec la rétention secondaire, c’est-àdire dans la mesure où la perception est toujours
projetée par, sur et dans l’imagination – contrairement à ce que Husserl pense, et contre Brentano.
Mais il n’en reste pas moins que la différence
demeure et constitue une distinction, qui n’est
pas une op-position, mais précisément ce que je
viens de nommer une com-position. Or, cette
constitutivité de la composition, c’est-à-dire de la
trame du temps, par la différence entre primaire
et secondaire, qui est une découverte philosophique à proprement parler, apportée par Husserl,
et qui y ajoutera à la fin de sa vie la découverte de
la finitude rétentionnelle et de sa technicité primordiale dans la géométrie, c’est ce que finalement la pensée derridienne n’aura jamais pleinement admis ni exploré. La différance passe par
cette différence, mais cette différence suppose à
son tour la différenciation (et donc l’identification) de ce que j’ai moi-même appelé la rétention
tertiaire, et qui est le nom de ce qui fait tout l’enjeu de L’origine de la géométrie.
La conséquence de ces analyses est en effet la
nécessité d’affirmer cette troisième rétention
qu’est la technique comme peau de chagrin :
comme fétiche et support de projection de tous les
fantasmes qui surgissent dans cette différence qui
n’oppose pas et comme sa composition même. Il y
a une histoire de cette différence qui n’oppose
pas, qui est une différance, et cette histoire est
celle du supplément en tant que peau de chagrin.
Me référant ainsi au fameux texte de Balzac, je ne
dis pas que Derrida réduit les deux formes husserliennes de rétention à la même chose, mais qu’il
soutient cependant en quelque sorte qu’il est
impossible de caractériser la différence entre les
deux. Et on ne peut qu’être tenté de conclure que
la rétention primaire, dans sa différence avec la
rétention secondaire, finalement paraît vaine. Je
crois au contraire que cette différence se rejoue
sans cesse, et comme différance, dans ce que la
rétention tertiaire projette et supporte, et comme
peau de chagrin d’une volonté de puissance qui
n’est plus celle ni d’une conscience ni d’un
simple sujet, mais qui est aussi un pouvoir et un
savoir – qui composent tout en se détruisant, en
mutant, par exemple comme technoscience.
S’il en est ainsi, si cette peau de chagrin n’est pas
pensée comme telle autrement dit, et n’est pas
effectivement analysée pas à pas comme histoire du
supplément, c’est-à-dire aussi comme généalogie
qu’est cette tracéologie de la « généalogie grise »,
c’est parce que Derrida, craignant de revenir ainsi
vers une métaphysique du supplément, par exemple
celle qui réaffirmerait avec Hegel une spécificité de
l’écriture alphabétique qui se présenterait immédiatement comme une supériorité, ne veut pas identifier ce qu’est la rétention tertiaire comme mémoire
extériorisée, comme technique autrement dit : c’est
elle qui noue et dénoue le rapport entre rétention
primaire et rétention secondaire, et qui permet de
les distinguer sans les opposer.
Dès lors, tout le travail que Derrida a tenté de
mener sur le structuralisme, et contre la métaphysique du structuralisme – car le structuralisme est
une métaphysique –, il ne le conduira pas à son
terme : il n’aura jamais instancié cette structure
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irréductible au structuralisme que le système technique constitue comme dispositifs rétentionnels
tertiaires par la maîtrise et le contrôle desquels,
comme société disciplinaire puis comme société de
contrôle, les pouvoirs mobilisent les savoirs pour
annuler les vouloirs (c’est-à-dire les processus d’individuation) dans une volonté de puissance qui est
celle du capitalisme.
S’il faut lire et relire Derrida, et s’il faut cependant
le critiquer à cet égard, il faut le faire en revisitant
l’histoire de la philosophie moderne depuis les
questions de Marx telles qu’elles s’articulent autour
du fait du machinisme. La question de Marx, c’est
l’économie pensée à l’époque du machinisme et
depuis la nouveauté sans précédent en quoi cette
époque consiste. Le machinisme marxien, ce n’est
pas la question de la technique : au risque de surprendre, et malgré ce qu’en aura dit Kostas Axelos,
et qui est si riche, je pense que la technique est ce
que Marx n’a pas vraiment réussi à penser.
Raymond Aron répondit à Kostas Axelos, tandis
qu’il soutenait cette thèse, Marx penseur de la technique, que la pensée de Marx n’est pas la technique, mais le capital. C’était peut-être injuste,
mais cela n’était pas pures erreur et méchanceté.
Reste que ce qui fait l’articulation intrinsèque du
capital et de la technique est la machine en tant
qu’elle ouvre un processus de discrétisation et de
formalisation de l’activité des corps et des esprits.
Et c’est ce que l’on n’arrive pas encore à penser
avec Derrida.
