JAN BIERHANZL L’ITINERAIRE DE LA SIGNIFIANCE ETHIQUE DANS AUTREMENT QU’ETRE OU AU-DELA DE L’ESSENCE D’EMMANUEL LEVINAS 1 UNIVERSITE DE BOURGOGNE UFR de Lettres et Philosophie THÈSE Pour obtenir le grade de Docteur de l’Université de Bourgogne Discipline : Philosophie par Jan Bierhanzl Le 15 septembre 2012 L’ITINERAIRE DE LA SIGNIFIANCE ETHIQUE DANS AUTREMENT QU’ETRE OU AU-DELA DE L’ESSENCE D’EMMANUEL LEVINAS Directeur de thèse Pierre Rodrigo Co-directeur de thèse Karel Novotný Jury Bensussan, Gérard, professeur, Université March Bloch Strasbourg 2 Calin, Rodolphe, MCF HDR, Université Montpellier 3 Sokol, Jan, professeur, Facultés des Humanités, Université Charles, Prague © 2 Pour Mařenka 3 Les noms des personnes dont le dire signifie un visage – les noms propres au milieu de tous les noms et lieux communs – ne résistentils pas à la dissolution du sens et ne nous aident-ils pas à parler ? Ne permettent-ils pas de présumer, derrière les propos en perdition, la fin d’une certaine intelligibilité, mais l’aube d’une autre ? Emmanuel Levinas1 REMERCIEMENTS Comme nous le savons grâce à Emmanuel Levinas, le sens que l’auteur a cru mettre dans les mots est en réalité précédé et interrompu par l’aube d’une autre intelligibilité, celle de la signifiance éthique du visage. En guise de remerciement, je tiens à invoquer ici les noms propres, dont le dire signifie un visage, des personnes qui ont rendu le présent travail possible. Je tiens à adresser mes plus vifs remerciements en premier lieu à Pierre Rodrigo et Karel Novotný. Ils m’ont fait confiance avant même d’avoir entrepris ce travail et m’ont soutenu de par leurs précieuses relectures, remarques et encouragements tout au long de son accomplissement. Je voudrais également remercier infiniment tous ceux (et chacun en premier lieu !) à qui j’ai demandé de l’aide au cours de ces années de lectures et d’écriture et qui ont répondu à ma demande sans hésitation. Ma profonde gratitude va à Marie Alison, Yves Aulas, Ivan Bierhanzl, Šimon Bierhanzl, Arthur Cools, Alberto Foletti, Ivan Foletti, Josef Fulka, Jan 1 E. LEVINAS, Noms propres, Montpellier, Fata morgana, 1976, p. 10-11. 2 S. PETROSINO ET J. ROLLAND, La vérité nomade, Paris, La découverte, 1984, p. 147. 4 Houkal, Olivier Jurion, Róbert Karul, Matúš Kocian, Petr Kouba, Olga Machoninová, Danielle Millet, Miroslav Petříček, Stéphane Reznikow, Vicente Montiel Romero, Antoine Rossi, Adam Slavický, Jan Sokol. L’éthique est première. Mais il faut aussi l’institution. Grâce aux institutions qui suivent, et que je remercie également beaucoup, j’ai pu mener à bien ce travail dans les meilleures conditions: L’Académie des Sciences de la République Tchèque, la Faculté des Lettres de l’Université Charles de Prague, le Gouvernement Français, l’École Doctorale LISIT de l’Université de Bourgogne. 5 RÉSUMÉ Le présent travail tente de retracer le parcours de la signifiance éthique. Bien que le trait structurel décisif du mouvement de signifiance éthique soit le « pour l’autre », nous montrons qu’en suivant la double méthode phénoménologique de la concrétisation-etemphase, Levinas accomplit ce mouvement par d’autres traits structurels: « à sens unique », « à partir de soi », « malgré soi », « autre dans le même », « je est un autre », « pour rien » et « par l’autre ». Le chapitre II apporte un trait signifiant limite « l’un pour tous les autres », articulant l’éthique avec la justice. Ce dernier a un statut ambivalent entre fraternité (responsabilité pour le prochain et le lointain) et justice (relation à pied d’égalité), et il constitue une condition nécessaire à la genèse du langage, mais pas pour autant une condition suffisante. Cependant, la liste établie n’est pas exhaustive, mais simplement indicative. Ce travail n’est qu’une digression dans le mouvement de la signifiance éthique, mouvement infini, qui précède diachroniquement toute tentative d’en rendre compte et qui interrompt le sens que l’auteur de ces lignes croît mettre dans les mots. Les différentes recherches constituant le présent travail peuvent dès lors être interprétées comme différentes modalités de ce Dédire du Dit qu’est la mise en évidence de l’exception du tiers exclu – notre seul accès au Dire. Dans cette perspective, le chapitre I cherche à dépasser la dichotomie signification vécue / signification thématisée, le chapitre II la dichotomie langue / parole, le chapitre III la distinction entre sens et non-sens. L’alternance du sens détermine le statut des trois premiers chapitres: thématiser l’avant de la 6 signifiance éthique est impossible sans thématiser l’après de la signifiance ontologique, qui, elle, est toujours déjà interrompue par l’après de l’après de l’alternance du sens, et ainsi de suite. Mots clés: signifiance, éthique, corporéité, non-sens, alternance, langage, art, littérature. 7 ABSTRACT The paper here presented attempts to retrace the course of the ethical signifying. Although the main characteristic feature of this movement of signifying is the « for-the-other », we show that following the double phenomenological method called concretisation-andemphasis, Levinas accomplishes this movement by means of other features: « unique sense », « starting from the self », « despite oneself », « the other in the same », « I am an other », « for nothing » and « by the other ». The chapter II brings a borderline feature « one-for-all-the others » which articulates ethics with justice. It has an ambivalent status between brotherhood (responsability for the close neighbour and the distant one) and justice (relation between equals) and is a necessary, but not a sufficient condition for the genesis of language. Eventhough, this list is not exhaustive, but simply indicative. This paper is not anything more than a digression in the movement of ethical signifying, an infinite movement, which precedes diachronically every attempt to give an account of it and interrupts the sense that the author believes putting in words. Then the investigations here presented can be interpreted as different modalities of the Un-­‐saying (Dédire in french) of the Said which consists in putting in evidence the exception of the excluded third – our only acces to the Saying. In this perspective, chapter I tries to exceed the dichotomy lived significance / thematised significance, chapter II the dichotomy langue / parole, chapter III the distinction between sense and non-sense. The alternance of sense defines the status of the first three chapters: to thematise the « before » 8 of the ethical signifying is impossible without thematising the « after » of the ontological signifying, which is always already interrupted by the « after the after » of the alternance of sense, and so on. Keywords: signifying, ethics, embodiment, non-sense, alternance, language, arts, litterature. 9 TABLE DES MATIÈRES Introduction: éthique et signifiance 10 CHAPITRE I: SIGNIFIANCE ÉTHIQUE ET CORPORÉITÉ 1) Le dire comme tendresse (la caresse) 2) Le dire comme vulnérabilité (la blessure) 3) Le corps maternel comme emphase de la signfiance éthique 4) La voix du soi comme l’exposition de l’exposition 5) La maternité et le truchement: des métaphores? 32 33 39 45 48 53 CHAPITRE II : UNE DIGRESSION DANS LA SIGNIFIANCE ÉTHIQUE : L’ORIGINE DU LANGAGE 1) An-archie du Dire et origine du Dit 2) L’entrée du tiers comme condition nécessaire à la déduction du Dit 3) Une autre condition nécessaire à la déduction du Dit : le « grâce à Dieu » 4) Un exemple de menace du non-sens qui pèse sur le sens Dit: l’exotisme esthétique 61 62 69 82 92 CHAPITRE III: SIGNIFIANCE ÉTHIQUE ET IL Y A 1) La voix du soi entre désintégration et unicité 2) L‘il y a comme condition de la signifiance éthique 3) La souffrance inutile 4) Souffrir pour autrui et souffrir par autrui 100 102 108 115 127 CHAPITRE IV: L’ALTERNANCE DU SENS 1) Alternance de deux temporalités: la synchronie et la diachronie 2) La trace de sincérité 3) L’oral et l’écrit 4) Penser, c’est penser à deux. Yves Aulas et l’écriture 5) Une linguistique sans langue? Le cas des mots excédant les catégories grammaticales 6) L’alternance du sens: un mouvement purement pendulaire ou une croissance du sens? 136 137 148 162 163 176 186 Conclusion 190 Appendice: Ethique et institution dans les théories d’Yves Aulas 196 BIBLIOGRAPHIE Œuvres d’Emmanuel Levinas Œuvres d’autres auteurs Bibliographie annexe Note bibliographique sur l’origine des chapitres 207 208 210 214 217 10 INTRODUCTION ÉTHIQUE ET SIGNIFIANCE 11 Dans l’impossibilité de séparer, au sein de la pensée de Levinas, le concept d’éthique et celui de signification, gît à notre sens la possibilité de comprendre cette pensée et son itinéraire. Jacques Rolland et Silvano Petrosino2 L'une des tâches de la philosophie d'inspiration phénoménologique est de remonter à la signifiance de la signification, c’est-à-dire de réduire la signification à l’accès qui y mène. Dans le langage lévinassien, il s'agit de remonter au Dire pur, au Dire qui ne dit encore rien de Dit, de réduire le Dit au Dire. « Ce Dire, il s'agit précisément de l'atteindre préalablement au Dit ou d'y réduire le Dit. Il s'agit de fixer le sens de ce préalable. Que signifie le Dire avant de signifier un Dit? »3 En quoi le Dire est préalable: constitue-t-il la première étape d'une théorie de la signification, organon nécessaire à toute théorie de la connaissance, ou bien est-il préalable parce qu'en lui s‘engage l’essentiel, la vie4 elle-même, ou pour utiliser les termes d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence la signifiance même de la signification ? Pour le dire en un mot, nous aborderons dans ce travail sur le dernier Levinas la notion de signifiance comme processus et comme relation avec autrui, et tenterons de montrer qu’elle ne se limite pas à une condition de possibilité de la communication dans le langage (que nous définirons comme corrélation du Dire et du Dit), mais qu’elle se produit 2 S. PETROSINO ET J. ROLLAND, La vérité nomade, Paris, La découverte, 1984, p. 147. 3 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, Paris, Le Livre de poche, 2004, p. 78. 4 Cf. « Langage et proximité », in : E. LEVINAS, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris,Vrin, 2001, pp. 303-330, p. 318: « Dans la relation éthique au réel, c’est-à-dire dans la relation de proximité qu’établit le sensible, s’engage l’essentiel. Là est la vie. » 12 comme un Dire sans Dit, un nouvel ordre de signifiance et d’intelligibilité qui en réalité est « plus vieux » que celui qui rattache tout Dire au Dit par une corrélation. Autrement dit, notre analyse et notre interprétation du dernier Levinas consisteront en un « recours à un nouvel horizon de sens et [en] la reconnaissance de son intelligibilité comme prioritaire »5. L’expression lévinassienne qui traduit le mieux le processus signifiant qui se passe dans ma relation à autrui est celle de signifiance éthique6. Levinas joue sur la polysémie du terme « signifiance »: il fait résonner, pour ainsi dire, le rapport entre le sens linguistique de ce terme et son sens étymologique. On doit l‘introduction de la « signifiance » en linguistique à Émile Benveniste qui distingue « signifiance » et « sens ». Voici une présentation succinte de la distinction benvenistienne sous la plume de Tzvetan Todorov: Le poète anglais Pope dit quelque part: « I concede that a lexicographer may perhaps know the meaning of a word by itself, but not the meaning of two connected words ». Si l’on admet que l’intuition du poète est juste, il faut en conclure qu’il y a deux phénomènes bien distincts, la signification du mot pris isolément, tel qu’il peut figurer dans le dictionnaire; et sa signification dans la chaîne du discours, à l’intérieur d’un énoncé particulier. (...) Ces phénomènes sont si différents qu’ils méritent chacun, une appellation particulière. C’est ce qu’a fait Émile Benveniste en introduisant les notions de signifiance (signification dans la 5 E. LEVINAS, À l’heure des nations, Paris, Minuit, 1998, p. 181. 6 Étant absent dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, le syntagme « signifiance éthique » est apparu ultérieurement dans certains textes tardifs du philosophe. Cf. notamment E. LEVINAS, À l’heure des nations, op. cit., p. 201-202 et p. 204 ou E. LEVINAS, Ethique et Infini, Paris, Le Livre de Poche, 1984, p. 101. Dans De Dieu qui vient à l’idée, il utilise la formule « signification éthique », cf. par exemple E. LEVINAS, De Dieu qui vient à l'idée, Paris, Vrin, 1998, p. 187. 13 langue) et de sens (signification dans le discours).7 Alors que la signifiance (benvenistienne) est signifiance du signe dans la langue où le signe n’a par définition de valeur que générique et conceptuelle et n’admet pas de signifié particulier, le domaine du sens a pour unités de base le mot et la phrase et c’est le locuteur qui « assemble des mots qui dans cet emploi ont un ‚sens‘ particulier »8. Dans la mesure où Levinas privilégie dans son approche du langage le Dire, le fait de s’adresser à autrui, à la langue comme système de signes, il pourrait paraître étrange qu’il ait choisi, pour décrire la relation incomparable de l’un-pour-l’autre, la notion de « signifiance » plutôt que celle de « sens ». Un « sens » particulier résultant de l’utilisation individuelle de la langue que Benveniste nomme discours, dans telle ou telle situation éthique singulière, ne correspondrait-il pas mieux au projet philosophique lévinassien de rapprocher de la façon la plus étroite possible éthique et « signifiance » ? Nous pensons qu’il faut répondre par la négative, mais à condition de remettre en question le cadre conceptuel de la dichotomie benvenistienne au point d’en indiquer l’éclatement ou la sortie. En effet, si Levinas s’était contenté de greffer l’un-pour-l’autre au niveau du « sens » du discours, il aurait tacitement approuvé le conditionnement du « sens » éthique par la « signifiance » de la langue et se serait situé dans le prolongement d’une pensée qui ne fait que greffer l’éthique sur une théorie de la signifiance pré-éthique. Or, en invoquant précisément la « signifiance éthique », Levinas part du schéma de Benveniste dans le cadre duquel cette expression est un oxymore, le fait logiquement éclater (la « signifiance éthique » étant le tiers exclu de la 7 T. TODOROV, « Signifiance et sens », in : Mélanges linguistiques offerts à Émile Benveniste, Paris, Société de Linguistique de Paris, 1975, p. 509 et ss. Cf. E. BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, Paris, Minuit, 1966 (Volume 1) et 1974 (Volume 2), notamment l'étude « Sémiologie de la langue » (1969) faisant partie du volume II. 8 Cf. E. BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale (Volume 2), op. cit., pp. 223-226. 14 « signifiance » et du « sens ») et indique l’itinéraire de son dernier projet philosophique: il faut avant tout greffer la signifiance sur l’éthique et puis éventuellement s’intéresser au rapport entre « signifiance » de la langue et « sens » du discours. En d’autres termes, la première tâche consiste à penser un Dire sans Dit (tel est l’objet de nos chapitres I et III). La seconde tâche qui, elle, est beaucoup moins pressante (mais nécessaire, comme nous le verrons dans les chapitres II et IV), consiste à penser l’articulation entre le Dire et le Dit. Une autre raison en faveur de la pertinence9 du syntagme « signifiance éthique » a été suggérée plus haut dans la citation du poète anglais Alexander Pope: « I concede that a lexicographer may perhaps know the meaning of a word by itself, but not the meaning of two connected words ». Il s’agit de la possibilité de penser une signifiance qui précède le rapport entre deux signes, et qui, en tant que non-rapport initial, donne son sens à tous les rapports entre signes dans la langue, de même qu’indirectement à tous les rapports entre mots et phrases dans le discours. C‘est une voie de sortie de l’horizon structuraliste sur lequel repose la distinction benvenistienne qui correspond, comme nous verrons notamment dans le chapitre IV, à la découverte de la trace de l’autre qui est en-deçà du signe. C’est cette signifiance par elle-même de la trace, plutôt que celle du signe, que nous chercherons à approcher dans le présent travail et que nous appellerons avec Levinas l’unicité sans dualité aucune de l’un-pour-l’autre: « Le trope de l’intelligibilité se dessine dans l’un-pour-l’autre éthique, signifiance préalable à celle que revêtent les termes en jonction dans un 9 Nous espérons par ces remarques sur la pertinence de l’oxymore « signifiance éthique » apporter un élément de réponse à la remarque critique de Gérard Bensussan concernant l’ambiguïté du mot « sens » chez Levinas. Cf. G. BENSUSSAN, Éthique et expérience. Levinas politique, Strasbourg, La Phocide, 2008, p. 62 : « En effet ce sens d’avant le sens, d’avant tout sens, mériterait sûrement d’être autrement désigné, selon la figure emphatique d’un autrement-que-le sens. » 15 système. »10 Quant au sens étymologique du mot signifiance, il apporte une preuve empirique à ces développements. Dans l'expression vieillie « bailler signifiance », ce terme signifie précisément donner de l'importance à quelqu’un, prêter de l'attention à quelqu’un. « Dire, c'est approcher le prochain, lui bailler signifiance »11, dira Levinas dans Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence. Toutefois, ce mouvement à sens unique qui va de moi vers autrui et qui consiste à lui « bailler » signifiance ne s'épuise pas en « prestation de sens », s'inscrivant dans le Dit. Signifiance baillée à l'autre, antérieurement à toute objectivation, le Dire-à-proprement-parler n'est pas délivrance de signes. (…) Le Dire est communication certes, mais en tant que condition de toute communication, en tant qu'exposition. (…) L'intrigue de la proximité et de la communication n'est pas une modalité de la connaissance. Le déverrouillement de la communication – irréductible à la circulation d'informations qui le suppose – s'accomplit dans le Dire. Il ne tient pas aux contenus s'inscrivant dans le Dit (...).12 Les analyses lévinassiennes de la signifiance, dans Totalité et Infini, ont déjà mis en évidence le statut originaire (ou pré-originel) du visage de l’autre homme en tant qu'autosignifiance13, voire signification sans contexte que toute théorie de la signification comme 10 E. LEVINAS, De Dieu qui vient à l'idée, op. cit., p. 125. 11 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 81. Cf. également E. LEVINAS, De Dieu qui vient à l'idée, op. cit., p. 125, note 24: « Que le mot signifiance ait empiriquement le sens d’une marque d’attention donnée à quelqu’un – est très remarquable. » 12 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 81-82. 13 Cf . à titre d’exemple E. LEVINAS, Totalité et Infini – essai sur l'extériorité, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 72: « L’œuvre du langage (...) consiste à entrer en rapport avec une nudité dégagée de toute 16 objet intentionnel (d’après la phénoménologie classique) ou comme système de différences (d’après le structuralisme) présuppose. Selon Levinas, le visage, qui ne peut en aucun cas être l’objet d’une intention, se présente comme un signifiant sans signifié et est à l’origine de toute signifiance: il porte la signification linguistique (que Levinas va confondre avec la signification ontologique), mais en même temps son mode de signifiance propre est celui d’une auto-signifiance irréductible à la signification comme rapport entre deux termes. Ainsi, l'effort philosophique de Levinas ne se limite pas à vouloir donner une part à autrui, à l'interlocuteur dans une théorie de la signification et du langage, mais consiste précisément à identifier la signifiance de la signification et la relation éthique. De ce point de vue, l’œuvre tardive reste fidèle à Totalité et Infini, tout en précisant, d’une part, la définition de la signifiance comme processus (nous verrons que le processus signifiant se précisera comme concrétisation et emphase) et, d’autre part, la définition de la signifiance comme rapport à autrui (l’un-pour-l’autre sera porteur d’une intelligibilité en tant que corporel et sensible). Avant de retracer le parcours de la signifiance éthique dans Autrement qu’être ou audelà de l’essence (tel est l’objet propre du présent travail), il importe pour le lecteur et l'interprète de Levinas de rendre explicites plusieurs présupposés plus ou moins implicites dans l'œuvre, mais dont la prise en compte est absolument nécessaire pour que les analyses lévinassiennes de la signifiance éthique soient tout simplement intelligibles. Le premier de ces axiomes est celui de la primauté du Bien dans la relation avec autrui. Il est présent dès forme, mais ayant un sens par elle-même, kath’auto, signifiant avant que nous ne projetions la lumière sur elle, n’apparaissant pas comme privation sur le fond d’une ambivalence de valeurs – (comme bien ou mal, comme beauté ou laideur) – mais comme valeur toujours positive. (...) Le visage s’est tourné vers moi – et c’est cela sa nudité même. Il est par lui-même et non par référence à un système. » 17 Totalité et Infini et recevra sa formulation la plus précise dans Autrement qu'être ou au-delà de l’essence avec la formule de la « pré-originelle emprise du Bien »14 sur le sujet. Dans les analyses de la signifiance, cette primauté du Bien se traduit par une corrélation15 entre éthique et signifiance. Le Levinas de Totalité et Infini voit cette corrélation dans la parole du visage et dans son pendant qui est la responsabilité du sujet. Cette bonté interpersonnelle est appelée discours, le principe de celui-ci étant la parole magistrale, c’est-à-dire autosignifiante, du visage. Dans Entre nous – essai sur le penser-à-l'autre Levinas affirme : « L'humain ne s'offre qu'à une relation qui n'est pas pouvoir »16 ; le pouvoir, selon le philosophe, est par essence meurtrier de l'autre. Dans Totalité et Infini il ajoute que « le pouvoir, […] devient, en face de l'autre et contre tout bon sens, impossibilité du meurtre »17. Le problème se pose de savoir ce que signifie cet « en face » dans l'expression « en face de l'autre homme » et en quoi un « pouvoir », « contre tout bon sens », est perte de pouvoir, « impossibilité » ? La résistance du visage de l'autre homme à la violence que provoque la relation de signification, permet d'apercevoir dans la relation interlocutive le fondement de l'impossibilité de toute violence interpersonnelle dans le face-à-face avec autrui. Qu'est-ce donc que la violence selon Levinas et en quoi l'interlocution en constitue-t-elle une sortie, une échappée? Comment comprendre que la corrélation entre éthique et signifiance soit constitutive de cette action sans violence qu'est la parole? Dans Difficile Liberté, Levinas 14 Cf. E. LEVINAS, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 95. 15 Cf. sur ce point l’article de Fred Poché qui pense le rapport entre éthique et signifiance chez Levinas précisément comme une corrélation. F. POCHÉ: Ethique et signifiance. De Lévinas à un personnalisme de contextualité, in: Nouvelle revue théologique 120 (1998), pp. 46-59. 16 E. LEVINAS, Entre nous – essai sur le penser-à-l'autre, Paris, Le Livre de poche, 1993, p. 22. 17 E. LEVINAS, Totalité et Infini – essai sur l'extériorité, op. cit., p. 38. 18 donne une définition de la violence : Est violente toute action où l'on agit comme si on était seul à agir : comme si le reste de l'univers n'était là que pour recevoir l'action ; est violente, par conséquent, aussi toute action que nous subissons sans en être en tous points les collaborateurs.18 La définition est très large, la violence y est synonyme d'exclusion, et serait aussi bien applicable au langage dans la mesure où ce dernier est un acte. Or, il est évident que si la parole n'est possible qu'en tant que parole échangée, elle constitue une action concertée et quitte nécessairement le désordre exclusif de la violence : elle suppose et institue un rapport moral. Toujours dans Difficile liberté, Levinas s'explique : « Ce commerce que la parole implique est précisément l'action sans violence : l'agent au moment même de son action, a renoncé à toute domination, à toute souveraineté, il s'expose déjà à l'action d'autrui, dans l'attente de la réponse ».19 Prendre la parole, être un sujet parlant, est donc aptitude à réagir à la parole d'autrui, à le reconnaître, à lui répondre, à répondre de lui ajoute Levinas, avant même qu'il ne me pose la question. L'assymétrie paradoxale de l'interlocution témoigne de la présence sans concept d'autrui (ce que Levinas appelle son visage) et constitue la première signifiance du discours. Dans Totalité et Infini, le philosophe définit la paix comme aptitude à être dans la parole et il cherche « à apercevoir dans le discours, une relation non-allergique avec l'altérité » 20 ; il identifie relation interlocutive et relation authentique à l'autre en tant que tel. Si la violence est exclusion de l'autre, absence de relation avec lui dans son altérité, alors la relation à l'autre est d'emblée une relation interlocutive. Il en résulte que la violence interpersonnelle n'est possible qu'en tant 18 E. LEVINAS, Difficile Liberté – essais sur le judaïsme, Paris, Le Livre de poche, 2006, p. 20. 19 Ibid., p. 22. 20 E. LEVINAS, Totalité et Infini – essai sur l'extériorité, op. cit., p. 38. 19 qu'exclusion de la relation de parole. Inversement, entrer en relation avec autrui signifie ne pas lui refuser l'accès à une parole propre, dans laquelle advienne une signification sans contexte, comme nous le montrerons. Dès lors la résistance du visage à la violence n'est effective que dans l'espace ouvert par l'interlocution. Cela signifie que si l'humain se refuse quand s'exerce un pouvoir d'exclusion, une relation meurtrière de l'altérité de l'autre homme, ce n'est pas dans le recours à un même pouvoir d'exclusion, violent à son tour, mais par la résistance éthique, substanciellement non-violente de la parole. L'humain ne s'offre pas à la violence et ne s'y révèle pas, précisément parce que se trouver en face de l'autre homme signifie d'ores et déjà nouer avec lui une relation interlocutive et pacifique, une relation par définition éthique. Le pouvoir est contre tout bon sens pouvoir d‘accueil, manifesté dans la parole et la reconnaissance du visage et de son auto-signifiance. Dans Ethique et Infini, Levinas pose le rapport entre discours et visage et situe le principe de la signifiance du discours du côté du visage de l'autre, qu'il ne s'agit pas de voir comme on verrait quelque chose mais plutôt d'entendre, en une disposition préalable à la réponse : Visage et discours sont liés. Le visage parle. Il parle, en ceci que c'est lui qui rend possible et commence tout discours. J'ai refusé [...] la notion de vision pour décrire la relation authentique avec autrui ; c'est le discours et, plus exactement, la réponse et la responsabilité, qui est cette relation authentique.21 Si le visage résiste de lui-même à la violence, il faut donc également lui attribuer l'origine du processus de signifiance, tel qu'il se produit dans le discours : dans sa singularité absolue, il signifie par lui-même, il ne renvoie à rien d'autre que lui-même et sans contexte. « En lui, 21 E. LEVINAS, Ethique et Infini, op. cit., p. 82. 20 dit Levinas dans Entre nous, l'infinie résistance de l'étant à notre pouvoir s'affirme précisément contre la volonté meurtrière qu'elle défie, parce que toute nue – et la nudité du visage n'est pas une figure de style – elle signifie par elle-même. »22 La nudité du visage est à l'origine de sa résistance éthique à la violence, et doit être interprétée comme pouvoir de signifier par soi. L'interlocuteur assiste à sa propre révélation comme inter-locuteur, le visage est un signifiant qui ne renvoie pas à un quelconque signifié, dans un contexte discursif préalablement constitué, mais est à l'origine du processus de signifiance lui-même. Levinas affirme dans Langage et proximité23 : Le prochain, c'est précisément ce qui a un sens immédiatement, avant qu'on le lui prête. Mais ce qui a un sens ne se peut que comme Autrui, comme celui qui a un sens avant qu'on le lui donne. […] Nous avons appelé visage l'auto-signifiance par excellence.24 La violence du pouvoir se heurte donc à une limite absolue : ce qui précisément fait l'autre comme tel, à savoir son auto-signifiance, est ce qui échappe au pouvoir du sujet. Inversement, le sujet qui prétend poser son autonomie, se faire le principe de sa propre loi, découvre son impuissance d'être : « toute philosophie du sujet fondateur limite la parole, et historiquement contribue à la tronquer. »25, comme le suggère le philosophe du langage Francis Jacques. L'auto-signifiance du visage apparaît ainsi comme le principe de la résistance éthique du visage à la violence. Ainsi dans l'interloction chacun assiste à l'expression de lui-même comme sujet véritable autant qu'il reçoit sa loi de la limite que le visage lui découvre. C'est là que réside son pouvoir véritable de sujet humain et parlant, 22 E. LEVINAS, Entre nous – essai sur le penser-à-l'autre, op. cit., p. 22. 23 E. LEVINAS, « Langage et proximité », in E. LEVINAS, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., pp. 217-236. 24 Ibid., pp. 228-229. 25 F. JACQUES, Dialogiques – recherches logiques sur le dialogue, Paris, PUF, 1979, p. 387. 21 quand se refuse au concept, à la généralité, l' auto-expression singulière du visage de l'autre. Le sujet est arraché à lui-même, à sa prétention violente et vaine à l'autonomie de sujet fondateur de son vouloir dire séparé. C'est là, dans cet arrachement, qu'est l'origine véritable de la signifiance, dans la capacité d'y répondre, que Levinas appelle responsabilité. En d'autres termes, l'identité du sujet parlant est remise en question dans l'espace ouvert par l'interlocution et en cela, fondée par elle, devient l'autre de l'autre comme condition d'être soi. En somme, lorsque je parle avec un autre, je suis et ne suis plus le même. La conséquence de ce décentrement du moi par l'autre est évidente. Selon Francis Jacques dans Une position linguistique du problème de l'altérité personnelle : Si le rapport à autrui est essentiel et constitutif, si je détiens mon être de l'interlocution, je n'ai plus mon centre en moi-même. Et dès lors, ce que l'on comprend mal, à la limite, c'est qu'on puisse se soustraire au comportement transitif et mutuel. Puisque je ne conquiers mon être qu'en le mettant en jeu dans le partage de la parole, si d'aventure je la refuse ou si je la marchande, je souffre du même tort que je fais souffrir.(…) Ne pas adresser la parole c'est exclure: c'est aussi s'exclure.26 Si est ainsi posée et comprise l'essence éthique du langage, la parole qui prétend exclure et se soustraire à l' interlocution, la parole troncatrice, est une parole tronquée puisque arrachée à la source que constitue pour elle l'auto-signifiance du visage de l'autre. Parler est pris dans un parler ensemble, toute parole est adressée et suppose l'entente, manifeste ainsi sa résistance éthique à toute exclusion. Le problème ne se pose donc pas de savoir comment la 26 F. JACQUES, « Une position linguistique du problème de l'altérité personnelle – autrui, présence sans concept », in Philosophie et relations interpersonnelles – rencontre de deux traditions, publié sous la direction de Alan Montefiore, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1973, pp. 103-146, p. 145. 22 paix est possible, mais comment est possible la violence. Une bienveillance originaire caractérise le rapport interpersonnel, elle est la manifestation de ce que peut vraiment l'humain, qui se déploie non dans le désordre violent de l'affirmation de soi mais dans l'aptitude à entendre et à répondre : ainsi peut-on comprendre que se résolve le paradoxe que constitue l'affirmation du caractère descriptif du « Tu ne tueras point » par la corrélation constitutive de la condition humaine entre processus de signifiance et souci de l'autre dans l'espace éthique de l'interlocution. En ce qui concerne l'évolution de cette idée de signifiance comme bonté après Totalité et Infini, Levinas va d'une part « intérioriser » cet appel du visage à la bonté et à la signifiance, il va en faire la structure de la subjectivité elle-même, d'autre part, il va complexifier le rapport entre signifiance et langage. Si dans Totalité et Infini la signifiance éthique se joue d'emblée dans le Discours, identifié à la relation avec autrui, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence prend le soin de dissocier le Dire, pur contact avec le corps d'autrui, le Dire du Dire, le prolongement de ce contact non assumé dans la voix et le Dit qui désigne la langue en tant que système et la parole en tant qu’utilisation du système de la langue par tel ou tel locuteur, au sens saussurien du terme. La signifiance éthique comme bonté incarnée sera décrite au niveau du Dire et se verra amplifiée dans le surgissement de la voix, du Dire du Dire. Le présupposé de la signifiance comme bonté est ainsi non seulement maintenu dans l'œuvre tardive, mais il y est radicalisé, dans la mesure où le Bien suscité par la parole du visage devient emprise pré-originelle au coeur du sujet. Or, si la pensée lévinassienne se déploie sur le fond d'un tel présupposé pré-philosophique, cela implique deux constats nécessaires pour pouvoir avancer dans la lecture et l'interprétation d'Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence. Le premier est d'ordre systématique. Si le Bien 23 est ancré de manière aussi profonde dans la structure même de la subjectivité, cela implique que le problème du mal, quant à lui, est par là même mis de côté, et cela avant même de commencer à faire de la philosophie. Ajoutons que ce présupposé est intimement lié à un autre présupposé, sur le fond duquel se déploie notamment la pensée du jeune Levinas, à savoir celui de l'identification de l'être et du mal27. Dans cette perspective, si dans Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence Levinas réussit à penser une signifiance éthique en deçà ou au-delà de l'être, il se situe à un niveau d'analyse qui exclut le mal28. Le second constat est d'ordre pragmatique. Il faut préciser dès ces remarques introductives que le discours de Levinas dans Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence n'est pas un discours apologétique ou une théodicée qui chercherait à démontrer l'ancienneté du Bien afin de convaincre le lecteur. Il s'agit d'un discours phénoménologique qui décrit et déformalise ou concrétise l'idée du Bien au-delà de l'être. Si on peut ainsi parler d'éthique lévinassienne, il ne s'agit donc nullement d'une éthique au sens de philosophie pratique mais d'une phénoménologie du Bien, c'est-à-dire d'une description du Bien tel qu'il se produit dans la relation avec autrui. Le Bien ne constituant en rien un principe métaphysique, mais plutôt la condition, ou 27 Cf. à ce propos la critique de Francis Guibal dans: F. GUIBAL, Emmanuel Levinas ou les intrigues du sens, Paris, PUF, 2005, p. 71 ou encore le début de l'article de Jean-Luc Marion intitulé « D'autrui à l'individu », in: Emmanuel Levinas, Positivité et transcendance, sous la direction de J.-L. Marion, Paris, PUF, 2000, pp. 288-308. 28 Cela dit, il faut immédiatement nuancer l’objection selon laquelle Levinas met de côté le problème du mal. Si cette objection vaut pour Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence, elle ne s’applique pas à De Dieu qui vient à l’idée. Cf. à ce sujet notamment l’essai « Transcendance et mal » repris dans ce livre. D’autre part, nous devons à Francis Guibal une précision éclairante: « l’an-archique soumission au Bien » doit garder une part d’ambiguïté pour que la transcendance du Bien soit préservée. Cf. F. GUIBAL, Emmanuel Levinas ou les intrigues du sens, op. cit., p. 204, note 1: « (...) ‚il faut‘, dans le sujet, la bipolarité ambigüe du conatus ontologique (du Moi) et de la responsabilité éthique (du Soi), de la tentation du Mal et de l’appel du Bien, pour préserver le secret ou l’énigme de la transcendance (...) ». 24 comme dira Levinas l'in-condition, de la subjectivité incarnée. Car comme nous le savons après Heidegger et Sartre, il n'y a pas d'essence humaine, mais bien une condition humaine. Pour Levinas, la condition humaine ne se résume ni au fait d'être jeté dans le monde, ni à la condamnation à la liberté, mais à l'appel an-archique du Bien, appel qui me vient d'en-deçà ou d'au-delà de l'être29. Le sens du présent travail est de rendre compte de la manière dont cet appel an-archique se concrétise dans le corps propre signifiant et d'interroger son retentissement dans la voix du sujet interloqué. Le deuxième présupposé sur le fond duquel se déploie la description de la signifiance éthique dans Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence est celui d'un certain « matérialisme ». Il remonte également au moins à Totalité et Infini, mais comme le précédent, il se voit, par la suite, précisé et radicalisé. Il s'agit de la conviction selon laquelle la signifiance éthique est une relation non-formelle, qu'elle se joue au niveau de mon rapport à la vie matérielle d'autrui. Levinas résumera ce lien intime entre matérialité et signifiance ainsi: « Ma vie spirituelle, c'est la vie matérielle d'autrui »30. Dans Totalité et Infini, ce principe est à l'origine d'une méthode philosophique que Levinas nomme « réduction phénoménologique », concrétisation ou déformalisation de la pensée formelle. Il s'agit de réduire les relations formelles à la vie concrète où ces relations et les termes en relation nous viennent à l'esprit. Il s'agit bien évidemment ici de la version lévinassienne du « retour aux choses mêmes » inauguré par Husserl. Levinas donne d'ailleurs lui-même une définition très large de la phénoménologie, définition qui vaut également pour son propre travail. 29 F. GUIBAL, Emmanuel Levinas ou les intrigues du sens, op. cit., p. 204: « L’ultime n’est plus l’infinie finitude de la différence ontologique, mais ‚l’an-archique soumission au Bien‘ (Humanisme de l’autre homme, p. 81) d’une relation d’altérité (éthique) à travers laquelle clignote le passage énigmatique d’une transcendance absolument infinie. » 30 M. de Saint-Chéron, Entretiens avec Emmanuel Levinas 1983-1994, Paris, Le Livre de poche, 2010. 25 « Pour les phénoménologues (…) la signification ne se sépare pas de l'accès qui y mène. L'accès fait partie de la signification elle-même. On n'abat jamais les échafaudages. On ne tire jamais l'échelle. » 31 Cet accès est restitué par la méthode de réduction ou de concrétisation. Mais qu’entend au juste Levinas par concret, concrétude, relation nonformelle? Toujours dans Totalité et Infini il précise qu'il s'agit d'événements qui restituent la structure formelle de la pensée à sa signification concrète. Ainsi explique-t-il dans la préface: « L'éclatement de la structure formelle de la pensée – noème d'un noèse – en événements que cette structure dissimule, mais qui la portent et qui la restituent à sa signification concrète, constitue une réduction (...) »32. Pour donner un exemple de cette concrétisation, on pourrait dire que avant d'être structurée formellement comme noèse d'un noème, la relation du sujet à ce qui n'est pas lui se produit concrètement comme besoin de l'autre par le même (c'est-à-dire comme remplissement d'un vide dans le même) ou alors comme désir par le même de « l'au-delà de tout ce qui peut simplement le compléter »33. Afin de faire droit à l'originalité du projet philosophique de Levinas, il faut mentionner ici que cette méthode de concrétisation n'est pas d'inspiration uniquement phénoménologique, mais qu'il la tient également du commentaire talmudique. En effet, dans le texte talmudique, l'exemple concret ne joue pas le rôle d'une illustration ou d’une particularisation du concept dont il est l'exemple, mais il contribue à étirer ou éclater le concept vers une irréductible multiplicité de sens. Autrement dit: l'exemple crée un sens nouveau, nullement contenu dans le concept: « (...) dans les textes talmudiques la multiplicité de sens co-existe; c'est une 31 E. LEVINAS, Humanisme de l'autre homme, Paris, Le Livre de poche, 2000, p. 33. 32 E. LEVINAS, Totalité et Infini – essai sur l'extériorité, op. cit., p. 14. Je me suis permis de remplacer déduction par réduction dans le texte. Il s'agit de toute évidence d'une faute de frappe dans l'édition de poche. 33 Ibid., p. 22. 26 pensée où l'exemple n'est pas la simple particularisation d'un concept, mais où l'exemple maintient la multiplicité des significations (...) »34 Cette attention particulière au concret et à la praxis humaine étant motivée, dans la tradition juive, par la conviction que les apparents discours sur l'au-delà ne peuvent être sensés que dans et par la vie humaine. « Nous savons depuis Maïmonide que tout ce qui se dit de Dieu dans le judaïsme signifie par la praxis humaine. »35 Dans « Langage et proximité », étude publiée en 1967 dans le recueil En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, et donc étude préparatoire à Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, Levinas précise que ce concret auquel il faut réduire la pensée formelle est le sensible: « (...) le concret en tant que sensible est immédiateté, contact et langage »36 et ajoute que « dans la relation de proximité qu'établit le sensible, s'engage l'essentiel. Là est la vie »37. Nous pouvons donc constater que contrairement à Totalité et Infini, qui pensait l'immédiateté du visage d'emblée comme une parole, cette étude précise que l'immédiat de la proximité est d'abord un contact pur, où il n'y va que de ce contact même, et puis parole qui ne dit autre chose que ce contact sensible. « Langage et proximité » annonce ainsi la distinction dans Autrement qu'être ou audelà de l‘essence entre le Dire comme exposition de ma peau et le Dire du Dire, la voix, comme exposition de cette exposition. Si la signifiance éthique se passe d'abord dans le contact épidermique non-conscient et non-assumé que Levinas appelle Dire, la parole en tant que modalité de cette approche, peut participer de ce mouvement à sens unique de la signifiance et jusqu'à l'intensifier. Nous nous attarderons davantage plus bas sur le rapport 34 E. LEVINAS, Quatre lectures talmudiques, Paris, Minuit, 2005, p. 130. 35 Ibid., p. 33. 36 E. LEVINAS, « Langage et proximité », in: E. LEVINAS, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 318. 37 Idem. 27 entre signifiance et langage, ainsi que sur cette possible croissance exponentielle de la signifiance allant du Dire au Dire de ce Dire. Revenons-en, pour le moment, aux présupposés en œuvre dans le texte étudié, présupposés qu'il faut avoir à l'esprit pour que les analyses lévinassiennes de la signifiance soient pleinement intelligibles. Pour conclure sur ce que nous avons appelé le « matérialisme » de Levinas, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence en marque le point culminant dans la mesure où il réduit le psychisme de l'âme à la corporéité comme main qui donne38 ou comme corps maternel. « Animation comme exposition à l'autre, passivité du pour-l'autre dans la vulnérabilité remontant jusqu'à la maternité que signifie la sensibilité. »39 Le troisième axiome, celui de l'emphase comme méthode philosophique, marque une nouveauté dans l'évolution de la pensée lévinassienne. C'est ainsi que dans Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, tout en restant fidèle à la méthode de concrétisation, Levinas la complète en quelque sorte par une nouvelle façon de passer d'une idée à une autre, qu'il nomme l'emphase. Cette méthode qui consiste à pousser une idée jusqu'à son extrême, son superlatif, son emphase, présente l'avantage non seulement d'intensifier le sens de la première idée, mais surtout d'apporter un sens nouveau, nullement contenu dans l'idée de départ. Levinas présente cette nouvelle méthode en ces termes: (...) dans ma manière de procéder qui part de l'humain et de l'approche de l'humain (...), il y a une autre manière de justification d'une idée par l'autre: passer d'une idée à son superlatif, jusqu'à son emphase. Voici qu'une idée nouvelle – nullement impliquée dans la première – découle ou émane de la surenchère. La nouvelle idée se trouve justifiée non pas sur la base de 38 « (…) trope du corps animé par l’âme, psychisme sous les espèces d’une main qui donne jusqu’au pain arraché à sa bouche. » E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 109. 