TROISIÈME PARTIE
DURÉE
ET
DÉCADENCE DE
LA
CROISADE
CHAPITRE
PREMIER
L’ÉTABLISSEMENT DE LA CROISADE
:
NÉCESSITÉS MILITAIRES ET RITES DE PÉNITENCE.
I.
L’ARMÉE
CROISÉE
A
JÉRUSALEM:
CROISADE
ou
ÉTABLISSEMENT
?
En
août
1096,
après la désignation de Godefroi comme
avoué du Saint-Sépulcre et l’élection du patriarche Arnoul,
les destins de la Jérusalem chrétienne n’étaient nullement
assurés. D’un côté un prince laïque, pieux
et
soumis
à
l’auto-
rité de l’Église, jalousement surveillé par ses pairs
;
de
l’autre, le chef du pouvoir spirituel, aventurier de race,
comme son complice, l’évêque de Martorana, et qui devait
son élection
à
l’aide de
son
maître, le duc de Normandie, et
à
ses nombreuses intrigues. L’avenir restait ouvert une
théocratie hiérosolymitaine
:
il lui fallait d’autres hommes
seulement et que le bras temporel demeurât humblement
soumis
à
la volonté de l’Église. Mais comment s’attarder
a
la pensée du royaume de Dieu, quand les chrétiens,
A
peine
installés dans leur conquête, apprenaient l’arrivée
à
Ascalon
de l’armée fatimide
et
que Godefroi devait en hâte réunir
les barons déjà dispersés pour repousser l’invasion musul-
mane
?
Telle était en effet la nécessité militaire que
la
reprise
de
138
DURJ~E
ET
DÉCADENCE
DE
LA
CROISADE
Jérusalem portait avec elle. Mais les croisés semblaient ne
pas
vouloir l’entendre. Aussitôt après la double élection
du patriarche et de l’avoué du Saint-Sépulcre, les voici qui
commencent
à
quitter la ville, Raimond de Saint-Gilles
tout le premier. Sans doute depuis la
mort
de Pierre Bar-
thélemy, l’influence du comte de Provence a-t-elle beau-
coup diminué. Sa conduite pendant le siège, quand il épargne
la garnison sarrasine de la Tour de David tandis qu’autour
de lui le massacre fait rage, augmente les suspicions et son
discrédit. Qu’y a-t-il donc dans le départ de ce chef en qui
s’allient étrangement la générosité, l’esprit de calcul et une
incontestable faiblesse
?
A coup
sûr
la déconvenue de ses
ambitions de souveraineté temporelle par l’élection de
Godefroi,
et
l’humiliation de n’avoir
pu,
devant les exigences
de celui-ci, conserver
sa
conquête, cette Tour de David,
qui était la principale forteresse de la ville
(1).
Mais beaucoup
plus, selon l’aveu de son chroniqueur, l’opposition de ses
propres gens
à
tout projet d’installation en Terre Sainte.
Autour de lui ses fidèles parlent âprement de retour
:
Jérusalem atteinte, toute la Croisade apocalyptique s’achève
et le parti provençal veut retrouver sa patrie lointaine.
L’expédition de purification millénariste a pris fin.
C’est ainsi, semble-t-il, qu’il faut interpréter les derniers
actes de Raimond. Avec quelques fidèles, dont toujours
Raimond d’Agiles, il se rend
à
Jéricho cueillir des palmes et
de se baigner dans le .lourdain. Baptême qui n’observe
plus le rite déjà classique, mais au contraire les prescriptions
de Pierre Barthélemy. Celui-ci avait en effet, sur l’ordre de
(1)
La tour de David,
sur
la route de la mer, était une position stratégique
essentielle. EUe avait pris d‘autre part, dans les premiers sibcles chrétiens,
valeur
de
dévotion, et les Livres de pèlerinage
lui
feront dans la description
de Jérusalem place éminente. Au point que l’on peut se demander, d’aprbs
les monnaies et les sceaux des rois latins, si elle
n’est
pas devenue
comme
le
saisissant symbole de Jérusalem, elle-même
1’
a
umbilicus
ferrarum
D.
-
Le
fait
en
Raymond d’AOvxLERS,
01x1,
301
et
302,
oh
il est dit de la tour
de
David,
I
scilicet totius regni Judaici caput
8.
L’BTABLISSEMENT
DE
LA
CROISADE
139
saint André, prescrit au comte de traverser le Jourdain
sur
un esquif, non de s7y plonger
;
pendant la traversée il devait,
revêtu d’une chemise
et
de braies neuves, être aspergé de
l’eau du fleuve. Ses vêtements une fois secs seraient conservés
avec la Sainte Lance du Seigneur. Indications ponctuelle-
ment suivies, encore que le chroniqueur, homme de sens,
avoue qu’il ne comprend pas leur portée
(1).
Mais il n’im-
porte
;
tout en satisfaisant
à
la vision
de
Pierre, épisode
proprement provençal, ce que Raimond accomplit, ce sont
les rites du pèlerinage avant le retour. La coutume est fort
ancienne d’aller cueillir des palmes
à
Jéricho
:
Nicolas de
Myre l’avait fait en
310
et l’on sait que, lorsqu’on ouvrit
son cercueil en
1100,
les palmes qui y avaient été mises
reverdirent aussitôt. Elle a d’autre part sa symbolique,
qu’explique Bède le Vénérable
;
car les palmes, par leur
robuste venue, sont l’image de la foi vigoureuse
;
avec leurs
feuilles rugueuses et leurs fruits excellents, elles montrent
les
souffrances du monde
et
les récompenses
du
ciel
;
enfin,
-
texte qui est probablement
à
l’origine du rite,
-
1’Apo-
calypse représente les bienheureux avec les palmes dans les
mains
(VII,
9)
(2).
De même le baptême dans le Jourdain
fait partie du pèlerinage classique
(3).
Raimond
a
donc
observé les rites, et c’est probablement avec la pensée d’un
départ prochain qu’il retourne
à
Jérusalem. Après avoir
aidé Godefroi
à
repousser l’émir fatimide Alafadal
à
Ascalon,
à
la
fin
d’août
1099
il s’en ira vers le nord de la Syrie, sur la
grande route de l’Europe.
(1)
R. D’AOUILERS,
Cm,
302.
(2)
QUARESMIUS,
Elucidatio
S.
Terrae,
I,
793, d’après Bède
le
Vénérable.
Cf.
EKKEHARD,
CX,
ch.
xxxv
:
iidemque palmati quasi oictores mortis redent,
et sur les palmes des croisés, FOUCHER, CIV, 364 et 366
;
RAIMOND, CIII,
295 et 301.
(3) TOBLER,
Topogr.,
II,
695
sqq.
et les récits de l’abbé
russe
Daniel,
phierin
de Palestine en 1113-1115
in
Zeitschrift
des
deufschen Palbsfina-
Vrreins,
VIII,
34. Celui-ci décrit la cérémonie dans le Jourdain pour la des-
cente
du
Saint-Esprit sur les nouveaux baptisés. Ceritede baptéme général
s’accomplissait au milieu de la nuit, en mémoire du baptême de
Jésus.
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