En revanche, et c’est ce sur quoi je veux ici insister
en particulier, c’est grâce à Derrida que le machinisme devient pensable comme constituant un cas
de ce que j’appelle le processus de grammatisation, reprenant ce mot à Sylvain Auroux. Il s’agit
aujourd’hui de repenser l’économie politique et les
luttes en quoi elle consiste en inscrivant la révolu-
tion industrielle, ou plus exactement les révolutions industrielles, dans l’évolution d’un processus
de grammatisation commencé dès avant le néolithique, et qui relève de ce que Derrida a appelé
une histoire du supplément, mais qu’il n’a jamais
faite lui-même. C’est du moins ce que j’ai soutenu
dans La Fidélité aux limites de la déconstruction
(et j’ai développé le concept de grammatisation
inspiré par Auroux dans De la misère symbolique
et dans Mécréance et discrédit).
Le capitalisme s’est extraordinairement transformé
depuis Marx – et tout au long du XXe siècle, il s’est
consolidé sous la forme d’une nouvelle organisation
de l’économie libidinale. Jean-François Lyotard
avait entrouvert ce chantier, mais je crois qu’il n’a
pas pu le poursuivre parce que cela nécessitait une
critique de Freud qui reste entièrement à élaborer.
Les travaux de Foucault et de Deleuze rencontrent
la même difficulté. L’avenir de la philosophie passe
par une nouvelle pensée du capitalisme, non seulement en tant qu’économie libidinale, mais en tant
que, à son stade actuel, il rencontre cette nouvelle
contradiction qui tient à ce qu’en exploitant la libido, il la détruit. Or, la lutte contre cette destruction
suppose elle-même que soit pensée la peau de chagrin – c’est-à-dire la technique, ce que j’appelle
aussi les supports de production, qui ne sont pas de
simples moyens de production, comme le croient à
tort aussi bien les marxistes que les freudistes.
Penser le capitalisme et sa tendance autodestructrice – car s’il est vrai que la principale énergie du
capital est devenue la libido, sa tendance à détruire celle-ci et à la remplacer par un dispositif pulsionnel est sa limite et en quelque sorte son destin
auto-immunitaire, pour reprendre une fameuse
analyse de Derrida –, ce n’est pas le dénoncer, mais
le critiquer, et ce, au sens kantien. Il s’agit de lutter
contre ce qui, dans le capitalisme, constitue une
tendance mortifère et régressive à nier sa limite.
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L’échec de Marx à cet égard tient à l’impossibilité
pour lui de penser le temps parce qu’il lui manque,
comme à Kant et à Freud, le concept de rétention
primaire formalisé par Husserl. Il lui manque le
passage par Husserl. Marx se pose en critique de
cette métaphysique de la forme qu’est l’idéalisme.
Mais en fait, il renverse cette métaphysique en une
métaphysique de la matière. C’est un matérialiste,
c’est-à-dire un métaphysicien. C’est pour cela que
Marx échoue à penser la technique à travers la
machine, malgré tout ce qu’il découvre, et qui est
irremplaçable, en pensant la machine.
On ne peut pas penser la technique avec un
modèle matérialiste : c’est ce que Simondon a
montré avec ses concepts de processus de concrétisation et de processus d’individuation. On ne
peut pas non plus la penser avec un modèle idéaliste, c’est-à-dire formaliste et substantialiste
(ontologique), parce que ce qu’on doit penser
dans la technique, c’est quelque chose qui est en
excès sur ces oppositions. La technique à tous ses
stades, dont le stade machinique, est le fruit d’un
processus d’individuation psychosociale constitué
par la rétention tertiaire, c’est-à-dire par un état
de matière organisée par la libido, et comme
transformation radicale de ce que Simondon
décrit comme l’individuation vitale, qui devient
ainsi psychique et collective, c’est-à-dire sociale
(l’individuation psychosociale est ce qui, comme
processus métastable, permet de penser ce qui lie
le synchronique et le diachronique). Ces questions
constituent déjà l’horizon de L’Idéologie allemande de Marx. Mais Marx demeure pris dans le schème hylémorphique qui oppose la forme et la
matière.
Aujourd’hui, il faut critiquer la phénoménologie
avec la pensée de Marx. Mais il faut aussi faire l’inverse. Et il faut le faire également avec Freud, et
contre Freud, et en attention sinon à la philosophie
analytique issue du positivisme logique et à ses traductions en termes de sciences cognitives, du
moins dans l’analyse attentive des technologies
cognitives, des machines formelles et des appareils
symboliques qui forment, comme technologies de
l’esprit, le stade le plus récent de la grammatisation avec les technologies du vivant, de la bionique
et des nanotechnologies. Car si les modèles des
sciences cognitives sont théoriquement très
pauvres, pour ne pas dire misérables, leurs résultats industriels sont très importants – et permettent
des agencements stimulants des questions philosophiques et psychanalytiques par exemple avec la
neurophysiologie et la neurobiologie.