39 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 114. 28 la première, mais par sa sublimation. Je traite, vous le voyez, de l'emphase comme d'un procédé. Je pense y retrouver la via eminentiae. C'est en tout cas la manière dont je passe de la responsabilité à la substitution.40 Le dernier trait saillant de la manière lévinassienne de philosopher qu'il faut relever ici concerne l'orientation générale d'Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, à savoir la sortie de l'être vers l'autre de l'être qu'est la signifiance éthique. Lorsque nous évoquions plus haut l'emprise pré-originelle du Bien sur le sujet, il était également question du fait que dans certains textes du jeune Levinas l'être lui-même est considéré comme le mal. D'où la nécessité d'en sortir. Or, dans Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence il ne s'agit pas d'une pure et simple sortie de l'être. Il s'agit bien plutôt de se défaire de la dualité qui est en œuvre dans toute pensée de l'être, qu'il s'agisse de la dualité être/étant ou de celle de l'être et du néant. Le projet d'Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence est ainsi de sortir de la dualité inhérente à l'être, de remonter à l'unicité absolue de la signifiance éthique et puis de déduire l'être41 de cette signifiance et non plus l'inverse, que Levinas critique notamment chez Heidegger ou chez Husserl. Si l'on faisait une lecture husserlienne d'Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, on pourrait soupçonner Levinas que son refus de soumettre sa pensée à une structure duelle, refus qui aboutit à la pensée d'une signifiance corporelle insaisissable par la pensée est en fin de compte rattrapé par la dualité husserlienne 40 E. LEVINAS, De Dieu qui vient à l'idée, op. cit., p. 141-142. 41 La question de la déduction de l'être à partir de l'autrement qu'être est l'un des motifs principaux du remarquable ouvrage de Didier Franck, L'un-pour-l'autre. Levinas et la signification, Paris, PUF, 2008. Cette question de la déduction constitue également le point névralgique de la critique franckienne de Levinas. Rodolphe Calin a récemment montré la possible mécompréhension du concept lévinassien de déduction que cette critique implique. Cf. Rodolphe Calin, « La déduction de l'être », in: Les études philosophiques, n°2, 2009, p. 289-296. Nous nous pencherons davantage sur cette question de la déduction de l’être dans le chapitre II. 29 signification vécue / signification thématisée. Levinas refuse bien évidemment une telle lecture car si sa propre pensée était réductible à cette dualité, il participerait lui-même au mouvement philosophique qui interprète tout sens en fonction de l'être et par là même disqualifierait la possibilité d'une signifiance autre, irréductible à une quelconque dualité, fût-ce celle du signifiant / signifié, du dire / dit ou de l'être / étant. « On est aussitôt enclin à appeler une telle signification – vécue. Comme si la bi-polarité du vécu et du thématisé – à laquelle nous habitua la phénoménologie husserlienne – n'exprimait pas déjà une certaine façon d'interpréter tout sens en fonction de l'être et de la conscience. »42 Afin de lever l'objection de circularité logique du type « Levinas veut sortir de la dualité, c'est-à-dire de l'être, parce qu'il veut sortir de l'être, c'est-à-dire de la dualité. » il faut oser une hypothèse quant à la raison profonde de cette pensée de la différence non-corrélative. Ce refus de la dualité comme matrice de pensée remonte selon nous au fait que la philosophie lévinassienne se fait à partir de l'humain. Or, l'humain, c'est ce qui ne peut être qu'approché (dans la signifiance qui va nécessairement dans un sens unique) et non thématisé comme l'un des termes d'une relation. L'approche ou la proximité avec le prochain étant un contact pur, dans lequel je ne peux aucunement sortir de ma peau afin de pouvoir localiser et dès lors thématiser et identifier les deux termes que seraient autrui en face de moi et moi-même. Telle est d'ailleurs la définition de la signifiance éthique qui nous occupera dans le présente étude: la signifiance éthique est un pur contact sans la représentation de ce contact, une prise ou une implication dans la fraternité, la relation avec le prochain sans assomption de cette relation. Munis de ces présupposés que sont l'emprise pré-originelle du Bien, le 42 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 259. 30 « matérialisme », l'emphase et la sortie de la dualité, nous nous efforcerons dans le premier chapitre de préciser comment la signifiance éthique se produit-t-elle dans la sensibilité et la corporéité. Cette première étude consistera en un commentaire détaillé de l'affirmation lévinassienne: « La subjectivité de chair et de sang dans la matière – la signifiance de la sensibilité, l'un-pour-l'autre lui-même – est signifiance pré-originelle donatrice de tout sens (...) » 43 . En reprenant le mouvement de l'emphase du sens, nous présenterons successivement le Dire comme tendresse, comme vulnérabilité et comme maternité, ces trois étapes décrivant sous les espèces de44 la corporéité la mutation du trope de l'un-pourl'autre vers celui de l'autre-dans-le-même. La signifiance éthique comme maternité constituera ainsi le sens ultime de l'humain, obtenu par emphase de l'idée d'un corps propre 43 Ibid., p. 126. 44 Cette formule est récurrente dans Autrement qu'être ou au-delà de l’essence et décline dans la quasitotalité des occurences le sens conceptuel et la corporéité. Nous osons formuler l'hypothèse que Levinas reprend cette formule de la liturgie catholique, où elle désigne la transsubstanciation: „sous les espèces du pain et du vin“. Si notre hypothèse est exacte, cette formule participerait de la méthode talmudique, phénoménologique et lévinassienne que nous avons décrite plus haut sous le nom de concrétisation. En ce qui concerne la reprise par Levinas de certains termes issus de la théologie, elle est motivée selon nous par le projet d'inscrire en philosophie (phénoménologique) la rupture de la phénoménalité. Prenons l'exemple du terme d'épiphanie dans Totalité et Infini. Lorsqu'il essaie de décrire le mode d'apparaître du visage, son mode d'apparaître qui précisément opère une rupture avec les formes de l'apparaître et de la phénoménalité, il utilise le concept d'épiphanie qu'il emprunte à la théologie. En cela, le visage n'apparaît pas et c'est à ce titre que Levinas ne parle pas de l'apparition du visage, mais de son épiphanie (la manifestation de Jesus-Christ aux Rois mages venus pour l'adorer). Levinas utilise ce terme emprunté à la théologie chrétienne pour deux raisons. La première est phénoménologique. Ce terme permet à Levinas de distinguer le visage, cette manifestation respectant l'extériorité radicale de tout phénomène au sens husserlien, entrant dans la sphère « immanente » de la conscience constituante. La rencontre du visage, c'est précisément le rapport à ce qui « s'absout de la relation où il se présente » (E. LEVINAS, Totalité et Infini – essai sur l'extériorité, op. cit., p. 42), à ce qui n'est pas constitué, au transcendant. La deuxième raison est éthique. Le terme d'épiphanie annonce la dimension de hauteur d'où le visage se présente à moi. Le rapport à Autrui est un rapport asymétrique, l'orientation à partir de soi vers Autrui est inévitable. 31 signifiant dans sa tendresse et dans sa vulnérabilité. L'idée que le contact du Dire est « tendresse et responsabilité »45 étant présente dès « Langage et proximité », l'originalité d'Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence réside selon nous dans la gradation du concept de responsabilité jusqu'à la blessure infligée pour autrui (et par autrui) et la maternité. Si le trope de la maternité est l'aboutissement de cette gradation, il va falloir montrer en quoi il diffère de la tendresse et de la vulnérabilité, et par là même, quels sont les traits signifiants communs à la tendresse et à la vulnérabilité. Nous reconstituerons dans le détail ce mouvement ascendant de la signifiance éthique dans un premier temps et envisagerons, dans un deuxième temps, le prolongement de celui-ci dans la voix et le langage. Nous nous demanderons comment le surgissement de la voix et du langage est-il en mesure de participer à, voire d'intensifier, la signifiance éthique qui se passe dans la sensibilité et la corporéité du signifiant sans signifié46 qu'est le corps propre exposé à autrui. 45 E. LEVINAS, « Langage et proximité », in: E. LEVINAS, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 314. 46 L'une des cibles de la critique lévinassienne de la pensée formelle qu'il s'agit de déformaliser ou de concrétiser est la théorie structuraliste du signe comme unité du signifiant et du signifié, ainsi que la théorie structuraliste de la signification comme système de différences pures, différences qui précèdent les termes de la différence. C'est ainsi que concrétisée, cette pensée aboutira à l'idée de signifiant sans signifié, d'autosignifiance du visage (dans Totalité et Infini), voire de la subjectivité comme l'un-pourl'autre (dans Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence). Cette mutation conceptuelle de l'unité du signifiant et du signifié vers le signifiant sans signifié et de la différence pure vers la non-indifférence montre bien que la méthode de concrétisation ne se contente pas de particulariser un concept, mais qu'elle apporte une idée nouvelle, qui, dans ce cas précis, renverse totalement l'idée de départ. 32 CHAPITRE I SIGNIFIANCE ÉTHIQUE ET CORPORÉITÉ 33 C'est du trop-plein du cœur que parle sa bouche. Luc 6, 45 1) Le Dire comme tendresse (la caresse) L'intérêt tout particulier que porte Levinas à des processus intercorporels et sensibles telle que la caresse dans le cadre de sa pensée de la signifiance éthique s'inscrit, de manière générale, dans toute démarche phénoménologique qui cherche à « concevoir le rapport des significations conceptuelles au champ phénoménal d'où elles sont nées et dont elles se détachent »47. De ce point de vue, les recherches lévinassiennes sur la signifiance éthique sont analogues aux recherches merleau-pontyennes sur le sens gestuel, « plus vieux que le sens conceptuel » 48 . Or, mis à part ce constat d'ordre général, il faut y joindre immédiatement celui de la différence spécifique de la phénoménologie lévinassienne: si Levinas s'intéresse au contact intercorporel, c'est précisément pour y trouver un mode de contact qui ne serait pas un geste. C'est pour cette raison qu'il privilégie dans ses analyses la caresse et la décrit comme une modalité d'un pur contact, où il n'y va que de ce contact même. En cela, il oppose la caresse au geste qui, lui, est toujours, d'une certaine façon, porteur d'un message. (...) Le toucher est pur approche et proximité, irréductible à l'expérience de la proximité. Une caresse s'esquisse dans le contact sans que cette signification vire en expérience de la caresse. 47 Y. THIERRY, Du corps parlant, Bruxelles, Ousia, 1987, p. 32. 48 M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1983, p. 218. 34 En la caresse, la proximité reste proximité sans se faire intention de quelque chose (...).49 Et cette distinction entre un contact immédiat et non-intentionnel ou contre-intentionnel50 qu'est la caresse selon Levinas et le geste merleau-pontyen, qui en tant que tel est porteur d'un message communiqué, et donc partagé avec autrui, reflète deux topologies différentes de la relation à autrui. Le geste en tant que porteur d'une intentionnalité présuppose un monde et un système de signes (gestuels) communs à autrui et à moi, une intersubjectivité (ou une intercorporéité) qui fonde une topologie symétrique. « La communication ou la compréhension des gestes s'obtient par la réciprocité de mes gestes et des intentions lisibles dans la conduite d'autrui. Tout se passe comme si l'intention d'autrui habitait mon corps ou comme si mes intentions habitaient le sien. » 51 Levinas, de son côté, en situant le mouvement de la caresse en deçà du geste expressif, situe par là même le rapport à autrui dans une topologie asymétrique. En tant que modalité de l'approche ou de la proximité, la caresse est un contact à sens unique qui fait vibrer la signifiance éthique. Si nous avons choisi de partir de la caresse pour rendre compte de l'incarnation de la signifiance éthique, c'est que la caresse représente l'emblème de la tendresse, qui, à partir de la relation asymétrique à autrui, peut s'étendre à toutes choses. Prenons un autre exemple de cette 49 E. LEVINAS, « Langage et proximité », in E. LEVINAS, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 317. 50 Nous faisons ici référence à l'heureuse expression de Jacques Rolland qui parle de contre-phénomène à propos du visage. Dans l'approche du visage et de la peau humains, qu'il faut distinguer de la perception, s'opère ce que l'on a appelé l'inversion éthique de l'intentionnalité, voire la rupture de la phénoménalité. Dans la mesure où l'approche constitue à la fois la condition de possibilité de l'accès au soi, plus profond que le moi, qu'est la subjectivité éthique, Alexander Schnell pourra caractériser le projet lévinassien comme une phénoménologie transcendantale sans phénoménalité. Cf. son ouvrage récent: A. SCHNELL, En face de l'extériorité. Levinas et la question de la subjectivité, Paris, Vrin, 2010. 51 M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 215-216. 35 première figure de la signifiance qu'est la tendresse, l'exemple de la poignée de main qui a également la vertu de résumer la critique lévinassienne de Merleau-Ponty. Dans la poignée de main que la phénoménologie essaie de comprendre à partir de la connaissance mutuelle – fût-elle double toucher52 – l'essentiel, débordant le connaître, ne réside-t-il pas dans la confiance, le dévouement et la paix – et avec une part de don, allant de moi à l'autre, et une certaine indifférence aux compensations dans la réciprocité et ainsi avec gratuité éthique – que la poignée de main instaure et qu'elle signifie, sans être le simple code qui en transmet l'information? Pas plus que la caresse qui dit l'amour n'en est le message et le symbole seulement, mais, préalablement à ce langage, déjà cet amour même. On peut dès lors surtout se demander si une telle ‚relation‘ - la relation éthique – ne s'impose pas à travers une séparation radicale entre les deux mains qui précisément n'appartiennent pas au même corps, ni à une hypothétique ou seulement métaphorique intercorporéité. C'est cette radicale séparation – et tout l'ordre éthique de la socialité – qui nous semble signifiée dans la nudité du visage éclairant la face de l'homme, mais aussi dans l'expressivité de tout son être sensible, 52 Allusion de Levinas au passage célèbre de l’ouvrage inachevé de Merleau-Ponty Le visible et l'invisible sur ma main gauche qui touche ma main droite en train de toucher les choses. Cf. M. MERLEAU-PONTY, Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 185: « Si ma main gauche peut toucher ma main droite pendant qu’elle palpe les tangibles, la toucher en train de toucher, retourner sur elle sa palpation, pourquoi, touchant la main d’un autre, ne toucherais-je pas en elle le même pouvoir d’épouser les choses que j’ai touché dans la mienne ? ». Pour la notion d’intercorporéité que Levinas qualifie d’hypothétique, voire de seulement métaphorique, cf. un passage de Signes où autrui apparaît comme extension de la « comprésence » de mes deux mains. Cf. M. MERLEAU-PONTY, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 212. « Si, en serrant la main de l’autre homme, j’ai l’évidence de son être-là, c’est qu’elle se substitue à ma main gauche, que mon corps annexe le corps d’autrui dans cette ‘sorte de réflexion’ dont il est paradoxalement le siège. Mes deux mains sont ‘comprésentes’ ou ‘coexistent’ parce qu’elles sont les mains d’un seul corps : autrui apparaît par extension de cette comprésence, lui et moi sommes comme les organes d’une seule intercorporéité. » Inutile d’ajouter qu’un tel monisme de la chair est aux antipodes de l’approche lévinassienne de la corporéité, qui insiste sur l’irréductibilité de « la séparation radicale entre les deux mains qui n’appartiennent pas au même corps ». 36 même dans la main qu'on serre.53 En cela, la caresse ne diffère pas de la poignée de main, car elle aussi peut « se faire geste expressif et porteur de messages »54. La caresse comme la poignée de main sont de ce point de vue porteuses d'une ambivalence en tant que modalités de l'approche, qui n'exprime rien sinon la pure signifiance éthique de l'un-pour-l'autre, pouvant se revirer en geste qui exprime un monde et un système de signes communs et une réciprocité reignant entre les utilisateurs de ces signes. À la lumière d'Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence et de la distinction entre l'éthique et la justice, cette ambivalence n'est autre que celle entre la signifiance éthique, dynamisme de l'un-pour-l'autre pré-originel et sans retour, et la signification issue de la justice, comparaison de l'autre et du tiers, comparaison des incomparables, contredisant de façon permanente l'orientation à sens unique de la signifiance. Pour marquer que la signifiance éthique et la signification ne se situent pas sur le même plan, Levinas introduira une temporalité diachronique, selon laquelle la signifiance précède toute origine, est an-archique, tandis que la signification comme justice fonde l'origine même de l'origine. Ceci dit, la distinction entre an-archie et origine dépasse le cadre du présent chapitre55. Ce qui nous retient ici, c'est la tendresse en tant que première figure de la signifiance éthique. Nous avons esquissé l'ambiguïté, en elle, entre signifiance et signification. En réalité, si l'on se rappelle notamment les belles analyses de l'amour dans Totalité et Infini, la tendresse porte en elle une seconde ambiguïté, à savoir celle entre le désir et le besoin, entre la signifiance et la non-signifiance de l'érotique. En aval de sa 53 E. LEVINAS, Hors sujet, Paris, Le Livre de poche, 1997, p. 139. 54 E. LEVINAS, « Langage et proximité », in: E. LEVINAS, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 317. 55 Cf. à ce sujet le début du chapitre IV portant sur la distinction entre temporalité synchronique et temporalité diachronique. 37 description de l'épiphanie du visage, Levinas analyse les structures de sens qui nous entraînent au-delà du visage, tout en le présupposant. Il faut préciser que lorsque Levinas parlera d'au-delà du visage56, cela ne signifie pas qu'il y ait, qu'il existerait, un au-delà du visage que Levinas considère comme réalité ultime ou comme notion dernière. Mais davantage que par opposition au discours qui est rapport éthique à autrui, qui est réponse à l'expresion singulière d'autrui et ainsi responsabilité, le phénomène de l'amour reste un rapport au visage, mais un rapport ambigu d'un point de vue éthique. L'amour, c'est la possibilité pour autrui tout en conservant son alterité, d'apparaître comme objet d'un besoin ou encore, la possibilité de jouir d'Autrui, de se placer, à la fois, en deça et au-delà du discours, cette position à l'égard de l'interlocuteur qui, à la fois, l'atteint et le dépasse, cette simultanéité du besoin et du désir (…) constitue l'originalité de l'érotique qui, dans ce sens, est l'équivoque par excellence57. Il faut préciser que le besoin et le jouir de l'autre et le se lover sur soi que le besoin implique signifie pour la subjectivité éthique une perte de sa signifiance, qui se passe dans un mouvement qui conteste celui du besoin, pour utiliser une métaphore, dans un mouvement de dé-roulement de l'écheveau. D'où l'ambiguïté entre signifiance éthique et non-signifiance dans la relation érotique. Nous préférerions parler ici d'ambiguïté, plutôt que d'équivoque, car nous faisons nôtre la distinction entre ambiguïté et équivoque opérée par Jacques Rolland dans Parcours de l'autrement. L'ambiguïté marque un mode de signifier dans lequel les termes ne signifient qu'en apportant avec eux leur propre contestation. Ce mode de signifier est notamment propre à la caresse telle que nous l'avons décrite, c'est-à-dire dans sa double ambiguïté, entre signifiance éthique et signification et entre signifiance éthique et 56 La section IV de Totalité et Infini s'intitule en effet « Au-delà du visage ». 57 E. LEVINAS, Totalité et Infini – essai sur l'extériorité, op. cit., p. 285-286. 38 non-signifiance de la jouissance. L'équivoque, quant à elle, situe les termes qui signifient selon sa logique dans un rapport de négation réciproque, rapport qui se joue au sein de l'amphibologie de l'être et de l'étant ou de l'être et du néant, deux termes non séparés par la différence irréductible de la relation éthique. Les mots qui entrent dans la constellation sémantique d'Autrement qu'être participent de l'ambiguïté dont la logique tisse le discours en ce sens qu'ils n'accèdent au langage et ne viennent à signifier en celui-ci qu'en apportant avec eux, dans le geste même de cette accession, non point leur négation – mais leur propre contestation. C'est d'ailleurs en ce sens que l'on verra le mot « être » différer de « subjectivité », « altérité » et « transcendence », en cela qu'il est marqué par une « amphibologie » qui n'est pas l'ambiguïté dans l'acception que l'on vient de proposer: en cela qu'il n'apporte pas avec lui les termes de sa propre contestation mais s'empêtre dans une interminable équivoque.58 En ce sens, l'approche s'éveillant dans la caresse n'est pas la négation de la caresse devenue geste ou négation de la caresse érotisée, puisqu'alors ces deux modalités de la caresse se produiraient dans un ordre commun, qu'est celui de l'être, et dans lequel tout rapport devient équivoque, mais bien leur contestation. Nous pouvons donc conclure, après cette précision terminologique, que la caresse est une figure concrète de la signifiance éthique marquée par l'ambiguïté d'un double revirement possible à sa propre contestation, dont les concrétisations sont le geste expressif, d'une part, et la jouissance, de l'autre. La deuxième figure de la signifiance éthique dont nous allons nous occuper à présent, à savoir la vulnérabilité, est de loin la plus étudiée dans Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence. Elle nous aidera à préciser l'articulation de la signifiance avec ces deux ambiguïtés. Et constituera une étape nouvelle dans la mutation 58 J. ROLLAND, Parcours de l'autrement, Paris, PUF, 2000, p. 9-10. 39 progressive du trope de l'un-pour-l'autre vers celui de l'autre-dans-le-même, mutation que Levinas opère en utilisant deux procédés de glissement sémantique: la concrétisation et l'emphase. 2) Le Dire comme vulnérabilité (la blessure) Si dans l'étude « Langage et proximité », la signifiance est décrite comme contact et ce contact est précisé comme caresse et responsabilité, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence va privilégier59, comme figure concrète de la signifiance éthique, la vulnérabilité et la souffrance impliquée dans celle-ci. La raison en est l‘emphase de la signifiance qui correspond à un dépouillement du sujet, qui se vide en signifiant et signifie en se vidant progressivement de toutes ses ressources, « comme si le (…) sujet s'exposait au dehors en respirant, en dépouillant sa substance ultime jusqu'aux muqueuses du poumon, ne cessait de se fendre »60. Dans la mesure où la caresse, en tant que contact immédiat de ma main avec le corps d'autrui, peut se faire geste médiatisant un système de signes, elle demeure une figure de la dualité. Or, comme nous l'avons vu dans nos remarques introductives, l'enjeu de l'autrement dont il s'agit dans le texte étudié est justement de penser la signifiance éthique sans dualité aucune, signifiance qui se produit concrètement dans l'unicité du sujet éthique, 59 Le fait que la signifiance éthique soit dans Autrement qu'être ou au-delà de l’essence davantage analysée comme vulnérabilité et comme maternité n'annule pas les analyses de la caresse de « Langage et proximité », dont les résultats sont d'ailleurs acquis et repris dans l'ouvrage de 1974. Cf. à ce titre E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 135: « signifiance, l'un-pour-l'autre, exposition de soi à un autre, immédiateté dans la caresse et dans le contact du dire – d'une peau et d'un visage, d'une peau qui, toujours, est modification d'un visage, d'un visage qui s'alourdit d'une peau ». Nous tenterons plutôt de montrer que le passage de la caresse à la vulnérabilité constitue une étape nécessaire de l'emphase de la signifiance de la structure de l'un-pour-l'autre. Cf. infra. 60 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 170. 40 qui est « un sans dualité aucune, de soi-même, d'emblée acculé à soi, au pied du mur, ou tordu sur soi dans sa peau, mal dans sa peau, en soi déjà hors de soi »61. C'est donc la dualité de l'immédiateté et de la médiateté inhérente à la caresse qui conduit Levinas à poursuivre les recherches sur le corps propre signifiant en deçà de la modalité du contact intercorporel qu'est la caresse. La vulnérabilité est une figure de la signifiance éthique en deçà de la tendresse puisque caresser la peau d'autrui par ma peau présuppose l'exposition sans défense de ma peau à la blessure. Je ne peux caresser si je n'expose pas préalablement ma peau, c'est-à-dire si par exemple je protège ma peau avec des gants. C'est ainsi que envisager la signifiance éthique comme exposition à la souffrance permet d'inscrire la structure du pourl'autre plus profondément dans la vie du sujet que ne le permettait la description de la caresse. « La signification, c'est l'un-pour-l'autre d'une identité ne coïncidant pas avec ellemême – ce qui équivaut à toute la gravité d'un corps animé, c'est-à-dire offert à autrui, s'exprimant ou s'épanchant! »62 Pour reprendre les termes de Levinas lui-même, le sujet ne coïncidant pas avec lui-même dans la caresse a la possibilité d'un retour à soi, tandis que dans la souffrance et son pendant qu'est la dolence de la douleur, un retour à soi, à la coïncidence avec soi, n'est à proprement parler plus possible. La raison de cette différence entre la caresse et la souffrance pour autrui est simple. Elle se joue au niveau de cette coïncidence avec soi, de ce retour à soi qui, selon Levinas, est possible grâce à la conscience et la représentation. Alors que la caresse qui devient geste, c'est-à-dire conscience de la caresse, n'affecte plus le sujet qui peut ainsi tranquillement retourner dans sa coquille, la souffrance pour autrui, même si elle se fait conscience de cette souffrance, ne laissera plus le sujet en paix avec lui-même, elle laissera, dans le corps du sujet éthique, qui n'est possible 61 Ibid., p. 164. 62 Ibid., p. 114. 41 que comme mon corps, une trace du coup traumatisant de l'appel absolument hétéronome d'autrui qui est signifiance. La conscience et la représentation de la signifiance équivalent donc à une perte de la signifiance éthique qui signifie en se signifiant dans l'approche du prochain et non en se représentant la signifiance dans la conscience de cette approche. La représentation de la signifiance, impossible dans l'approche en tant que relation à sens unique ou contact, où il n'y va que de ce contact même, est la conséquence de l'interposition d'un tiers dans ce duo. Cette prise dans la fraternité qu'est la proximité, nous l'appelons signifiance. Elle est impossible sans le Moi (ou plus exactement sans le soi) qui, au lieu de se représenter la signification en elle, signifie en se signifiant. La représentation de la signification naît ellemême dans la signifiance de la proximité dans la mesure où un tiers côtoie le prochain.63 La signification entendue comme système de signes simultanés et représentés constitue ainsi un effet collatéral de l'entrée du tiers qui interrompt l'un-pour-l'autre de la sensibilité et de la corporéité, à partir duquel est pensée la signifiance de la signification. « La signification est ainsi pensée à partir de l'un-pour-l'autre de la sensibilité et non pas à partir du système des termes qui sont simultanés dans une langue (...) »64. En fait, étant donné que pour Levinas l'essentiel s'engage dans l'un-pour-l'autre de la sensibilité et que c'est là que se passe la signifiance éthique, cette dernière ne constituera pas pour lui une simple première étape vers la signification comme système de dualités ou de corrélations, qu'il s'agisse de la dualité sentant / senti, signifiant / signifié ou dire / dit. Bien au contraire, dans la réduction phénoménologique lévinassienne, il s'agit de réduire la sensibilité comme dualité du sentant et du senti, comme conscience, à la sensibilité et à la corporéité animées, en « corps 63 Ibid., p. 132. 64 Ibid., p. 124. 42 s'invertissant en pour l'autre par l'animation »65. Autrement dit: « la signification de la proximité (…) ne voisine pas purement et simplement avec la signification du système. C'est dans la signification de l'un-pour-l'autre que se comprennent le système, la conscience, la thématisation (...) »66. Il reste à savoir si la sensibilité non-réduite peut perdre totalement son lien à son origine qu'est l'entrée du tiers dans la signifiance de la proximité avec le prochain67. Par l'analyse de la justice comme comparaison des incomparables, Levinas montrera que ce n'est pas le cas, que la conscience du sujet vulnérable n'est pas celle d'un moi pur et que ce moi, même conscient et donc d'une certaine façon à distance de sa souffrance, n'a pas accès à l'unité de l'aperception transcendantale. La consience de... est toujours déjà en même temps une conscience de la rupture de la conscience ou consience malade. Le sujet vulnérable est ainsi affecté par autrui d'une façon indélébile et un retour à soi pur et simple dans une consience de soi d'un moi transcendantal ne sera plus envisageable. Levinas parlera à ce propos de la « récurrence pré-alable du soi-même »68 et opposera ainsi retour à soi et récurrence à soi. L'idée de récurrence implique de situer le coup traumatisant de l'approche dans une temporalité diachronique, dans un passé qui ne fût jamais présent: « affection à sens unique irréversible comme la diachronie du temps qui coule entre les doigts de Mnémosyne (...) »69. Après avoir montré ce qui distingue la caresse de la douleur quant à leur rôle dans la pensée lévinassienne de l'incarnation de la signifiance éthique, nous indiquerons à présent les précisions sur l'ambiguïté de la signifiance éthique analysée dans la caresse qu'apporte 65 Ibid., p. 116. 66 Ibid., p. 128. 67 Tel est l’objet du chapitre II. 68 Ibid., p. 164. 69 Ibid., p. 134. 43 l'analyse de la vulnérabilité. Rappelons que cette ambiguïté résidait dans la possibilité de la jouissance, en tant que perte de la structure de l'un-pour-l'autre de la signifiance éthique. En ce qui concerne le rapport qui unit la vulnérabilité et la jouissance, nous voudrions tout d'abord et lourdement insister sur le fait qu'Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence ne constitue en rien une apologie de la souffrance et de la douleur, ce qui serait scandaleux, mais que lorsqu'il s'agit de souffrance et de douleur, c'est dans la mesure où cette douleur vient interrompre une jouissance. La vulnérabilité donc, dans ce mouvement du malgré soi, forme une structure plus complexe que ne l'était la caresse. La vulnérabilité est ainsi toujours une exposition à la blessure dans la jouissance. Sous les espèces de la corporéité s'unissent les traits que l'on vient d'énumérer: pour l'autre, malgré soi, à partir de soi; la peine du travail dans la patience du viellissement, dans le devoir de donner à l'autre jusqu'au pain de sa bouche et du manteau de ses épaules. Passivité dans la dolence de la douleur pressentie, la sensibilité est vulnérabilité, la douleur venant interrompre une jouissance dans son isolement même et, ainsi, m'arracher à moi.70 Si la caresse unissait le traits de la signifiance éthique que sont le « pour l'autre » et le « à partir de soi » ou « à sens unique », la vulnérabilité enrichit la structure de la signifiance éthique, telle que nous l'avons présentée jusqu'à présent, de cet élément du malgré-soi-pourl'autre. Le trope du malgré-soi peut dès lors être considéré comme trait distinctif de la vulnérabilité précisant la signifiance éthique de la subjectivité incarnée comme l'un-malgrésoi-pour-l'autre. Dans son rapport à la vulnérabilité, la jouissance a ainsi cette particularité, qu'elle ne joue pas uniquement le rôle de la possibilité de la perte du sens, de la nonsignifiance car perte de l'orientation de l'un-pour-l'autre, mais que, simultanément, elle 70 Ibid., p. 93-94. 44 constitue la condition de l'éthicité de la signifiance. Car s'il n'y avait pas d'égoïsme de la jouissance, si la signifiance n'était pas malgré soi, si elle allait de soi, il n'y aurait précisément pas de sens de parler d'une signifiance éthique qui conteste l'égoïsme. « Sans l'égoïsme se complaisant en lui-même la souffrance n'aurait pas de sens (…). Seul un sujet qui mange peut être pour-l'autre ou signifier. La signification – l'un-pour-l'autre – n'a de sens qu'entre êtres de chair et de sang. »71 Le rapport ambigu72 entre signifiance comme vulnérabilité et jouissance se précise donc de la manière suivante: la jouissance, perte de la signifiance de l'un-malgré-soi-pour-l'autre, joue paradoxalement le rôle de la condition de la signifiance éthique. En vertu de la distinction que fait Jacques Rolland entre équivoque et ambiguïté, la jouissance ne constitue pas la négation de la signifiance, mais sa contestation, séparant la condition (la jouissance) et le conditionné (la signifiance éthique) par une différence absolue, qui est en quelque sorte intériorisée dans le sujet de chair et de sang. Cette ambiguïté dans le sujet est la condition d'un sujet signifiant le Bien sans être du Bien l'esclave. Il faut également rappeler ici que si Levinas concrétise la signifiance comme bonté, c'est qu'elle signifie sous les espèces de la corporéité, c'est-à-dire sous les espèces du donner. Et la condition du donner, c'est précisément de jouir de quelque chose qui pourra devenir don. Or, dans la mesure où Levinas comprend la vie du sujet à partir de son incarnation et des relations concrètes du corps avec ce dont il vit et ce pour quoi il vit, donner est synonyme de se donner. « De soi, le Dire est le sens de la patience et de la douleur; par le Dire la souffrance signifie sous les espèces du donner (...). »73 C'est dans ce 71 Ibid., p. 118-119. 72 Cf. Ibid., p. 127: « Il y a là certes une ambiguïté insurmontable: le moi incarné – le moi de chair et de sang – peut perdre sa signification, s'affirmer animalement dans son conatus et sa joie. » 73 Ibid., p. 85. 45 contexte précis de la signifiance éthique de la souffrance du sujet en tant que mouvement de donation de soi à autrui qu'il faut entendre les formulations à première vue excessives dans lesquelles Levinas dit que l'un-pour-l'autre en guise de corporéité doit aller jusqu'à l'épanchement ou jusqu'à l'hémorragie. Il s'agit là de modalités du trope de l'un-malgré-soipour-l'autre obtenues par emphase et par « intériorisation » de ce trope dans le corps propre signifiant. Les modalités du donner précédant l'emphase étant le nourrir, le vêtir, le loger74, poussées jusqu'à leur emphase, elles deviennent blessure, épanchement, hémorragie. Cette emphase décrivant le passage du donner au se donner qui correspond à la mutation conceptuelle, dans Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, entre la responsabilité et la substitution. La question de la signifiance éthique de l'humain n'a ainsi un sens que si elle est réduite à celle de la signifiance à l'œuvre dans mon propre corps. Ce dernier étant analysé dans un premier temps comme main qui caresse, puis comme main qui donne et corps « animé, c'est-à-dire offert à autrui, s'exprimant ou s'épanchant! » 75 , et sera ultimement décrit comme corps maternel, figure faisant basculer le trope de l'un-pour-l'autre vers celui de l'autre-dans-le-même. 3) Le corps maternel comme emphase de la signifiance éthique Nous avons décrit la signifiance éthique comme un rapport au corps d’autrui, comme un rapport de proximité on ne peut plus proche, mais qui paradoxalement maintient une distance infranchissable, une différence entre le corps d’autrui et mon propre corps qui est la condition de l’éthicité de la signifiance. Le corps maternel constitue l’emphase de la description de la signifiance éthique sous les espèces de la tendresse et de la vulnérabilité 74 Cf. Ibid., p. 124: « Signification qui signifie, par conséquent, dans le nourrir, le vêtir, le loger (...). » 75 Ibid., p. 114. 46 que nous avons effectuée plus haut. « Vulnérabilité dont la maternité dans son intégral ‚pour l'autre‘ est l'ultime sens et qui est la signifiance même de la signification. »76 Or, cette gestation de l’autre dans le même ne marque pas uniquement l’aboutissement de la description de la structure du « pour l’autre » que nous avons vue à l’œuvre dans la vulnérabilité, mais elle fait basculer le « pour l’autre » vers une structure signifiante nouvelle, en aucune façon contenue dans la précédente, qu’est celle de « l’autre dans le même ». La maternité joue ainsi le rôle d’une réduction ou d’une concrétisation du concept de responsabilité, réduction résolument non analytique étant à l’origine d’un concept nouveau, celui d’inspiration. (…) La signifiance même de la signification, l'un pour l'autre en guise de sensibilité, ou de vulnérabilité; passivité ou susceptibilité pure, passive au point de se faire inspiration, c'est-àdire précisément altérité-dans-le-même, trope du corps animé par l'âme, psychisme sous les espèces d'une main qui donne jusqu'au pain arraché à sa bouche. Psychisme comme un corps maternel.77 Et en vertu de ce que nous avons appelé le matérialisme de Levinas et qui apparaît ici également comme un maternalisme 78 , le passage de la définition du sujet comme responsabilité à celle de la subjectivité comme inspiration a sa source profonde et préoriginelle dans la mutation de la modalité de l’incarnation qu’est « être-mal-dans-sa-peau », qui correspond à la vulnérabilité, à celle d‘« avoir-l’autre-dans-sa peau », qui correspond à la maternité. « Par l'autre et pour l'autre, mais sans aliénation: inspiré. Inspiration qui est le 76 Ibid., p. 170. 77 Ibid., p. 109. 78 Cf. Ibid., p. 168 : « L'identité injustifiable de l'ipséité s'exprime en des termes comme moi, je, soi-même, et – tout ce travail tend à le montrer – à partir de l'âme, de la sensibilité, de la vulnérabilité, de la maternité et de la materialité qui décrivent la responsabilité pour les autres. » (Nous soulignons) 47 psychisme. Mais psychisme qui peut signifier cette altérité dans le même sans aliénation, en guise d'incarnation, comme être-dans-sa-peau, comme avoir-l'autre-dans-sa-peau. »79 C'est donc en vertu de cette méthode de l‘emphase que Levinas passe de l'idée de la subjectivité incarnée comme vulnérabilité à l'idée de subjectivité comme maternité, mutation que nous avons citée plus haut. La nouvelle idée qui découle de la surenchère est celle d'une gestation de l'autre au sein même de la subjectivité. La vulnérabilité signifiait tout au plus une altération du sujet par l'autre, altération qui implique que l'autre demeure extérieur à mon coeur, à mon sein ou à mes poumons, en un mot, à ma peau. La maternité, quant à elle, signifie pour la subjectivité que je suis noué à autrui avant d’être noué à mon propre corps, et cela dans mon sein, dans le corps propre dans la mesure où il est signifiant. En vertu de ce trope du corps maternel, ma peau, qui constitue l’organe le plus étendu du corps selon la biologie et ce qu’il y a de plus profond dans l’homme selon le poète Paul Valéry est ainsi exposée à autrui comme un envers sans endroit, elle est toujours déjà, c’est-à-dire préoriginellement, peau maternelle. Nous avons ainsi reconstitué, avec Levinas, le parcours de la signifiance éthique se produisant concrètement comme corps propre signifiant. Ce parcours qui est un approfondissement ou une emphase se traduit selon nous par une multiplicité de sens qui ne contredit pas le mouvement à sens unique que nous avons analysé dans la caresse, mais l’intensifie en lui ajoutant de nouvelles couches de sens ou de nouveaux traits signifiants. C’est ainsi que la description de l’incarnation de la signifiance éthique se complexifie en commençant par le trope du pour-l’autre, trait signifiant commun à la caresse et à la vulnérabilité, puis se poursuit en ajoutant le trait distinctif de la signifiance éthique de la 79 Ibid., p. 181. 48 vulnérabilité qu’est le malgré-soi-pour-l’autre, afin d’aboutir à l’autre-dans-le-même de la maternité qui constitue le sens ultime du corps propre signifiant. 4) La voix du soi comme l’exposition de l‘exposition Néanmoins, cette emphase de la signifiance éthique ne constitue pas le terme de son parcours, tel que nous venons de le retracer. Levinas poursuit ce parcours en ajoutant en quelque sorte une nouvelle couche à la signifiance éthique du corps propre décrit jusque là comme contact non assumé, comme pure donation. Cette nouvelle couche de signifiance éthique et corporelle sera introduite dans le corps propre par le surgissement de la voix: « Le Dire (du Dire) prolonge cette passivité extrême, malgré son activité apparente. »80 La voix constituera d’ailleurs davantage qu’une couche de signifiance éthique complétant celle du Dire décrit jusqu’à présent: en tant qu’exposition de l’exposition, en tant que signe donné sur la proximité par la proximité, la voix véhicule une croissance exponentielle de la signifiance éthique. Dans la mesure où le Dire comme tendresse, vulnérabilité et maternité n’est pas assumé par la conscience et la représentation, il s’intensifie jusqu’au Dire du Dire, jusqu’à l’exposition de l’exposition qu’est la voix du soi: « (…) exposition à l’autre sans assomption de cette exposition même, exposition sans retenue, exposition de l’exposition, expression, Dire »81. Il faut préciser ici qu’il ne s’agit pas dans cette analyse d’établir le rapport entre la signifiance éthique et le langage, entendu comme langage articulé, comme transmission de messages. Ce dernier est en quelque sorte mis entre parenthèses dans toute l’analyse de la signifiance éthique. Il s’agit ici de la signifiance éthique de la voix indépendamment du fait qu’elle est à la fois le véhicule d’un langage qui parle sans sujet. 80 Ibid., p. 239. 81 Ibid., p. 31. 49 Dans la voix, qui est le lieu du propre82, se produit un « dire d’avant le langage »83, dire qui constitue la condition de possibilité du langage, mais qui est à la fois irréductible à la seule condition de possibilité du langage car en lui s’engage l’essentiel, la vie, dirait Levinas dans « Langage et proximité », la signifiance même de la signification, dirait-il dans Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence. La voix paradoxalement signifie (et prolonge de manière exponentielle la signifiance éthique) en interrompant la signification des propositions du langage. D’où l’exception du pronom je « signifié » de la voix, par rapport à tous les autres mots de la langue qui, eux, désignent des concepts. La signifiance du pro-nom je est la signifiance de la voix même, de la voix qui ne dit rien sinon sa propre venue en excès sur tout sens idéal. Cette voix qui ne dit rien, parce qu’elle ne dit mot, est l’autre voix, autre que la voix qui porte le sens et s’absorbe dans son idealité: elle ne vise ni ne véhicule aucun sens, mais signifie à nu comme un cri; ou plutôt par son cri, elle déchire la trame de toute idealité (…).84 C’est pour cette raison que Levinas décrira les cris et les interjections comme éthiquement signifiants et que les propositions ne seront (éthiquement) signifiantes que dans la mesure où leur signification dévoilée sera interrompue par l’unicité de la voix de celui qui les énonce: « Sens témoigné dans les interjections et dans les cris, avant de se dévoiler dans les propositions (…) »85. L’unicité sans identité de la voix, qui est paradoxalement à la fois le 82 L’expression est de Rodolphe Calin. Cf. son ouvrage: R. CALIN, Levinas et l’exception du soi, Paris, PUF, 2005, p. 339 : « Le timbre de la voix, voilà ce qui, lorsqu’un sens passe d’un esprit dans un autre, ne se transmet pas. Elle est ainsi le lieu du propre. C’est en ce lieu que quelqu’un parle, qu’un être se dit en propre, et non seulement qu’un sens idéal se donne à comprendre. » 83 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 32. 84 R. CALIN, Levinas et l’exception du soi, op. cit., p. 280-281. 85 E. LEVINAS, De Dieu qui vient à l'idée, op. cit., p. 126. 50 seul principe d’individuation du sujet implique, au sein même du sujet, une scission que Levinas décrira comme une ambiguïté dans le sujet. Il s’agit de l’ambiguïté entre le sujet parlant et le sujet interloqué. Le sujet parlant étant celui qui épouse le langage et la signification, celui qui participe du « langage qui parle » ou de l’idéalité du sens, en un mot celui qui « s’absorbe dans le Dit86 ». Le sujet interloqué, quant à lui, ne signifie rien de Dit, ne participe pas à un système de signes, ne dévoile rien, mais expose sa propre peau, et dans sa voix, expose cette exposition même et ainsi se signifie. « Non pas Dire se dissimulant et se protégeant dans le Dit, se payant de mots en face de l’autre – mais dire se découvrant – c’est-à-dire se dénudant de sa peau – sensibilité à fleur de peau, à fleur de nerfs, s’offrant jusqu’à la souffrance – ainsi, tout signe, se signifiant. » 87 Cette ambiguïté entre la dissimulation dans le Dit et l’exposition du Dire culminant dans l’exposition de l’exposition qu’est la voix du soi ne concerne d’ailleurs pas uniquement le sujet parlant / interloqué, mais traverse également les mots eux-mêmes. Dans la mesure où les mots jouent le rôle de signes ils véhiculent des thèmes et sont ainsi à l’origine de la dissimulation du Dire dans le Dit. Or, vu que le parler est toujours un contact avec le prochain, les mots portent en eux, en même temps, une trace ineffaçable de la signifiance pré-originelle que Levinas nomme trace du témoignage, de la sincérité ou de la gloire des mots, voire transcendance des mots. Le Dire pré-originel est ainsi à la fois Dire sans mots et trace de sincérité que portent les mots dits. (…) Dire qui ne dit mot, qui signifie, Dire qui, responsabilité, est la signification même, l’unpour-l’autre, subjectivité du sujet qui se fait signe (…). Il est la passivité sans fond de la responsabilité et, par là, la sincérité – le sens du langage avant que le langage ne s’éparpille en 86 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 211. 87 Ibid., p. 31 (C’est nous qui soulignons). 51 mots, en thèmes s’égalant aux mots et dissimulant, dans le Dit, l’ouverture exposée comme une blessure saignante du Dire, sans que d‘ailleurs s’efface, même dans son Dit, la trace du témoignage, de la sincérité ou de la gloire.88 Si nous avons introduit l‘auto-signifiance de la voix (le se signifier) comme une nouvelle couche de la signifiance éthique, ce n’est pas pour faire d’elle une étape de la généalogie du langage. Car la voix ne précède pas le langage comme sa genèse, sa fondation ou son origine. L‘avant dans l’expression « le sens du langage avant que le langage ne s’éparpille en mots », citée plus haut, désigne non pas l’origine, mais ce que Levinas appelle le préoriginel ou l’an-archique, c’est-à-dire ce qui à proprement parler n’a pas de commencement, ce qui remonte à un passé qui ne fût jamais présent, ce qui n’est en aucune façon représentable. De ce point de vue, Levinas n’est pas un penseur de l’origine du langage, origine qu’il situerait dans la corporéité, précisément parce que le corps propre signifiant et la voix précèdent le langage en tant que transmission de messages de manière an-archique et résistent ainsi aux catégories telles que l’origine, la genèse ou la fondation (du langage)89. 88 Ibid., p. 236. La question de la trace de sincérité des mots constituera l’objet du chapitre IV du présent travail. 89 On pourrait ici opposer à Levinas le Merleau-Ponty de La Phénoménologie de la perception qui s’efforce de situer l’origine du langage, ainsi que l’origine de tout processus signifiant dans l’intercorporéité. Or, ce qui distingue fondamentalement Merleau-Ponty de Levinas, c’est que cette intercorporéité présuppose un monde perçu commun et que par conséquent, selon Merleau-Ponty, l’origine du langage est à chercher dans le monde perçu. Les relations entre monde perçu et langage sont dans la Phénoménologie de la perception analysées tour à tour comme des relations d’analogie, de genèse, voire de fondation (de la parole dans le monde perçu). Nous avons déjà cité plus haut Yves Thierry qui a mis en évidence les difficultés d’une telle tentative de fonder la parole dans le monde perçu qui la précède. Cf. Y. THIERRY, Du corps parlant, op. cit., p. 94: « Déjà, le fait même de nommer des choses perçues rompt avec la forme optique de leur visée; et de façon générale, parler ou écouter donne lieu à des intentions de sens que nulle vision ne peut intégrer. On entrevoit alors la mise en question introduite par la prise en considération du langage dans une pensée qui semble avant tout mettre le monde vécu sensible au fondement de tout 52 Les difficultés de déduire le Dit de cette signifiance an-archique, considérée par Levinas comme réalité ultime, en un mot, de déduire le saisissable de l’insaisissable, sont mises en évidence dans le remarquable ouvrage de Didier Franck intitulé L’un-pour-l’autre. Levinas et la signification, ouvrage que nous avons cité plus haut et dont nous discuterons certaines thèses dans le chapitre II consacré précisément à la déduction du Dit. Nous avons analysé la signifiance éthique telle qu’elle se produit concrètement dans la tendresse, la vulnérabilité et jusqu’à la maternité, son point culminant. Parallèlement, nous avons montré que cette réduction de la signifiance éthique à la corporéité engendre un approfondissement qui se traduit dans le travail philosophique lévinassien par le procédé de l’emphase. Or, dans la mesure où et la concrétisation et l’emphase sont à l’origine d’une multiplicité de sens, la signifiance éthique, tout en demeurant un mouvement à sens unique, renferme une multiplicité de sens, dont le but est précisément celui de pousser à bout l’unicité de celui qui signifie, jusqu’à l’éclatement du corps propre signifiant en corps maternel. Au début de notre analyse, nous avons défini à titre provisoire la signifiance éthique comme processus et comme rapport à autrui. Nous sommes maintenant en mesure de préciser cette définition en ces termes: le pour-l’autre qui est la signifiance éthique de la caresse se précise en malgré-soi-pour-l’autre dans la vulnérabilité et jusqu’à l’autre-dans-lemême dans la maternité. La mutation du trope du pour-l’autre vers celui de l’autre-dans-lemême constitue une première emphase. Puis, suite à une seconde emphase, l’autre-dans-lemême, la signifiance de la maternité, devient le soi (ou, pour être plus précis, le trope de l’autre-dans-le-même est transféré vers celui du je-est-un-autre), dans la mesure où, dans la processus signifiant. » 53 voix considérée comme truchement90, le corps propre signifiant éthiquement dans la caresse / la souffrance / la maternité, se signifie. « Envers sans endroit. Le sujet du Dire ne donne pas signe, il se fait signe, s’en va en allégeance. »91 5) La maternité et le truchement: des métaphores? Néanmoins, les deux dernières figures analysées semblent tout aussi bien opérer un glissement sémantique différant de celui que nous avons décrit comme concrétisation et emphase et qui est inhérent à la signifiance éthique. Si les figures de la maternité et du truchement permettent de suggérer « le sens propre du soi-même »92 et si elles participent ainsi de la signifiance éthique, n’indiquent-elles pas également un transfert de sens non plus éthique, mais proprement métaphorique? La maternité serait une métaphore de la proximité selon laquelle je suis noué à autrui avant d’être noué à mon propre corps. Le truchement, lui, une métaphore de la voix du soi, qui est sommation de répondre à l’appel de l’autre. Même s’il s’agissait là de métaphores et qu’ainsi le parcours de la signifiance éthique tel que nous le poursuivons dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence était ici interrompu 90 Le dictionnaire de français Littré définit le truchement d’abord comme « celui qui explique à des personnes qui parlent des langues différentes, ce qu’elles se disent l’une à l’autre », puis, au sens figuré, « une personne qui parle à la place d’une autre, qui exprime les intentions d’une autre », http://littre.reverso.net/dictionnaire-francais/definition/truchement. C’est évidemment le sens figuré qui intéresse ici Levinas. La voix du soi est truchement de l’appel absolument hétéronome de l’autre. « On peut appeler inspiration cette intrigue de l’infini où je me fais l’auteur de ce que j’entends (…). Inspiration ou prophétisme où je suis truchement de ce que j’énonce », E. LEVINAS, De Dieu qui vient à l'idée, op. cit., p. 124. 91 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 83. C’est nous qui soulignons. 92 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 165: « Et l’évocation de la maternité dans cette métaphore nous suggère les sens propre du soi-même. » Levinas se réfère ici à une formule de Leibniz (« le moi est inné à lui-même ») qu’il considère comme une métaphore. 54 par une métaphorisation du « trope exact d’une altération de l’essence qui inverse – ou s’invertit – dans une récurrence où l’expulsion de soi hors soi est la substitution à l’autre »93, nous défendons la thèse selon laquelle la métaphore ne joue pas un rôle majeur dans la façon lévinassienne de rendre compte de la signifiance éthique. En effet, le dernier Levinas privilégie nettement la figure de style qu’est l’emphase, et l’érige même en méthode philosophique au même titre que la méthode transcendantale, par exemple, et cela au détriment de la métaphore qui, pourtant, comme nous le savons à la lumière des inédits94, jouait un rôle central dans la théorie de la signification du jeune Levinas. Quelle différence spécifique entre les deux figures de style valut le désaveu à la métaphore d’abord considérée comme « essence du langage » 95 et l’élévation au rang de méthode philosophique par excellence à l’emphase? Les deux opèrent indiscutablement un transfert de sens, un glissement sémantique, qui modifie l’idée de départ, la pousse en dehors d’elle-même tout en conservant un lien avec elle. Or, tout dépend de la nature de ce lien. Arrêtons-nous d’abord sur la métaphore. Selon les analyses de Levinas lui-même, la métaphore associe par ressemblance deux idées et contribue ainsi à une amplification de la pensée. Pour la métaphore donc, ce lien qu’elle tisse est double et, à en croire Levinas, le lien d’amplification domine, au sein de la métaphore, celui de ressemblance: « La métaphore semble indiquer une amplification de la pensée, une emphase haussant, en quelque façon, le ton, s’épurant et se sublimant, tout en demeurant dans le contenu même 93 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 175. 94 À propos de la place importante de la métaphore dans la théorie du langage et de la signification du jeune Levinas cf. E. LEVINAS, Œuvres 1, Carnets de captivité et autres inédits, Paris, Grasset / Imec, 2009, pp. 227-242 et « La Métaphore » in: E. LEVINAS, Œuvres 2, Parole et Silence et autres conférences inédites au Collège 95 philosophique, Paris, Grasset / Imec, 2009, pp. 319-347. « La métaphore, essence du langage. » E. LEVINAS, Œuvres 1, Carnets de captivité et autres inédits, op. cit., p. 229. 55 dont elle part et qu’elle transfigure. (...) C’est cette amplification qui domine incontestablement, dans le phénomène de la métaphore, l’association par ressemblance que l’on voit en elle. La ressemblance elle-même n’apparaît dans la métaphore que comme une élévation du sens. »96 À cette période de l’évolution de sa pensée (rappelons que ce passage sur la métaphore est tiré des notes d’une conférence que Levinas prononça au « Collège philosophique » de Jean Wahl le 26 février 1962, c’est-à-dire un an après la publication de Totalité et Infini), Levinas semble donc concilier métaphore et emphase, jusqu’à les identifier. Or pour les analyses de la signifiance éthique dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, signifiance à sens unique, il ne suffit pas de montrer que la ressemblance joue dans la métaphorisation un rôle moindre que l’emphase, mais ce qui est hautement problématique c’est la naissance même de la catégorie de ressemblance. Car la ressemblance présuppose une comparaison entre « êtres, objets et situations qui révèlent une analogie »97 et le problème que pose le statut de la métaphore chez le dernier Levinas est celui de l’introduction d’une ressemblance entre comparables dans une relation unique et incomparable, qu’est celle de la signifiance éthique, signifiance baillée à autrui – l’incomparable. D’ailleurs, comme le montre Arthur Cools, ce problème a déjà été thématisé par le jeune Levinas dans Les Écrits de captivité qui contiennent d’importantes notes sur la métaphore. La question était alors de savoir si et dans quelle mesure on peut affimer que le langage tient sa force métaphorique d’Autrui et de la relation unique qui me lie à lui. « How to account for the connection between the face which implies the idea of a separation and the metaphoric power of language which implies a correlation? Levinas 96 E. LEVINAS, Œuvres 2, Parole et Silence et autres conférences inédites au Collège philosophique, op.cit., p. 326-327. 97 Ibid., p. 326. 56 seems to hesitate here and to consider the whole problem of his statement. ‚I’m not sure whether or not the metaphor – and the movement in signification has its origin in the fact that the essential event. of language is face-to-face with Other.‘98 If the other and the relation to the face is a unique incomparable relation beyond the metaphoric power of language, pre-ceding it in an irreductible way, how is it possible to state that the other is the origin of the metaphoric operations of language? »99 Levinas hésita ainsi entre deux thèses très difficilement conciliables, l’une faisant de la relation à autrui l’essence du langage, l’autre de la métaphore. S’il optait pour la première thèse, il faudrait montrer que l’origine des opérations métaphoriques du langage se situe dans la relation à autrui et de montrer par là même comment le comparable naît dans l’incomparable. Et s’il choisissait la seconde, il faudrait expliquer comment au sein des possibilités métaphoriques infinies du langage surgit l’excès de signification propre à la transcendance d’autrui: « And, if this relation [to the Other] is just another particular formulation of the infinite metaphoric possibilities of language, why should it be able to introduce a sense of transcendence beyond the metaphoric operations of language and to explain the movement of exceeding considered characteristic of metaphors as such? »100 Nous savons aujourd’hui que face à cette aporie Levinas abandonnera plus tard ses recherches sur la signifiance métaphorique au profit de la signifiance éthique. En voice une preuve textuelle évidente: « La signifiance éthique – 98 Cf. E. LEVINAS, Œuvres 1, Carnets de captivité et autres inédits, op. cit., p. 241-242: « Je ne suis pas sûr que la métaphore – et le mouvement dans la signification vienne du fait que l’événement essentiel du langage est en-face-de-l’Autre. Comment concilier ma thèse: la parole dépossède celui qui parle et la thèse la métaphore es tle dépassement de la signification? Comment montrer que le pouvoir du dépassement verbal se place dans la relation avec l’Autre? » 99 A. COOLS, « Trace and Resemblance in the Face of the Other. On the Problem of Metaphor in Levinas’ Philosophy », (à paraître), p. 8. 100 Idem. 57 accomplit la prétention de la métaphore. »101 Pour cette raison l’auteur d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence cherche à éviter l’emploi de métaphores dans les analyses de la signifiance éthique102, sans pour autant y parvenir pleinement, comme nous l’avions vu avec les exemples des figures de la maternité et du truchement qui sont bel et bien des métaphores de la subjectivité. C’est d’ailleurs l’une des conclusion de l’article d’Arthur Cools que nous venons de citer: « On the one hand, metaphors still are essential103 in his approach of subjectivity and the relation to the other, as is shown by the use of images as ‘maternity’, ‘the sound which can only be heard in its echo’, ‘a Nessus tunic’, and others. But on the other hand, Levinas also intends to limit (or at least to articulate and to elevate the direction of) the metaphoric use of language. This means that he intends to be able to criticize its naturalizing and totalizing effects. »104 101 E. LEVINAS, Œuvres 2, Parole et Silence et autres conférences inédites au Collège philosophique, op.cit., p. 346. Cette note a probablement été ajoutée par Levinas dans le manuscrit de la conférence « La métaphore Collège philosophique le 26.2.62 » dix ans après que la conférence fut prononcée, après le 28 août 1972, c’est-à-dire deux ans seulement avant la publication d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. 102 Cf. notamment E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 96: « La diachronie du sujet n’est pas une métaphore. » et p. 172: « L’expression ‚dans sa peau‘ n’est pas de l’en soi une métaphore. » 103 Nous ne partageons pas avec Arthur Cools le sentiment que les métaphores jouent un rôle essentiel dans l’approche de la subjectivité chez le dernier Levinas. Nous pensons plutôt que malgré sa critique des possibilités métaphoriques du langage, il recourt parfois lui aussi à des métaphores. Quant à la critique lévinassienne de la métaphore, cf. à titre d’exemple : E. LEVINAS, Œuvres 2, Parole et Silence et autres conférences inédites au Collège philosophique, op.cit., p. 346: « Premier examen: la métaphore au sens de comparaison comme structure de toute signification culturelle – étudiée dans la compréhension du sens des mots bien que la culture soit collective (mais hors du dialogue – dans le monologue: parler à soi). Caractère de jeu que conservent l’art et la culture. Résultat: pas de transcendance, au-delà purement relatif. » 104 A. COOLS, « Trace and Resemblance in the Face of the Other. On the Problem of Metaphor in Levinas’ Philosophy », op. cit., p. 11. 58 Revenons-en maintenant à la deuxième figure de style qui nous occupe ici, à l’emphase, et au lien spécifique qu’elle tisse entre l’idée de depart et la nouvelle idée qui en résulte. Nous pensons désormais que seul le procédé d’emphase pouvait résoudre l’aporie à laquelle nous a conduit la tension entre l’essence métaphorique du langage et son essence éthique. Car si la métaphore associe par ressemblance et emphase, l’emphase, elle, conserve les vertus que Levinas attribuait dans un premier temps à la métaphore, à savoir le fait qu‘elle « semble indiquer une amplification de la pensée, une emphase haussant, en quelque façon, le ton, s’épurant et se sublimant, tout en demeurant dans le contenu même dont elle part et qu’elle transfigure (...) »105, mais, par opposition à la métaphore, elle a l’immense avantage de se passer du lien de ressemblance qui, comme nous l’avons vu, pose le plus grand problème pour articuler la signifiance éthique avec la signifiance métaphorique. Alors que l’articulation de la signifiance éthique avec l’emphase va pour ainsi dire de soi puisque la signifiance de l’un-pour-l’autre est emphase dans la mesure où elle est sans limite et s’accroît glorieusement, comme Levinas aime à dire: « l’Infini signifie à partir de la responsabilité pour autrui, de l’un pour l’autre, d‘un sujet supportant tout – sujet à tout – c’est-à-dire souffrant pour tous, mais chargé de tout; sans avoir eu à décider de cette prise en charge s’amplifiant glorieusement dans la mesure où elle s’impose. » 106 C’est précisément de cette amplification, qui pourtant n’altère pas le mouvement à sens unique de l’un-pour-l’autre, que nous avons essayé de témoigner tout au long de ce premier chapitre en décrivant le glissement sémantique allant de la caresse à la vulnérabilité107 et jusqu’à la 105 E. LEVINAS, Œuvres 2, Parole et Silence et autres conférences inédites au Collège philosophique, op.cit., p. 326. 106 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 232. 107 Nous allons d’ailleurs poursuivre la reconstitution de ce mouvement emphatique de la signifiance éthique 59 maternité et au truchement – métaphores de l’éclatement de la subjectivité. Cela signifie-t-il que le mouvement de l’emphase a nécessairement pour terme la formation d’une métaphore et ainsi une interruption du sens unique de la signifiance éthique par un mouvement à « double sens » nécessaire à la ressemblance qui est l’un des éléments constitutifs de la métaphore? Pas obligatoirement, et cela pour deux raisons. Premièrement, on pourrait contester que ces deux figures sont entièrement et simplement des métaphores. Le corps maternel ou la maternité sont sans conteste des métaphores pour un sujet masculin ne pouvant par définition franchir la différence sexuelle. Cependant, si nous considérons la maternité comme une catégorie qui n’est pas purement empirique, nous pouvons également l’interpréter d’une façon non métaphorique, à savoir comme concrétisation et emphase de l’idée de responsabilité conduisant à l’idée de responsabilité de la responsabilité d’autrui, ou, en d’autres termes, à l’idée de responsabilité pour la faute des autres108. Deuxièmement, même si la maternité et le truchement n’étaient « que » des métaphores, il faut préciser que ces figures de la déhiscence de la subjectivité ne constituent pas le terme du parcours de la signifiance éthique. Et il ne s’agit pas ici seulement de répéter que le mouvement de la signifiance éthique est sans fin et que par conséquent ni une notion dans le chapitre III où nous allons approfondir l’analyse de la souffrance pour-l’autre en la complétant par l’élément du par-l’autre. Car l’emphase de l’idée de souffrance pour-l’autre nous enseigne ceci : souffrir intégralement pour autrui signifie supporter jusqu’à la souffrance infligée par lui. 108 Pour l’idée de responsabilité pour les fautes des autres cf. notamment E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 24: « l’événement extraordinaire et quotidien de ma responsabilité pour les fautes ou le malheur des autres, dans ma responsabilité répondant de la liberté d’autrui (...) ». Voir également E. LEVINAS, Ethique et Infini, op. cit., p. 95: « je suis responsable d’une responsabilité totale, qui répond de tous les autres et de tout chez les autres, même de leur responsabilité. Le moi a toujours une responsabilité de plus que tous les autres. » 60 ni même une figure concrète ne peuvent en dire le dernier mot. Nous pourrions même affirmer que là où il est question du dernier mot ou de « la vérité des vérités », il n’y va pas de signifiance éthique, cette dernière n’étant accessible que dans l’interruption du « dernier mot » dit par un mot nouveau le dédisant et ainsi de suite: « La vérité des vérités ne serait donc pas assemblable en un instant, ni en une synthèse où s’arrête le prétendu mouvement de la dialectique. Elle est dans le Dit et dans le Dédit et dans l’Autrement dit – retour, reprise, réduction: histoire de la philosophie ou son préalable. »109 Ce constat étant vrai pour la philosophie d’inspiration levinasienne en général, l’apparition de la métaphore dans l’analyse de la signifiance éthique nous met devant une tâche spécifique, celle de redéfinir l’articulation entre la signifiance éthique du Dire sans Dit et le langage entendu comme corrélation entre le Dire et le Dit. La correspondance qui caractérise l’opération métaphorique ne présuppose-t-elle pas la déduction d’un premier Dit du Dire pré-originel, autrement dit, la genèse du langage lui-même? 109 E. LEVINAS, Noms propres, Montpellier, Fata morgana, 1976, p. 86. 61 CHAPITRE II UNE DIGRESSION DANS LA SIGNIFIANCE ÉTHIQUE : L’ORIGINE DU LANGAGE 62 Être, à partir de la signification de l’approche, c’est être avec autrui pour le tiers ou contre le tiers; avec autrui et le tiers contre soi. Emmanuel Levinas110 1) An-archie du Dire et origine du Dit Dans le chapitre IV d’Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence intitulé « La substitution », chapitre qu’il qualifie lui-même de germe de son ouvrage111, Levinas résume son approche de la signifiance dans les termes d’une « exposition totale à l’offense », exposition antérieure au langage dans la mesure où elle précède la transmission de messages ou l’échange de questions et de réponses. D’où la distinction du Dire signifiant éthiquement et pré-langagier, ou non-langagier, et du Dit langagier et signifiant ontologiquement, distinction centrale dans le dernier Levinas. Or, le passage en question non seulement résume cette approche éthique de la signifiance, mais également annonce la difficulté majeure engendrée par une telle scission entre la signifiance (éthique) et le langage (ontologique) : à savoir le problème de l’origine du langage. Dans les termes lévinassiens, il s’agit du problème d’une origine du Dit dans le Dire pré-originel. Citons un passage dans lequel Levinas à la fois résume son approche et annonce la difficulté majeure qu’elle suscite : « La subjectivité du sujet est la responsabilité ou l’être-en-question en guise d’exposition totale à l’offense, dans la joue tendue vers celui qui frappe. Responsabilité antérieure au dialogue, à l’échange de questions et de réponses, à la thématisation du Dit qui 110 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 33. 111 Cf. E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 156, note 1 : « Ce chapitre fut le germe du présent ouvrage. » 63 se superpose à ma mise en question par l’autre dans la proximité et qui, dans le Dire de la responsabilité, se produit comme digression. »112 Une digression de notre part (par rapport au fil rouge du présent travail que constitue le parcours de la signifiance éthique) consacrée à la question de l’origine du Dit est dès lors inévitable pour nous aussi, et cela au moins pour deux raisons. La première est d’ordre systématique et concerne l’articulation entre la sphère préoriginelle du Dire et la naissance du Dit. Si notre hypothèse d’un « monisme éthique »113, tel que nous l’avons suggérée dans le chapitre I en nous efforçant de témoigner d’un Dire 112 Ibid., p. 176. 113 Deux remarques s’imposent à propos de ce syntagme qui pourrait prêter à confusion. Il ne s’agit en rien d’un monisme au sens ontologique du terme, c’est-à-dire d’une doctrine dans laquelle on admet qu'il n'y a dans l'univers qu'une seule forme de substance et d'activité, qu'un élément ou principe unique dont tout se développe. De ce point de vue d’ailleurs, sachant que l’éthique signifie et a toujours signifiée pour Levinas une « relation où la dualité de deux termes est intégralement maintenue » (E. LEVINAS, Œuvres 2, Parole et Silence et autres conférences inédites au Collège philosophique, op. cit., p. 86) le monisme éthique est une contradiction dans les termes à même titre que « signifiance éthique » si on entend par signifiance l’acception benvenistienne. Or, l’oxymore « signifiance éthique » nous a permis d’éclater la logique qui subordonnait l’éthique à la signifiance en distinguant signifiance de la langue et sens du discours : l’oxymore a pointé vers un tiers exclu de cette opposition et nous a ainsi permis de renverser la précédence en faveur de l’éthique. C’est l’éthique qui précède la signifiance de la langue et non le contraire. Premièrement donc, tout comme « la signifiance éthique », l’expression « monisme éthique » signifie selon la « logique du tiers exclu » et permet ainsi un « Eclatement de la toute-puissance du logos, du logos du système et de la simultanéité. Eclatement du logos en un signifiant et un signifié qui n’est pas que signifiant ; contre la tentative d’amalgamer signifiant et signifié et de chasser la transcendance de son premier ou ultime refuge en livrant au langage, comme système de signes, toute la pensée (…) » (E. LEVINAS, De Dieu qui vient à l'idée, op. cit., p. 127). La tendance au monisme du Dire a ainsi un rôle purement stratégique afin de libérer le Dire de sa prise dans la corrélation avec le Dit et n’annule en rien la « séparation radicale entre les deux mains qui précisément n'appartiennent pas au même corps » (E. LEVINAS, Hors sujet, op. cit., p. 139). Deuxièmement, il nous semble pertinent de parler de monisme éthique chez Levinas dans la mesure où il n’oppose pas le devoir à la sensibilité (ce que fait le dualisme éthique). 64 précédent infiniment le Dit et sans aucun rapport avec celui-ci, est juste, malgré le fait que le mouvement du Dit (de la signifiance ontologique) conteste celui du Dire, Levinas devra, en vertu de cette tendance au monisme éthique, d’une façon ou d’une autre intégrer l’interposition ou la digression du Dit dans le mouvement à sens unique de la signifiance éthique. Ou du moins faire dériver le Dit du Dire pré-originel. En d’autres termes, l’objectif du présent chapitre est de nous demander comment il est possible de dériver ou de déduire un système de dualités (et avant le système, une première dualité qui est celle du signifiant et du signifié ou celle de la signification vécue et thématisée) à partir d’une unicité sans dualité aucune. « Et l’on peut déduire de la signifiance du sujet – de son ‚l’un-pour-l’autre‘ – ces possibilités et même ces nécessités du théorétique »114. Bien que Levinas semble affirmer qu’une telle déduction du Dit du Dire est non seulement possible, mais même nécessaire, notre propos consistera à remettre cette affirmation en question et cela de deux manières différentes. D’une part, en prenant acte de l’échec d’une déduction purement logique et analytique (avec Didier Franck) et en élargissant le concept de déduction à celui de déduction non analyique, où ce qui est déduit contient plus que ce dont il est déduit (avec Rodolphe Calin). D’autre part, nous constaterons que pour que la signifiance éthique garde son intransitivité (qu’elle ne soit pas trop facilement traductible en justice), la tentative de déduction du Dit du Dire, certes nécessaire pour la cohérence d’un système philosophique, doit nécessairement ne jamais aboutir, voire aboutir à l’échec. Comme l’écrit Gérard Bensussan: « Il ne s‘agit donc pas (...) de faire entrer l’éthique dans un rapport de dérivation, de déduction, dans un rapport dialectique avec la justice. Il s’agit bien plutôt de penser jusqu’au bout (mais comment?) l’intraductibilité de l’extraordinaire philosophique 114 Ibid., p. 135. 65 (l’éthique) dans l’ordre politique. »115 Néanmoins, malgré l’impossibilité absolue de déduire une politique depuis le site éthique, tenter de reconstituer pas à pas cette déduction et l’échec auquel elle mène est nécessaire car ce mouvement de signifiance (ontologique) en échec est le seul lieu où la signifiance éthique se montre, ou plus précisément, le seul témoignage que nous pouvons rendre à la signifiance éthique dans le Dit philosophique, qui se produit comme alternance entre tentative de déduction (Dit) et réduction éthique du Dit (Dédit) et ainsi de suite. Autrement dit, l’enjeu systématique de cette question de l’origine du Dit sera de rendre compte de cette tendance du dernier Levinas au monisme éthique : s’il réussit à dériver le Dit du Dire, la question se pose si le Dit ainsi né du Dire, mais à la fois en le contredisant ou en le contestant, constitue dès lors une sphère ontologique à part entière, fixée une fois pour toutes, ou alors si ce Dit ne réussit jamais à se fixer à proprement parler, étant sans cesse remis en question par le dérangement irréductible qu’est le Dire. L’hypothèse de la tendance lévinassienne au monisme éthique est attestée selon nous par plusieurs passages du chapitre V d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence intitulé « Subjectivité et Infini », notamment par celui-ci : « (...) issues de la signification, modalité de la proximité, la justice, la société et la vérité elle-même qu’elles [la justice et la société] réclament, ne doivent pas être prises pour une loi anonyme des ‘forces humaines’ régissant une totalité impersonnelle.116 » C’est ainsi que nous partirons dans les lignes qui suivent d’une interrogation sur la façon dont Levinas dérive, s’il y réussit, le Dit du Dire (tel est 115 G. BENSUSSAN, Éthique et expérience. Levinas politique, op. cit., p. 42. 116 Ibid., p. 251. Ce trait du projet philosophique du dernier Levinas que nous nommons monisme éthique est annoncé dès l’étude « Langage et proximité », in : E. LEVINAS, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 315 : « La sensation gustative, par exemple, peut signifier découverte et expérience d’une saveur. (...) Possibilité qui est (...) à l’origine de la définition de l’homme par la compréhension de l’essence de l’être et que nous espérons, un jour, montrer comme fondée dans la proximité. » (C'est nous qui soulignons.) 66 l’objet du présent chapitre). Dans un deuxième temps, nous supposerons la signifiance ontologique déduite et nous poserons la question de la stabilité de cette sphère une fois constituée et des facteurs qui empêchent une entière stabilisation du Dit (tel est l’objet du chapitre IV). Soit dit en passant qu’une entière réussite d’une telle déduction ferait du Dit une deuxième sphère ontologique à part entière, ce que Levinas-moniste veut précisément éviter. Nous serons amenés en fin de ce chapitre à exposer l’exotisme de l’art en tant que modalité de la remise en question du Dit et mise à nu de l’il y a, du non-sens radical et irréductible. La menace de l’il y a nous retiendra par ailleurs également dans le chapitre suivant, mais cette fois-ci non seulement en tant qu’équivoque du sens et du non-sens en laquelle tourne inévitablement le Dit, mais également et paradoxalement comme modalité de la signifiance éthique. Si, vers la fin d’Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence, l’il y a se voit d’une certaine façon intégré au Dire (notamment dans le sous-chapitre « Sens et il y a », p. 253 et suivantes), notre chapitre III sera l’occasion de parachever notre hypothèse d’un monisme du Dire. La deuxième raison majeure en faveur d’une digression sur l’origine du langage dans un travail consacré à la signifiance éthique, est liée à la première et concerne le statut de la théorie en général, et celui de la philosophie en particulier, chez le dernier Levinas. Bien que la signifiance éthique échappe à la thématisation, et cela de manière plus profonde que le gibier n’échappe au chasseur puisque l’écart entre la signifiance éthique et sa thématisation est proprement irrécupérable, nous pouvons tout de même l’approcher en philosophie non pas en la thématisant, certes, mais en témoignant d’elle. Or, privilégier en philosophie le témoignage à la thématisation conduit à une profonde réévaluation du statut même de la théorie: « L’universalité du théorique ne se peut que mesurée à l’aune de la 67 singularité absolue d’autrui et du tiers. Le système établi par souci de justice – thème, connaissance, institutions – ne doit pas faire abstraction du souci éthique primordial (...) »117. En d’autres termes, la philosophie est une forme de théorie, mais elle n’est pas une pure théorie car au sein du discours philosophique se produit une alternance du Dire et du Dit, qui correspond à une alternance entre le je unique et le je universel. « Ce je, certes, dans le présent exposé même, se fait déjà universel, mais universel dont je suis capable de penser la rupture, et l'apparition du je unique devançant toujours la réflexion qui, de nouveau, (selon une alternance que l'on retrouve dans la réfutation et la renaissance du scepticisme) viendra m'enfermer dans le concept, dont à nouveau je m'évade ou suis arraché. » 118 L’interprétation de cette alternance, qui est possible grâce au rôle dynamisant que joue dans la philosophie du dernier Levinas le concept d’il y a, fera l’objet du chapitre IV du présent travail. Nous nous demanderons s’il faut l’interpréter comme un mouvement pendulaire et si elle constitue le dernier mot de Levinas en vue d’une philosophie de la signifiance éthique. Comme nous l’avons déjà suggéré, l’approche de la signifiance en vertu de laquelle le Dire précède sa corrélation avec le Dit va de pair avec la nécessité de penser une généalogie du Dit, puisque la possibilité même du langage mesuré à l’aune de la singularité de l’auto-signifiance de l’un-pour-l’autre ne va nullement de soi. Pour formuler autrement le problème, disons qu’en pensant ensemble signifiance et éthique, Levinas est contraint d'accorder au langage comme Dit (ou comme corrélation du Dire et du Dit) un statut on ne peut plus problématique, à savoir le statut de ce qui n'est là que pour être dérangé ou réduit. « Tout dépend de la possibilité de vibrer à une signifiance qui ne se synchronise pas avec le 117 U. BERNHARDT: « Le statut de la théorie chez le dernier Lévinas », Cahiers d'études lévinassiennes, numéro 1, 2000, pp. 185-205, p. 188. 118 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 218. 68 discours qui la capte, et qui ne se range pas dans son ordre ; tout dépend de la possibilité d'une signification qui signifierait dans un dérangement irréductible. »119 Si Levinas opère une réduction éthique du Dit sans pour autant quitter de manière absolue le terrain du Dit (le discours philosophique étant une modalité du Dit), cela n’est donc possible qu’au prix d’une remise en question du statut du langage, ainsi que d’une nouvelle approche de la généalogie de ce dernier. En d'autres termes, nous tenterons, dans les lignes qui suivent, de penser l'ordre du Dit en fonction du dérangement irréductible que signifie la signifiance éthique. Partons d’une distinction terminologique entre généalogie, d’un côté, et anarchéologie de l’autre. Si Levinas est un penseur de l’origine du langage, il s’agit en fait de l’origine du Dit. L’origine du Dire, quant à elle, est à proprement parler insaisissable, en tant que Dire sans Dit, on ne peut donc envisager chez lui une généalogie du Dire, si ce n’est sous forme d’une an-archéologie: « Il est possible de caractériser la pensée de Levinas comme ‚une archéologie du sens‘, mais en précisant toutefois que cette archéologie est en vérité une an-archéologie »120. La généalogie étant la recherche d’une origine saisissable par la pensée, l’an-archéologie est, elle, une approche de ce qui précède l’origine, du préoriginel, de ce dont l’origine est insaisissable. Notre propos consiste à poser le rapport, ou plutôt le non-rapport, entre Dire et Dit et à reconstituer la genèse de ce dernier à partir de la signifiance éthique du Dire. Autrement dit : il s’agit de l’articulation de cet « avant » anarchique avec la genèse de « l’après » de l’origine. L’ « origine » du Dire est une origine sans origine et elle est non thématisable, à la manière d’une caresse par laquelle je ne peux à 119 « Enigme et phénomène », in: E. LEVINAS, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., pp. 283-302, p. 286. 120 S. PETROSINO ET J. ROLLAND, La vérité nomade, Paris, La découverte, 1984, p. 146, cf. aussi : Ibid., p. 70 : « Il s’agit en bref de nous demander si une an-archéologie du sens est possible. » 69 proprement parler toucher la peau d’autrui. « La caresse est un mode d’être du sujet, où le sujet dans le contact d’un autre va au-delà de ce contact. Le contact en tant que sensation fait partie du monde de la lumière. Mais ce qui est caressé n’est pas touché à proprement parler. La caresse (…) [ouvre] des perspectives nouvelles sur l’insaisissable (…). »121 Il faut préciser d’emblée que la caresse ne constitue pas seulement une métaphore du Dire préoriginel. Dans son opposition au geste qui, lui, est déjà porteur d’une intention, la caresse est en effet le Dire pré-intentionnel lui-même : « En la caresse, la proximité reste proximité sans se faire intention de quelque chose, bien que la caresse puisse se faire geste expressif et porteur de messages. »122 L’origine du Dit, quant à elle, est thématisable et, dans la mesure où le Dit procède du Dire, l’origine de celui-ci devrait à son tour se situer d'une manière ou d'une autre dans la signifiance éthique. La question se pose alors de savoir comment une genèse est possible à partir d’une an-archie ? Comment le saisissable peut-il être fondé dans l’insaisissable ? Comment la caresse peut-elle se faire geste? 2) L’entrée du tiers comme condition nécessaire à la déduction du Dit Si le Dire est an-archie et qu’en lui advient la signifiance éthique non thématisable et que, en revanche, la genèse du Dit est de l’ordre de ce qui est thématisable, alors le rapport entre Dire et Dit ne peut être autre qu’un rapport de contradiction, d'exclusion mutuelle, ou, pour être plus précis, un non-rapport. Dans le chapitre V d’Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence Levinas parle en effet d’une contradiction dans le Dire introduite par l’entrée du tiers, première condition nécessaire à la naissance du Dit dans le Dire : « Le tiers introduit 121 E. LEVINAS, Le temps et l’autre, Paris, PUF, 2009, p. 82-83. 122 « Langage et proximité », in: E. LEVINAS, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 317. 70 une contradiction dans le Dire dont la signification devant l'autre allait, jusqu'alors, dans un sens unique. C'est, de soi, limite de la responsabilité naissance de la question : Qu'ai-je à faire avec justice? Question de conscience. Il faut la justice c'est-à-dire la comparaison, la coexistence, la contemporanéité, le rassemblement, l'ordre, la thématisation, la visibilité des visages et, par là, l'intentionnalité et l'intellect et en l'intentionnalité et l'intellect, l'intelligibilité du système (...). »123 L'entrée du tiers est ainsi la raison d'être de la justice, de l'institution et du discours théorique lui-même : « Le fait que l'autre, mon prochain, est aussi tiers par rapport à un autre, prochain lui aussi, est la naissance de la pensée, de la conscience et de la justice et de la philosophie »124. L'entrée du tiers n'est, par ailleurs, pas uniquement à l'origine du langage, mais, dira Levinas, elle « (...) est l'origine même de l'apparoir, c'est-àdire l'origine même de l'origine »125. Par une telle conception de la genèse du langage au niveau de l’entrée du tiers, Levinas s’autorise, certes, à la distinction entre l’an-archie du Dire et origine du Dit. Demeure cependant le problème de la déduction du Dit, de sa levée dans le Dire, c’est-à-dire celui du passage du duo éthique initial au trio de la justice qui marque l’origine du langage. Pour utiliser les termes du vieux problème de l’origine du langage126, la levée d’un Dit au sein du Dire pré-originel signifie la genèse de gestes, de mots et de propositions à partir des cris et interjections ou Dire sans Dit, auxquels ont abouti nos analyses de la signifiance éthique dans le chapitre I. La particularité de l’approche 123 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 245. 124 Ibid., p. 204. 125 Ibid., p. 249. 126 Cet intérêt philosophique (ou phénoménologique) pour le problème de l’origine du langage, banni du champ scientifique par les linguistes positivistes, rapproche Levinas de Merleau-Ponty, pour lequel « l’origine du langage (est un) problème toujours pressant, bien que les psychologues et les linguistes s’accordent pour le récuser au nom du savoir positif ». M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 217. 