L’avenir de la philosophie est dans la lutte. Que cet
avenir soit aussi un héritage de tous ces passés-là,
phénoménologie, marxisme, psychanalyse et
retombées cognitivistes de la philosophie analytique, c’est une évidence – à condition précisément
que ces pensées ne constituent pas de nouvelles
scolastiques. Non seulement la philosophie a un
avenir, mais il n’y a d’avenir non-barbare du monde
industrialisé que dans la philosophie. S’il n’y a plus
de philosophie dans le monde, ce sera la mort du
monde, ce sera l’immonde. Mais cette philosophie
ne peut être qu’une philosophie politique, c’est-àdire aussi une économie politique, c’est-à-dire
aussi une technologie : un tout nouveau rapport à la
technologie et à la société en tant qu’elle vit essentiellement de questions technologiques.
Or, la philosophie est excédée par la technique.
Excédée dans tous les sens du terme. La technique
est un excès, ce qui devient sensible pour le commun des mortels surtout quand elle devient industrielle, comme technologie. Mais cela veut dire que
la grande question, c’est l’excès comme tel, qui est
inséparable de la technique, impensable hors
d’une pensée de la technique, mais qui se traduit
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en libido (c’est la question de Dionysos). Dès lors, il
s’agit de réinventer l’à venir philosophique du
monde en dépassant ce qui, depuis l’origine et
même comme l’origine même de la philosophie, a
consisté à refouler la technique. Le temps est venu
de penser la technique depuis le désir, et le désir
depuis la technique, ce qui est la question d’une
individuation psychique et collective qu’il s’agit
d’élaborer, et comme nouvelle économie libidinale,
c’est-à-dire comme nouvelle organisation sociale et
révolution du capitalisme en tant que dernier stade
du processus de grammatisation, c’est-à-dire de
l’histoire du supplément.*
JEAN-LUC NANCY
Derrida da capo **
Est-il possible, pour un hommage inévitablement
trop court, de situer la pensée de Derrida en lui
reconnaissant son plus propre relief sans pour
autant se mettre en devoir de l’analyser ? Est-il
possible d’essayer de dire moins le contenu de sa
pensée que son mouvement, sa motion – voire son
émotion ?
De ce qu’on nomme « philosophie », quelle aura été
son interprétation ? Quelle voix lui aura-t-il donnée ?
Une chose est certaine, au moins : il n’est pas un
interprète au sens reçu d’une « herméneutique »
qui repose sur une présupposition de sens disponible. Il l’est comme un Hermès porteur de messages que leur transport même module, que leurs
envois disséminent d’emblée sans laisser derrière
eux un expéditeur identifiable. Et c’est de cet
Hermès qu’il faut tenter une esquisse.
Si la métaphysique est bien la science de l’être en
tant qu’être et/ou des principes et des fins selon
lesquels s’ordonne l’être, si elle est bien cette
*Une première version de ce texte, largement
modifiée ici, a été publiée en réponse à des
questions posées par une revue brésilienne de Sao
Paulo à propos de l’avenir de la french theory
après la mort de Jacques Derrida et après le
referendum du 29 mai sur l’Europe en France.
archontologie dont le mot-valise est ici offert avec
un sourire à la mémoire de celui qui aimait tant
jouer avec ces crases – ici, l’onto du génitif d’objet de l’« onto-logie » se contractant avec la désinence participiale de l’« archontat » - et si jamais
dans son histoire la philosophie ne s’est en dernière instance employée à autre chose qu’à travailler, transformer, déplacer, refonder, défoncer,
déconstruire ou rouvrir la définition même ou la
possibilité de l’objet d’une telle science (et avec
elles la définition ou la possibilité de son sujet,
soit la philosophie elle-même ou encore le philosophe qui la porte, qui l’énonce ou qui l’adresse),
alors il faut dire que Derrida n’a pas eu d’autre
souci que de rejouer la métaphysique da capo.
Ne faisant ainsi rien d’autre que ce que fait tout
philosophe en tant que philosophe, y compris lorsqu’il se déporte lui-même des positions reçues au
titre de la « philosophie », voire lorsqu’il paraît les
déserter ou les subvertir pour se transporter luimême ailleurs que « dans » la philosophie. Car il
n’y a précisément pas de « dedans » de la philosophie, à condition qu’elle reste attentive à la position de son objet, qui lui interdit précisément de
présupposer quelque « position » que ce soit pour
cet objet dont il est requis qu’il précède toute
objectité possible et qu’il se précède donc luimême pour finir – ou bien plutôt pour commencer.
Da capo : depuis le début, depuis la tête, le principe
ou l’origine. Cette notation musicale commande la
reprise d’un air, d’une phrase ou d’un morceau, soit
à partir de sa fin, soit en cours de mouvement et
avant qu’une ou plusieurs reprises ne mènent à une
conclusion. Sans être en mesure d’indiquer s’il est
arrivé ou non à Derrida de se servir de l’expression,
on l’épingle ici volontiers comme une indication à
déchiffrer et à exécuter, pour approcher son œuvre.
** Cet article a été publié dans Hermès, n°41,
Éditions CNRS, Paris, 2005.
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