71 lévinassienne de l’origine du langage réside dans le fait que stricto sensu le rapport à autrui, à lui seul, ne suffit pas pour qu’il y ait langage. Il y faut le tiers. Comme le dit très justement Arthur Cools, « This notion of the third displaces the traditional view of the philosophy of dialogue: it is not in terms of consensus that Levinas analyses the importance of the third, nor does he accept the model of the reciprocal relation between me and you in order to describe the event of a dialogue. According to Levinas, it is possible to communicate only insofar as the relation to the other refers to the third. In other words, we need the possibility to encounter the other in reference to a ‘he’, ‘she’ or ‘they’ in order to address the other. »127 D’où une remise en question du schéma classique d’un locuteur s’adressant à son interlocuteur en ayant recours à un système de signes tout en parlant d’un monde auquel ils se co-réfèrent dans l’interlocution. De sorte que le schéma je-tu-le monde qui était encore présent, dans Totalité et Infini, dans l’idée de la parole comme donation du monde à autrui128 est définitivement récusé par l’idée de l’entrée du tiers comme origine du langage et de la thématisation. Si donc toute notre analyse précédente de la signifiance éthique était une tentative d’approfondir, c’est-à-dire de concrétiser et pousser jusqu’au superlatif, l’idée d’une singularité sans universalité, il faut désormais ajouter un trait signifiant à cette signifiance de l’un-pour-l’autre qui permettra une universalisation de la voix absolument singulière du soi éthique. Il faut que la signifiance éthique comme flèche129 à sens unique 127 A. COOLS, « Levinas’ defense of intellectualism : an undecidable ambiguity ? », in: Debating Levinas' Legacy, La Haye, Brill (à paraître), p. 11-12. 128 Dans Totalité et Infini, l'expression d'Autrui est ainsi non seulement le principe de la signification, mais également celui du monde, dans la mesure où il n'y a pas de monde si celui-ci ne nous est pas proposé par la parole d'Autrui. Autrement dit, l'interlocution précède et fonde la donation, la thématisation et l'objectivité du monde. « Le monde est offert dans le langage d'autrui, des propositions l'apportent. Autrui est principe du phénomène. » (E. LEVINAS, Totalité et Infini – essai sur l'extériorité, op. cit., p. 92) 129 L’expression est de Jean-Michel Salanskis. Cf. son ouvrage Sens et philosophie du sens, Paris, Desclée de 72 (dont les traits signifiants par concrétisation et emphase sont : à partir de soi, malgré soi, pour l’autre, l’autre dans le même, « je est un autre ») se fasse flèche à double sens : puisque le Dit naît dans le Dire lorsque « on peut aller de l’un à l’autre et de l’autre à l’un »130. Une autre façon de concevoir l’opposition entre la relation à autrui et celle au tiers consiste en ce qu’autrui nous est présent en chair et en os tandis que le tiers nous est donné comme une référence (déjà idéale), celle qu’il y a aussi les autres. « Unlike the other, the third is not bodily present: his presence is given as a reference – ‘there are also others’. The orientation indicated by this reference is opposed to proximity. »131 Or, dans la mesure où la naissance latente de cette réversibilité de la signifiance, que Levinas nommera justice, ne rajoute pas simplement un trait signifiant au mouvement de la signifiance éthique mais le contredit, la question se pose désormais de savoir lequel de ces deux mouvements contradictoires est premier (c’est-à-dire précède et fonde le second). Si le face-à-face précède la justice il faut déduire le trio du seul duo, si, par contre, le trio précède le duo, alors toute l’analyse de la proximité n’est qu’une « déformation du rapport à autrui par abstraction du tiers »132. Examinons de près cette objection cruciale formulée par Didier Franck. L’articulation entre le duo de l’éthique et le trio de la justice soutient en effet tout le double projet du dernier Levinas : réduire le Dit au Dire sans Dit et déduire le Dit à partir du Dire, Brouwer, 2001. 130 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 247. 131 A. COOLS, « Levinas’ defense of intellectualism : an undecidable ambiguity ? », op. cit., p. 11. Gérard Bensussan appelle cette référence idéale « la spectralité des tiers ». Cf. G. BENSUSSAN, Éthique et expérience. Levinas politique, op. cit., p. 35 : « Comment articuler en effet l’immédiateté, la rectitude du face-à-face éthique, la réquisition du sujet entendant l’appel jusqu’à la substitution et ce j’appellerai ici la spectralité des tiers ? ». 132 D. FRANCK, L’un-pour-l’autre. Levinas et la signification, op. cit., p. 230. 73 déduction qui correspond à la déduction de la signifiance ontologique à partir de la signifiance éthique initiale. L’ouvrage de Didier Franck montre de façon convaincante le rôle stratégique de la question du tiers pour l’ensemble du projet philosophique du dernier Levinas : une philosophie de la signifiance éthique (qui réduit toute signification à l’unpour-l’autre, qui est « la signifiance même de la signification ! »133) n’a de sens que si elle réussit à déduire ou faire dériver du duo initial la signification du Dit. Or, cette objection est essentielle puisque si la deuxième condition n’était pas remplie, cela invaliderait l'ensemble de l’analyse de la signifiance éthique et réduirait l’éthique à une abstraction déformante de la justice. Voici les termes en lesquels Didier Franck pose le problème : « (...) Ce passage du singulier au pluriel, du duo au trio, qui décrit un mouvement dont le sens est contraire à celui de l’abstraction (...), ce passage n’est pas sans prix puisqu’il rompt l’articulation entre le dire ou la signifiance qui, signe oblique, est un un-pour-un-autre, et la responsabilité universelle qui, en tant que un-pour-tous-les-autres, ne se laisse pas déduire du trope de la signification. Or cette articulation soutient l’ensemble du projet, en prescrit la structuration interne et c’est par elle, en elle, que prend sens l’au-delà qui sépare l’être du bien autrement qu’être. Bref, à l’encontre de Levinas qui affirme que ‚la contemporanéité du multiple se noue autour de la dia-chronie de deux‘ ou que la justice dérive de la substitution pour y prendre sens, ne faut-il pas penser que le duo renvoie au trio comme à ce dont il est abstrait et qui, pour cette raison, le précède ? »134 Didier Franck pense en effet que le trio précède le duo et que, par conséquent, le duo est une abstraction déformante ; sa critique étant soustendue par la double contradiction qu’implique selon lui l’idée lévinassienne de l’entrée du 133 Cette formule est récurrente dans l’ouvrage étudié et définit dans tous les cas le trope de l’un-pour-l’autre. Cf. E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 17, 158, 215, 258 et 274. 134 Ibid., p. 224-225. 74 tiers, à savoir une contradiction logique et une contradiction éthique. En ce qui concerne l’objection de contradiction logique, elle se fonde sur les passages d’Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence où Levinas conteste que l’entrée du tiers soit un fait empirique, et où il affirme que « Autrui est d’emblée le frère de tous les autres hommes »135. En un mot, sachant que la justice introduit la médiation dans l’immédiateté de la proximité, et que la proximité est d’emblée justice, il s’ensuit que l’immédiateté est d’emblée médiation, affirmation qui nie le principe de non-contradiction. Autrement dit : si le tiers est toujours déjà présent entre autrui et moi il est logiquement impossible de distinguer autrui et le tiers et Levinas ne peut déduire la justice de la proximité : « (...) Pour que l’un-pour-l’autre de la proximité ne soit pas une déformation du rapport à autrui par abstraction du tiers qui, toujours, me vise et me regarde dans les yeux du prochain, il faut que la justice se montre d’emblée dans la proximité, ce qui (...) en contredit l’immédiateté puisqu’elle y introduit la médiation (...). A l’inverse, si la justice est solidaire du tiers présent en autrui, l’un-pour-l’autre est bien une abstraction dont dépend alors l’analyse de la substitution. »136 Quant à l’objection de contradiction éthique, elle entend souligner que faire dériver le trio du duo signifie être moins responsable du tiers que d’autrui ou faire consister le tiers ainsi réduit dans le rapport à autrui seul (le seul qui soit présent en chair et en os), et donc réduire le tiers à une pure référence (idéale) à l’humanité entière : « (...) le tiers doit toujours attendre, pour lui l’urgence n’est jamais extrême et, à son égard, la proximité du prochain vaut déni de justice. Est-ce possible et surtout éthiquement possible ? A l’évidence non, et il 135 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 246. 136 D. FRANCK, L’un-pour-l’autre. Levinas et la signification, op. cit., p. 230-231. 75 est impossible de restreindre le bénéfice de la proximité à autrui seul. »137 Et l’auteur en conclut que c’est surtout pour des raisons éthiques que l’on ne doit pas distinguer responsabilité et justice. Pour répondre à la première objection, qui est celle d’une contradiction logique de l’analyse du dire par la prise en compte du tiers, nous voudrions ici, d’une part, invoquer la réponse de Rodolphe Calin à laquelle nous adhérons sans réserve, d’autre part, renvoyer au chapitre I de ce travail où nous avons caractérisé la méthode lévinassienne du passage d’une idée à une autre comme concrétisation et emphase. Il en va de ce que l’on entend par « déduction ». Selon Rodolphe Calin, en effet, l’objection d’une contradiction logique suppose une conception de la déduction peut-être purement logique et analytique, conception qui est étrangère à la manière lévinassienne de faire de la philosophie laquelle consiste davantage à « déformaliser la pensée formelle »138. Voici la réponse de Rodolphe Calin : « (...) l’auteur (...) formule, à l’endroit de la déduction, une exigence qui nous semble excessive : savoir que tout ce qui est déduit à partir des significations abstraites en soit intégralement déductible ou, à l’inverse, que ces significations puissent être descriptivement abstraites de ce qui en est déduit (...) ; autrement dit, qu’une situation concrète n’ajoute rien de nouveau – rien qui n’y soit déjà formellement compris – à la signification abstraite dont elle est la concrétisation, ou encore que le contenu concret n’altère pas la forme dont il est déduit. On peut se demander si cela ne revient pas à concevoir la déduction lévinassienne comme une déduction purement logique ou analytique, ce qu’elle n’est pas. En effet, précise Levinas, la déduction ne se contente pas d’expliciter les articulations que la possibilité conceptuelle enveloppe, la situation concrète n’est pas une simple illustration ou reflet de 137 Ibid., p. 235. 138 E. LEVINAS, Totalité et Infini – essai sur l'extériorité, op. cit., p. XVII. 76 cette possibilité. (...) De sorte qu’il y a toujours plus dans ce qui est déduit que dans ce dont il est déduit. »139 Il faut noter que cette polémique autour du concept de déduction concerne le chapitre V d’Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence et en particulier la partie 3, intitulée « Du Dire au Dit ou la Sagesse du Désir »140, où il est précisément question de déduire le Dit du Dire. Dans la mesure où nous avons établi qu’autrui était présent en chair et en os et que le tiers jouait seulement le rôle d’une référence (qui instaure la médiation de l’idéalité) à tous les autres hommes, il pourrait paraître paradoxal de parler ici des « articulations de la possibilité conceptuelle » du Dire et de la déduction du tiers (et du Dit) comme d’un surplus de concrétude de ce qui est déduit. Or il ne faut pas s’y tromper, l’unpour-tous-les-autres n’est pas à proprement parler déduit de l’unicité sans dualité aucune de l’un-pour-l’autre, mais bien de la structure formelle de l’un-pour-l’autre en tant que signe. De fait, l’ensemble de nos analyses de la signifiance du corps offert à autrui effectuées dans le chapitre I ont abouti aux multiples traits signifiants de l’unicité de la signifiance éthique (que sont le « à partir de soi », le « pour l’autre », le « malgré soi », « l’autre-dans-lemême » et le « je est un autre ») qui, une fois fixés ou pris dans le concept, constituent précisément des « articulations de la possibilité conceptuelle » du concept du Dire sans Dit. Donc, si la signifiance éthique se montre, c'est-à-dire si nous pouvons en parler et aller jusqu'à la conceptualiser, c'est qu'elle a toujours déjà reçu les structures du thématisé et du Dit, structures générées par l'entrée du tiers et la « contradiction permanente » de la signifiance que constitue la justice. C'est ainsi que « Tout se montre et tout se dit dans l'être pour la justice et reçoit les structures du thématisé et du dit – même la signification et la 139 R. CALIN, « La déduction de l’être », op. cit., p. 4. 140 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., pp. 239-253. 77 justice »141. La signifiance pré-langagière devient ainsi langage (corrélation du Dire et du Dit), acquiert une structure formelle (celle du Dire sans Dit ou bien du signifiant sans signifié) vouée selon la méthode philosophique lévinassienne à l'éclatement en événements que cette structure dissimule. L'entrée du tiers constitue pour la structure formelle de la signifiance éthique précisément un tel événement. Le double statut de l'entrée du tiers dans le projet du dernier Levinas, le fait que l'événement de l'entrée du tiers - événement qui fait éclater la thématisation du Dire sans Dit - puisse à la fois être à l'origine du Dit, est un premier élément de réponse à la question de l'origine du langage dans la signifiance prélangagière. Nous considérons à présent comme fondée la distinction entre, d’un côté, l'événement de la justice, l'un-pour-tous-les-autres (que nous appellerons fraternité), et de l’autre, l'effet collatéral de la justice qu'est la naissance latente du Dit et de la corrélation du Dire et du Dit (que nous pouvons schématiser par le trope « de-l'un-à-l'autre-et-de-l'autre-àl'un »142, trope qui marque une flèche à double sens ou une relation réversible). Nous concentrerons donc désormais notre regard sur les conditions nécessaires pour que cette articulation entre la fraternité et la justice soit possible. Autrement dit, nous nous demanderons si l'entrée du tiers constitue à elle seule une condition suffisante à la déduction du Dit à partir de la signifiance éthique. L'entrée du tiers considérée comme un « événement pré-originel » fait paradoxalement éclater la structure formelle du Dire sans Dit (telle qu’elle a été établie par Levinas dans les chapitres III, intitulé « Sensibilité et proximité » et IV, intitulé « La 141 Ibid., p. 253. 142 Cf. Ibid., p. 247 « Dans la comparaison de l'incomparable serait la naissance latente de la représentation, du logos, de la consicence, du travail (...). Tout est ensemble, on peut aller de l’un à l’autre et de l’autre à l’un, mettre en relation, juger, savoir et demander ce qu’il en est de (...). » 78 substitution », d’Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence) et est à l’origine de significations nouvelles nullement contenues dans la structure formelle de l’un-pour-l’autre comme signe donné à autrui. Cette nouvelle idée nullement contenue dans la structure formelle de l’un-pour-l’autre est la simultanéité de l'un-pour-l'autre et de l'un-pour-tous-lesautres. Bien que le résultat de la déduction soit à nouveau une structure formelle, à savoir la structure d'une multiplicité de flèches partant de l'un et allant vers les autres qui se substitue à la structure de la flèche à sens unique, la déduction elle-même n’est pas purement formelle, mais elle est possible uniquement grâce à des événements ou accomplissements que la structure formelle dissimule. C’est pourquoi «’déduire’ doit peut-être moins s’entendre ici au sens d’’inférer’, de ‘tirer une conséquence’, qu’au sens d’’énumérer’, d’’exposer en détail’, dans la mesure où la déduction fait éclater voire distordre une structure formelle en événements discrets qui pourtant s’accomplissent en passant l’un dans l’autre, et où le suivant sort bien du précédent tout en contenant cependant toujours plus que le précédent. De tout cela il résulte que le fait que la structure formelle du signe se trouve altérée à l’occasion du passage de la situation de la proximité à celle de la justice n’interdit pas, au sens où Levinas entend ce mot, de déduire l’un-pour-tous-les-autres de l’un-pourl’autre. »143 C’est ainsi que la déduction de la justice de la proximité relève de la méthode lévinassienne de la concrétisation et de l’emphase, telle que nous l’avons présentée dans le chapitre précédent. La déduction du Dit n’est donc pas un pur mouvement d’idéalisation, de thématisation et d’universalisation de la singularité sans universalité du Dire, mais elle se produit comme une alternance entre l’événement, ou l’accomplissement, de la justice (qui 143 R. CALIN, « La déduction de l’être », op. cit., p. 4. 79 contredit la proximité tout en l’accomplissant) et son effet collatéral qui est l’origine d’une langue commune, d’un plan commun, « la naissance latente de la connaissance et de l’essence, du Dit (...) »144. Il faut donc distinguer l’entrée du tiers comme événement et l’entrée du tiers comme origine du Dit, et la déduction du Dit n’est possible que comme alternance de ces deux moments. Cette alternance est, d'après nous, en œuvre dans de nombreux passages du chapitre V d'Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence. Elle se traduit par l’ambiguïté du concept de justice, tantôt employé au sens de fraternité, c’est-àdire au sens d’une altération de la signifiance éthique, mais qui demeure issue de cette dernière, tantôt au sens d’une naissance latente de la thématisation et du Dit, justice qui perd tout rapport avec l‘éthique. On peut donner un exemple du premier emploi du concept de justice que nous identifions avec la fraternité : « Les autres d’emblée me concernent. La fraternité précède ici la communauté de genre. Ma relation avec autrui en tant que prochain donne le sens à mes relations avec tous les autres. »145 Ce passage souligne bien que le duo précède le trio et que le trio n’a de sens qu’en tant qu’issu de la signifiance éthique. Pour citer un exemple du second emploi du concept de justice, emploi qui traduit l’alternance entre fraternité et justice en tant qu‘origine du Dit, on peut reprendre un passage déjà partiellement cité : « Il faut la justice c'est-à-dire la comparaison, la coexistence, la contemporanéité, le rassemblement, l'ordre, la thématisation, la visibilité des visages et par là, l'intentionnalité et l'intellect et en l'intentionnalité et l'intellect, l'intelligibilité du système et, par là, aussi une coprésence sur un pied d'égalité.146 » Une fois que le Dit est constitué (il est en réalité toujours déjà là, c’est pour cela que Levinas parle du Déjà Dit et que l’origine 144 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 244. 145 Ibid., p. 247. 146 Ibid., p. 245. 80 du langage n’est pas à prendre ici au sens empirique, mais phénoménologique147), une fois que la justice comme comparaison des incomparables est elle-même prise dans un concept, il faut à nouveau selon la méthode de la concrétisation, en déduire son caractère d’événement ou d’accomplissement 148 . Ce Dédire de tout Dit, cet « éclatement de la structure formelle de la pensée » sera à nouveau motivé par de nouveaux événements « que cette structure dissimule »149. Pour revenir aux deux objections formulées par Didier Franck, à savoir l’objection de la contradiction logique d’une « entrée permanente » du tiers et celle de la contradiction éthique entre la proximité et la justice, elles se situent en réalité à deux niveaux d’analyse différents et touchent deux concepts de justice différents. La première vise l’effet collatéral de la justice qui est l’origine du langage, c’est-à-dire de la corrélation entre le Dire et le Dit, origine qui implique médiation de l’idéalité, identification et thématisation. Pour schématiser, disons que cette première objection concerne le rapport entre l’un-pour-tousles-autres et le de-l’un-à-l’autre-et-de-l’autre-à-l’un. La seconde, quant à elle, critique l’autre pôle de l’alternance de la justice, que nous avons appelé fraternité, selon un schéma 147 Il s’agit ici d’une origine du langage au sens phénoménologique, telle que nous l’avons esquissée dans le chapitre I lorsqu’il était question de comparer la signifiance éthique lévinassienne et le sens gestuel merleau-pontyen. Nous avons cité Yves Thierry, interprète de Merleau-Ponty, et sa définition de la démarche phénoménologique (ou post-phénoménologique) qui selon nous rapproche l’analyse de la signifiance éthique de l’analyse du sens gestuel. La démarche phénoménologique cherche, selon Yves Thierry, à « concevoir le rapport des significations conceptuelles au champ phénoménal d'où elles sont nées et dont elles se détachent » (Y. THIERRY, Du corps parlant, op. cit., p. 32). Cependant, il faut immédiatement ajouter que la signifiance éthique se produit en-deçà de la phénoménalité, dans un pur contact, et que la phénoménalité suppose l’entrée du tiers et la justice. 148 Cf. R. CALIN, « La déduction de l’être », op. cit., p. 5 : « Cette méthode, qui en réalité n’est autre que celle de la déduction, (...) vise à ne pas réduire un phénomène à son contenu pensé, à son contenu de lumière (...), afin d’en ressortir le caractère d’événement ou encore d’accomplissement. » 149 E. LEVINAS, Totalité et Infini – essai sur l'extériorité, op. cit., p. XVII. 81 qui précède le précédent, à savoir le passage de l’un-pour-un-autre à l’un-pour-tous-lesautres. Pour ce qui concerne cette seconde objection d’une contradiction éthique impliquée par l’entrée du tiers, nous partageons avec Rodolphe Calin le sentiment que Levinas se fait en réalité lui-même cette objection, qu’il l’assume pleinement et qu’il la revendique même, notamment lorsqu’il affirme à plusieurs reprises que « Le tiers introduit une contradiction dans le Dire (...) »150 : « La contradiction éthique (la proximité ne peut, sans aboutir à un déni de justice éthiquement impossible à l’endroit du tiers, se distinguer de la justice) nous semble en réalité pleinement assumée par Levinas : il y a bien déni de justice, et c’est parce que la proximité est déni de justice (...) qu’il faut le tiers. Il faut donc maintenir la distinction entre proximité et justice. »151 Or, si nous considérons l’alternance entre les deux niveaux de l’analyse de la justice que touchent les deux objections, c’est-à-dire l’alternance entre la fraternité et la justice sourde à la fraternité, une troisième objection nous vient à l’esprit, objection formulée par Arthur Cools dans son article déjà cité. La voici en résumé : la référence au tiers est nécessaire pour faire le lien entre la proximité, le Dire sans Dit, et le langage (ou la corrélation du Dire et du Dit). Mais l’un-pour-tous-les-autres de la fraternité est-il une condition suffisante pour passer au de-l’un-à-l’autre-et-de-l’autre-à-l’un de la justice sourde à la fraternité qui est à l’origine du Dit 152 ? Tout le problème réside précisément dans ce passage de la fraternité à la justice car la fraternité prolonge encore le mouvement à sens unique de la signifiance éthique tout en lui apportant une mesure, mais la 150 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 245. 151 R. CALIN, « La déduction de l’être », op. cit., p. 5. 152 Cf. A. COOLS, « Levinas’ defense of intellectualism : an undecidable ambiguity ? », op. cit., p. 10-11 : « Levinas mentions explicitly the third in order to designate the moment of reason, for instance when he talks about ‘the reference of every dialogue to the third party’. In other words, it seems that without the reference to the third it is not possible to relate proximity to the intellectualism of reason. But is the reference to the third a sufficient condition? » 82 justice comme origine du Dit est déjà sourde à la fraternité. En vertu de cette distinction entre fraternité et justice, et nous rejoignons par là Arthur Cools, il nous semble que l’entrée du tiers ou la référence au tiers ne constitue pas une condition suffisante pour dériver le Dit du Dire, pour la simple raison que l’entrée du tiers implique certes une pesée de ma responsabilité pour autrui et pour le tiers, et par conséquent la justice pour autrui et le tiers, mais pas nécessairement justice pour moi, au contraire: « La justice ne demeure justice que dans une société (...) où l'égalité de tous est portée par mon inégalité, par le surplus de mes devoirs sur mes droits. L'oubli de soi meut la justice »153. Autrement dit, justice ne signifie pas forcément réciprocité, voire corrélation. Or, il n’y a précisément pas de langage (au sens d’une corrélation du Dire et du Dit) sans corrélation réciproque entre le locuteur et l’interlocuteur, c’est-à-dire sans que moi-même je sois abordé comme autrui par les autres. 3) Une autre condition nécessaire à la déduction du Dit : le « grâce à Dieu » Levinas est, d’après nous, conscient de cette difficulté de fonder la réciprocité parfaite dans la relation asymétrique, et recourt à un moment décisif de son argumentation à une autre tertialité qu’est celle de troisième homme, à la tertialité de Dieu. Ce recours à Dieu est nécessaire dans la mesure où demander la justice pour moi auprès de l’autre homme est non seulement impensable pour une philosophie de l’exception du soi, mais est peut-être également la source de toute immoralité : « C’est grâce à Dieu seulement que, sujet incomparable à Autrui, je suis abordé en autre comme les autres, c’est-à-dire ‚pour moi‘. ‚Grâce à Dieu‘ je suis autrui pour les autres. Dieu n’est pas ‚en cause‘ comme un prétendu interlocuteur : la corrélation réciproque me rattache à l’autre homme dans la trace de la 153 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 248. 83 transcendance, dans l’illéité. Le ‚passage‘ de Dieu dont je ne peux parler autrement que par référence à cette aide ou à cette grâce, est précisément le retournement du sujet incomparable en membre de société. »154 Avant de préciser en quoi cette référence à Dieu, sans laquelle le pour-l'autre préoriginel ne peut retourner en pour-moi, altère ou non notre hypothèse d'un monisme éthique du dernier Levinas, il faut noter l'originalité d'une telle référence à Dieu et la dissocier d'une référence à Dieu située à un autre niveau de l'échafaudage conceptuel lévinassien, à savoir de la référence à Dieu comme condition du pour-l'autre. En effet, certaines critiques dénonçant l'essence religieuse de la phénoménologie et de l'éthique (voire de l'éthique phénoménologique) lévinassiennes constatent que le « pour l'autre » ou l'altérité absolue du visage d'autrui ne peuvent se passer d'une référence à l'altérité du Tout Autre. Selon Alain Badiou par exemple, l'expérience du visage d'autrui en tant que telle, dans la mesure où autrui peut être mon semblable, n'est pas à même, à elle seule, de garantir une non-identité essentielle qui s'exprimerait par un primat éthique de l'Autre sur le Même, pour emprunter le langage de Totalité et Infini, sauf si l'altérité de l'autre est en quelque sorte portée par celle du Tout-Autre. Or, si c'est le cas, tout le geste philosophique de Levinas se trouve réduit à un discours d'essence religieuse et par conséquent non philosophique. Badiou appellerait « bouillie pour les chats » un tel discours prétendument philosophique sur le visage, qui masquerait la référence de cette notion à Dieu en tant que garant de l'altérité de l'autre. Nous citons son ouvrage L'éthique – essai sur la conscience du mal, où il soutient notamment la thèse selon laquelle l'éthique est une religion décomposée : « ce que l'entreprise de Levinas nous rappelle avec une obstination singulière, c'est que toute tentative de faire de l'éthique 154 Ibid., p. 247 (C'est nous qui soulignons). 84 ce qui est au principe du pensable et de l'agir est d'essence religieuse. Disons que Levinas est le penseur cohérent et inventif d'une donnée qu'aucun exercice académique de voilement ou d'abstraction ne peut faire oublier : sortie de son usage grec (où elle est clairement subordonnée au théorique), et prise en général, l'éthique est une catégorie du discours pieux. Que peut donc devenir cette catégorie si on prétend supprimer, ou masquer, sa valeur religieuse, tout en conservant le dispositif abstrait de sa constitution apparente (reconnaissance de l'autre, etc.) ? La réponse est claire : de la bouillie pour les chats. »155 Ainsi, à en croire Badiou, avec la place centrale accordée à la notion de visage l'interprétation de Totalité et Infini se réduirait à l'alternative suivante : soit on reconnaît un rôle central à l'influence du judaïsme sur la pensée (philosophique) de Levinas et il s'agit alors d'un discours d'essence religieuse, soit nous mettons le judaïsme de Levinas entre parenthèses et nous produisons avec Levinas, en parlant de l'altérité non formelle du visage d'autrui, de la bouillie pour les chats. Or, il est clair que nous ne consacrons le présent travail à la question de la signifiance éthique chez le dernier Levinas ni pour produire un discours religieux, ni pour produire « de la bouillie pour les chats ». Par ailleurs, si la critique de Badiou est adressée essentiellement à Totalité et Infini, notre lecture de cet ouvrage est avant tout phénoménologique, voire post-phénoménologique. Comme on le sait, la phénoménologie consiste essentiellement en la méthode de l'analyse intentionnelle, en la description des phénomènes (de ce qui apparaît en tant qu'apparaissant ) dont le visage. Celui-ci apparaîtra comme un phénomène tout à fait particulier, voire comme nonphénomène ou contre-phénomène156. Nous fermons cette parenthèse sur le constat suivant : 155 A. BADIOU, L'éthique – essai sur la conscience du mal, Paris, Hatier, 1993, p. 23-24. 156 L'expression est de Jacques Rolland. Elle a été reprise dans R. CALIN, F.-D. SEBBAH, Le vocabulaire de Levinas, Paris, Ellipses, 2002, p. 60 : « Le visage est ce qui déborde ou déforme sa propre forme, ce qui 85 malgré le fait que nous considérons la critique de Badiou comme réductrice à plusieurs égards, en commençant par le fait que Badiou ne distingue pas clairement éthique et morale, distinction importante pour Levinas (ce qui intéresse Levinas, c'est le sens de l'humain ou le sens de la relation éthique et non pas la morale comme système de valeurs), elle peut à la limite s'appliquer à Totalité et Infini et à sa terminologie métaphysique ou ontologique, mais elle perd totalement son sens et son bien-fondé lorsqu'il s'agit de la trace de la transcendance dans Autrement qu'être ou au-delà de l’essence car ici le recours à Dieu garantit précisément le pour moi (la réciprocité) et non le pour l'autre (l'éthique). Si Badiou présuppose sans le problématiser qu'autrui est mon semblable, et qu'il y a ainsi une réciprocité entre nous, il présuppose ce qui ne va pour Levinas nullement de soi puisqu‘il est impossible de rendre compte de la réciprocité sans avoir effectué une analyse non seulement de la proximité et de la justice, mais, étant donné que la justice n'implique pas forcément justice pour moi, également du « passage de Dieu » sans lequel la justice demeure fraternité (c'est-à-dire modalité de la signifiance éthique) et ne permet pas de passer du trope de l'unpour-tous-les-autres à celui de-l'un-à-l'autre-et-de-l'autre-à-l'un qui définit la corrélation réciproque entre autrui et moi que nous avons appellée langage. Après avoir restitué, en fonction de la problématique de la signifiance éthique, les analyses de la proximité par le dernier Levinas (objet de notre chapitre I consacré aux rapports entre signifiance et corporéité) et de la justice (objet de la première partie du présent chapitre, consacrée à l'entrée du tiers), et après avoir indiqué que la justice seule ne s'annonce dans le visible de la défaire. À ce titre, et à ce titre seulement, on peut dire qu'il e phénoménalise: jamais capturé dans la présence d'un phénomène et se marquant pourtant à même la phénoménalité comme le dérangement ou le traumatisme subit par cette dernière: 'contre-phénomène' comme le dit Jacques Rolland – aux deux sens du mot 'contre'; trace dit Levinas. » 86 suffit pas pour articuler le Dire pré-originel à l'origine du langage (que nous avons défini comme corrélation du Dire et du Dit, corrélation qui implique réciprocité entre les interlocuteurs), il nous revient à présent de préciser quel rôle joue le « grâce à Dieu » ou la trace de la transcendance, nécessaire pour qu'il y ait justice « pour moi », dans le cours de l'argumentation lévinassienne en faveur de la naissance latente du Dit dans157 le Dire. Arthur Cools, que nous avons déjà cité plus haut, estime qu'une référence à Dieu est nécessaire en vue de l'articulation du Dire avec le Dit car la référence à l'entrée du tiers ne suffit pas à elle seule, mais qu'à la fois, l'apparition du mot Dieu à ce niveau de l'argumentation brouille d'une certaine façon les pistes car elle implique plusieurs conditions, telles la foi et la culture, au sens de Bildung : « The reference to the third coincides with the appearance of the word God in Levinas' argument. Levinas calls it the ‘first’ word, but as such it seems to supplant in his argument another condition – a condition of confidence, belief and culture – without which it is difficult to understand the possibility of taking decisions. However, as long as it is not elucidated how the appearance of the word God is able to reorient the exclusive relation of my being for the other and to create the 157 Le but du présent chapitre est précisément l'analyse et l’interprétation de cette préposition dans. La sphère du Dit est-elle entièrement réductible à la signifiance du Dire et ainsi intégrée à cette signifiance, ou bien constitue-t-elle, une fois née de l'interposition du tiers et de la référence à Dieu, une sphère ontologique à part entière, sphère qui trouverait désormais son sens en elle-même (et ne nécessiterait plus de trouver un sens dans une « nouvelle ou plus ancienne signification », E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 271) ? Bien que le texte étudié reste ambigu sur cette question, nous nous efforçons dans le présent travail d'intégrer cette ambiguïté au parcours de la signifiance éthique et par là même d'indiquer que les deux options évoquées sont moins contradictoires qu'il n'y paraît. Nous renvoyons à ce sujet à notre chapitre III qui traite explicitement de la question de l'intégration de l'essence tournée en il y a à la signifiance éthique du Dire. Ce rapport complexe (à première vue tout simplement contradictoire) unissant la proximité et la justice apparaît clairement lorsque nous juxtaposons les deux propositions suivantes: « Le tiers introduit une contradiction dans le Dire », E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 245 et « La justice (...) est au sein de la proximité », Ibid., p. 248. 87 condition for the awareness of social justice, it is not clear why it should contribute to articulate from the perspective of the concreteness of human existence an intellectualism of reason. »158 Nous admettons l'argument d'Arthur Cools dans sa généralité, c'est-à-dire dans l'idée qu'une référence à Dieu est nécessaire à Levinas pour pouvoir articuler le Dire prélangagier et le Dit, dont l'intellectualisme de la raison constitue une modalité. Mais nous formulerons néanmoins deux réserves, l'une au sujet du rôle que joue ce « passage de Dieu » dans la construction de l'échafaudage conceptuel d'Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, l'autre concernant l'exigence d'élucider comment l'apparition du mot Dieu permet de passer de la proximité à la justice. Quant à la première réserve, s’agissant d'une généalogie du Dit et, par là, d'un intellectualisme de la raison (tel est l'objet de l'article d'Arthur Cools), la difficulté majeure posée par l'effort philosophique du dernier Levinas ne réside pas, selon nous, dans le passage de la relation exclusive du pour-l'autre à la conscience d'une justice sociale159 (que nous avons décrite comme l'un-pour-tous-les-autres), mais davantage dans le renversement de l'un-pour-tous-les-autres en justice « pour moi ». Si la justice « pour tous les autres » est déductible du pour-l'autre, déductible au sens que nous avons précisé plus haut, ce qui n'est déductible en aucune façon c'est précisément « le retournement du sujet incomparable en membre de société »160. C'est ainsi que le trope du « pour-moi », signifiant une corrélation réciproque et étant à l'origine du langage en tant qu'échange à pied d'égalité entre deux interlocuteurs, ne peut être dérivé ni du pour-l'autre ni du l'un-pour-tous-les-autres et 158 A. COOLS, « Levinas’ defense of intellectualism : an undecidable ambiguity ? », op. cit., p. 16. 159 C'est à ce niveau de l'architectonique conceptuelle du dernier Levinas qu'Arthur Cools situe la référence à Dieu, qui coïncide ainsi avec l'entrée du Tiers, tout en différant de cette dernière. 160 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 247, passage clé déjà cité plus haut. 88 requiert donc une référence à une tertialité distincte de celle du tiers, tertialité que Levinas nommera Illéité ou trace de la transcendance : « C’est grâce à Dieu seulement que, sujet incomparable à Autrui, je suis abordé en autre comme les autres, c’est-à-dire ‚pour moi‘. ‚Grâce à Dieu‘ je suis autrui pour les autres »161. En ce qui concerne notre seconde réserve, il s'agit de l'exigence, formulée en guise de conclusion de l'article, d'élucider comment cette trace de la transcendance permet de réorienter le mouvement à sens unique de la signifiance éthique afin de pouvoir clairement articuler la concrétude de l'existence humaine avec un intellectualisme de la raison. Bien que cette exigence semble fondée dans la mesure où elle attire l'attention du lecteur et de l’interprète sur un point sensible de l'argumentation lévinassienne qui, sans argument (ou du moins semblerait-il), fait recours à un « passage de Dieu », elle nous semble excessive car le but de la déduction de l'être n'est pas celui d'aboutir jusqu'à un « intellectualisme de la raison ». Si dans Totalité et Infini Levinas revendique, en effet, la fidélité de son œuvre à « l'intellectualisme de la raison »162, tel n'est plus le cas dans Autrement qu'être ou au-delà de l’essence, où les références à l'intellectualisme sont toujours critiques163. L'argument d'Arthur Cools a dès lors, en vertu de l'évolution de la pensée lévinassienne, une structure anachronique, et l'exigence d'élucider ou d'articuler clairement le « grâce à Dieu », qui ne se donne selon le dernier Levinas uniquement comme trace, va à l'encontre du scepticisme que notre auteur a substitué à la prétention à l'intellectualisme de la raison. Autrement qu'être ou 161 Idem. 162 E. LEVINAS, Totalité et Infini – essai sur l'extériorité, op. cit., Préface, p. 14. 163 Voici un passage tout à fait explicite à ce sujet : « Le pathétique de la philosophie de l'existence dirigée contre l'intellectualisme de la philosophie réflexive, tenait à la découverte d'un psychisme irréductible au savoir. Y eut-il dans cette opposition assez d'énergie pour résister au retour des modèles intellectualistes? », E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 128. 89 au-delà de l‘essence oppose d'ailleurs raison et scepticisme et forge une intelligibilité de la proximité qui implique un scepticisme vis-à-vis de l'intelligibilité comme logos impersonnel issu de la justice : « Si la raison pré-originelle de la différence – et de la non-indifférence, de la responsabilité – beau risque – conserve sa signification, le couple scepticisme et réfutation du scepticisme doit faire son apparition aux côtés de la Raison de la représentation, du savoir de la déduction, servie par la logique et synchronisant le successif »164. Si nous substituons ainsi, dans l'argument d'Arthur Cools, le scepticisme à l'intellectualisme de la raison, il n'est plus nécessaire d'articuler clairement le « passage de Dieu » qui rend possible la genèse de la réciprocité et de la corrélation réciproque entre le Dire et le Dit. C’est que le scepticisme méthodologique nécessaire pour faire valoir une signifiance éthique qui ne doive rien à la signifiance ontologique du Dit permet non seulement de considérer le Dit comme une digression dans le mouvement du Dire, digression qui est sans cesse menacée de désintégration et de revirement dans le non-sens, mais également de faire reposer l'architectonique conceptuelle de la déduction du Dit sur un échafaudage jamais fixé faisant intervenir une référence à la trace de la transcendance qui ne peut se produire que comme clignotement. A l'inverse, vouloir amener ce clignotement à la pleine lumière signifierait vouloir réduire l'intelligibilité de la proximité à celle de la représentation et du savoir, et sous-estimer le rôle méthodologique majeur, pour la philosophie de la signifiance éthique, de l'incessant retour du scepticisme. Arthur Cools est d'ailleurs parfaitement conscient qu'il ne s'agit pas dans le « grâce à Dieu » du présupposé métaphysique de l'existence de Dieu, mais bien d'une trace de la transcendance qui se donne comme clignotement et ne peut à proprement parler ni attester l'existence de Dieu ni 164 Ibid., p. 260. 90 certifier le « pour moi » : « True, what is at stake in this reference to the name of God, is not the verification of the existence of God, nor is it the certainty of my selfhood in the responsability for the other »165. Par ces considérations sur la trace et le clignotement de la transcendance nous espérons avoir contribué à l'interprétation de la dernière phrase du passage portant sur le « grâce à Dieu » comme condition de possibilité d'un dialogue : « Le ‚passage‘ de Dieu dont je ne peux parler autrement que par référence à cette aide ou à cette grâce, est précisément le retournement du sujet incomparable en membre de société »166. Pour revenir à la question que nous posons tout au long de ce parcours de la signifiance éthique, celle de savoir si et en quoi cette référence à Dieu (sans laquelle le pour-l'autre préoriginel ne peut retourner en pour-moi) altère ou non notre hypothèse d'un monisme éthique, il nous faut désormais fixer le statut de cette référence à Dieu par rapport aux sphères du Dire et de celle du Dit et de leur articulation. Si la genèse du Dit, plus précisément de la réciprocité sans laquelle il n'y a pas de corrélation, c'est-à-dire pas de langage, repose sur une référence à Dieu qui permet de retourner l'un-pour-l'autre en l'un-pour-l'autre-et-l'autrepour-l'un, cela signifie-t-il que par ce « passage de Dieu », Levinas introduit dans son monisme éthique (tel que nous l'avons suivi dans le chapitre précédent, où il était question d'une signifiance éthique sans dualité aucune) non seulement un dualisme du Dire et du Dit, mais de plus une troisième sphère ontologique (ou onto-théologique) - le « grâce Dieu » qui sous-tend la deuxième sphère? Nous espérons que les lignes qui précèdent indiquent, primo que le Dit ne constitue pas une sphère ontologique à part entière puisqu'il est déduit du Dire et y est à tout moment réductible, secundo que la référence à Dieu ne constitue pas un argument ontologique, mais que son rôle dans l'argumentation lévinassienne est avant 165 A. COOLS, « Levinas’ defense of intellectualism : an undecidable ambiguity ? », op. cit., p. 13. 166 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 247. 91 tout de ronger le Dit dès sa naissance latente en le conditionnant par un trope du « pour moi » qui ne va nullement de soi. Dans ce contexte, l'expression « grâce à Dieu » peut être interprétée comme « rien n'est moins sûr », voire comme « très difficile à envisager ». Nous pouvons ainsi conclure cette partie sur l'origine du langage par le constat d'une double menace qui pèse sur le Dit, du moins dans le cadre d'une philosophie s'efforçant de penser un Dire pré-originel. D'une part, lors de sa genèse même, le Dit est d'emblée menacé par l'une de ses conditions de possibilité – le « pour moi » – condition dont on ne peut avoir la certitude car elle repose sur le clignotement de la transcendance. D'autre part, même si le Dit parvient à s'émanciper en tant que sphère ontologique, sphère que nous avons décrite comme justice sourde à la fraternité, une telle émancipation reste relative car cette sphère une fois constituée demeure fragile devant la menace du non-sens de l'il y a qui ronge, sous la forme de l'incessant retour du scepticisme, tout langage, c'est-à-dire tout Dire corrélé avec un Dit. Afin de rendre compte de cette seconde menace, qui est la menace du non-sens pesant sur le sens Dit, nous allons devoir effectuer une digression sur l'événement de l'art chez le jeune Levinas. Car l'événement de l'art dans son « exotisme » n'est réductible ni à une forme d'expression ni à un langage, mais opère précisément une désintégration du monde comme horizon du sens (que le dernier Levinas appellerait le Dit) et met à nu le nonsens radical de l'il y a. Le but de l’exposé qui va suivre est donc de montrer, par une relecture des passages de De l'existence à l'existant consacrés à l'art, que « l'exotisme » propre à celui-ci situe d'emblée la sensation esthétique hors des catégories du monde (et du Dit), telles que la perception, la connaisance ou le langage. En vue de poursuivre notre parcours de la signifiance éthique cette digression est nécessaire puisqu’elle permettra d’une part de montrer que l’unité du monde Dit est toujours déjà fissurée par l’hétéronomie de l’il 92 y a, d’autre part, cette blessure incurable du Dit permettra d’envisager une articulation possible entre l’hétéronomie de l'il y a dépersonnalisant (qui sommeille en tout Dit) et l’hétéronomie du Dire de la responsabilité. 4) Un exemple de menace du non-sens qui pèse sur le sens Dit: l’exotisme esthétique Parmi les rares commentateurs de l'esthétique d'Emmanuel Lévinas, à juste titre considéré avant tout comme un penseur de l'éthique, la plupart traitent du rapport entre esthétique et éthique, fondant leurs interprétations sur une lecture de l'article La réalité et son ombre publié en 1948 dans Les Temps Modernes. Sans contester aucunement l'importance de cette question, nous prenons pour thème de cette digression sur l'art un autre rapport qui précède et sous-tend celui qui vient d'être évoqué, à savoir le rapport entre les effets que produit sur nous l'œuvre d'art et l'ontologie, telle que Lévinas la conçoit dans son travail préliminaire à Totalité et Infini et Autrement qu'être ou au-delà de l’essence qui est De l'existence à l'existant. Il s'agit donc pour nous de penser, dans un premier temps, à travers le commentaire du chapitre intitulé « L'exotisme » de De l'existence à l'existant (publié en 1947) le statut de l'œuvre d'art indépendamment de toute perpective éthique ou morale. En effet, le chapitre sur L'exotisme de l'art fait partie de la section « Existence sans monde » et est introduit par l'affirmation suivante : « Nous pouvons dans notre relation avec le monde nous arracher au monde. »167, ce qui situe d'emblée le débat dans une perspective non pas éthique, mais ontologique. Partons d´une précision terminologique. Lévinas confère à la notion d'exotisme un sens étymologique, comme Victor Ségalen d'ailleurs, pour qui l'exotisme correspond à 167 E. LEVINAS, De l'existence à l'existant, Paris, Vrin, 2004, p. 83. 93 « tout ce qui est 'en dehors' de l'ensemble de nos faits de conscience actuels, quotidiens, tout ce qui n'est pas de notre 'tonalité mentale' coutumière »168. Or, Lévinas fait de l'exotisme l‘effet élémentaire de l'œuvre d'art en tant que telle, d'où le concept d'exotisme esthétique. De plus, la notion lévinassienne d'exotisme dépasse l'acception élargie de Ségalen dans la mesure où elle implique non seulement un dépaysement intra-mondain, mais une sortie du monde en tant que tel. La question se pose alors de savoir comment l'œuvre d'art réussit-elle, selon le mot de Françoise Armengaud, à bouter un objet de notre monde hors du monde. De plus, quelle sphère ontologique s'ouvre-t-elle au moyen de cet arrachement au monde ? Et enfin, une fois mis dehors dans une existence sans monde, y-a-t-il moyen de rebrousser, pour ainsi dire, le chemin du monde ? Pour préciser le mouvement de l'art en dehors du monde Levinas a recours au concept d'image qui se substitue, dans la sensation esthétique, à celui d’objet : « La fonction élémentaire de l'art (…) consiste à fournir une image de l'objet à la place de l'objet luimême »169. Or, cette acception en quelque sorte banale de l'esthétisation permet à Lévinas de placer d'emblée le débat sur le statut de l'œuvre d'art dans une perspective ontologique. « Cette manière d'interposer entre nous et la chose une image de la chose a pour effet d'arracher la chose à la perspective du monde. »170 Notons que le terme d'image est employé ici dans un sens très large, pouvant être remplacé par tableau ou récit. Dès lors, l'œuvre d'art a un statut ambivalent dans la mesure où elle constitue à la fois un objet de notre monde et le principe d'une sortie de notre monde en tant que monde donné, qu‘horizon de sens dans 168 V. SEGALEN, Essai sur l´exotisme, Paris, Livre de Poche, 2007, p. 38. 169 E. LEVINAS, De l'existence à l'existant, op. cit., p. 83. 170 E. LEVINAS, De l'existence à l'existant, op. cit., p. 84. 94 lequel un sujet prend possession d' objets de connaissance ou d' objets usuels. Le désintéressement esthétique, tel que l'entend Levinas, modifie donc radicalement la contemplation des choses et est à l'origine d'une mise à nu des choses dans leur matérialité étrangère à toute distinction entre un dedans et un dehors, ouvrant ainsi une sphère ontologique en-deçà du monde, caractérisée par une existence anonyme, que Levinas nomme par défaut de substantif il y a. Citons in extenso un passage sur la peinture moderne qui illustre l'idée d'un surgissement de l'il y a au travers de l'exotisme esthétique : Dans la peinture contemporaine, les choses n'importent plus en tant qu'éléments d'un ordre universel que le regard se donne comme une perspective. Des fissures lézardent de tous côtés la continuité de l'univers. Le particulier ressort dans sa nudité d'être. (…) Eléments nus, simples et absolus, boursouflures ou abcès de l'être. Dans cette chute des choses sur nous, les objets affirment leur puissance d'objets matériels et atteignent comme au paroxysme même de leur matérialité. Malgré la rationalité et la luminosité de ces formes prises en elles-mêmes, le tableau accomplit l'en soi de leur existence, l'absolu du fait même qu'il y a quelque chose qui n'est pas, à son tour, un objet, un nom; qui est innomable et ne peut apparaître que par la poésie.171 C’est en ce même sens que Levinas peut caractériser la peinture moderne comme lutte contre la vision, voire comme guerre au sujet. Notons au passage que s’il peut ainsi parler d'une existence sans monde, alors « La relation avec un monde n'est pas synonyme d'existence. Celle-ci est antérieure au monde [et c'est] dans la situation de la fin du monde [que] se pose la relation première qui nous rattache à l'être »172. L'art est ainsi un mode privilégié de mise à nu de l'il y a, d'un être qui « est 171 Ibid., p. 90-91. 172 Ibid., p. 26. 95 essentiellement étranger et nous heurte [et dont] nous subissons l'étreinte étouffante comme la nuit (...) »173. Or, si l'exotisme esthétique nous fait sortir de nous-mêmes de manière aussi radicale, reste-il adéquat de dire que nous percevons une œuvre d'art? Autrement dit, est-il possible de percevoir ce qui ne fait pas partie de notre monde, à savoir la matérialité, l'élémentaire, le bruissement anonyme de l'il y a ? Et inversement, lorsque nous percevons une œuvre d'art, est-ce encore une œuvre d'art dans sa vertu exotique, telle que la conçoit Lévinas ? Dans la perception qui nous réfère au monde la sensation est la matière d'une forme. « Le son est le bruit d'un objet, la couleur colle à la surface des solides, le mot recèle un sens, nomme un objet. »174 Or, ce renvoi à l'objet sous-entend un renvoi au sujet, ce qui veut dire que dans la perception, la sensation n'est qu'une extériorité qui se réfère à une intériorité, qu‘elle est prise dans le circuit sujet-objet : « Alors que la perception investit tous ses objets d'un sens spécifiable, les appréhende comme représentants d'un genre, et donc généralise, l'aisthèsis picturale, au contraire, particularise. »175 Contrairement donc à la perception qui subordonne la matière à la forme, la sensation matérialise et particularise. Elle ne se réduit pas au matériel de la perception, constitue un autre mode de rapport à l'être : la perception se rapporte au monde, tandis que la sensation, elle, se rapporte à l'absence de monde : « Le mouvement de l'art consiste à quitter la perception pour réhabiliter la sensation, à détacher la qualité de ce renvoi à l'objet. Au lieu de parvenir jusqu'à l'objet, l'intention s'égare dans la sensation elle-même, et c'est cet égarement dans la 173 Ibid., p. 28. 174 Ibid., p. 85. 175 J. TAMINIAUX, « Exotisme et ontologie », revue Cités, n°25, PUF, Paris, 2006, pp. 87-100, p.98. 96 sensation, dans l'aisthésis, qui produit l'effet esthétique. »176 La sensation, telle quelle ressort dans l'art, débouche donc sur un élément nouveau, impersonnel, un pur événement qui va jusqu'à se refuser « à la catégorie du substantif »177. Ainsi en est-il du mot en poésie : « Encore qu'inséparable du sens le mot dans le poème ne dirige plus le sens vers des objets mais le ramène à la matérialité et à la musicalité du son et comme son voisinage avec d'autres mots en multiplie le sens et le rend ambigu, il en vient à fonctionner non plus comme vecteur d'objectivité mais comme 'le fait même de signifier' »178. Cet attachement du mot à une multiplicité de sens constitue une autre manière de se détacher de son sens objectif et de retourner à l'élément du sensible. La distinction entre perception et sensation, telle que nous venons de la présenter, est essentielle en vue de la reconnaissance d'une fonction esthétique positive de l'œuvre, indépendante de tout réductionnisme comprenant l'art avant tout comme langage ou expression. A travers la réhabilitation du concept de sensation, l'art pointe vers un en-deçà de l'être-au-monde échappant absolument aux prises de l'existant. C'est en ce sens que Levinas salue « la recherche de la peinture et de la poésie moderne, qui essaient de conserver à la réalité son exotisme (...), d'enlever aux objets représentés leur servile destinée d'expression ». 179 Parallèlement, en littérature, il invoque l'art de certains romanciers réalistes et naturalistes : L'art méconnu de [ceux-ci] (...), malgré leurs professions de foi et leurs préfaces, produit le même effet : ces êtres et ces choses qui s'abiment dans leur matérialité terriblement présents 176 E. LEVINAS, De l'existence à l'existant, op. cit., p. 85. 177 Ibid., p. 86-87. 178 J. TAMINIAUX, « Exotisme et ontologie », op. cit., p. 95. 179 E. LEVINAS, De l'existence à l'existant, op. cit., p. 89. 97 par leur épaisseur, par leur poids, par leur format. Certains passages de Huysmans, de Zola, la calme et souriante horreur de tel conte de Maupassant, ne donnent pas seulement, comme on le pense parfois, une peinture 'fidèle' ou excessive de la réalité, mais pénètrent – derrière la forme que la lumière révèle –, dans cette matérialité qui, loin de correspondre au matérialisme philosophique des auteurs, constitue le fond obscur de l'existence.180 Pour clore en quelque sorte notre propos sur ce mouvement de l'exotisme esthétique en-deçà du monde, nous avancerons quelques remarques sur la reprise de l'exotisme par la mondanéité, plus précisément par l'ambivalence de celle-ci. Car une question se pose : si l'art nous arrache ainsi au monde et met à nu le bruissement anonyme de l'il y a, comment intégrer l'œuvre dépersonnalisante de l'artiste dans le monde humain, et articuler ainsi le non-sens de l'il y a avec la signifiance éthique? En guise de réponse à cette question, qui est celle du rapport entre esthétique et éthique, il convient d‘esquisser une articulation entre l'il y a qui caractérise l'événement de l'art et l'autrement qu'être, où Levinas « place » le rapport à autrui. On pourrait certes objecter à Levinas que le fait brut de l'il y a est constamment repris par la mondanéité, qu'il s'agisse de l'expression par l'œuvre de « l'intériorité des choses » ou du « monde de l'artiste ». Le philosophe est conscient de cette objection et résume cette position adverse, qui nie l’exotisme pour conférer à l’œuvre une essence d’expression ou de langage, par la formule suivante : « La réalité artistique est le moyen d'expression d'une âme. »181 Il ne s'agit pas pour Lévinas de nier que l'exotisme esthétique se trouve, en réalité, aussitôt dissimulé par le fait que les œuvres apparaissent bien vite comme l'enveloppe d'une intériorité, « il s'agit avant tout de contester que cette reprise soit la fonction esthétique 180 Ibid., p. 97-98. 181 Ibid., p. 89. 98 positive de l'œuvre »182. D'autant plus que réduire l'œuvre à l'expression d'une intériorité est, à côté du déni de l'il y a, d'un en-deçà du monde, à l'origine d'un deuxième réductionnisme, solidaire du premier, à savoir du déni de l'altérité d'autrui, c'est-à-dire de l‘altérité d'un audelà (que Levinas appellera plus tard autrement qu'être) du monde donné peuplé exclusivement d'objets de connaissance et d'objets usuels : « Par la sympathie avec cette âme des choses ou de l'artiste, l'exotisme de l'œuvre est intégré dans notre monde. Et il en est ainsi tant que l'altérité d'autrui demeure un alter ego, accessible à la sympathie. »183 La perspective de la relation avec autrui, qui n'est que mentionnée dans le chapitre sur l'exotisme, de même que dans l'article « La réalité et son ombre », constitue en fait la clé du rapport entre l'art et son éxégèse philosophique. Dans la dernière section de ce seul texte que Levinas a entièrement consacré à l'art, intitulée « Pour une critique philosophique », notre auteur thématise explicitement ce rapport : « Mais tout cela est vrai de l'art séparé de la critique intégrant l'œuvre inhumaine de l'artiste dans le monde humain »184. La critique est ainsi pourvue d'un rôle fondamental dans la mesure où elle réintègre la parole dans une sphère qui « ne se donne pas pour un commencement de dialogue »185. Lorsque Levinas ajoute que la critique intègre l'art dans « l'histoire réelle », il ne pense pas tant à l'insérer dans un contexte historique ou social, mais plutôt dans l'espace éthique par excellence qu'est la relation d'interlocution : « L'histoire réelle au sens lévinassien est une diachronie à laquelle est essentielle la reconnaissance de l'altérité d'autrui et la prise de parole par des 182 J. TAMINIAUX, « Exotisme et ontologie », op. cit., p. 97. 183 E. LEVINAS, De l'existence à l'existant, op. cit., p. 89. 184 « La réalité et son ombre », in: E. LEVINAS, Les imprévus de l´histoire, Paris, Le Livre de poche, 2007, p. 126. 185 Ibid., p. 109. 99 individus responsables face à lui. »186 La critique, que l'on ne peut que très difficilement dissocier de l'art lui-même, opère de la sorte une inversion de la transdescendance (mouvement en-deçà du monde propre à l'exotisme esthétique) en la transcendance de la relation à autrui, qui, de même que l'expérience du bruissement anonyme de l'il y a, est caractérisée par l'hétéronomie, mais non plus par une hétéronomie dépersonnalisante, mais par une responsabilité hétéronome, qui représente le seul principe d'individuation du sujet responsable. Le chapitre à venir suivra justement la tentative du dernier Levinas d'articuler l'il y a dépersonnalisant qui sommeille en tout Dit avec le Dire de la responsabilité. 186 J. TAMINIAUX, « Préface », in: D. S. SCHIFFER, La philosophie d'Emmanuel Levinas : Métaphysique, esthétique, éthique, Paris, PUF, 2007, pp. 1-15, p. 14. 100 CHAPITRE III SIGNIFIANCE ÉTHIQUE ET IL Y A 101 À la crise du sens, attestée par la « dissémination » des signes verbaux que le signifié n’arrive plus à dominer, car il n’en serait que l’illusion et la ruse idéologique, s’oppose le sens, préalable aux « dits », repoussant les mots et irrécusable dans la nudité du visage, dans le dénûment prolétaire d’autrui et dans l’offense subie par lui. Emmanuel Levinas187 Nous avons décrit celui qui signifie, le corps propre signifiant, sous les espèces de la vulnérabilité (il signifie malgré soi), de la maternité (l’autre signifie dans sa peau) et de la voix (je est un autre! 188 ). C’est ainsi que le parcours de la signifiance éthique (la concrétisation et l’emphase de la signification) tend à remettre en question celui qui signifie jusqu’à en faire une subjectivité malade. « La transcendance se doit d'interrompre sa propre démonstration. Il faut que sa prétention puisse s'exposer à la dérision et à la réfutation jusqu'à laisser soupçonner dans le ‚me voici‘ qui l'atteste, un cri ou un lapsus d'une subjectivité malade. »189 Levinas poursuit ce mouvement très loin: il va jusqu’à intégrer au Dire de la subjectivité le non-sens de l’il y a. Nous suivrons de près dans le présent chapitre ce rapprochement vertigineux entre l’horreur de l’il y a et la signifiance éthique et nous 187 E. LEVINAS, « Idéologie et idéalisme », in : E. Castelli (éd.), Démythisation et idéologie, actes du Colloque, Paris, Aubier-Montaigne, 1973, pp. 135-145, p. 144-145. 188 Cf. E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 187 : « ‘Je est un autre’ – mais sans l’aliénation rimbaldienne, hors de tout lieu, en soi – en deçà de l’autonomie de l’auto-affection et de l’identité reposant sur elle-même. En subissant le poids de l’Autre, appelée par là-même à l’unicité, la subjectivité n’appartient plus à l’ordre où l’alternative de l’activité et de la passivité conserve son sens. Il faut parler ici d’expiation, comme réunissant identité et altérité. » 189 Ibid., p. 238. 102 nous efforcerons de tracer, à travers l’analyse du Soi ou du sujet interloqué ou traumatisé, « une frontière à la fois ineffaçable et plus fine que le tracé d’une ligne idéale »190 entre une désintégration totale du soi dans le bruissement anonyme de l’il y a et la position ou l’instance d’un moi qui serait à l’origine d’une prestation de sens. 1) La voix du soi entre désintégration et unicité Nous savons que dans Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence le Dire est intreprété non pas comme acte, mais comme passivité d'une réponse à un appel, voire comme passivité plus profonde que celle définie par le rôle qu’elle joue dans le couple activité – passivité. En effet si le sujet du Dire est plus passif que toute passivité, ne serait-il pas sujet à disparaître entièrement soit pour laisser la place au bruissement anonyme de l'il y a, soit pour emprunter ses lèvres à un langage impersonnel qui parlerait à travers lui? Un tel triomphe du non-sens et une désintégration totale du Moi que cela implique sont selon nous envisageables en raison du rapprochement étroit des concepts de Dire et d’il y a dans certains passages de Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence, notamment dans le chapitre « Sens et il y a ». Or, c'est justement ce que Levinas, pensant d’une part la signifiance comme délivrance du non-sens et d’autre part le sujet interloqué comme unique en son genre, veut éviter. Il nous semble donc que Levinas devra penser une certaine défense du sujet pour que, malgré l'altération due au Dire, il reste un sujet susceptible de répondre et ainsi de signifier. Car sans un sujet responsable susceptible de dire je, me voici, il n'y a pas de responsabilité et pas de signifiance éthique. Levinas est ainsi contraint de traiter le problème suivant. Comment faire droit à cette 190 Idem. 103 extrême passivité du Dire et à la fois ne pas perdre totalement sinon l'identité, au moins une certaine unicité du sujet interloqué? Pour mieux rendre compte de la difficulté ouverte par cette question, ajoutons qu'elle gagne en acuité si l'on prend en considération que le Dire est également décrit comme exposition au traumatisme 191 . Le sujet peut-il survivre à la proximité traumatisante d'autrui, c'est-à-dire à une épreuve menaçant son identité, et continuer à parler à la première personne du singulier? En guise de réponse préalable à ces questions, Levinas nous assure que la remise en question du sujet parlant dans le Dire ne signifie pas pour autant l'entière disparition de celui-ci, mais qu'elle signifie plutôt la rupture d'un moi s'identifiant avec lui-même et simultanément la naissance d’un sujet interloqué, d'un soi unique de par sa responsabilité. D'où la distinction entre l'identité et l'ipséité du sujet et celle entre sujet parlant et sujet interloqué. Nous préciserons la nature des rapports entre les termes de ces dichotomies dans le chapitre IV en montrant que ces deux distinctions correspondent aux rapports entre signifiance ontologique (l’objet du chapitre II) et signifiance éthique. Dans l’événement du Dire, le sujet perdrait son identité pour retrouver l'unicité de la voix qui répond à un appel absolument hétéronome. En cela, le Dire constitue bien un événement traumatique, dans lequel le sujet est toujours déjà empêtré sans pouvoir le dater ou le rendre présent à soi. Et la réponse du sujet éthique à l'appel 191 Quant à une définition du trauma chez Levinas, nous nous référons à l’article de Rudolf Bernet, « Le sujet traumatisé », qui montre notamment que la conception psychanalytique du traumatisme psychique rappelle à bien des égards l’événement du trauma dans Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence. Voici une définition générale du trauma qui englobe la conception psychanalytique et lévinassienne. « Même si la psychanalyse parle bien plus abondamment du trauma que Levinas, il est frappant de constater que toute tentative de résumer la conception psychanalytique du traumatisme psychique rappelle le langage auquel Levinas nous a habitués. En effet, le trauma au sens de la psychanalyse est l’événement de la rencontre du sujet avec quelque chose de totalement étranger qui pourtant le concerne irrémédiablement et jusque dans son identité la plus intime. », R. BERNET, « Le sujet traumatisé », in: Revue de Métaphysique et de Morale No. 2, Subjectivité et langage (AVRIL-JUIN 2000), pp. 141-161, p. 143. 104 hétéronome d'autrui constitue selon notre interprétation la structure même de la signifiance éthique. Concrètement, il s'agit d'une part de comparer l'hétéronomie du Dire avec l'hétéronomie dépersonnalisante de l'il y a et d'autre part, de préciser le sens de la passivité du Dire en évaluant en quoi elle différerait de la passivité d'un langage qui parlerait sans avoir recours à un quelconque sujet parlant. Car s'il y a une unicité indéclinable de la voix du sujet parlant chez Levinas, elle ne sera possible qu'à l'épreuve de l'il y a et du « cela parle ». Une telle menace serait insoutenable pour un sujet actif, voire transcendantal, qui se considérerait comme l’origine du processus de la signifiance. Toutefois, de par le fait que dans sa voix, le soi supportera l’absurdité de l’il y a, il intégrera, d’une certaine façon qu’il nous revient de préciser, le non-sens. Le but du présent chapitre est de mettre en évidence si cette hétéronomie (du Dire et de l’il y a intégré au Dire) n'est pas à l'origine d'une disparition du sujet, et cela malgré les affirmations récurrentes de Levinas sur la possibilité d'une hétéronomie personnalisante. En d'autres termes, il s'agit pour nous d'analyser et d'interpréter la nature du rapport entre la signifiance éthique et le non-sens dans Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, et par là même d'indiquer le rôle que joue la notion d'il y a dans l'articulation entre la constellation sémantique du Dit et celle du Dire chez le dernier Levinas. Pour mieux cerner la difficulté et la gravité de cette question qui se rapporte à la conjonction du Dire, du Dit et de l’il y a, il faut tout d’abord rappeler à titre introductif que Levinas décrit le Dire, à la différence du Dit, non seulement comme une réponse à « un appel absolument hétéronome » ou encore une exposition au traumatisme192, mais qu'il voit 192 Cf. E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 82. « Le Dire (…) est dans la découverte risquée de soi, dans la sincérité, dans la rupture de l’intériorité et l’abandon de tout abri, dans l’exposition au traumatisme, dans la vulnérabilité. » 105 au coeur même du Dire, dans la signifiance éthique, « la possibilité du non-sens pur »193. Pour être plus précis, il va jusqu‘à concevoir, notamment dans le chapitre « Sens et il y a » de Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence, le non-sens comme la condition de la signifiance éthique. Ainsi écrit-il : « La signification comme l'un-pour-l'autre, sans assomption de l'autre par l'un, dans la passivité, suppose la possibilité du non-sens pur envahissant et menaçant la signification. »194 Il semble donc nécessaire d‘opérer, à la suite de certains textes de Levinas, une différence décisive, au sein de l'hétéronomie, entre l‘hétéronomie dépersonnalisante de l'il y a et l‘hétéronomie personnalisante de l'élection (dont la possibilité de l’il y a constitue la condition). C’est pourquoi, dans son article intitulé « Un roi déposé », Roger Burggraeve est amené à distinguer l'hétéronomie du Dire et celle de l'il y a, et à tenter une articulation entre elles : « Dans la responsabilité hétéronome, je suis délié de mon enchaînement à moi-même, non pas pour aller me perdre à nouveau dans l'il y a dépersonnalisant mais pour trouver ma pleine unicité dans mon élection hétéronome à la proximité très personnelle avec Autrui – une proximité qui n'est jamais assez proche. »195 Cette distinction est fondée, néanmoins, elle nous semble se contenter de reprendre l'énoncé des textes lévinassiens sans avancer véritablement un argument qui justifierait la distinction qu’ils opèrent. Car, à défaut d'une articulation explicite entre les deux types d'hétéronomie proposés par Roger Burggraeve à la suite de Levinas, une réduction du Dire et donc de la signifiance éthique à l'insignifiance de l'il y a, et par là même une disparition du sujet responsable, reste envisageable. La question 193 Ibid., p. 85. 194 Idem. 195 R. BURGGRAEVE, « Un roi déposé. Une voie de libération du moi par autrui », in: Joëlle Hansel (éd.), Levinas. De l'Etre à l'Autre, Paris, PUF, 2006, pp. 55-74, p. 74. 106 qui se pose encore est donc celle-ci : comment l'il y a, qui a toujours été décrit par Levinas comme bruissement anonyme et comme bourdonnement d'une insignifiance radicale, pour ainsi dire plus profonde que ne le serait une simple négation de la signification, impliquant l‘arrachement au monde, la désintégration du sujet dans l’encombrement de l’être anonyme196, peut-il aussi être une condition de la signifiance éthique ? Or un tel rapprochement étroit entre le Dire de la responsabilité et l'il y a, même s‘il peut à première vue surprendre, voire choquer, ne conduit pas selon nous à une assimilation des deux notions. Il atteste bien plutôt d‘une distinction subtile, à savoir celle qu’il convient de faire entre le non-sens en tant que pure négativité et le non-sens qui est supporté en tant que modalité du Dire. En d'autres termes, le concept d'il y a passe, dans Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, de la signification de pure négativité insoutenable en tant que telle à celle de « négativité empêtrée dans l'impossibilité de se dérober »197. 196 Cf. les analyses du bruissement anonyme de l’il y a dans De l’existence à l’existant, notamment la section « Existence sans existant » in: E. LEVINAS, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 95 : « Il y a en général, sans qu’importe ce qu’il y a, sans qu’on puisse accoler un substantif à ce terme Il y a forme impersonnelle, comme il pleut ou il fait chaud. Anonymat essentiel. (...) ce qu’on appelle le moi, est, luimême, submergé par la nuit, envahi, dépersonnalisé, étouffé par elle. La disparition de toute chose et la disparition du moi, ramènent à ce qui ne peut disparaître, au fait même de l’être auquel on participe, bon gré mal gré, sans en avoir pris l’initiative, anonymement. L’être demeure comme un champ de force, comme une lourde ambiance n’appartenant à personne, mais comme universel, retournant au sein même de la négation qui l’écarte, et à tous les degrés de cette négation. » 197 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 173. L’il y a déneutralisé signifie non plus une negativité sans issue comme c’était le cas dans De l’existence à l‘existant, mais une « (…) dépossession mais non point néant, car negativité empêtrée dans l’impossibilité de se dérober, sans aucun champ d’initiative: invraisemblable recul dans le plein du ponctuel, dans l’inextension de l’un. » N.B.: ce passage extrait du chapitre IV d'Autrement qu'être ou au-delà de l’essence n'est pas dans le texte lévinassien un prédicat de l'il y a, comme c'est le cas dans le présent travail, mais il décrit le statut de l'incarnation au sein de la subjectivation du sujet éthique, plus précisément au sein du moment de la substitution. Si nous nous permettons de faire un tel usage libre de cette proposition, c'est d'une part parce 107 Ce deuxième emploi du concept d'il y a se montre absolument nécessaire au Dire pour que ce dernier soit pensable en dehors de sa corrélation avec le Dit, en dehors de l'être. Dans ces conditions, l'effort de Levinas consiste, non pas à penser un autre sens de cette corrélation entre le Dire et le Dit, mais l'autre du sens fondé dans cette corrélation. Ce second emploi du concept d’il y a permettra à Levinas, selon notre interprétation, d’analyser la voix du soi autrement que comme le porte-parole du sens de l’être, sens se faisant dans la corrélation du Dire et du Dit. Lorsque Levinas thématise la question du qui? du Dire, il prend d’ailleurs comme point de départ la critique du Moi pur husserlien en tant que représentation qui repose sur une telle corrélation. « Le qui du dire (…) n’est pas le Moi pur de Husserl, transcendant dans l’immanence de l’intentionnalité (…), (sujet dui suppose la corrélation sujet-objet et renvoie à celle du Dire et du Dit). »198 Quant à l’aspect négatif ou critique du projet lévinassien dans Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence, il s’agit pour lui de penser l’autre du sens fondé d’une part sur le logos kérygmatique, qui proclame ceci en tant que cela (fondation du sens qui caractérise selon Levinas la phénoménologie classique) et d’autre part, sur un systèmes de différences pures précédant les termes de la différence (fondation du sens propre au structuralisme). Cela dit, tout l’enjeu est le moment positif de la tentative lévinassienne de redéfinir l’intelligible à la lumière de la signifiance que ce passage coupé de son contexte résume très bien notre propos sur l'articulation entre l'il y a et la signifiance éthique: le bruissement anonyme de l'il y a est certes une pure négativité par rapport à la signifiance ontologique, mais ne vire pas au néant car cette négativité est « empêtrée dans l'impossibilité de se dérober » et devient la condition de la signifiance éthique. D'autre part, un tel usage de cette formule nous paraît justifié par les analyses lévinassiennes de la souffrance « pour rien », tant dans Autrement qu'être ou au-delà de l’essence que dans l'article « La souffrance inutile ». La souffrance comporte toujours un moment de pure négativité, de non-sens, et la seule façon pour elle d'acquérir un sens est lorsque ma souffrance devient souffrance pour la souffrance d'autrui. Cf. à ce sujet « La souffrance inutile », in: E. Levinas, Entre nous – essai sur le penser-à-l'autre, op. cit., pp. 100-112. 198 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 80, note 2. 108 éthique. Et c’est précisément le concept de l’il y a qui permettra à Levinas de redéfinir le sensé à partir de la signifiance éthique. Pour ce faire, il va procéder en quelque sorte en deux temps. Dans un premier temps, il va montrer qu'il est impossible de fonder le sens dans l'être car la signifiance saisie dans l'être seul tourne incontournablement à l'insignifiance. Puis, dans un deuxième temps, il va penser une délivrance de cette perte de sens, délivrance qui se produira comme signifiance éthique. Nous voudrions insister, dans ce chapitre, sur la fonction éminente que détient le concept d'il y a dans ce revirement du mode de signifier de l'être au mode de signifier de l'autrement qu'être, et sur le glissement sémantique que Levinas fait dès lors subir à l’il y a. 2) L'il y a comme condition de la signifiance éthique Si nous en revenons à la première acception que nous avons esquissée plus haut, l'il y a joue le rôle d'une pure négativité dans le cadre de la description lévinassienne de la façon dont le sujet se pose dans l'être. L'essence, comme dit Levinas, s'étire sans interruption possible, neutre et indifférente à toute responsabilité et le moi thématisant cette essence ne peut pas ne pas s'enliser en elle : « Cette façon pour le sujet de se retrouver dans l'essence (…) est précisément l'incessant bourdonnement qui remplit chaque silence où le sujet se détache de l'essence pour se poser comme sujet en face de son objectivité. Bourdonnement intolérable à un sujet qui se libère comme sujet, qui assemble l'essence en face de soi comme objet, mais où l'arrachement est injustifiable 199 dans un tissu à trame égale, d'équité absolue. 199 Cette idée d'une libération injustifiable du sujet dans le « tissu à trame égale » de l'essence, qui peut paraître obscure au lecteur, renvoie selon nous à l'idée de la justification de la liberté présente déjà dans Totalité et Infini. Le sujet se posant dans l'essence ne peut justifier sa position qu'en se dé-posant de son identité de sujet dans l'essence et en devenant une ipséité sans identité (autrement dit: sans le droit d'être, 109 Bourdonnement de l'il y a – non-sens en lequel tourne l'essence et, en lequel ainsi, tourne la justice issue de la signification. Ambiguïté du sens et du non-sens dans l'être, le sens tournant en non-sens. »200 Nous préférerions, à la suite de Jacques Rolland, parler ici d'équivoque, et réserver le terme d'ambiguïté aux notions qui participent de la logique de l'autrement qu'être. Rappelons la distinction établie à la fin du chapitre I. L'ambiguïté marque un mode de signifier dans lequel les termes ne signifient qu'en apportant avec eux leur propre contestation. Ce mode de signifier est propre à la subjectivité, à l'altérité et à la transcendance. L'équivoque, quant à elle, situe les termes qui signifient selon sa logique dans un rapport de négation réciproque, rapport qui se joue au sein de l'immanence. En un mot, l'ambiguïté caractérise la signifiance éthique, l'équivoque la signifiance ontologique. Cela dit, il faut immédiatement préciser que ce que nous avons appelé signifiance ontologique n'en est pas véritablement une pour Levinas, car dans l'être le sens tourne inévitablement en non-sens dans une équivoque insurmontable. « Les mots qui entrent dans la constellation sémantique d'Autrement qu'être participent de l'ambiguïté dont la logique tisse le discours en ce sens qu'ils n'accèdent au langage et ne viennent à signifier en celui-ci qu'en apportant avec eux, dans le geste même de cette accession, non point leur négation – mais leur propre contestation. C'est d'ailleurs en ce sens que l'on verra le mot « être » différer de « subjectivité », « altérité » et « transcendance », en cela qu'il est marqué par une « amphibologie » qui n'est pas l'ambiguïté dans l'acception que l'on vient de proposer: en autrement qu'être) justifiée malgré elle, par le pour-l'autre. Autrement dit, l'être est indifférent à toute responsabilité et il faut l'autrement qu'être, la signifiance éthique, pour qu'un sujet responsable puisse se libérer, c'est-à-dire se subjectiver. Cf. E. LEVINAS, Totalité et Infini – essai sur l'extériorité, op. cit., p. 81: « (...) justifier la liberté, ce n'est pas la prouver, mais la rendre juste ». 200 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 254. 110 cela qu'il n'apporte pas avec lui les termes de sa propre contestation mais s'empêtre dans une interminable équivoque. »201 Concernant la notion d'il y a, tout dépend donc de savoir si elle signifie selon une logique de l'être, dont l'équivoque est le mode, ou si elle signifie plutôt selon une logique « de l'autrement, dont l'ambiguïté est la façon »202, pour reprendre une formule de Jacques Rolland. Dans le passage cité, le rapport entre sens et non-sens participe de la logique de l'être marquée par l'empêtrement dans une interminable équivoque. Nous citerons plus loin d'autres passages et notamment le chapitre « Sens et il y a » dans lesquels la notion d'il y a signifie selon la logique de l'ambiguïté. Il s'agira ainsi pour nous d'interpréter l'il y a non comme une immanence pure, mais plutôt comme une transcendance anonyme, condition de la transcendance personnelle d'autrui. Car, si l'on en restait à l'il y a ontologique, celui-ci demeurerait réalité dernière et envahirait toute signification y compris celle du Dire de la responsabilité, bien que Levinas la nomme pré-originelle. Mais comment passer de l'il y a ontologique à l'il y a éthique sans minorer le poids de son insignifiance radicale et irréductible? Autrement dit, comment le non-sens de l’être peut-il être amené à signifier dans la constellation sémantique d'Autrement qu'être ou audelà de l‘essence? La réponse se trouve dans le glissement sémantique opéré par Levinas dans le chapitre étudié: la signifiance éthique comme délivrance éthique du soi, sa sortie de l'enlisement dans l'équivoque du sens et du non-sens dans l'être est paradoxalement portée par l'ambiguïté de l'écoeurant remue-ménage de l'il y a. Et ce glissement sémantique déneutralisant le concept d’il y a (le faisant basculer de l’ontologie à l’éthique) n’est autre que celui de l’emphase: « l’éthique n’est pas du tout une couche qui vient recouvrir 201 J. ROLLAND, Parcours de l'autrement, op. cit., p. 9-10. 202 Ibid., p. 10. 111 l’ontologie, mais ce qui est en quelque façon, plus ontologique que l’ontologie, une emphase de l’ontologie »203. Mis à part l’emploi purement négatif du concept d’il y a qui joue le rôle d’un instrument dans la destruction lévinassienne de l’ontologie comme philosophie première, Levinas emploie le même concept dans un rapport étroit avec le Dire et la signifiance éthique. Ce qui est « bruissement anonyme et insupportable » pour le moi transcendantal actif, peut accéder à la signifiance éthique, ou plus précisément devenir condition de la signifiance éthique en tant que modalité de l'un-pour-l'autre. « Mais l'absurdité de l'il y a – en tant que modalité de l'un-pour-l'autre, en tant que supportée – signifie. (…) L'il y a – c'est tout le poids que pèse l'altérité supportée par une subjectivité qui ne la fonde pas (...). Dans ce débordement du sens par le non-sens, la sensibilité – le Soi – s'accuse seulement, dans sa passivité sans fond, comme pur point sensible (...). Pour supporter sans compensation, il lui faut l'excessif ou l'écoeurant remue-ménage et encombrement de l'il y a. »204 Cette proximité entre le Dire et l'il y a est nécessaire pour que l'on puisse envisager le Dire en dehors de sa corrélation avec le Dit. C'est du moins ainsi que nous interprétons l'étonnante formule lévinassienne d'un « surplus de non-sens sur le sens »205. Cette formule vertigineuse résume, selon nous, l'articulation entre le Dire, le Dit et l'il y a. Le « bourdonnement envahissant » de l'il y a demeure certes une menace, mais il s'agit d'une menace nécessaire pour une théorie de la signifiance qui s'efforce de penser le 203 E. LEVINAS, De Dieu qui vient à l'idée, op. cit., p. 143. Cf. à propos de l’éthique comme emphase de l’ontologie aussi E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 281: « dans la relation incomparable de la responsabilité, l’autre ne limite plus le même, il est supporté par ce qu’il limite. C’est ici que se montre la surdétermination des catégories ontologiques, qui les transforme en termes éthiques. » et R. CALIN, Levinas et l’exception du soi, op. cit., p. 228: « l’emphase de la présence de l’être prend une signification éthique (...). » 204 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 255. 205 Ibid., p. 186, note 1. 112 primat de la signifiance éthique. « La signification comme l'un-pour-l'autre, sans assomption de l'autre par l'un, dans la passivité, suppose la possibilité du non-sens pur envahissant et menaçant la signification. Sans cette folie aux confins de la raison, l'un se ressaisirait et, au coeur de sa passion, recommencerait l'essence. »206 L'il y a, quoique demeurant absurde, est dé-neutralisé207 ; il acquiert un sens, du moment où il rend possible la signification comme l'un-pour-l'autre. Le gouffre béant de l'insignifiance est dès lors « empêtré dans l'impossibilité de se dérober »208, dans l'élection qui est le seul principium individuationis de l'ipséité. En d'autres termes, l'il y a est intégré, voire sublimé 209 dans le Dire de la responsabilité, tout en constituant précisément la condition de l'unicité et de la passivité du soi. L'absurdité de l'il y a reste ainsi irréductible pour toute tentative de fonder le sens dans la sphère du Dit, mais en même temps elle est intégrée dans le Dire, en vertu de la structure de l'autre-dans-le-même. L'absurdité de l'il y a signifie paradoxalement en tant que « tout le poids que pèse l'altérité supportée par une subjectivité qui ne la fonde pas »210. Le même poids est ainsi insupportable pour le sujet actif et supporté par le sujet interloqué. Et c'est uniquement en tant que supporté que le nonsens peut signifier. Pour revenir à la logique selon laquelle il peut signifier, il faut préciser ici que la constellation de l'ambiguïté selon laquelle l'il y a signifie comme modalité de l'unpour-l'autre est indissociable de ce supporter le poids de l'altérité. Si Levinas parle d'une 206 Ibid., p. 85. 207 Expression de Jacques Rolland, notamment dans l'article suivant: J. ROLLAND, « Pour une approche de la question du neutre », in: Exercices de la patience n°2, Cahiers de philosophie, Paris, 1980, pp. 34-35. 208 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 172-173. 209 Telle est l'interprétation de Mme Valavanidis-Wybrands dans son article « Veille et il y a », in: H. VALAVANIDIS-WYBRANDS, « Veille et il y a », in: Exercices de la patience n°1, Cahiers de philosophie, Paris, 1980, pp. 57-64., p. 63. 210 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 255. 113 absurdité supportée, c'est que la signifiance éthique se produit dans la concrétude de l'unpour-l'autre, c'est-à-dire au niveau de la sensibilité et de la corporéité. « Dans ce débordement du sens par le non-sens, la sensibilité – le Soi – s'accuse seulement, dans sa passivité sans fond, comme pur point sensible (...). »211 Pour que la signifiance éthique soit pure de toute Sinngebung, de toute tendance au pour-soi, elle doit supporter jusqu'au non-sens de l'il y a. Et pour un sujet incarné, supporter jusqu'au non-sens veut dire précisément souffrir pour rien. Comme le dit très justement Róbert Karul: « La souffrance insensée dans la responsabilité pour autrui, la souffrance 'pour rien' est la condition de l'altération de l'un par l'autre, de l'infinition de l'infini. »212 Autrement dit: ce revirement du sens en non-sens est une condition incontournable pour que l'Autre demeure Autre tout en intégrant d'une certaine façon la structure de l'autre-dans-lemême. Or, faire vibrer la signifiance éthique dans cette structure ambigüe n'implique rien de moindre que le paradoxe suivant: perdre l'ambiguïté du sens et du non-sens équivaut à perdre le sens lui-même. Du moment que la souffrance devient assumée, qu'elle n'est plus une souffrance « pour rien » ou « pour autrui » selon une logique de l'ambiguïté, elle perd sa signifiance éthique. « Cet élément de 'pure brûlure', pour rien, dans la souffrance, est la passivité de la souffrance qui empêche son retournement en 'souffrance assumée' où s'annulerait le 'pour-l'autre' de la sensibilité, c'est-à-dire son sens même. Ce moment du 'pour rien' dans la souffrance est le surplus de non-sens sur le sens par lequel le sens de la souffrance est possible.213 » Cette idée de surplus de non-sens sur le sens intégrée par Levinas à la signifiance éthique a selon nous deux conséquences majeures. 211 Idem. 212 R. KARUL, Autour de l'il y a lévinassien, Bratislava, 1999, thèse de doctorat inédite, p. 115. 213 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., note 1. 114 La première est anthropologique. Dans la philosophie lévinassienne, comme le remarque Róbert Karul, l'ambiguïté du sens et du non-sens propre à la signifiance éthique constitue le seul lieu de sens dans la vie humaine. Ce n'est pas pour autant que nous pourrions considérer Levinas comme un nihiliste, puisque une ambiguïté ne signifie pas une victoire du non-sens, mais demeure ambiguïté214. Il serait plus approprié de parler ici d'un certain scepticisme propre à Levinas, qui revendique d'ailleurs pour le scepticisme le statut d'enfant légitime de la philosophie. La deuxième conséquence concerne la théorie lévinassienne de la signifiance ellemême, plus précisément l'articulation entre la signifiance éthico-corporelle et la signification issue de la thématisation et du Dit. Considérons le cas de la subjectivité éthique que Levinas définit par sa passivitité et par son unicité : lorsque le moment de « pure brûlure », c'est-à-dire le pur contact avec l'altérité se fait « souffrance assumée », la signifiance éthique de la souffrance se fait signification selon la logique du Dit et de la thématisation. Nous savons que ce passage du Dire comme pur contact, où il n'y va que de ce contact même, au Dit où ce pur contact avec l'autre est thématisé est dû à l'entrée du tiers et au « passage de Dieu » qui convertit la fraternité en justice215 (y compris pour moi) qui marquent l'origine de la justice. Or, ce qui importe pour notre propos, c'est que cette dissimulation du Dire dans le Dit ne se fait pas sans une certaine perte de sens. C'est ainsi que la justice elle-même risque de tourner à l'insignifiance dans la mesure où elle s'installe dans l'équivoque du sens et du non-sens dans le Dit et met entre parenthèses l'ambiguïté du 214 Cf. R. KARUL, Autour de l'il y a lévinassien, op. cit., p. 19 et ss. 215 Pour l’articulation entre la fraternité décrite comme l’un-pour-tous-les-autres et la justice sourde à la fraternité décrite comme de-l’un-à-l’autre-et-de-l’autre-à-l’un cf. supra notre chapitre II, notamment les parties 2) « L’entrée du tiers comme condition nécessaire à la déduction du Dit » et 3) « Une autre condition nécessaire à la déduction du Dit : le ‚grâce à Dieu‘. » 115 Dire. Nous avons cité plus haut un passage où Levinas l'indique explicitement : « Bourdonnement de l'il y a – non-sens en lequel tourne l'essence et, en lequel ainsi, tourne la justice issue de la signification. »216 Autrement dit, la justice coupée de sa remise en question par la signifiance éthique peut perdre son sens. Elle est digne de ce nom uniquement si elle compare les incomparables. Ce qui implique que si elle se met à comparer les égaux, les comparables, elle risque de tourner à l'insignifiance ou pour être plus précis à l'équivoque interminable du sens et du non-sens. L'intégration de l'il y a à la théorie lévinassienne de la signifiance permet ainsi de penser la signifiance éthique au sens fort. En effet, la subjectivité qui est le lieu de cette signifiance doit supporter l'ambiguïté d'un appel dont elle n'est en aucune façon la mesure et, pour y répondre, elle ne dispose d'aucun point d'appui217. 3) La souffrance inutile Si nous revenons à l'extrême passivité de la souffrance-pour-l‘autre, nous sommes maintenant en mesure, après cette mise au point sur le rôle de l’il y a dans les rapports entre le Dire et le Dit, de renouer avec la restitution du parcours de la signifiance éthique telle que nous l’avons effectuée dans le chapitre I. Cette possibilité de non-sens qui se produit comme courir-le-risque-de-souffrir-pour-rien et qui est inhérente à la souffrance participe du mouvement de l’emphase du sens tel que nous l’avons décrit plus haut, lorsqu’il était question de l’incarnation de la signifiance. Le risque de souffrir sans raison est ainsi la 216 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 254. 217 Paraphrase du mot du professeur Miroslav Petříček lors d’un séminaire doctoral consacré au projet de la présente thèse de doctorat. Le séminaire a eu lieu à Prague à la Faculté des Lettres de l’Université Charles, en décembre 2010. 116 condition de l’emphase du mouvement de l’un-pour-l’autre. « Par le Dire la souffrance signifie sous les espèces du donner, même si, au prix de la signification, le sujet courait le risque de souffrir sans raison. (…) Ainsi seulement le pour-l’autre – passivité plus passive que toute passivité, emphase du sens – se garde du pour-soi. »218 Autrement dit: pour que je signifie selon la signifiance éthique, je dois d’abord être traumatisé, afin de ne pas pouvoir fonder le sens moi-même, et puis, afin d’éviter l’enlisement dans l’il y a impersonnel, je dois par là même d’où je suis traumatisé être individué. En un mot, autrui me traumatise et à la fois m’individue. « La subjectivité supportant l’autre et se dé-portant vers l’autre est aussi portée et reprise par l’autre qu’elle porte. Dès lors, ce n’est pas moi, c’est l’autre qui, en m’accablant pourtant, me renouvelle, et donc m’individue, ouvrant ainsi l’espace d’une difficile, et étonnante (AE, 228) – sortie de l’être. »219 Pour être plus précis, la possibilité d’une souffrance pour rien est la condition de la continuation du mouvement de la signifiance éthique en tant que mouvement d’emphase du sens « à sens unique », ininterrompu par le mouvement du sens qui conteste le précédent et qui est celui de la mise en place de la signifiance ontologique et du Dit. Car si le sujet vulnérable trouvait un sens à sa souffrance, une raison ou une téléologie, sa signifiance éthique se verrait par là même interrompue et contestée par la signifiance ontologique. En d’autres termes, le sujet vulnérable, dont la signifiance signifie en tant que donner, en tant qu’exposition de sa peau peut se dissimuler dans le Dit en découvrant dans le Dire comme pure contact, où il n’y va que de ce contact même, le savoir de la surface lisse ou rugueuse de la peau et la thématisation. Or, comme nous l’avons montré plus haut, cet avènement de la signifiance ontologique qui n’est en rien compatible avec la signifiance éthique pré-originelle, qui la 218 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 85. 219 R. CALIN, Levinas et l’exception du soi, op. cit., pp. 23-24. 117 contredit ou plus précisément conteste dans son mouvement propre (celui de l’un-pourl’autre) implique l’enlisement du sujet dans la neutralité éthique de l’être, qui devient monotonie à laquelle il est impossible de s’arracher afin de préserver son unicité (qui est due au mouvement à sens unique du pour-l’autre). L’il y a exprime ici l’indépassable équivoque du sens et du non-sens propre à l’être, où règne l’égalité absolue des termes signifiants selon la signifiance ontologique et par conséquent une indifférence totale envers l’unicité (ou l’exception) de la relation de responsabilité par rapport à toutes les autres relations formant des dichotomies que l’on peut dévoiler et, en fin de compte, constituant un système clos. C’est ainsi que l’expérience de l’il y a – en tant qu’expérience ultime du sujet dans l’être – nous montre que toute situation du sujet dans l’être est insoutenable car celui-ci y perd son sens (le sens de l’unique) et se désintègre dans un bruissement anonyme et insignifiant. Voici du moins la première acception du concept d’il y a que nous avons esquissée plus haut. Quant à la seconde acception, celle de l’il y a en tant que condition de la signifiance éthique, nous avons montré pour le moment en quoi elle différait de la première à l’aide de la distinction judicieuse de Jacques Rolland, entre équivoque et ambiguïté. De plus, nous avons décrit dans notre analyse textuelle d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, le passage de la première acception à la seconde comme une mutation conceptuelle, liée à la double méthode phénoménologique que Levinas nomme concrétisation et emphase. Il reste à présent à montrer comment cette mutation conceptuelle de l’il y a ontologique à l’il y a condition de la signifiance éthique est possible phénoménologiquement. La concrétisation et emphase du concept de l’il y a qui va suivre fera intervenir les rapports entre l’immanence et la transcendance et ceux entre la jouissance et l’élément et tentera de fonder phénoménologiquement le passage de l’équivoque à 118 l’ambiguïté. Selon Francis Guibal, l’il y a conçu comme une perte de sens et une désintégration du sujet signifiant ouvre d’une certaine façon la voie à l’idée de l’ipséité éthique en tant que pur point sensible qui supporte tout, c’est-à-dire jusqu’au non-sens et jusqu’à la disparition du Moi actif. C’est ainsi qu’il interprète l’expérience de l’il y a comme l’enlisement dans une immanence pure. « Tout se passe comme si le jeu de l’essence se trouvait abandonné à lui-même, à sa trame d’indifférence anonyme, à l’insignifiance de son ‘bourdonnement incessant que rien ne peut plus arrêter et qui absorbe toute signification, jusqu’à celle dont le remue-ménage est une modalité’ (Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, page 207). Il faut cette possibilité d’une résorption et d’un engloutissement dans l’horreur de la pure immanence s’étirant et s’étendant sans limites et sans dehors pour réduire le Soi éthique à la passivité absolue d’un ‘pur point sensible’ (Autrement qu’être, page 209), à la patience et à la passion de la ‘sujétion à tout’ (Autrement qu’être, page 209) ».220 Mais, si l’événement anonyme de l’il y a, entendu ici comme pure immanence, doit à la fois permettre le passage du sujet de la sphère du Dit à celle du Dire, ne suppose-t-il pas le travail d’une certaine transcendance, quoique latente, au coeur de l’immanence, voire d’une trace de celle-ci, à défaut de laquelle un quelconque passage d’une sphère à l’autre, et donc une délivrance éthique du Soi de l’horreur de l’il y a, ne serait que très difficilement envisageable ? Autrement dit, comment un sujet totalement absorbé dans l’immanence pure serait-il apte à entendre un appel venant de l’autre rive ? Ne faut-il pas préciser, voire réévaluer, l’interprétation par Francis Guibal de l’il y a comme pure immanence ? Nous tenterons une réponse à cette question en effectuant un détour par l’analyse lévinassienne de la jouissance 220 F. GUIBAL, Le sens de la transcendence, Paris, PUF, 2009, p. 61. 119 et de son rapport à l’élément dans Totalité et Infini. Inutile de rappeler que l’élément représente de par son caractère tout englobant et anonyme une figure sensible de l’il y a. Ce détour est nécessaire puisque nous voyons un parallélisme entre les rapports du sujet jouissant à l’élément (dans Totalité et Infini) et ceux du sujet parlant à la signifiance ontologique qui tourne inévitablement au non-sens (dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence). Rudolf Bernet écrit à propos du rapport entre le sujet de la jouissance et l’élément : « L’élément est le ‘milieu’ dans lequel ‘baigne’ la jouissance, mais il est aussi ce qui – étant sans ‘formes’ ni ‘face’ et venant ‘vers nous de nulle part’ - ne se laisse jamais contenir par la jouissance (Totalité et Infini, p. 104-105). L’élémental désigne donc bien une altérité et une extériorité au sein de l’immanence (...) même s’il s’agit encore d’une transcendance ‘anonyme’ (Totalité et Infini, p. 105). (...) En quoi ce vivant qui jouit de sa vie avec la complicité des éléments est-il un sujet ‘traumatisable’ ? Levinas répond à cette question en parlant à la fois d’ ‘inquiétude’ et de ‘dérangement’. Le vivant s’inquiète de sa jouissance parce qu’il se préoccupe de sa durée (...). Ce souci du lendemain provient du fait qu’il sait que sa jouissance dépend d’éléments qui pourraient venir à lui manquer ou qui pourraient soudainement se révolter contre leur asservissement à sa jouissance. Le jardinier craint autant les inondations que la sécheresse. »221 L’élément dans lequel baigne le sujet de la jouissance, incapable de distinguer dans l’immédiateté de sa jouissance un dehors et un dedans, est ainsi toujours déjà traversé par une transcendance au sein de cette immanence, une transcendance anonyme certes, qui menace la durée de la jouissance. En ce qui concerne le sujet parlant, qui se dissimule dans le Dit, selon le mot de 221 R. BERNET, « Le sujet traumatisé », op. cit., p. 153. 120 Levinas, c’est l’il y a (en tant qu’équivoque du sens et du non-sens) qui représente une telle extériorité anonyme dans la mesure où il menace le sens du Dit (la signifiance ontologique), qui peut à tout moment virer au non-sens. L’il y a est ainsi un autre nom du Dit résultant de l’application du procédé de l’emphase à l’analyse du Dit comme système sans dehors (ou pure immanence). La nouvelle idée résultant de l’emphase étant celle d’une transcendance anonyme dans l’immanence : le sujet parlant voulant fonder activement le sens dans le Dit est rattrapé par l’autre de ce sens, le non-sens, et s’empêtre dans l’équivoque du sens et du non-sens, équivoque qui ouvre pour ainsi dire une brèche dans la pure immanence du Dit. Et une telle brèche est nécessaire pour que le projet lévinassien d’une remontée du Dit au Dire soit tout simplement possible. Car une remontée ou réduction du Dit au Dire suppose selon nous une certaine perméabilité de la sphère du Dit ou, selon le mot de Levinas, une certaine trace du Dire dans le Dit. L’il y a en tant qu’emphase de l’anonymat et de la fermeture sur soi de la sphère du Dit joue le rôle d’une telle trace de transcendance anonyme dans l’immanence que représente le Dit non réduit. Ainsi, bien qu’il s’agisse d’un concept limite dans la mesure où il tente de traduire dans le discours philosophique la perte non seulement du sens conceptuel, mais de tout sens en tant que généralité, le concept d’il y a joue dans l’architectonique conceptuelle d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence le rôle de pierre angulaire. En tant que brèche s’ouvrant dans le Dit et condition du Dire, c’est lui qui instaure un intervalle entre le Dire et le Dit et empêche par là même que le Dire et le Dit soient corrélatifs, qu’ils puissent entrer dans un ordre commun. Mis à part la description de l’il y a comme événement de la perte du sens qu'effectua De l’existence à l’existant et qui est considérée dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence comme acquise, Levinas atteste son concept de non-sens radical par un renvoi à l’histoire de la philosophie. La 121 philosophie serait ainsi depuis son commencement poursuivie par son ombre ou par son enfant abandonné, mais légitime et revendiquant sans cesse ses droits, qui est le scepticisme. « La philosophie ne se sépare pas du scepticisme qui la suit comme une ombre qu'elle chasse en le réfutant pour le retrouver aussitôt sur ses pas. Le dernier mot n'appartient-il pas à la philosophie? Oui, en un certain sens, puisque, pour la philosophie occidentale le Dire s'épuise en Dits. Mais le scepticisme fait précisément une différence et met un intervalle entre le Dire et le Dit. (...) Le discours sceptique qui énonce la rupture ou l'échec ou l'impuissance ou l'impossibilité du discours, se contredirait, si le Dire et le Dit n'étaient que corrélatifs, si la signifiance de la proximité et la signification sue et dite pouvaient entrer dans un ordre commun (...) ».222 Nous sommes donc à même de préciser que l’il y a met un intervalle entre le Dit et le Dire, d’une part en tant que conceptualisation de la souffrance inutile et condition du Dire, d’autre part en tant que rupture du Dit. Ce qui nous ramène à la question du rapport entre les moments éthique et pré-éthique ou non-éthique de cet interval qu’est l’il y a. Ce parallélisme entre l’analyse de l’élément et de l’il y a étant établi, il faut à présent discuter le passage de cette transcendance anonyme à l’extériorité personnelle du visage de l’autre homme et son écho dans la subjectivité éthique, ou plus précisément son écho qu’est la subjectivité éthique. Tout dépend de l’interprétation que l'on fait de l’hétéronomie du Dire : l’autre qui parle à travers mes lèvres est-ce la transcendance personnelle d’autrui, la transcendance anonyme de l’il y a, ou bien un langage qui parle sans sujet ? Nous savons que Levinas tend à orienter cette hétéronomie de l’autre223 vers autrui. Toute la difficulté 222 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., pp. 260-261. 223 Toute la difficulté de l‘interprétation de cet « autre » apparaît lorsque nous tentons de traduire ces passages d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence par exemple en langue tchèque. Nous constatons 122 réside dans le bien-fondé et le comment de ce passage de l’il y a ontologique à l’il y a éthique, en d’autres termes, de la transformation de l’il y a ontologique en condition de la signifiance éthique. Une première articulation est fournie par l’analyse de la jouissance et de son interruption par Rudolf Bernet dans « Le sujet traumatisé ». Notre jouissance est selon Bernet dérangée et par l’extériorité anonyme de l’élémental et par l’extériorité personnelle, mais entre ces deux dérangements, il y a une différence de degré ou d’intensité. Notre jouissance est ainsi inquiétée par les éléments et dérangée par autrui. « Il va de soi que la tranquille complaisance en nous-mêmes est tout autant ‘dérangée’ par autrui que troublée par l’inquiétude du lendemain. Notre jouissance n’est donc pas seulement menacée par l’extériorité anonyme de l’élémental, mais également et bien davantage par l’extériorité personnelle du visage de l’autre. (...) Ma jouissance est vulnérable parce qu’elle est exposée au risque d’être dérangée ou interrompue par l’événement de la rencontre avec la souffrance de l’autre. Pour le sujet jouissant, une telle rencontre équivaut à un trauma que Levinas ne se prive pas de peindre avec les couleurs les plus criantes en parlant de ‘pain arraché à ma alors une ambiguïté dans l’adjectif français entre neutre / masculin, féminin, ainsi qu’entre animé / inanimé. Il va de soi que la réponse à un appel absolument hétéronome m’arrache à moi-même. Or, la question se pose, pour ainsi dire, de savoir où je suis jeté lors de cet arrachement. Etant donné que le Dire est décrit de plus en plus comme un trauma, cet « autre » a selon moi trois interprétations possibles. Primo, une désintégration totale du je responsable dans le bruissement anonyme de l’il y a. Secundo, la dissimulation du sujet responsable dans le langage qui parle sans sujet (cf. le dernier Heidegger ou bien la mort de l’auteur chez Michel Foucault et Roland Barthes). Tertio, je suis un envers sans endroit, c’est-àdire que la responsabilité envers l’autre homme parle à travers moi et il n’y a à proprement parler pas de je qui parle. Les trois possibilités nous paraissent légitimes, tout en ajoutant que Levinas tentera d’apporter la solution suivante : autrui me traumatise et m’individue. Nous discuterons plus bas cette solution qui consiste à attribuer à autrui un poids démesuré. 123 bouche’, d’ ‘hémorragie’, etc. »224 Si dans Totalité et Infini, ce lien entre jouissance et trauma peut être interprété comme linéaire ou chronologique, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence prend très explicitement congé d’une telle interprétation en situant toute souffrance (d’autrui) dans la (ma) jouissance. « Il ne faut pas jouir, d’abord, en toute innocence pour, ensuite, pouvoir être traumatisé ; il ne faut pas que, d’abord, l’altérité de l’élémental ouvre une brèche dans la jouissance renfermée sur elle-même pour que, ensuite, l’appel traumatique d’autrui puisse s’y engouffrer ; il ne faut pas que celui qui jouit ignore, d’abord, la souffrance pour pouvoir, ensuite, être traumatisé par la souffrance dont le visage de l’autre porte la trace. Levinas dira plutôt que celui qui jouit oublie momentanément les souffrances des autres ; que l’altérité des éléments dont se nourrit ma jouissance a un lien originaire avec l’altérité d’autrui qui est privé de l’air que je respire ; que ma jouissance n’est pas sans souffrance, et que la souffrance de l’autre ne peut être ressentie que par celui qui connaît la jouissance (Autrement qu’être, p. 93). »225 Afin de ramener cette articulation entre l’altérité anonyme de l’élémental et l’altérité personnelle d’autrui à la question qui nous retient dans le présent chapitre, à savoir la question du rapport entre l’il y a et la signifiance éthique, notons simplement que, si dans Totalité et Infini il fallait une brèche à l’immanence de la jouissance pour que la rencontre avec la souffrance d’autrui soit possible, dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence ce problème est pour ainsi dire résolu d’avance par l’intégration de la sphère de l’il y a (ou de l’élémental) dans la perspective de la relation à autrui. C’est ainsi que dans l’œuvre étudiée l’il y a ne constitue plus une sphère ontologique à part entière, mais elle est tour à tour intégrée aux sphères du Dit (selon la logique de l’équivoque) et du Dire (selon la logique de l’ambiguïté), pour être en fin de 224 R. BERNET, « Le sujet traumatisé », op. cit., p. 154. 225 Ibid., p. 155. 124 compte intégrée au Dire en tant que condition de la signifiance éthique. Une formulation d'Autrement qu'être ou au-delà de l’essence résume l'intégration de l'il y a au Dire, ainsi que l'interprétation de Rudolf Bernet selon laquelle le psychisme de la satisfaction est davantage dérangé par l'extériorité personnelle d'autrui que par l'extériorité anonyme de l'élément ou de l'il y a: « Mais l'obsession par le prochain est plus forte que la négativité. Elle paralyse du poids de son silence même, le pouvoir d'assumer ce poids. »226 Et pour revenir aux analyses de la souffrance qui ont montré, dans le chapitre I, que le sujet ne signifie que malgré-soipour-l’autre, nous sommes maintenant en mesure de préciser ce que Levinas entend lorsqu’il affirme que la signifiance éthique poursuit son mouvement jusqu’à la possibilité de souffrir pour rien, de souffrir sans raison et que ce moment du « pour rien » est nécessaire pour que la signifiance demeure éthique et ne se dissimule pas dans la signifiance ontologique. Nous considérerons donc la souffrance inutile comme une concrétisation du concept d’il y a et comme l’emphase de la signifiance éthique incarnée en tant que « signifiante en dehors de toute finalité »227. L’articulation entre l’il y a et la signifiance éthique ne sera phénoménologiquement fondée que par la distinction, au sein du problème de la souffrance inutile, entre la souffrance en autrui et la souffrance en moi, entre lesquelles il y a selon Levinas une différence radicale. L’étude « La souffrance inutile », postérieure à Autrement qu’être ou au-delà de l’essence et intégrée au recueil Entre nous – essai sur le penser-à-l'autre nous fournit un cadre concret pour penser le rôle de ce moment de non-sens dans le parcours à sens unique et sans finalité qu’est celui de la signifiance éthique. Du point de vue de la perspective éthique sur la souffrance inaugurée dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence et 226 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 133. 227 Ibid., p. 212. 125 précisée et aboutie dans « La souffrance inutile », la souffrance en autrui est forcément inutile (car soutenir le contraire est à l’origine de toute immoralité 228), tandis que la souffrance en moi peut dépasser ce moment du « pour rien » inhérent à toute souffrance et acquérir un sens en se substituant à la souffrance d’autrui, en devenant souffrance pour la souffrance inutile d’autrui : « (...) la souffrance de la souffrance, la souffrance pour la souffrance inutile de l’autre homme, la juste souffrance en moi pour la souffrance injustifiable d’autrui, ouvre sur la souffrance la perspective éthique de l’inter-humain. Dans cette perspective se fait une différence radicale entre la souffrance en autrui où elle est, pour moi impardonnable et me sollicite et m’appelle, et la souffrance en moi, ma propre aventure de la souffrance dont l’inutilité constitutionnelle et congénitale peut prendre un sens, le seul dont la souffrance soit susceptible, en devenant une souffrance pour la souffrance, fût-elle inexorable, de quelqu’un d’autre. »229 Or, il est tout aussi envisageable d’inverser les termes de cette analyse du rapport entre souffrance et éthique et dire non pas que la souffrance pour la souffrance inutile d’autrui ouvre la perspective éthique, mais que c’est l’adoption préalable de la perspective éthique qui confère un sens au non-sens de la souffrance inutile. Ce qui est d’ailleurs en jeu dans « La souffrance inutile » c’est, pour une part, la relation entre la perspective phénoménologique et la perspective éthique sur la souffrance et sur le sens et le non-sens de la souffrance. Nous pourrions certes aller dans le sens de certaines critiques faites à Levinas et insister sur le fait que les descriptions phénoménologiques lévinassiennes se déploient toujours sur le fond de présupposés moraux de nature 228 Cf. « La souffrance inutile », in: E. Levinas, Entre nous – essai sur le penser-à-l'autre, op. cit., p. 109 : « Pour une sensibilité éthique (...) la justification de la douleur du prochain est certainement la source de toute immoralité. » 229 Ibid., pp. 103-104. 126 métaphysique, comme l’idée que l’appel à l’aide appartient exclusivement à autrui et jamais à moi230. Néanmoins, pour notre part, nous adoptons dans le présent travail une approche de Levinas qui concilie phénoménologie et éthique. En nous appuyant notamment sur une lecture de l’étude « La souffrance inutile » nous pourrions jusqu’à affirmer que approche phénoménologique et perspective éthique se confondent chez le dernier Levinas, du moins si l’on entend par phénoménologie une méthode philosophique qui consiste en la remontée de la signification du Dit à la signifiance du Dire, appelée réduction ou concrétisation, élargie de la méthode de l’emphase. Le fait que cette méthode de concrétisation et emphase soit « au service de l’amour » étant motivé par l’appel des choses elles-mêmes, pour le dire plus précisément par l’écho de l’appel non seulement pré-philosophique, mais également an-archique, d’autrui que le phénoménologue entend dans sa propre voix et auquel par conséquent il tente une remontée. Approcher la souffrance dans une perspective éthique signifie par conséquent la restituer à sa concrétude qui est celle d’un non-sens, si elle se produit en autrui, et une possibilité d’intégration de ce non-sens à la signifiance éthique, lorsqu’elle a lieu en moi. « Envisager la souffrance dans une perspective interhumaine que nous venons d’essayer – sensée en moi, inutile en autrui – ne consiste pas à adopter sur elle un point de vue relatif, mais à la restituer aux dimensions de sens, hors desquelles sa concrétude immanente et sauvage de mal dans une conscience n’est qu’une abstraction. »231 230 Cf. à titre d’exemple Y. MURAKAMI, Levinas phénoménologue, Grenoble, J. Millon, 2002, p. 207 : « Il y a un certain arbitraire ou une décision de la part de Lévinas, au fond métaphysique, dans la mesure où l’appel à l’aide appartient exclusivement à l’autre et jamais au moi. Dans cette logique, ai-je le droit d’appeler au secours? Cette logique amène Lévinas jusqu’aux notions hyperboliques telles que substitution, persécution ou otage. L’hyperbole est l’incarnation du sens éthique dans la sensibilité interhumaine (…). » 231 E. Levinas, « La souffrance inutile » in E. Levinas, Entre nous – essai sur le penser-à-l'autre, op. cit., p. 111. 127 4) Souffrir pour autrui et souffrir par autrui Afin de revenir sur le présupposé de la pensée lévinassienne que nous avons nommé dans le chapitre I la sortie de la bi-polarité signification vécue – signification thématisée, nous pouvons maintenant préciser ce trait de la pensée lévinassienne à travers l’articulation entre phénoménologie et éthique dans l’approche de la souffrance. L’approche éthique dont le résultat est qu'il y a une différence non-corrélative entre ma souffrance (possiblement sensée) et la souffrance toujours inutile en autrui, autrement dit qu'il y a contestation et non pas négation, constitue un prolongement de l’approche phénoménologique de la souffrance qui indique déjà une négation plus originaire et plus profonde que ne l'est la négation purement conceptuelle. De ce point de vue, l’analyse intentionnelle de la douleur est une première étape nécessaire à l’approche éthique : le mal concret de la douleur en moi est plus négatif que la négativité apophantique. « Ce qui compte dans la non-liberté ou le pâtir de la souffrance, c’est la concrétude du non surgissant comme mal, plus négatif que tout non apophantique. Cette négativité du mal est, probablement, source ou noyau de toute négation apophantique. Non du mal, négatif jusqu’au non-sens. »232 La négativité de la souffrance absurde étant la source ou le noyau de toute négation apophantique. Yasuhiko Murakami appelle cette négativité source de toute négation négativité phénoménologique. « La négativité de la souffrance est concrète et non pas spéculative ou logique comme ‚A n’est pas B‘. En d’autres termes, c’est la négativité phénoménologique qui se distingue de la négativité logique. » 233 Or, l’approche éthique non seulement prolonge l’approche phénoménologique dans la mesure où la négativité de la souffrance de la souffrance présuppose la négativité concrète de la souffrance en moi, mais davantage et surtout marque 232 Ibid., pp. 101-102. 233 Y. MURAKAMI, Levinas phénoménologue, op. cit., p. 203. 128 une rupture de l’approche phénoménologique car la rencontre de ma souffrance avec la souffrance d’autrui signifie davantage qu’une négativité phénoménologique : à savoir précisément un traumatisme. Autrement dit, la négativité (plus précisément, le traumatisme) éthique est plus profonde que la négativité phénoménologique, qui elle est plus profonde que la négativité purement apophantique, logique ou spéculative. Lorsque nous employons le comparatif « plus profonde », il faut entendre par là le fait qu'il s'agit à chaque étape d'une négativité du non-sens qui atteint de façon de plus en plus profonde l'identité et l'activité du sujet jusqu'à sa réduction à une passivité absolue et à une unicité sans identité. C'est en vertu de ce mouvement d'emphase que la signifiance éthique va intégrer aux traits signifiants « à partir de soi », « pour l'autre », « malgré soi » et « pour rien » celui du « par l'autre ». Le corps propre est ainsi éthiquement signifiant non seulement lorsqu'il intègre le non-sens de sa propre souffrance pour diminuer la souffrance d'autrui, mais également et surtout lorsque cette souffrance est en même temps pour autrui et par ce même autrui : lorsque c'est précisément autrui qui me fait mal. Ce trait signifiant de la signifiance éthique qui n'est intelligible que dans le prolongement de ceux que nous avons traités jusqu'à présent rend possible toute une série d'affirmations lévinassiennes dans Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, telles que celle qui évoque la responsabilité du persécuté de son persécuteur, voire ma responsabilité pour la faute de l'autre et par la faute de l'autre. Il est essentiel de noter, en opposition à certaines critiques hâtives diagnostiquant dans ces formules un prétendu masochisme de Levinas, que dans la perspective de la signifiance éthique dans laquelle s'inscrit son dernier projet philosophique, la souffrance infligée par autrui (dans Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence), voire le mal que me fait Dieu lui-même234 234 Dans De Dieu qui vient à l’idée, Levinas invoque « le sombre paradoxe de la méchanceté de Dieu » (E. 129 (dans De Dieu qui vient à l'idée) joue le rôle d'un éveil de la subjectivité éthique, de la « première fissure visible dans le psychisme de la satisfaction »235. Le trait signifiant du (souffrir) pour-l'autre n'est ainsi pensé jusqu'au bout que dans la mesure où il intègre jusqu'au (souffrir) par l'autre. Inversement, souffrir par autrui n'est éthiquement signifiant uniquement dans la mesure où « dans le souffrir par la faute de l'autre pointe le souffrir pour la faute des autres »236. Pour reprendre le titre du remarquable ouvrage de Rodolphe Calin, ce rapprochement étroit entre les mouvements du par-l'autre et de celui du pour-l'autre défini « l'exception du soi », dans son intégrale passivité et unicité. « Mais passivité qui ne mérite l'épithète d'intégrale ou d'absolue que si le persécuté est susceptible de répondre du persécuteur. Le visage du prochain dans sa haine persécutrice peut, de par cette méchanceté même, obséder pitoyable – équivoque ou énigme que sans se dérober, seul le persécuté privé de toute référence (en tant que privé de tout recours et de tout secours – et c'est là son unicité ou son identité d'unique!) est à même de supporter. Subir par autrui, n'est patience LEVINAS, De Dieu qui vient à l'idée, op. cit., p. 201). Dieu me fait mal afin de troubler l’ordre du savoir, de la connaissance du monde et de la thématisation, dans lequel je suis sans cesse récupéré et, en même temps, afin de m’éveiller au Bien et de m’individuer comme soi unique et exceptionnel appelé parfois une âme. « Le sens commence donc dans la relation de l’âme à Dieu et à partir de son éveil par le mal. Dieu me fait mal pour m’arracher au monde en tant qu’unique et ex-ceptionnel : en tant qu’une âme. » (Ibid., p. 201). Ou encore Ibid., p. 207 : « La connaissance du monde – la thématisation – n’abandonne certes pas la partie. Elle essaie et réussit de réduire le dérangement du Même par l’Autre. Elle rétablit l’ordre troublé par le Mal et par Autrui à travers l’histoire où elle accepte d’entrer. Mais les fissures réapparaissent dans l’ordre établi. » En ce qui concerne le rapport entre ce rétablissement de l’ordre de la connaissance du monde et sa rupture par la socialité, rupture portée par la signifiance éthique, nous renvoyons à notre chapitre IV. Nous y décrirons ce rapport comme une alternance entre signifiance éthique et signifiance ontologique et ajouterons par là au parcours de la signifiance, qui se jouait jusqu’à présent dans l’immédiateté du pur contact, une dimension temporelle. 235 Ibid., p. 166. 236 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 199. 130 absolue que si ce ‚par autrui‘ est déjà ‚pour autrui‘ ».237 Récapitulons donc ce mouvement à sens unique de la signifiance éthique traversé par une multiplicité de traits signifiants, dont la liste peut être désormais complétée ainsi: « à partir de soi », « pour l’autre », « malgré soi », « l’autre-dans-le-même », « je est un autre », et les deux traits signifiants analysés dans le présent chapitre que sont le « pour rien », ainsi que le « par l’autre ». La distinction entre le Dire et l'il y a étant établie, il reste à préciser le sens de l'impossibilité de se dérober définissant l'unicité et la passivité du sujet interloqué lorsqu'il se fait sujet parlant. Suffit-il de la réduire à la situation indéclinable du locuteur qui ne peut pas ne pas dire je, me voici? Etant donné que le Dire se montre dans le Dit, n'est-t-il pas nécessaire d’articuler l’antériorité ou l’an-archie du Dire en tant qu’impossibilité de se dérober avec la genèse du Dit, dans laquelle peut se dissimuler le sujet interloqué et se faire sujet parlant ? Lorsque Levinas « situe » ainsi le principe d’individuation (ou pour être plus précis : d’unicité) du sujet dans le Dire, c’est-à-dire dans une temporalité diachronique, dans un passé qui n’a jamais été présent, il s’expose à la critique suivante: comment ce sujet né de sa responsabilité et individué uniquement par le Dire de sa responsabilité est-il en mesure de se conserver dans le temps, sans pour autant effectuer un mouvement de retour à soi dans l’identification ? La tentative lévinassienne de résoudre ce problème réside dans le concept de naissance latente du sujet dans le Dire pré-originel. Le sujet responsable est en un sens toujours déjà là, sans être à proprement parler présent à soi et sans que l’on puisse fixer l’origine de cette naissance latente à l’aide d’une généalogie du sujet. La responsabilité est entendue ici comme une an-archie : stricto sensu, elle n’a pas de commencement et il est par conséquent impossible de remonter à sa genèse ou effectuer sa généalogie. Afin de tenter de 237 Ibid., p. 175-176. 131 familiariser le lecteur avec cette idée d’an-archie difficilement acceptable pour un phénoménologue, Levinas utilise l’image d’un contrat conclu dans un « profond jadis »238 irrécupérable par la mémoire humaine. Après avoir précisé le rapport entre hétéronomie du Dire et hétéronomie de l'il y a et montré que la possibilité de cette dernière signifie davantage une condition de l'unicité et de la passivité du sujet responsable que sa désintégration totale, il faut encore exposer celui-ci à une autre menace, heideggerienne ou structuraliste, et revenir de la possibilité ouverte par le Dire au « Die Sprache spricht ». C'est qu'il est également possible d'envisager, en réponse à la question « Qui parle? », un langage qui parlerait sans avoir aucunement besoin d´une instance subjective. C'est-à-dire un « cela parle » ou bien un « la langue parle ». Inutile de préciser qu'une telle approche totalisante du langage est, pour une philosophie de la responsabilité, tout aussi menaçante, voire davantage239, que l'exposition à l'horreur de l'il y a, et c'est d'ailleurs pour cela qu'il est légitime de poser conjointement la question du rapport 238 Levinas emprunte cette formule à Paul Valéry qui parle d’un « profond jadis, jadis jamais assez ». Cf. le poème « Cantique des collones » in : P. VALERY, Charmes in : Œuvres I, édition établie et annotée par Jean Hytier, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1975. Voici un exemple des maintes occurrences dans le corpus lévinassien : « Le visage est dans la trace de l’Absent absolument révolu, absolument passé, retiré dans ce que Paul Valéry appelle ‘profond jadis, jadis jamais assez’ et qu’aucune introspection ne saurait découvrir en Soi. », E. LEVINAS, Humanisme de l'autre homme, op. cit., p. 64. 239 Cf. l'idée lévinassienne d'un « surplus du non-sens sur le sens ». Ibid., p. 186, note 1: « Ce moment de ‘pour rien‘ dans la souffrance est le surplus de non-sens sur le sens par lequel le sens de la souffrance est possible. » Selon notre interprétation le « non-sens » renvoie ici au concept de l’il y a, le sens dans la première occurrence (« sur le sens ») à ce que nous avons appelé la signifiance ontologique et dans la deuxième occurrence (« le sens de la souffrance ») à la signifiance éthique. Levinas évoque ici un surplus de l’il y a sur la signifiance ontologique car dans sa perspective, qui est celle de l’approche éthique ou interpersonnelle, l’il y a constitue une transcendance anonyme susceptible de devenir modalité de la signifiance éthique, tandis que la signifiance ontologique constitue une immanence pure, un système sans dehors. 132 du Dire à l'il y a et celle de son rapport à un langage qui parle. Certes, Levinas se démarque explicitement, et à plusieurs reprises, d'une telle possibilité. « Ce n'est pas la découverte du ‚cela parle‘ ou du ‚la langue parle‘ qui fait droit à cette passivité [de celle du Dire]. Il faut montrer dans le Dire – en tant qu'approche – la déposition ou la dé-situation du sujet qui demeure cependant irremplaçable unicité et, comme la subjectivité du sujet. »240 Il distingue ici deux passivités, à savoir celle du sujet dans le Dire et celle d'un langage qui parle sans sujet241, et sous-entend par là que c'est la première qui est à même de correspondre à un appel absolument hétéronome. À nous, maintenant, de préciser pourquoi. Il semble que la réponse est à chercher dans l'extrême complexité du concept de Dire. Dans le présent chapitre, nous avons principalement évoqué le Dire comme réponse à un appel, comme élection, voire comme délire ou exposition au traumatisme. Or, pour faire droit à la concrétude de l'analyse lévinassienne, il faut rappeler ici les résultats du chapitre I et ajouter que le Dire de la responsabilité est avant tout décrit dans son incarnation. « Le Dire découvre, au-delà de la nudité, ce qu'il peut y avoir de dissimulation sous l'exposition d'une peau mise à nu. Il est la respiration même de cette peau avant toute intention. »242 Ceci instaure un rapport entre langage et corporéité au sein du concept de Dire, et c'est précisément l'incarnation du sujet parlant, sa voix, dans la mesure où elle précise le sens de la passivité du Dire, qui permettra à Levinas, malgré, ou plutôt en vertu de, l'hétéronomie de l'appel, de donner au sujet interloqué une unicité inaliénable. « L'identité injustifiable de l'ipséité s'exprime (…) à partir de l'âme, de la sensibilité, de la vulnérabilité, de la maternité 240 Ibid., p. 81. 241 « La passivité du sujet dans le Dire n'est pas la passivité d'un 'langage qui parle' sans sujet. » Ibid., p. 9192. 242 Ibid., p. 83. 133 et de la matérialité qui décrivent la responsabilité pour les autres. »243 La passivité du sujet interloqué est ainsi passivité d'un corps propre signifiant avant la mise en place d'une langue comme système concevable indépendamment de ses utilisateurs. La passivité du Dire précède donc l'institution de la langue et, par là même, la possibilité d'un « langage qui parlerait » au-delà de l'unicité du corps signifiant en tant que voué à la vie matérielle d'autrui. De ce point de vue, le sujet interloqué précède le sujet parlant. Autrement dit, Levinas se démarque de la passivité du « le langage parle », puisqu'elle fait abstraction de l'incarnation du sujet parlant, qui, selon lui, constitue la concrétude de la passivité du Dire comme responsabilité. La responsabilité joue donc bien le rôle du dernier principium individuationis du sujet du Dire, seulement faut-il l'entendre à la fois à partir de son hétéronomie absolue (qui rend possible un sujet du Dire sans Dit) et de son incarnation (qui donne au sujet du Dire son ipséité). « Le corps (…) est l'en soi-même de la contraction de l'ipséité et de son éclatement. Contraction qui n'est pas une impossibilité de s'oublier, de se détacher de soi, dans le souci de soi. C'est une récurrence à soi à partir d'une exigence irrécusable de l'autre. (…) Récurrence qui est ‚incarnation‘ et où le corps par lequel le donner est possible rend autre sans aliéner (...). »244 Et c'est précisément dans les termes d'une telle altérité dans le même sans aliénation que nous avons essayé de décrire la structure du Dire intégrant le bruissement anonyme de l’il y a comme sa condition. La signifiance en tant que délivrance éthique de l’enlisement dans l’absurdité de l’il y a se joue ainsi, dans la concrétude de l’un-pour-l’autre, au niveau de la sensibilité et la corporéité. Ce mouvement de l’un-pour-l’autre culmine dans le surgissement de la voix qui 243 Ibid., p. 168. 244 Ibid., pp. 172-173. 134 constitue pour le sujet parlant (c’est-à-dire pour le sujet du Dit) une altérité dans le même sans aliénation. La voix du soi signifie pour le sujet parlant une altérité puisqu’elle est réponse à l‘appel absolument hétéronome d’autrui qui me traumatise, mais elle ne l’aliène pas pour autant puisque c’est dans sa voix qu’il trouve le lieu, ou le non-lieu, de son unicité inaliénable. Or, quel est le rapport entre cette signifiance éthique, dont le lieu-tenant est la voix unique du soi, et la signification de ce qu’elle dit? Nous avons mentionné plus haut que Levinas décrit ce passage de la signifiance éthique à la signification du Dit comme une dissimulation du sujet vulnérable et exposé dans le Dit et la thématisation. Pour conclure ce chapitre, il reste à préciser ce que Levinas entend par cette dissimulation du Dire dans le Dit, et à esquisser les conséquences de la théorie lévinassienne d’un Dire sans corrélation aucune avec le Dit pour la question de l’identité et de l’unité du sujet parlant. Il n’y a désormais plus de doute que le sujet interloqué en tant que pure passivité n’a pas d’identité à proprement parler, mais une unicité sans identité. Mais qu’en est-il du sujet parlant : n’est-il pas nécessaire de lui attribuer une certaine identité, ainsi que la conservation de cette identité dans le temps, pour que la signification de ses dits ne soit pas condamnée à une incessante désintégration? Autrement dit, quel est le rapport entre l’unicité passive du soi, qui supporte dans son corps la menace de l’il y a et ce n’est qu’ainsi qu’elle acquiert son ipséité et dont la naissance n’est envisageable uniquement comme naissance latente et pré-originelle et le je universel, sujet du Dit, présent dans le texte d’Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence, ainsi que dans ces lignes? Étant donné que Levinas pense rigoureusement le Dire et le Dit comme s’excluant l’un l’autre et que, de plus, il aiguise cette contradiction en rapprochant de manière étroite le Dire et l’il y a, sa théorie de la signifiance éthique implique une déhiscence du sujet parlant, 135 dans le cadre du texte philosophique, entre sujet parlant et sujet interloqué, voire entre je universel et je unique. Le rapport entre ces deux moitiés du sujet parlant étant caractérisé comme « ambiguïté dans le sujet »245 ou comme alternance. Dans le chapitre IV nous allons analyser plus avant cette alternance de la signifiance éthique et la signifiance ontologique. La notion d’alternance nous permettra, d’une part, de préciser les rapports entre Dire et Dit que nous n'avons pour l’instant qu’esquissés, et d’autre part, de temporaliser la signifiance éthique décrite jusqu’à présent dans son immédiateté, voire dans sa diachronie, c’est-à-dire comme toujours déjà passée. 245 Cf. Ibid., p. 232. 136 CHAPITRE IV L’ALTERNANCE DU SENS 137 « Je vous interromps ? – Non. C’est-à-dire on interrompt toujours. Emmanuel Levinas246 1) Alternance de deux temporalités: la synchronie et la diachronie Avant de se pencher sur le concept d’alternance en tant que temporalisation de la façon de signifier qu’est l’ambiguïté, il faut préciser en quoi une recherche sur l’alternance du Dit et du Dire diffère de la recherche sur la déduction du Dit à partir du Dire an-archique menée dans le chapitre II. En d’autres termes, il s’agit ici de définir ce que le concept d’alternance apporte de nouveau dans la description des relations entre le Dire et le Dit par rapport aux concepts de digression, contradiction et déduction (chapitre II) et à ceux d’ambiguïté et d’équivoque (chapitre III). En premier lieu, le surplus du concept d’alternance consiste à mettre en évidence la structure temporelle de la signifiance: la signifiance s‘est produite dans une temporalité diachronique (dans un lointain jadis qui n’a jamais été présent) à proprement parler irrécupérable et non-synchronisable et l’alternance est le seul concept à même de traduire dans le texte (philosophique) la non-simultanéité entre la synchronie du Dit et la diachronie du Dire. En deuxième lieu, si le but du chapitre II était de montrer avant tout que, de par son origine n’allant pas de soi car n’étant possible que « grâce à Dieu », le Dit ne nous est jamais donné comme une terre conquise et qu’il est sans cesse sujet à être dérangé par la sincérité du Dire, cette recherche sur l’alternance considère le Dit comme s’il était toujours déjà déduit du Dire et par conséquent comme s’il pouvait constituer un mouvement de la signifiance distinct de celui de la signifiance éthique. Prenons ainsi la 246 E. LEVINAS, Œuvres 1, Carnets de captivité et autres inédits, op. cit., p. 83. 138 signifiance éthique et la signifiance ontologique comme deux mouvements qui alternent ou qui s’interrompent, mais, précise Levinas, pas sur le même plan: « (...) alternance de mouvements: ils vont du traumatisme du sens inconnu et étrange à la grammaire qui – mais sur un autre plan – rétablit l'ordre, la cohérence et la chronologie, et puis un mouvement de retour: de l'histoire et de la philosophie à l'entendement du sens venant de derrière la littérature des lettres et les anachronismes, lequel à nouveau affecte et éveille, arrachant au lit des préformations et aux idées coutumières qui protègent et rassurent. »247 L’originalité de la pensée lévinassienne de la signifiance éthique permet d’ailleurs de maintenir au niveau de l’analyse de l’alternance des deux mouvements de signifiance les acquis de l’analyse de l’origine du Dit comme digression dans le mouvement à sens unique de la signifiance éthique. En plus du mouvement de déduction allant du Dire au Dit, le concept d’alternance permet d’envisager le mouvement inverse, celui allant du Dit au Dire, tout en précisant qu’il ne s’agit pas d’un mouvement simplement inversé à la manière de l’inversion opérée par l’ajout du signe « moins » devant un chiffre248. Rappelons que la reconstitution de ce mouvement de réduction du Dit au Dire est centrale dans le projet philosophique d’Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence: il s’agit de remonter, à partir du Dit, au Dire sans Dit, voire de réduire le Dit au Dire. Ce mouvement de réduction étant justement 247 E. LEVINAS, L’au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Paris, Minuit, 1982, pp. 141-142. 248 Prenons l‘exemple du rapport entre l’oral et l’écrit, puis celui de l’écrit et de l’oral. Levinas affirme l’intransitivité de ces deux mouvements, dès Les carnets de captivité : « La descente de la parole dans l'Ecrit – n'équivaut pas (avec un signe simplement inverse) – à la remontée de l'Ecrit à la parole. L'Ecrit parle de derrière le monde, à (est-ce vrai) partir d'un passé qui n'est pas remémoré – passé de l'Autre. » E. LEVINAS, Œuvres 1, Carnets de captivité et autres inédits, Paris, Grasset / Imec, 2009, p. 278. Nous allons analyser plus avant cette question plus bas: y-a-t-il un privilège de l’oral sur l’écrit lorsqu’il s’agit de dédire le dit ou bien, au contraire, l’écrit constitue-t-il une trace de l’autre (d’un passé irrécupérable) que l’oral trahit en s’efforçant de la rendre présente? Cf. infra le sous-chapitre « L’oral et l’écrit ». 139 possible grâce au fait que la déduction du Dit n’est jamais parfaite et que le Dit, même une fois déduit, porte ineffaçablement en lui une « trace de sincérité » imprimée en lui par le Dire. « Mais la manifestation du Dire à partir du Dit où il se thématise, ne dissimule pas encore, ne ‚fausse‘ pas sans retour la signifiance propre du Dire. L’intrigue du Dire qui s’absorbe dans le Dit ne s’épuise pas en cette absorption. Elle imprime sa trace à la thématisation elle-même, qu’elle subit, hésitant entre structuration, régime d’une configuration d’étants – monde et histoire pour historiographes – d’une part, et le régime de l’apophansis non nominalisée, de l’autre, où le Dit reste proposition – proposition faite au prochain ‚signifiance baillée‘ à Autrui. L’être – verbe de la proposition – est thème, certes, mais il fait résonner l’essence sans assourdir entièrement l’écho du Dire qui la porte et lui donne le jour. »249 Pour notre part, nous nommerons cette hésitation entre « structuration, régime d’une configuration d’étants » et « le régime de l’apophansis non nominalisée » alternance du sens, et nous nous demanderons si se tenant à la frontière entre « déthématisation du Dit » et « modalité de l’approche » elle ne constitue pas pour ellemême une nouvelle modalité de la signifiance, à savoir une modalité de la signifiance entre signifiance éthique et signifiance ontologique. Le terme de notre parcours de la signifiance éthique sera donc l’occasion de formuler une dernière objection contre notre hypothèse d’un monisme du Dire dans Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence: l’alternance du Dit et du Dire serait à l’origine du détachement d‘une troisième sphère de signifiance, irréductible à l’une et à l’autre. Le lieu où se pose cette question d’une modalité de la signifiance entre sera l’exégèse biblique, littéraire (ou l’exégèse de l’art en général) ou philosophique, exégèse qui constitue le déploiement d’un sens nouveau du déjà dit: « Le double dynamisme 249 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 79. 140 de la parole inspirée – Dire qui vit de s’enfermer dans le Dit afin de pouvoir s’entendre dans un nouveau dire – décrit une modalité de la signifiance qui trouve en quelque sorte sa place entre l’ontologie et l’éthique, entre le Dire sans Dit de la responsabilité et le Dire voué au Dit de l’être. »250 Pour utiliser un terme plus général, cette modalité de la signifiance ni éthique ni ontologique qu’est l’alternance surgit dans l’interprétation. Elle est le propre de tout écrit et se joue dans le rapport du texte au lecteur, et dans celui du lecteur au texte, puis, d’une façon plus large, dans le rapport que les livres entretiennent entre eux, dans la façon dont ils s’interrompent et se répondent, dans la façon dont ils crient: « Interprète-moi! »: « L’expression de la signification appartient à sa signifiance même, à l’étrange fécondité de l’intelligible, qui par là est esprit, c’est-à-dire inspiration. Comme si le sens d’une pensée se portait – métaphore – au-delà de la fin qui limite l’intention du penseur. Il se dit plus loin que son Dit. Il est dit en dehors du diseur. Ses ailes repliées ou le germe de vies innombrables promises en lui – raisons séminales – se logent aussi dans les lettres du texte – métaphores d’une pensée dépassant ce qu’elle pense. Toute cette littérature – au sens où on dit ‚feuillure‘ ou ‚mâture‘ – attend ou inspire le lecteur. Des versets crient: ‚Interprète-moi‘. Inspiration de toute littérature authentique définissant le livre comme livre, elle guide l’histoire des nations »251. La réponse à cette objection de la constitution d’une troisième sphère de signifiance est à chercher dans « l’orientation » du mouvement de l’alternance: s’agit-il d’un mouvement purement pendulaire d’un « incessant dédit du Dit (...), mouvement allant de dit en dédit où le sens se montre, périclite et se montre – navigation où l’élément qui porte 250 R. CALIN, Levinas et l’exception du soi, op. cit., p. 350. 251 E. LEVINAS, Nouvelles lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1996, p. 33. 141 l’embarcation est aussi l’élément qui submerge et menace de l’engloutir » 252 ou bien pouvons-nous envisager une « histoire » de la signifiance éthique qui non seulement traverserait comme un fil rouge ce mouvement pendulaire, mais constituerait un prolongement, voire une croissance de la signifiance éthique à même cet incessant va-etvient du Dit au Dédit et du Dédit à l’Autrement dit? Que le mouvement « du traumatisme d’un sens inconnu » et celui du rétablissement de « l’ordre » ne se jouent pas sur le même plan ou au même niveau signifie avant tout qu’ils ne résonnent pas en même temps, mais qu’ils appartiennent à deux ordres temporels différents: la synchronie pour le Dit (ou la corrélation qui s’installe entre le Dire et le Dit) et la diachronie pour la signifiance de l’autrement qu’être. Il nous faut ici rappeler la distinction entre ambiguïté et équivoque et la compléter par sa temporalisation. Alors que dans la logique de l’équivoque le Dire diachronique contredit le Dit pour être synchronisé et en fin de compte absorbé en lui, dans la logique de l’ambiguïté, quant à elle, le Dit conteste le Dire, mais celui-ci demeure inaltérable et non synchronisable car la contestation énoncée dans le Dit se situe sur un autre plan temporel – celui de la diachronie, d’un passé irrécupérable, un passé qui ne fût jamais présent. Alternance signifie ainsi non seulement alternance de deux mouvements, mais également alternance de deux temporalités. Et en fonction de cette précision nous pouvons compléter l’analyse des logiques de l’équivoque et de celle de l’ambiguïté effectuées dans la partie consacrée aux rapports entre le sens et le non-sens. L’équivoque, et ses modalités que sont la contradiction ou la négation, compromet la signifiance de l’autrement qu’être précisément parce dans sa logique l’affirmation et la négation résonnent en même temps, dans une temporalité de la 252 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 277-278. 142 synchronisation de toute diachronie. « L’empêtrement dans une interminable équivoque »253 auquel aboutit la signifiance ontologique signifie ainsi tant le revirement du sens en non-sens que celui de la temporalisation en pure présence. Le bruissement anonyme de l’il y a peut être dès lors interprété à la fois comme pure immanence et comme pure présence encombrant toute transcendance temporelle. L’ambiguïté, quant à elle, et sa modalité qu’est la contestation, fait éclater la synchronisation et ouvre à la transcendence d’ « une temporalité où les instants se refusent au souvenir qui récupère et re-présente »254 et permet ainsi que la contradiction qui se produit entre deux énoncés (ou entre un énoncé et ses conditions) simultanés se fasse contestation, c’est-à-dire non-simultanéité de l’affirmation et de la négation255. Afin d’illustrer la radicalité de cette diachronie – temporalisation de l’ambiguïté qui se traduit comme alternance dans le discours philosophique – nous pouvons invoquer, avec Rudolf Bernet, la temporalité du trauma: « Le sujet et le trauma (...) sont (...) 253 Cf. sur ce point la partie centrale de notre chapitre III consacrée à l’ambiguïté et à l’équivoque comme à deux façon de signifier, l’une relevant de la signifiance éthique, l’autre de la signifiance ontologique. 254 Ibid., p. 260. 255 Cf. Ibid., p. 243 : « Que la forme ontologique du Dit ne puisse altérer la signification de l'au-delà de l'être qui se montre dans ce Dit – cela découle de la contestation même de cette signification. Comment la contestation de la prétention au-delà de l'être aurait-elle un sens si cette prétention n'était pas entendue? Y a-t-il négation où ne se conserve pas le sens dont la négation est négation? La contradiction que devrait compromettre la signification de l'au-delà de l'être – lequel évidemment n'est pas – est inopérante sans un deuxième temps, sans la réflexion sur la condition de l'énoncé qui énonce cette signification. En cette réflexion – c'est-à-dire après coup seulement – la contradiction apparaît: elle n'éclate pas entre deux énoncés simultanés mais entre l'énoncé et ses conditions comme s'ils étaient en même temps. » N.B. Ce passage témoigne d’une indifférenciation conceptuelle, dans Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence, entre contestation, contradiction et négation. Pour notre part, nous préférons tenir, avec Jacques Rolland, la distinction entre équivoque comme façon de signifier de l’être et ambiguïté comme façon de signifier de l’autrement qu’être. De ce point de vue, la contradiction et la négation participe de l’équivoque, la contestation, elle, de l’ambiguïté. 143 ‚simultanés‘ et non ‚contemporains‘, car, existant côte à côte (ou dos à dos), ils ne peuvent pas se rejoindre dans un temps commun. Ils ne peuvent ni exister ensemble, ni exister l’un sans l’autre »256. Et, comme nous l’avons déjà souligné, le moyen de faire droit à cette déhiscence de la temporalité à même le discours philosophique qui en tant que modalité du Dit ne cesse de synchroniser le successif, est la réhabilitation du scepticisme. Le scepticisme constitue une méthode privilégiée pour une philosophie de la réduction éthique du Dit puisqu’il introduit une diachronie dans la synchronie, comme si la signifiance éthique et sa monstration dans la signifiance ontologique ne résonnaient pas en même temps. D’où une affinité étonnante et paradoxale entre l’éthique et le scepticisme. « Le retour périodique du scepticisme et de sa réfutation signifie une temporalité où les instants se refusent au souvenir qui récupère et re-présente. Le scepticisme qui traverse la rationalité ou la logique du savoir est un refus de synchroniser l'affirmation implicite contenue dans le dire et la négation que cette affirmation énonce dans le Dit. Contradiction visible à la réflexion qui la réfute, mais à laquelle le scepticisme est insensible, comme si l'affirmation et la négation ne résonnaient pas en même temps. Le scepticisme conteste donc la thèse selon laquelle entre le dire et le dit se répète la relation qui rattache dans la synchronie condition à conditionné. Comme si au scepticisme était sensible la différence entre mon exposition – sans réserve – à l'autre, qu'est le Dire et l'exposition ou l'énoncé du Dit, dans son équilibre et sa justice. »257 C’est ainsi que si le non-sens de l’il y a est apparu précédemment comme la condition de la signifiance éthique et de son ambiguïté, le scepticisme constitue dans le cadre de l’exposé philosophique la condition de la traduction de l’ambiguïté qu’est l’alternance de la signifiance éthique et de la signifiance ontologique. D’où la diachronie de la philosophie 256 R. BERNET, « Le sujet traumatisé », op. cit., p. 157. 257 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 260. 144 elle-même: la thématisation par laquelle elle commence (en tant que modalité du Dit) ne se passe pas en même temps que la réduction qu’elle tente (en tant que modalité du Dédire) dans un deuxième temps. Le scepticisme est une modalité de cette diachronie de la philosophie: « La philosophie – dans sa diachronie même – est la conscience de la rupture de la conscience. Dans un mouvement alternant, comme celui qui mène du scepticisme à la réfutation qui le réduit en cendres, et de ses cendres à la renaissance, la philosophie justifie et critique les lois de l’Être et de la Cité (...). »258 Ce mouvement alternant étant mis en évidence dans sa profonde distorsion entre la diachronie et la synchronie dont le texte philosophique constitue l’une des modalités, le problème demeure de savoir si quelque chose de la signifiance éthique pré-originelle survit à cette alternance. En d’autres termes, il s’agit ici de la possibilité d’envisager une histoire de l’alternance du sens ou, plus précisément, une histoire de la signifiance éthique malgré ou à même l’alternance perpétuelle allant de Dit en Dédit jusqu’à l’Autrement dit, et ainsi de suite. Or, afin de rendre compte à quel point l’intégration de cette non-simultanéité du Dit et du Dédit à l’histoire est délicate, une digression s’impose sur la critique lévinassienne de l’histoire, notamment dans Totalité et Infini. Mis à part le langage encore ontologique de Totalité et infini, la critique de l’histoire au nom de l’impossibilité d’intégrer le temps de l’autre dans le temps de l’un nous semble, en effet, éclairante pour notre propos qui s’efforcera, malgré la critique massive de l’histoire comme récit synchronisant le nonsynchronisable, de penser l’histoire (de la philosophie) comme un fil sans cesse déchiré, mais renoué et portant en lui une trace de toutes ces interruptions. Premièrement donc, si la philosophie est en mesure de faire droit à la diachronie, l’histoire, elle, est synchronisation 258 Idem. 145 par excellence. « Il n'y aurait pas d'être séparé si le temps de l'Un pouvait tomber dans le temps de l'Autre. »259 Le psychisme a une structure temporelle propre, celle de la discontunuité, d'un arrachement de l'instant à la continuité qui rapporte le présent au passé et à l'avenir. Le présent se soutient, pour ainsi dire, tout seul et marque par là une rupture de la totalisation qui s'accomplit dans l'histoire. Levinas oppose le pur présent de la vie du psychisme au temps historique qui accomplit la totalisation. « L'être qui pense semble d'abord s'offrir à un regard qui le conçoit, comme intégré dans un tout. En réalité, il ne s'y intègre qu'une fois mort. La vie lui laisse un quant-à-soi, un congé, un ajournement qui est précisément l'intériorité. La totalisation ne s'accomplit que dans l'histoire – dans l'histoire des historiographes – c'est-à-dire chez les survivants.260 » Or, une telle opposition entre histoire et vie n'implique rien de moins que la mort de l'être séparé, une fois intégré dans l'histoire qui est un mouvement de totalisation et donc de mise à mort des vivants. Il y a ainsi un rapport étroit entre intégration dans un tout et mise à mort car tout l'effort philosophique lévinassien consiste en une tentative de penser une relation à autrui qui ne l'intégrerait pas dans un tout et par conséquent ne le tuerait pas et, partant, de produire un discours philosophique qui serait à la hauteur de cette exigence, c'est-à-dire qui ne serait pas que thématisation, mais qui serait également une modalité de la relation éthique elle-même. Penser la temporalité du moi vivant sans le tuer signifie la penser comme discontinuité, c'est-à-dire en dehors de la continuité du temps historique. « La discontinuité de la vie intérieure interrompt le temps historique. La thèse du primat de l'histoire constitue pour la 259 E. LEVINAS, Totalité et Infini – essai sur l'extériorité, op. cit., p. 50. 260 Ibid., p. 47-48. 146 compréhension de l'être un choix où l'intériorité est sacrifiée. Le présent travail propose une autre option. Le réel ne doit pas seulement être déterminé dans son objectivité historique, mais aussi à partir du secret qui interrompt la continuité du temps historique, à partir des intentions intérieures. Le pluralisme de la société n'est possible qu'à partir de ce secret. »261 Et c'est par opposition au temps historique caractérisé par la continuité, qui tue l'homme particulier en l'intégrant comme individuation du genre homme, que Levinas va penser le temps comme discontinuité d'instants dont chacun ne se réfère qu'à lui-même. Cette discontinuité caractérisant d'une part la constitution du moi dans la séparation et d'autre part, la rencontre du visage de l'autre homme. Cette rencontre ne s'inscrit pas dans une histoire, elle se joue en dehors de l'histoire et du temps historique précisément parce qu'elle est une rencontre avec l'imprévisible, avec l'absolument nouveau. On pourrait ainsi dire que le visage n'a à proprement parler pas d'histoire. Lorsque Levinas affirme que le visage est abstrait, c'est pour dire qu'il ne vient de nulle part et qu'ainsi en un sens, l'histoire constitue une offense au visage car elle contextualise sa parole qui est originairement une parole propre, c'est-à-dire en dehors de tout contexte. Il n'y a rien derrière l'expression du visage selon Levinas et l’historiographie s'efforce justement de mettre en rapport l'expression du visage avec ce qu'il y a derrière, avec ce qu'elle cache. « L'historiographie raconte la façon dont les survivants s'approprient les œuvres des volontés mortes; elle repose sur l'usurpation accomplie par les vainqueurs, c'est-à-dire par les survivants; elle raconte l'asservissement en oubliant la vie qui lutte contre l'esclavage. »262 Dès Totalité et infini donc, l’histoire au sens d’historiographie en tant que récit 261 Ibid., p. 51. 262 Ibid., p. 253. 147 totalisant et synchronisant le temps de l’autre est écartée des recherches sur la possibilité de temporaliser la diachronie du Dire et du Dit. Par conséquent, pour que notre tentative d’inscrire l’alternance du sens dans l’Histoire ait un sens, c’est-à-dire pour que cette alternance ne demeure pas réalité dernière ou « vérité des vérités » de toute recherche sur la signifiance, il nous faut forger un concept d’Histoire résolument non-historique et nonhistoriographique. Or, nous avons trouvé un tel concept d’Histoire « d’avant toute historiographie » dans les dernières pages de Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence, ainsi que dans les Lectures talmudiques: « ce récit est lui-même sans fin et sans continuité, c'est-à-dire va de l'un à l'autre – est tradition. Mais, par là, il se renouvelle. Des sens nouveaux se lèvent dans son sens dont l'exégèse est le déploiement ou l'Histoire d'avant toute historiographie » 263. L‘histoire de l’alternance du sens n’est par conséquent rien d‘autre qu’une histoire des « traces de sincérité que les mots eux-mêmes portent et qu’ils tiennent du Dire en tant que témoignage, même quand le Dit dissimule le Dire dans la corrélation entre le Dire et le Dit »264. Selon notre hypothèse interprétative cette « trace de sincérité » est portée non seulement par les mots, mais aussi par les livres qui, en un certain sens, se répondent et s’interrompent eux aussi et en appellent à d’autres livres265. Il nous revient maintenant d’inscrire l’alternance du sens « à l’intérieur » du mot, du livre, voire de l’œuvre d’art, d’y introduire ainsi une déhiscence, et de montrer, le cas échéant, si certains mots, livres ou œuvres portent en eux une « trace de sincérité » plus marquante que d’autres. 263 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 263. 264 Ibid., p. 237. 265 Ibid., p. 264-265: « Le discours interrompu rattrapant ses propres ruptures, c'est le livre. Mais les livres ont leur destin, ils appartiennent à un monde qu'ils n'englobent pas, mais qu'ils reconnaissent en s'écrivant et en s'imprimant et en se faisant pré-facer et en se faisant précéder d'avant propos. Il s'interrompent et en appellent à d'autres livres et s'interprètent en fin de compte dans un dire distinct du dit. » 148 2) La trace de sincérité Que les mots eux-mêmes, du moins certains, portent une trace ineffaçable du Dire à la fois confirme et développe les résultats de la reconstitution de la déduction du Dit à partir du Dire tentée plus haut. Si cette déduction n’est jamais à proprement parler achevée, c’est qu’elle est toujours déjà altérée par une trace du Dire inscrite dans les mots dits. Reprenons un passage déjà cité: « L’intrigue du Dire qui s’absorbe dans le Dit ne s’épuise pas en cette absorption. Elle imprime sa trace à la thématisation elle-même, qu’elle subit hésitant entre structuration, régime d’une configuration d’étants – monde et histoire pour historiographes – d’une part, et le régime de l’apophansis non nominalisée, de l’autre, où le Dit reste proposition – proposition faite au prochain (...) » 266 . Prenons l’élément central d’une proposition – le verbe être – dans son opposition au nom. L’alternance du sens que nous essayons de décrire ne se joue précisément pas entre le verbe (être) et le nom (l’étant), mais pour ainsi dire dans le verbe être lui-même, hésitant entre la verbalité pure d’un Dire sans Dit et une fixation en copule d’un Dire en corrélation avec un Dit. Alors que la verbalité du verbe être alterne entre apophansis nominalisée et non nominalisée, la verbalité du verbe Dire est en quelque sorte pure: c’est-à-dire non nominalisée et non nominalisable. Or, cette verbalité profonde relève de l’indicible et ne nous est donnée que comme écho dans l’alternance des deux régimes du verbe être. Autrement dit: le verbe être, lui-même pris dans l’équivoque ou l’amphibologie de l’être et de l’étant, renvoie à un Dire qui se situe en deçà de cette équivoque, et qui ne signifie que comme ambiguïté267. Le verbe être, et partant 266 Ibid., p. 79. 267 Cf. supra la deuxième partie du chapitre III où la signifiance éthique a été obtenue par surdétermination des catégories ontologiques. Cf. également E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 281 et E. LEVINAS, De Dieu qui vient à l'idée, op. cit., p. 143. 149 tout verbe par opposition au nom, porte en lui l’alternance entre l’équivoque et l’ambiguïté, entre signifiance ontologique et signifiance éthique. « L’être – verbe de la proposition – est thème, certes, mais il fait résonner l’essence sans assourdir entièrement l’écho du Dire qui la porte et lui donne le jour. Résonance toujours prête à se geler en noms, où l’être se figera en copule, où le Sachverhalt se ‚nominalisera‘, l’apophansis est encore modalité du Dire. L’énoncé prédicatif – méta-langue nécessaire à l’intelligibilité de ses propres épaves en dissémination et de sa nominalisation intégrale en mathématiques – se tient à la frontière d’une déthématisation du Dit et peut s’entendre comme une modalité de l’approche et du contact. Par-delà la thématisation et le contenu qui s’y expose – étants, relation entre étants se montrant dans le thème – l’apophansis signifie comme une modalité de l’approche d’Autrui. Elle renvoie à un Dire en deçà l’amphibologie de l’être et de l’étant (...). »268 La signifiance éthique échappe à tout système de dualités, elle est toujours un tiers exclu: tiers exclu de l’être et de l’étant, tiers exclu de l’être et du néant, du verbe et du nom, du sens et du non-sens. Ce que nous nommons alternance du sens, c’est précisément le clignotement entre la signifiance comme système de dualités et la signifiance comme tiers exclu. Dans la mesure où les deux « pôles » de cette alternance sont non-dialectisables et nonsynchronisables et que l’écriture philosophique est un exercice de dialectique et de synchronie, le seul lieu où nous pouvons rendre compte de la signifiance est l’interruption du Dit philosophique. L’apophansis non nominalisée et le verbe être vibrant comme écho d’un Dire « en deçà l’amphibologie de l’être et de l’étant » constitue un premier exemple d’une telle interruption. Si nous précisons le concept d’alternance du Dire et du Dit par celui de déhiscence des mots, c’est pour indiquer que l’alternance dont il est question ne fait pas 268 Ibid., p. 79-80. 150 clignoter deux types de discours que seraient le Dire et le Dit, mais qu’elle introduit une rupture au sein même des signes, habituellement considérés comme unités formant un système de dualités ou, plus généralement, un système de différences. Il s’agit ici de la rupture du signe lui-même que Levinas appelle trace. Nous devons à Rodolphe Calin une reconstitution très précise de la dichotomie lévinassienne: La trace est, si l’on veut, comme le signe, une présence de l’absence, mais sa manière de présenter l’absence diffère de celle du signe. Le signe à la fois révèle la chose et la dissimule, il obéit à la phénoménalité du monde dans laquelle nulle chose ne se montre qui en même temps ne s’y trouve occultée. Il la révèle, parce qu’il y renvoie, mais il la dissimule, parce que la chose n’est plus présente en personne, mais déjà chose dite, déjà soumise à interprétation, déjà prise pour autre chose qu’elle-même, ou plutôt, en tant qu’autre chose. Nulle chose dans le monde ne se montre à partir d’elle-même, mais toujours en tant que ceci ou cela, c’est-àdire à partir d’un contexte qui l’éclaire. Le signe ne renvoie à la chose qu’en la renvoyant ellemême à autre chose. La trace déjoue la phénoménalité du monde, en interrompant la structure de renvoi qui definit la manière qu’a le monde de signifier: elle ‚dérange (...) l’ordre, ne coïncidant ni avec la révélation, ni avec la dissimulation‘269. Présence et absence, venue et retrait s’articulent ici selon un essentiel anachronisme (...). Quelque chose est venu dans le monde et dans la conscience sans s’y faire jamais présent. Quelque chose s’est donc introduit dans le monde et dans la conscience sans qu’ils s’en aperçussent jamais, sans qu’ils pussent le vivre, mais dont ils portent désormais, qu’ils le sachent ou non, qu’ils y consentent ou non, la trace.270 Et Levinas peut qualifier toute signifiance de signifiance éthique justement parce que certains éléments qui entrent en jeu dans le système de la langue (c’est-à-dire avant tout 269 E. LEVINAS, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 201. 270 R. CALIN, Levinas et l’exception du soi, op. cit., p. 341. 151 dans un système de dualités), constituent à la fois une exception à la règle et se font l’écho de l’unicité sans dualité aucune de la signifiance éthique. Ils renvoient en s’exceptant du jeu de différences pures à une signifiance qui les précède comme Dire sans Dit, les porte en se faisant « trace de sincérité des mots » et les dérange en tant que Dédire de tout Dit: « Il faut qu’un Dire d’avant tout Dit, un faire-être avant l’être, s’impose et laisse être la ‚déstructure‘ (Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence, p. 76) qu’il opère. Or il ne peut s’imposer que dans un mouvement de composition, de décomposition et de recomposition – le Dire est ‚tour à tour affirmation et rétractation‘ (Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence, p. 75) du Dit271 ». L’exception de certains dits pouvant être à l’origine d’un renvoi au Dire d’avant tout Dit semble donc concerner davantage le verbe, dont le Dit par excellence qu’est le verbe être272, que le nom qui, lui, nominalise l’apophansis, c’est-à-dire fige la corrélation entre le Dire et le Dit. Mais si nous prenons en compte non seulement les noms communs, mais également les noms propres, ceux-ci ne renvoient-ils pas d’une certaine façon aux personnes uniques qui les portent et ne constituent-ils pas dès lors une réduction de la thématisation et une percée vers la signifiance du visage? « Les noms des personnes dont le dire signifie un visage – les noms propres au milieu de tous les noms et lieux communs – ne résistent-ils pas à la dissolution du sens et ne nous aident-ils pas à parler ? Ne permettent-ils pas de présumer, derrière les propos en perdition, la fin d’une certaine intelligibilité, mais l’aube 271 G. BENSUSSAN, « Levinas et l'exercice de la philosophie », Revue internationale de philosophie 1/2006 (n° 235), pp. 15-33, p. 18. 272 Cette déhiscence du verbe être qui signifie tour à tour selon la logique de l’équivoque et selon la logique de l’ambiguïté permet de nuancer le départage que fait Jacques Rolland dans Parcours de l’autrement, et que nous avons cité dans le chapitre III. 152 d’une autre ? »273 Le nom propre est certes une modalité du Dit dans la mesure où il thématise, dans l’indiscrétion, ce qui ne peut être qu’approché, mais étant donné qu‘il ouvre la pensée à une pluralité de penseurs, en lui peut s’entendre l’écho de la multiplicité des voix des personnes irréductibles qui en furent le lieu ou, pour être plus précis, le non-lieu. Car si l’Histoire de la signifiance, et de sa traduction devant nous qu’est l’alternance, a un sens, « la multiplicité des personnes irréductibles est nécessaire aux dimensions (de ce) sens; les multiples sens, ce sont des personnes multiples »274. La lecture d’un nom propre marque ainsi bien une scission entre signifiance ontologique et signifiance éthique à l’intérieur d’un mot: le nom propre signifie le crépuscule de la première et l’aube de la seconde, ces dernières ne pouvant ni exister ensemble, ni exister l’une sans l‘autre. En cela, le nom propre porte bien en lui-même une « trace de sincérité » et peut jouer le rôle du principe d’une réduction éthique du Dit. Néanmoins, et nous touchons par là l’une des limites de cette démarche qui consiste à isoler les mots de leur co-texte, une telle analyse de la signifiance du nom propre ne demeure-t-elle pas tributaire du type de texte dans lequel tel ou tel nom propre est utilisé? Nous conviendrons aisément que cette analyse est valable pour le commentaire talmudique qui comprend « la pluralité même des personnes comme une instance incontournable de la signification du sens »275 et, à la limite, pour l’histoire de la philosophie au sens lévinassien, c’est-à-dire pour un récit « sans fin et sans continuité (qui) va de l’un à l’autre ». Mais qu’en est-il, par exemple, de l’historiographie, où les noms propres prolifèrent, mais qui consiste précisément à introduire de la continuité dans la discontinuité et de synchroniser la diachronie? Un autre contre-exemple à notre analyse 273 E. LEVINAS, Noms propres, op. cit., p. 10-11. 274 E. LEVINAS, L’au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, op. cit., p. 163. 275 Ibid., p. 136. 153 initiale du nom propre comme lieu de déhiscence est l’utilisation du nom propre dans le récit de fiction. Si l’on s’en tient à l’étude « La réalité et son ombre » que Levinas publia en 1948 dans Les Temps modernes, et le renvoi à ce texte à la page 235 d’Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence porte à croire que la position de Levinas à cet égard est restée sans changement, les noms propres des personnages d’un récit de fiction non seulement ne font pas signe vers une transcendance, mais tout au contraire participent du mouvement de mise à nu de l’il y a et d’arrêt du temps que Levinas nomme, à la suite de Jean Wahl, transdescendance. La raison en est simple: les personnages d’un roman sont condamnés à l’amor fati, à une répétition sans fin de leur destin et participent par là à « l’aboutissement plastique de l’œuvre littéraire »276. Citons in extenso un passage de « La réalité et son ombre » qui indique très clairement que les noms propres des personnages d’un roman font vibrer l’équivoque entre la signifiance ontologique et le bruissement anonyme de l’il y a et ferment toute possibilité de percée vers une signifiance éthique: Dans l’économie générale de l’être, l’art est le mouvement de la chute en-deçà du temps, dans le destin. Le roman n’est pas (...) une manière de reproduire le temps – il a son temps propre il est une façon unique pour le temps de se temporaliser. Dès lors, on comprend que le temps apparemment introduit dans l’image par les arts non plastiques, comme la musique, la littérature, le théâtre et le cinéma, n’ébranle pas la fixité de l’image. Que les personnages dans le livre soient voués à la répétition infinie de mêmes actes et de mêmes pensées ne relève pas simplement du fait contigent du récit, extérieur à ces personnages. Ils peuvent être racontés parce que leur être se ressemble, se double et s’immobilise. (...) Les personnages du roman – êtres enfermés, prisonniers. Leur histoire n’est jamais finie, elle dure encore, mais n’avance 276 « La réalité et son ombre », in : E. LEVINAS, Les imprévis de l’histoire, op. cit., p. 122. 154 pas. Le roman enferme les êtres dans un destin malgré leur liberté.277 Afin de répondre à ces deux objections contestant que les noms propres soient porteurs d’une « trace de sincérité », il faut élargir la perspective et affronter désormais la question des modalités du Dit, c’est-à-dire du co-texte et du contexte, dans lesquelles une interruption de la thématisation (du Dit) et du destin (de l’il y a) est possible. Le projet philosophique du dernier Levinas consiste précisément à penser cette « trace de sincérité » dans le cadre d’une double lutte: contre l’encombrement de tout sens par le non-sens et contre la monopolisation de toute intelligibilité par la signifiance ontologique prétendant embrasser toute diachronie ou interruption. « La ‚sagesse‘ lévinassienne, en effet, ne cesse de lutter tout ensemble contre le non-sens de l’il y a et contre le dogmatisme d’une synchronisation systématique intégrant toute interruption. En quoi elle s’écarte d’une tradition philosophique qui a été le plus souvent ‚la réfutation du scepticisme autant que la réfutation de la transcendance‘ (Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence, page 214). »278 En ce qui concerne le statut de l’art et de la littérature dans le cadre de cette double lutte contre l’il y a et contre le Dit, et en particulier la possibilité pour le dit littéraire de constituer une modalité de la réduction du Dit au Dire, la position de Levinas est restée fondamentalement ambigüe 279 . D’une part, l’œuvre d’art est idole, c’est-à-dire qu’elle 277 Ibid., p. 121. 278 F. GUIBAL, Le sens de la transcendance, op. cit., p. 138, note 1. 279 Citons l‘exemple du statut de la prose qui est particulièrement significatif de l’ambiguïté de la position de Levinas face à l’art et la littérature. Alors que dans « La réalité et son ombre », la prose enferme les personnages dans le destin, dans la conférence « La signification », la prose est essentiellement caractérisée comme une rupture du rythme incantatoire du jeu des signes. Cf. E. LEVINAS, Œuvres 2, Parole et Silence et autres conférences inédites au Collège philosophique, op. cit., p. 369: « La prose est une façon de signifier où celui qui délivre le signe ne s’absente pas de ce signe et dérange son rythme incantatoire, le rompt et le hache. La prose est critique, cette fameuse critique qui, même de l’œuvre 155 substitue sa chute dans le destin au passé immémorial du Dire, mais d’autre part, l’œuvre d’art est icône dans la mesure où elle « retient » ce passé immémorial280. Toute l’ambiguïté du statut de l’art et de la littérature pour la « sagesse » lévinassienne réside précisément dans l’interprétation du verbe « retenir » dans l’expression « retient le passé immémorial »: soit il s’agit de « retenir » dans le sens de « ne pas laisser aller, empêcher de se mouvoir librement, faire rester avec soi, faire demeurer281 », sens qui tirerait l’art du côté de l’idolâtrie. Soit il s’agit au contraire de « retenir » au sens de « garder dans sa mémoire, ne pas oublier », et plus précisément dans la perspective lévinassienne: « garder la trace de », « porter la trace de », ce qui fait davantage de l’art une iconographie et une modalité de la réduction éthique du Dit. Ayant fait état de cette ambiguïté de l’art et de la littérature, il ne s’agit pas ici de trancher, mais davantage de la mettre en résonance avec les autres alternances du sens que nous avons analysées plus haut, et de faire ressortir les rapports entre l’alternance du sens à l’échelle du mot et l‘alternance du sens à l’échelle de l’œuvre d’art ou de l’œuvre littéraire. Pour l’instant nous avons montré que l’alternance des deux mouvements de sens traverse certains mots davantage que d’autres: elle traverse plus le verbe que le nom et plus le nom propre que le nom commun. Or, la même alternance scinde également, à une tout autre artistique peut dire autre chose que la répétition de cette œuvre. » 280 L’ambiguïté de l’art pour une philosophie de la signifiance éthique est remarquablement synthétisée dans une note à la page 235 d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence : « Le passé immémorial est intolérable à la pensée. D’où l’exigence de l’arrêt : ananké stenai. Le mouvement au-delà de l’être devient ontologie et théologie. D’où aussi l’idolâtrie du beau. (…) Par une subreption irrésistible, l’incomparable, le dia-chronique, le non-contemporain, par l’effet d’un schématisme trompeur et merveilleux, est ‘imité’ par l’art qui est iconographie. Le mouvement au-delà de l’être se fixe en beauté. La théologie et l’art ‘retiennent’ le passé immémorial. », E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 235, note 1. 281 Définition du verbe « retenir » d’après Le Petit Robert 2011, p. 2228. 156 échelle, l’œuvre d’art et l’œuvre littéraire. La question se pose désormais, analogiquement à la hiérarchie établie plus haut entre les différents « degrés » de sincérité des mots, y-a-t-il « plus » d’alternance du sens dans la littérature que dans l’art plastique? Pour utiliser les termes que Levinas emploie dans l’étude « La réalité et son ombre », si l’œuvre littéraire a « un aboutissement plastique »282, peut-on inversement envisager que toute œuvre d’art puisse porter une trace du Dire et que l’art soit une modalité de l’alternance du sens, au même titre que la poésie, l’exégèse biblique et la philosophie? Il nous semble que ce problème, qui est celui de la façon de signifier de l’art, reçoit dans Autrement qu’être ou audelà de l‘essence en réalité deux réponses, l’une majeure et l’autre mineure. La première, formulée dans le chapitre « L’amphibologie de l’être et de l’étant » (Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence, p. 67-74), reprend les conclusions de « La réalité et son ombre » et du chapitre « L’exotisme » de De l’existence à l’existant et place l’événement de l’art dans l’économie générale de l’être: « Dans la diversité inépuisable des œuvres, c’est-à-dire dans le renouvellement essentiel de l’art, couleurs, formes, sons, mots, bâtiments – déjà sur le point de s’identifier en étant, déjà découvrant leur nature et leurs qualités dans les substantifs porteurs d’adjectifs – se remettent à être. Là se temporalise l’essence qu’ils modulent. La palette des couleurs, et la gamme des sons, et le système des vocables, et le méandre des formes s’exercent en guise de pur comment – c’est la touche de la couleur et du crayon, le secret des mots, la sonorité des sons – toutes ces notions modales, résonance de l’essence. »283 Selon cette réponse, qui prévaut chez Levinas, l’œuvre d’art n’a de signifiance qu’ontologique et celle-ci se joue dans l’équivoque ou dans l’amphibologie de l’être et de l’étant, du verbe et du nom, du sens et du non-sens. Aucune « trace de 282 « La réalité et son ombre », in : E. LEVINAS, Les imprévis de l’histoire, op. cit., p. 122. 283 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 70-71. 157 sincérité » donc et, par conséquent, pas d‘alternance du sens qui serait propre à l’œuvre d’art. Néanmoins, l’œuvre d’art ne peut que difficilement être séparée de l’exégèse ou de la critique, qui en tant que modalités du Dit portent forcément une trace du Dire et remettent ainsi en jeu la constellation sémantique de l’ambiguïté. N’étant qu’esquissé dans « La réalité et son ombre » le lien entre art et critique est précisé dans le passage suivant d’Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence: « L’exégèse ne se plaque pas sur la résonance de l’essence dans l’œuvre d’art – la résonance de l’essence vibre à l’intérieur du dit de l’exégèse »284. À la différence du jeune Levinas qui semblait justement plaquer l’exégèse sur l’événement de l’art qu’il refusait de comprendre comme langage ou expression, ce passage semble replacer le « réveil »285 de l’exégèse au sein de l’œuvre elle-même. Il n’en reste pas moins, pour la question qui est la nôtre, que c’est bien l’exégèse en tant que dit verbal qui sera suceptible d’être réduite éthiquement, et peu importe si ce dit verbal résonne à l’intérieur de l’œuvre (solution d’Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence) ou s’il est plaqué sur la résonance de l’essence dans l’œuvre d’art (solution du jeune Levinas). Dans les deux cas, le dit verbal a une « fonction essentielle »286 et lui seul permettra une remontée du Dit au Dire. D’où une supériorité, du moins en matière de signifiance éthique et d’alternance de sens, du langage sur l’art. D’où également la place toute particulière de la poésie, « écriture sur l’écriture »287 dont l’exégèse est à proprement parler sans commencement puisqu’à la différence de l’exégèse de l’art plastique ou de la musique, qui doit traduire en mots des images et des 284 Ibid., p. 72. 285 Cf. Ibid., p. 71. 286 Cf. Idem : « C’est cet appel à l’exégèse que souligne aussi la fonction essentielle qui revient au dit verbal, en guise de non éliminable méta-langue, dans le surgissement et la présentation de l’œuvre d’art – comme préface, manifeste, titre ou canon esthétique. » 287 Cf. Idem : « L’écriture sur l’écriture serait la poésie même. » 158 sons, l’exégèse de la poésie, elle, commence déjà dans les mots de la poésie elle-même. Cependant, cette supériorité éthique du langage sur l’art, bien que dominante dans l’œuvre de Levinas, se trouve nuancée, sinon contredite, par deux passages du chapitre V d’Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence, intitulé « Subjectivité et Infini », de même que dans d’autres textes tardifs288. Nous allons nous limiter aux passages de l’œuvre étudiée. Il est significatif que les deux passages en question correspondent à des notes de bas de page, comme si l’auteur voulait signifier qu’il ne s’agit là que de solutions esquissées et qu’en attribuant une trace du Dire à l’œuvre d’art on se situe dans le registre du « peutêtre », dans celui d’une ambiguïté insurmontable qui ne permet pas de trancher une fois pour toutes. Le premier passage témoignant de la possibilité d’une « trace de sincérité » non seulement des mots, mais aussi des images, nous l’avons déjà cité plus haut. Levinas associe dans cette note l’art et la théologie et propose d’interpréter l’œuvre d’art selon la logique de l’ambiguïté entre idolâtrie et iconographie: « Le mouvement au-delà de l’être devient ontologie et théologie. D’où aussi l’idolâtrie du beau. (…) Par une subreption irrésistible, l’incomparable, le dia-chronique, le non-contemporain, par l’effet d’un schématisme trompeur et merveilleux, est ‘imité’ par l’art qui est iconographie. Le mouvement au-delà de l’être se fixe en beauté. La théologie et l’art ‘retiennent’ le passé immémorial.289 » Nous avons montré plus haut que toute l’ambiguïté résidait dans la déhiscence du verbe retenir, interprété tour à tour comme « garder une trace » et comme « ne pas laisser s’en 288 Cf. notamment E. LEVINAS : « Jean Atlan et la tension de l'art », Musée des Beaux-Arts de Nantes, catalogue de l'exposition tenue en 1986 : « Atlan, premières périodes 1940-1954 ». Réédité dans « Emmanuel Levinas », Cahiers de l'Herne, Paris, 1991, pp. 509-510 et E. LEVINAS, De l’Oblitération, conversation avec Françoise Armengaud à propos de l’art de Sacha Sosno, Paris, Editions de La Différence, 1990. 289 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 235, note 1. 159 aller ». Or, bien que ce passage laisse poindre une certaine indécision quant à une stricte condamnation de l’art comme fixation du passé immémorial, le champ lexical de l’art n’y demeure pas moins en grande majorité dévalorisant : idolâtrie, trompeur, merveilleux (qui est à rapprocher de la notion lévinassienne de sacré), imiter, fixer, retenir ce qui est noncontemporain (c’est-à-dire lui faire violence). Quant au second passage, lui, il semble abandonner le soupçon que porte Levinas sur la possibilité pour l’art de jouer un rôle dans sa pensée de la signifiance éthique et il propose explicitement d’interpréter la poésie et l’art comme des modalités du Dire, en partant de l’exemple du lyrisme : « Signe donné de cette signification de signe, la proximité dessine aussi le trope du lyrisme : aimer en disant l’amour à l’aimé – chant d’amour, possibilité de la poésie, de l’art »290. Mis à part la réévaluation de la relation érotique en tant que modalité du trope éthique de l’un-pourl’autre qu’il rend possible, ce passage, en juxtaposant la poésie et l’art, contient le nœud d’une interprétation du rapport entre art et langage qui nous retient ici. Tout dépend de l’interprétation de cette juxtaposition. Soit nous l’entendons comme : « l’art, notamment la poésie », soit comme : « l’art, c’est-à-dire la poésie ». La première interprétation tirerait la poésie du côté de l’art et en ferait une catégorie esthétique parmi d’autres, la seconde tirerait davantage l’art en tant que tel du côté de la poésie et serait le constat d’une assimilation des deux. Sans prétendre trancher ce nœud gordien, nous nous contenterons de noter que cette place éminente de la poésie par rapport aux autres formes d’art est justifiée chez Levinas par le mouvement principal de sa philosophie de la signifiance éthique qui consiste à remonter à « l’énigme d’une transcendance, d’une altérité qui fait parler sans se laisser voir »291. Pour 290 Ibid., p. 227, note 1. 291 G. PETITDEMANGE, « E. L. : Au-dehors, sans retour », in: La différence comme non-indifférence. Ethique et altérité chez E.L., Kimé, Paris, 1995, p. 37. 160 une philosophie qui lutte contre la vision au nom d’une telle énigme invisible et trouvant sa trace dans la voix de celui qui en témoigne, l’image et le mot ne peuvent avoir le même statut. Fermons donc la parenthèse sur le statut de l’art dans la recherche des « traces de sincérité » ou traces du Dire dans l’œuvre d’art par une dichotomie franche : l’art en tant qu’image ne porte en lui aucune trace de transcendance, tandis que l’art en tant que poésie fait résonner le Dit et le Dire et porte ainsi une « trace de sincérité ». « Quand le langage, qui était en 1948 dans ‘La Réalité et son ombre’, le recours rationnel et critique pour sauver la vérité (ou pour dialectiser la non-vérité de l'art) et placer l'œuvre dans la temporalité du dialogue ainsi que, du même coup, dans le rapport à autrui, quand ce langage, donc, se fait art, c'est-à-dire poésie, quel est alors le recours (s'il en est un) ? Mais aussi, s'il est vrai que la poésie est à la fois du langage et de l'art - c'est encore et toujours du langage et c'est déjà de l'art - alors, l'art, en tant que poésie, ne saurait encourir le même opprobre que l'art en tant qu'image. »292 Dans le Dit poétique peut ainsi s’opérer une réduction du Dit d’avant la réduction qu’opère le Dit philosophique car ce dernier est toujours méta-langue tandis que le Dit poétique se donne comme une réduction du Dit précédant sa déduction. Cette vertu signifiante du langage lui-même est d’une certaine façon mise à nu dans le Dit poétique, comme dans le dit prophétique, ajoutera Levinas : « Le langage excéderait les limites du pensé en suggérant, en laissant sous-entendre, sans jamais faire entendre – implication d’un sens distinct de celui qui vient au signe de la simultanéité du système ou de la définition logique d’un concept. Vertu qui se met à nu dans le dit poétique et l’interprétation qu’il appelle à l’infini. Vertu qui se montre dans le dit prophétique méprisant ses conditions dans 292 F. ARMENGAUD, « Faire ou ne pas faire d'images. Emmanuel Levinas et l'art d'oblitération », Noesis [En ligne], N°3 | 2000, mis en ligne le 15 mars 2004. URL : http://noesis.revues.org/index11.html. 161 une espèce de lévitation »293. Quant au Dit philosophique, sa pleine signifiance qui consiste à « signifier à autrui sa signifiance même » n’y est pas à proprement parler mise à nu, mais elle est le résultat de la réduction du Dit, réduction certes incessante, mais ne se donnant que comme interruption ou clignotement : « langage philosophique réduisant le Dit au Dire, réduit le Dit à la respiration s’ouvrant à l’autre et signifiant à autrui sa signifiance même. Réduction qui est donc un incessant dédit du Dit, au Dire toujours trahi par le Dit (…) »294. Hormis les spécificités du dit poétique et du dit philosophique, l’un mettant à nu l’alternance du sens l’autre la restituant, l’alternance de la signifiance éthique et de la signifiance ontologique ne saurait se laisser enfermer dans un co-texte ou un contexte car elle ouvre justement une dimension de sens qui excède la situation d’un signe dans un système de signes ou celle d’une partie dans un tout. L’alternance dont il est question concerne ainsi tout langage, à condition évidemment de ne pas réduire le langage à la corrélation entre le dire et le dit. « Dans le jeu actionnant le clavier culturel du langage, la sincérité, ou le témoignage, signifie de par l’ambiguïté même de tout dit, où au sein de l’information communiquée à autrui signifie aussi le signe qui lui est fait de cette donation de signe, résonance de tout langage ‚au nom de Dieu‘, inspiration de tout langage. »295 Après avoir mentionné les différentes manières de lire les « traces de sincérité » dans l’ontologie phénoménologique (le verbe être entre apophansis nominalisée et apophansis non nominalisée), dans le récit de fiction (l’exception des noms propres) et enfin dans l’œuvre d’art et le dit poétique, il est temps à présent d’élargir notre recherche au langage lui-même. En effet, si nous avons montré dans l’analyse de la déduction du Dit que la 293 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 263. 294 Ibid., p. 277. 295 Ibid., p. 237. 162 signifiance éthique précédait le langage et qu’elle le rendait possible, « la trace de la signifiance du faire signe et de la proximité, ne s’efface pas pour autant et marque tout usage de la parole »296. 3) L’oral et l‘écrit L’expression du « faire signe » ou du « se faire signe » qui indique la percée de la signifiance éthique dans le Dit n’est pas sans évoquer la célèbre formule platonicienne d’un « discours capable de se porter secours à lui-même », formule que Levinas aime à citer et qui s’applique au discours oral et sous-entend la distinction suivante entre oral et écrit: le discours oral, « vivant et animé », plénitude de tout discours, dont le discours écrit « serait, à bon droit, appelé un simulacre »297. Selon cette distinction, la « trace de sincérité des mots » consisterait en l’oral, et l’écrit ne serait que pétrification de la plénitude de la signifiance. L’oral constituerait-il cette trace du Dire dans le Dit, dans la mesure où dans le discours oral « j’interromps (le discours où s’énoncent tous les discours, c’est-à-dire l’écrit) en le disant à celui qui l’écoute et qui se situe hors le Dit que dit le discours, hors tout ce qu’il embrasse. Ce qui est vrai du discours que je suis en train de tenir en ce moment même »298. Nous allons tenter dans la partie qui suit d’une part de faire droit à cette distinction, et d’autre part, de la remettre en question en réhabilitant le statut de l’écrit. Ce sous-chapitre étant en partie le fruit d’une étude de cas ou d’une « philosophie de terrain », il s’agit ici de 296 Ibid., p. 224, note 1. 297 Cf. PLATON, Phèdre, 275e et 276a, traduction L. Robin, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1950. 298 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 264-265. 163 témoigner du « point où la neutralité éthique de la méthode se déchire299 » et de penser le statut de l’oral et de l’écrit dans la philosophie de la signifiance éthique à partir de la rencontre et la collaboration avec Yves Aulas, atteint d’un handicap mental. 4) Penser, c’est penser à deux. Yves Aulas et l’écriture Ayant vécu à travers la collaboration avec Yves Aulas l'expérience d'une pensée qui ne se peut que comme pensée à deux300, je301 défendrai l'idée qu'il n'y a pas de pensée sans interruption par l'interlocuteur. Autrement dit, on ne pense pas si on ne donne pas la parole à l'autre. Et afin d'insister sur cette idée de pensée comme interruption par l'autre, je me permettrai de l'inscrire dans la forme même du présent exposé. La cohérence de mon propos qui est inévitablement un propos théorique, c'est-à-dire un propos qui thématise un objet, se verra interrompue par la lecture et l'interprétation d'un choix de textes d'Yves Aulas. Mais pourquoi faire revivre une parole qui est désormais arrêtée et fixée à l'écrit? La raison en est simple et c’est Levinas qui nous la donne dans ses Écrits de captivité: « L'écrit – c'est l'absence du penseur, la lettre. La pensée est en lutte avec la lettre. »302 Dans cette optique, le discours oral est la plénitude de tout discours et la pensée est indissociable de la parole. J'y reviendrai plus bas. Dans tous les cas, il est important de faire entendre la parole d'Yves Aulas et d'éviter que mon exposé se contente de se produire comme un monologue sans 299 E. LEVINAS, A l’heure des nations, op. cit., p. 41. 300 « Penser, c'est penser à deux. » E. LEVINAS, Œuvres 1. Les carnets de captivité, op. cit., p. 458. 301 Il faut ici justifier l’usage dans ce sous-chapitre du pronom personnel de la première personne du singulier. Le « nous » scientifique et éthiquement neutre devient « je » afin d’inscrire dans le Dit de l’exposé une déchirure de cette neutralité éthique. L’usage du déictique « je » permettra de rompre la trame du discours philosophique en faisant alterner « je universel » et « je unique ». 302 E. LEVINAS, Œuvres 1. Les carnets de captivité, op. cit., p. 456. 164 oreilles. Avant d'entrer dans cet exposé, je tiens à préciser qu'il s'agit davantage du témoignage d'une rencontre et d'une tentative de penser à partir de cette rencontre, la rencontre avec la singularité d'autrui étant à la fois ce dont on ne peut parler et ce qui donne à penser. C'est dans cette perspective que je me permetrai de citer abondamment la parole singulière d'Yves Aulas. Commençons par une présentation de l'auteur par lui-même, présentation dissimulée dans l’énoncé d’un lieu commun: La bonne conduite303 (oral) Les gens qui reconnaissent leurs limites, c'est la vraie sagesse. C'est pas casser la figure, ou casser les dents aux autres, la sagesse, c'est de reconnaître ses limites. La vraie richesse, de le reconnaître. Parce que celui qui est handicapé, comme moi, et ne le reconnaît pas, il est plus handicapé que moi. Je suis handicapé mental, mais je le reconnais. C'est pas une excuse. Parce que ceux qui se servent de ça pour y gagner, au paradis c'est mal vu, ça. Dieu nous pardonnera toujours et ce n'est pas bien de se servir de sa maladie pour faire ce qu'on veut. C'est clair, je le répète encore une fois, reconnaître ses limites est la véritable sagesse. Beaucoup plus que de vouloir se montrer. Parce que orgueil et perfectionnisme sont des défauts. Moi-même je suis orgueilleux et perfectionniste. Je suis en état de péché. Depuis 2007, nous avons mené ensemble toute une série de séances de dictée et d'écriture qui ont abouti à la publication, en 2010, d'une trentaine de théories, c'est ainsi que l'auteur qualifie lui-même ses textes. Ce chapitre portera, d'une part, sur les textes eux-mêmes, ou 303 Toutes les théories d’Yves Aulas citées dans ce chapitre sont extraites de : Y. AULAS, « Théories », in: Bierhanzl, J. & Foletti, I. (éds.), Je ne suis pas fou. La création comme relation à l’autre, Lyon, Chronique sociale, 2010, pp. 45-62. 165 pour être plus précis, il se fera avec les textes d'Yves Aulas, d'autre part, il portera sur le processus qui va de l'oralité de la parole vivante d'Yves Aulas à l'écrit comme trace de cette parole, trace qui implique l'absence de l'auteur. Mon travail d'écriture avec Yves Aulas est parti de la rencontre du visage, comme dirait Emmanuel Levinas, et donc d'une expérience de la singularité absolue qui est peut-être au fondement de toute démarche éthique. Or, dans la mesure où la parole d'Yves Aulas était peu ou mal écoutée, et encore moins entendue, notre travail d'écriture et sa publication a vite reçu une dimension politique, celle du devoir de donner la parole, et une parole publique, à celui qui est exclu du droit à une telle parole. Une exigence éthique et sa transposition dans l'espace public304 sont ainsi au coeur de cette entreprise. Yves Aulas le dit lui-même dans un texte intitulé Introductions aux théories, texte oral qu'il m'a dicté lorsque je lui ai demandé pourquoi il avait entrepris ce travail d'écriture de sa pensée: Introduction aux théories (oral) Je fais ça pour aller au paradis. Un peu d'autosatisfaction, je fais quand même ça pour marcher droit. Marcher droit pour aller au paradis. On ira tous au paradis. J'ai expliqué hier dans mon résumé qu'on vient du néant, mais qu'on n'ira plus jamais dans le néant. Puisque évidemment, la vie éternelle a déjà commencé. Avant qu'une maman accouche, on était dans le néant, plus maintenant. On n'y sera plus. Donc, il faut savoir évaluer les choses et comprendre que tout le monde a le droit à la parole. Tout le monde a le droit de dire ce qu'il pense. Même si certains on ne peut pas les comprendre. Moi qui comprends pas grand chose, moi je comprends rien du tout, mais je pense qu'il faut comprendre. Il faut accepter. Tout le monde a le droit de dire 304 Nous abordons cette question plus en détail dans : J. BIERHANZL, « Ethique et institution dans les théories d’Yves Aulas » In: Mazen, N.-J. & Ancet, P. (éds.), Ethique et handicap, Bordeaux, Les Etudes Hospitalières, 2011, pp. 327-336. 166 ce qu'il pense, tout le monde a le droit à la parole. Personne n'est inutile, personne ne sert à rien. Chacun sa spécialité. Tout le monde sert à quelque chose. Tout le monde a le droit d'être heureux sur la terre. Malgré les points de vue, malgré les sentiments pervers, personne n'est bon à rien. Accepter. Savoir rester silencieux pour être accepté. Savoir se retirer pour être accepté. La modestie pour être compris, pour que les gens nous reçoivent. Et un peu de compréhension pour les autres, ne pas les écraser, les laisser vivre. Le contexte de la genèse des théories étant rappelé, l'essentiel de mon propos va être situé ailleurs. Je vais en effet défendre la thèse suivante: mises à part leurs dimensions éthique et politique, les théories d'Yves Aulas ont une dimension proprement philosophique. Pour être plus précis, je soutiens l'idée que le travail que j'ai pu mener avec Yves Aulas non seulement donne à penser, mais également apporte des enseignements sur ce que l'on appelle penser. Je m'explique. L'oralité de la pensée d'Yves Aulas, le fait qu'elle ne peut se développer sans la présence de l'interlocuteur nous disent des choses essentielles sur le rapport entre la pensée et le langage, d'une part, et sur le rapport entre l'oral et l'écrit, d'autre part. Ces deux problèmes (quel est le rapport entre la pensée et le langage et quel est celui de l'oral et de l'écrit) sont des problèmes qu'il faut poser de façon conjointe. Il ne s'agit certes pas de problèmes identiques, mais bien de deux problèmes distincts quoique étroitement liés. Nous verrons à l'instant comment ils sont liés. En posant la question de la sorte, nous rejoignons la pensée d'Emmanuel Levinas. Voici en effet en quels termes Levinas expose la thèse que nous faisons nôtre et selon laquelle la pensée ne précède pas son expression dans le langage, mais elle est langage: « En réalité ma pensée contient avant tout mon rapport avec autrui (...). Je suis dans la pensée – non pas parce que c'est une activité qui implique un auteur, mais parce que en pensant je dis ma pensée – c'est-à-dire parce que je suis entré en relation avec l'autre – parce que j'ai brisé mon intériorité. Ce n'est pas en écoutant que j'ai été en 167 relation avec l'extériorité, mais déjà en pensant. Penser – avoir conscience – n'est pas être pour soi ni en soi, ni en dehors de soi – mais pour l'autre. Dans la mesure où penser – c'est procéder par question et réponse. »305 Il faut immédiatement préciser que si l'on prend au sérieux cette idée de la brisure de l'intériorité, le terme autodidacte que j'ai employé plus haut à propos de l'instruction d'Yves Aulas est stricto sensu une contradiction dans les termes. Car la pensée ne peut se passer du rapport à un interlocuteur. Elle est ce rapport. Yves Aulas n'est donc pas à proprement parler un penseur autodidacte, même s'il dit qu'il a pensé à des théories tout seul; mais plutôt un penseur qui n'est pas allé à l'école. S'il n'y a donc pas de pensée sans interruption par la présence de l'interlocuteur et si, en même temps, les textes d'Yves Aulas, malgré leur fixation à l'écrit, donnent à penser, c'est que, paradoxalement, ils contiennent une interruption de l'ordre de l'écrit. Cette interruption est en quelque sorte inscrite en eux. Et le sens de notre propos consiste à montrer comment. A la manière d'une parole orale, où l'interlocuteur co-produit le sens de la parole de celui qui parle, les textes d'Yves Aulas sollicitent directement le lecteur afin qu'il participe à la production du sens du texte. Autrement dit, la sollicitation de l'interlocuteur, voire du lecteur, est une manière de remettre en question le sujet parlant et sa prétention à constituer le seul principe de la signifiance de son discours et par là, une manière de mettre en cause la possibilité d'un discours mono-logique. Or, et par là nous revenons à notre thèse selon laquelle la pensée est un rapport avec l'extérieur, ce décentrement du sujet parlant dans les théories, va de pair avec un recentrement sur l'instance relationnelle comme origine de la signifiance de tout discours, y compris du discours théorique. Si ce constat ne peut 305 E. LEVINAS, Œuvres 1, Carnets de captivité et autres inédits, op. cit., p. 357. 168 s'appliquer à tout discours théorique, il concerne tout au moins un discours théorique ouvert à l'interruption tel que celui d'Yves Aulas. Peut-être faut-il préciser que lorsque je dis théorie, j'entends par là le sens le plus général et à la fois le sens étymologique de ce terme, à savoir l'observation ou la contemplation d'un objet. Autrement dit, la théorie en tant qu'observation ou contemplation est par définition pratiquée par un sujet qui observe ou contemple un objet sans forcément remettre en question l'activité qu'il exerce sur son objet. Quant à la philosophie, elle est bien évidemment une forme de théorie, mais en même temps, elle n'est pas une pure théorie, puisqu'en elle s'opère un dépassement de l'ordre de la théorie. La philosophie pourrait ainsi être paradoxalement définie comme l'unité de la théorie et de son dépassement. L'originalité de la philosophie, du moins de la philosophie à la manière de Levinas et d'Yves Aulas, c'est d'être une théorie sans cesse interrompue par le souci de l'autre, ce souci de l'autre étant l'essence du langage et de la pensée. C'est ainsi que Levinas définit la philosophie, non pas, traditionnellement, comme l'amour de la sagesse, mais comme sagesse de l'amour, au service de l'amour et qu'il affirme que le dédire du dit est sa méthode propre. En cela, Yves Aulas est lévinassien et la conviction que « ma propre pensée me vient de l'extérieur »306 n'est pas pour lui seulement une idée ou une théorie parmi d'autres, mais elle joue le rôle à la fois du principe et de la méthode de son écriture. Nous verrons plus bas comment le rapport à l'altérité peut être à l'origine d'une méthode de composition d'un texte. L'idée que « penser, c'est penser à deux » est ainsi mise en œuvre dans les théories et cela à plusieurs égards. L'écriture de l'auteur des théories est rythmée par des percées interpersonnelles du 306 Ibid., p. 458. 169 discours impersonnel qu'est celui de la théorie. Citons des exemples. La question « ça te va? » concluant le texte intitulé L'espoir (cf. infra), s'adresse à la fois à l'auditeur présent lors de la dictée du texte et au lecteur qui se trouve ainsi explicitement appelé à co-produire le sens du texte lors de sa lecture. Inutile de rappeler que le texte n'a pas un sens donné à l'avance qu'il faudrait décrypter, mais que la lecture constitue une étape du processus du sens lui-même. Le lecteur devient ainsi interlocuteur! L'espoir (oral) Je suis handicapé mental, cérébral, manipulateur. Si je suis handicapé, je comprends très bien, je sais très bien, personne m'a dit ça, je suis handicapé mental parce que Dieu n'a pas voulu que je fasse trop de mal. On m'a dit que j'étais très cool. Je suis handicapé mental, mais je le reconnais, mais je suis cool. C'est pas une excuse. C'est pas parce que je suis handicapé que je peux faire ce qu'il me plaît. Je le reconnais. Je n'en veux pas à Dieu. Mon orgueil n'accepte pas le handicap mental. Je suis trop orgueilleux pour l'accepter. Heureusement, j'en veux pas à Dieu. Je suis handicapé mental et c'est vrai que je suis blessé par ça, parce que j'ai beaucoup de fierté. Je suis très très orgueilleux et l'orgueil a perdu le monde. (…) J'ai dit une fois à un curé dans un confessionnal : j'ai bon coeur et mauvais caractère. Il m'a dit, c'est mieux que le contraire. Ça te va ? Un autre exemple d'une interpellation directe du lecteur nous est fourni par le texte intitulé La dérive compréhensive. Ce texte s'ouvre sur un lieu commun qui énonce à sa manière la thèse que nous essayons de défendre dans cet exposé, à savoir que penser, avant de penser à quelque chose, c'est penser avec quelqu'un. Ensuite, procèdent de ce lieu commun d'autres lieux communs et des considérations théoriques plus ou moins cohérentes. Et enfin, le texte 170 s'achève sur une question adressée directement au lecteur-interlocuteur, question qui remet précisément en question la théorie et celui qui l'écrit et invite l'interlocuteur à prendre part au sens du texte: La dérive compréhensive (écrit) Savoir comprendre, c'est savoir aimer. Il faut chercher plus loin. Plus loin, dans les astres. Le moyen de locomotion est primordial pour dépasser la vitesse. L'attitude différente et catégorique de la progression. L'imagination dérive. La sophistique est prioritaire. Le calcul mental est bon pour le système nerveux. On y arrivera demain. Si on abandonne aujourd'hui, on fera demain. La dérive n'exclue pas la compréhension. L'événement final, c'est le commencement millénaire. Un chantier naval n'a pas de base. Une base n'a pas de forme. Une base carrée, c'est autre chose. Je pense qu'il faut accepter les autres comme ils sont. C'est bon ? Je propose, à la suite d'Emmanuel Levinas, d'appeler ce rapport à autrui constitutif de ma pensée, signifiance éthique. Si, en effet, l'on se pose la question de l'articulation qu'il y a entre l'ordre de l'éthique qui est explicite dans le texte cité dans la question « c'est bon? » et l'ordre impersonnel de la théorie qui parle pour ainsi dire toute seule, comme si autrui n'était pas devant moi et comme si le sujet parlant n'était pas un je unique, on peut évoquer, comme nous l’avons fait plus haut, le rapport d'interruption, de brisure, voire de percée. Nous avons même défini la pensée en tant que telle comme l'interruption de mon discours par la présence d'autrui. Levinas parle à ce propos, avons-nous vu, d'une alternance entre un je unique, qui est celui de la signifiance éthique, celui qui se soucie d'autrui, et un je universel, qui est le sujet dans la théorie, le corrélatif d'un objet. Cette alternance se produit dans le texte philosophique en tant qu'il constitue un système ouvert à l'interruption par la 171 présence d'autrui. On peut donc affirmer que dans les théories alternent présence et absence de l'interlocuteur, ainsi que je unique (qui détient son unicité de son rapport à autrui) et je universel (qui parle comme s'il n'avait pas d'interlocuteur). Cela dit, le sens de notre propos est de montrer qu'une absence totale de l'autre dans la théorie n'est qu'illusion et qu'en réalité avant de penser quelque chose, avant d'être un rapport d'un sujet à un objet, la pensée est un rapport avec quelqu'un. Pour Yves Aulas donc, penser, c'est penser à deux, tout d'abord parce que lorsqu'il pense, il demande de l'aide à son interlocuteur, et nous revenons ainsi à la question initiale, à savoir à celle du rapport entre la pensée et le langage. Dans la mesure où penser, c'est procéder par questions et réponses, nous ne pouvons dissocier la pensée et le langage: la pensée se fait dans la parole. Or, si le « discours intérieur » est ainsi une contradictio in adiecto, alors penser, c'est forcément penser avec autrui et il n'est pas évident de savoir où finit la question et où commence la réponse. Autrement dit, s'il n'y a pas de discours intérieur, si l'intériorité est toujours déjà brisée, alors la question fait partie de la réponse de même que la réponse fait partie de la question: « Penser (c'est) poser une question à quelqu'un. Toute pensée est langage. Penser (c'est) exprimer une pensée et la question de celui qui écoute fait partie de l'expression de celui qui parle et de celui qui pense. On peut aller par une autre voie encore – à la thèse d'après laquelle la question de celui qui écoute fait partie de l'expression: en parlant de l'insuffisance de l'écrit qui ne peut se porter secours – Elle ne tient pas à la médiocrité de la pensée – car alors la présence de l'auteur n'y changerait rien. Il y a donc une insuffisance dans la pensée arrêtée – dans l'affirmation. Elle est entièrement pensée dans le problème et dans l'aide qu'on demande à autrui. »307 Pour 307 E. LEVINAS, Œuvres 1, Carnets de captivité et autres inédits, op. cit., pp. 359-360. 172 revenir à la question du rapport entre l'oral et l'écrit, que nous annoncions proche de celle que nous venons de traiter, la pensée est entièrement pensée à l'oral puisque l'interlocuteur, qui est co-auteur de l'expression qui sort de mes lèvres, y est pleinement présent et se porte ainsi secours à lui-même. A l'écrit par contre, la pensée est arrêtée et l'interlocuteur est relativement absent et est donc dans l'impossibilité de se porter secours. Nous pouvons le conceptualiser, réduire son altérité au même, en un mot, le médire. En cela, la pensée est bien une lutte contre la lettre qui tue. Cette insuffisance de l'écrit par rapport à l'oral est donc un fait. Néanmoins, et là se situe le sens de notre propos, il existe des modalités de l'écrit qui permettent de mettre en question son insuffisance et ainsi de renouer avec ce rapport originaire avec l'altérité que le jeune Levinas nomme pensée (et que le dernier Levinas nomme signifiance). Dans les théories d'Yves Aulas, cette présence originaire de l'autre est tout d'abord explicite, comme nous l'avons montré plus haut, dans les invocations de l'interlocuteur. Pour conclure cette digression, nous voudrions souligner que cette prise en compte de l'interlocuteur est présente dans les théories également à un niveau en quelque sorte encore plus profond. Le souci de l'autre ne se limite pas ainsi à un thème, comme c'est le cas par exemple si nous considérons la reprise du lieu commun « savoir comprendre, c'est savoir aimer », ni à la simple interruption de l'exposé par une invocation du lecteur, comme c'est le cas dans les questions « ça te va? » ou « c'est bon? » qui ouvrent la théorie à la pensée comme pluralité des penseurs. Mis à part ces deux points indiscutables, l'originalité de l'écriture d'Yves Aulas réside dans le fait que la signifiance éthique, la pensée à deux, oriente jusqu'à la composition de ses textes. Le travail d'écriture que j'ai pu mener avec 173 Yves Aulas atteste ainsi que la pensée, considérée comme rapport du sujet à l'extérieur et au seul être qui peut lui être pleinement extérieur, c'est-à-dire à autrui, précède tout rapport d'un sujet universel à un objet dans la théorie. Le texte que je citerai dans un instant commence par la présentation d'une théorie, la déformalise par la suite et montre que le problème théorique qu'elle évoque est sous-tendu par la concrétude d'une question éthique. Ce texte, intitulé L'évolution totale 308 , est donc parfaitement fidèle à l'acception lévinassienne de la philosophie, dans la mesure où la « sagesse » est ici précisément « au service de l'amour »: L'évolution totale (oral) Le principe de Descartes, c'est l'extrémité de la logique gouvernée par Dieu. La perpendiculaire d'une autre perpendiculaire, c'est une parallèle. Tout est logique. Tout est symétrique. Tout se transforme. Rien ne disparaît. Quand on dit qu'un corps plongé dans l'eau est perdu, c'est une blague, parce qu'il est mort. Mais tout se transforme, rien ne disparaît. Quand on fait une bêtise, malheureusement, les gens ils répètent tout. Puisque tout ce qu'on fait, tout ce qui se passe, ça revient toujours à la surface, comme le bouchon. Pour moi, ce sont des balances, pour moi, c'est des hypocrites. Parce que moi aussi, je fais des bêtises, comme tout le monde, mais je dis pas toujours ce que je fais et quand quelqu'un fait des bêtises, je n'irais pas dire monsieur, monsieur, pour moi, c'est encore pire, ça. C'est encore pire, parce qu'il se sent le dernier de tous. Un autre le dénonce, il se sent complètement écrasé. Il sera encore pire. Avant de revenir à la surface, il sera encore pire. Ça me paraît vraiment traître de dire: monsieur, il a fait une bêtise. Moi, j'agresse les autres, mais je ne les dénoncerais pas. C'est plus humain. 308 Pour une analyse plus précise de ce texte cf. la partie « Appendice » de notre travail. 174 Selon Totalité et Infini et, déjà, certains passages des Carnets de captivité309, l’expression du visage d‘autrui constitue l’essence du langage en tant que tel, d’où la thèse d’une essence éthique du langage impliquant une certaine primauté de l’oral en tant qu’événement originaire de la parole par rapport à l’écrit, considéré ainsi comme un mode dérivé de l‘oral. Une telle approche du langage sous-entend une pensée de l’événement de la rencontre à l’aune de la présence, plus précisément d’une présence sans concept où se tient le visage, et condamne l’écrit à demeurer ontologiquement et éthiquement insuffisant. A quoi serait-il bon d’écrire si l’essentiel se perdait lors de la descente de la parole dans un écrit, inapte à remémorer l’immédiateté de la présence sans concept d‘autrui? A quoi cela serait-il bon, sauf si la parole originaire elle-même passait au-delà des catégories de l’essence et de la présence, comme trace d’un passé qui n’a jamais été présent, et si par conséquent l’écrit, tout comme l’oral (voire davantage), portait une trace de sincérité? Témoignent de cette deuxième option (qui apporte une nuance à la première en réhabilitant l’écrit) les dernières pages d’Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence de même que plusieurs passages des Carnets de captivité: « La descente de la parole dans l'Écrit – n'équivaut pas (avec un signe simplement inverse) – à la remontée de l'Écrit à la parole. L'Écrit parle de derrière le monde, à (est-ce vrai) partir d'un passé qui n'est pas remémoré – passé de l'Autre. »310 Voici en fait deux positions extrêmes: l’une condamnant l’écrit en vertu de la dichotomie entre l’esprit (indissociable de la parole) et la lettre (qui tue), l’autre condamnant l’oral en vertu de l’opposition entre diachronie (de l’écrit) et présence (des interlocuteurs). Mais le rapport entre la parole et la trace textuelle est en réalité plus complexe: l’une ne peut s’entendre sans 309 Dont le passage cité plus haut : « L'écrit – c'est l'absence du penseur, la lettre. La pensée est en lutte avec la lettre. » Ibid., p. 456. 310 Ibid., p. 278. 175 l’autre, « Et si la trace textuelle doit toujours ‚s’entendre‘ comme l’écho de la Parole, inversement, la Parole doit toujours s’entendre comme ne pouvant retentir vraiment que dans sa trace, comme n’étant vraiment elle-même que dans son écho, c’est-à-dire déjà en un sens dans son ‚devenir-texte‘ : d’où la légitimité et même la nécessité du texte philosophique où s’entrelacent Dit et Dire philosophiques pour un Levinas : le texte philosophique est comme l’écho ultime, ou du moins comme l’exigence la plus radicale de faire écho à cette épreuve inouïe. C’est que la diachronie comme radicalité d’une interruption renouée par delà elle-même sans se démentir n’aura échappé au non-sens qu’à se tenir toujours déjà dans son écho ou sa trace. »311 De ce point de vue, ni l’écrit ni l’oral ne garantissent en tant que tels une traduction de la signifiance éthique dans un Dit qui ne serait une trahison. Or, malgré cette trahison nécessaire pour que le Dire « se traduise devant nous », ce qui importe c’est que tout langage, qu’il soit oral ou écrit, porte en soi des expressions-exceptions qui permettent une interruption du Dit par le Dire, des mots qui, à la fois, sont partie intégrante de la langue comme système de signes, et portent en eux le principe d’une sortie vers la signifiance éthique, ou plus précisément d’une alternance de deux mouvements de signifiance. « ‘Le faire signe‘ dans le monde où se parle objectivement une langue, où l'on est déjà avec le tiers, doit percer le mur du sens dit pour retourner à cet en deçà de la civilisation. D'où la nécessité de dédire tout ce qui vient altérer la nudité du signe, d'écarter tout ce qui se dit dans le dire pur de la proximité. On ne peut, sans équivoque, faire signe dans la nuit. Il faut dire « ce qu'il en est », dire quelque chose – avant de ne dire que le dire, avant de faire 311 F.-D. SEBBAH, L'épreuve de la limite. Derrida, Henry, Levinas et la phénoménologie, Paris, PUF, 2001, p. 236, note 1. 176 signe, avant de se faire signe. »312 5) Une linguistique sans langue? Le cas des mots excédant les catégories grammaticales Nous avons essayé d’indiquer au début de ce chapitre que certaines catégories grammaticales étaient plus que d’autres susceptibles de constituer le lieu où le « mur du sens dit » peut être percé: le verbe davantage que le nom, le nom propre davantage que le nom commun. Nous avons également montré que cette percée n’était possible que prise dans une insurmontable ambiguïté: le verbe être de l’apophansis non nominalisée devient en réalité aussitôt copule de l’apophansis nominalisée et le nom propre est, aussitôt qu’il est proféré, intégré à l’histoire ou à la biographie. S’il y a ainsi une « linguistique » lévinassienne de la langue et de son interruption, il ne s’agit pas pour elle de privilégier certaines modalités du discours (comme l’oral ou l’écrit), ni certains genres de l’écrit (la poésie), ni certaines catégories grammaticales (le verbe et le nom propre), mais plutôt de chercher dans le « mur du sens dit » des briques uniques en leur genre, des briques « descellées » qui ne peuvent faire entièrement système et qui excèdent par conséquent leur intégration dans une catégorie grammaticale, dans un énoncé, dans un co-texte ou dans contexte. Nous suivons sur ce point Jacques Rolland et sa distinction des mots qui signifient selon la logique de l’ambiguïté et les mots qui signifient selon la logique de l’équivoque, tout en lui apportant une modification. Rappelons que les « mots » qui, d’après Jacques Rolland, signifient selon la façon de l’ambiguïté sont « subjectivité », « altérité » et « transcendence »313. Cependant, dans le cadre de notre recherche de briques descellées perçant le mur de la langue, ces trois mots, même s’ils renvoient non seulement à leur 312 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 224, note 2. 313 Cf. J. ROLLAND, Parcours de l'autrement, op. cit., p. 9 et ss. 177 simple négation, mais également à leur propre contestation, représentent bel et bien des concepts, et, en poursuivant la métaphore du mur, ces mots en tant que concepts jouent le rôle de briques scellées par le « mortier » de la dualité: le concept de subjectivité renvoie toujours à celui d’objectivité, l’altérité à l’identité et la transcendance à l’immanence. Or, penser la signifiance éthique comme une unicité sans dualité aucune implique précisément une rupture de ces dualités et une recherche d’une unicité précédant toute dualité: l‘unicité d’une subjectivité sans objectivité, celle d’une altérité sans identité et celle d’une transcendance sans immanence. Mais, étant donné que ces mots en tant que concepts portent en eux mêmes une trace de dualité et par conséquent du système de dualités qu’est le Dit, la philosophie de la signifiance éthique doit intégrer à son discours des mots qui ne seraient pas des concepts et qui signifieraient par-delà le « jeu actionnant le clavier culturel du langage »314. Il s’agirait de mots-exceptions ou mots-limites, de briques non scellées et non scellables qui subvertiraient sans cesse la construction du « mur du sens dit » de sorte que le mortier de ce mur serait toujours encore frais ou toujours déjà friable, ne pouvant à aucun moment être considéré comme sec. Nous retiendrons deux de ces mots uniques en leur genre: le mot « je » et le mot « Dieu ». Le mot « je » est unique du fait qu’il articule l’universalité du Dit avec l’unicité du Dire: le sujet du Dit (le « je » universel) alterne avec le sujet du Dire (le « je » unique) lorsque le mot « je » est prononcé ou écrit. En cela, lorsque j’introduis ce pronom personnel de la première personne du singulier dans le discours philosophique, je fais signe hors le Dit en me faisant signe. Celui qui utilise des signes afin de se faire comprendre (le sujet du Dit), 314 E. LEVINAS, « Vérité du dévoilement et vérité du témoignage », in : E. Castelli (éd.), Le témoignage, Paris, Aubier-Montaigne, 1972, pp. 101-110. Repris avec des modifications dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence sous le titre « Subjectivité et infini », p. 110 et suivantes. 178 en disant « je » devant autrui, se fait lui-même signe et interrompt ainsi l’immanence du Dit. Autrement dit, pour la linguistique lévinassienne le pronom « je » n’est pas seulement un embrayeur de la première personne, c’est-à-dire une unité renvoyant à l’énonciation et participant à l’actualisation d’un énoncé en désignant l’émetteur de l’énoncé, mais il interrompt le discours encore d’une autre façon: en faisant retentir l’unicité de la voix du soi il tranche sur tout renvoi (à d’autres signes), de même que sur toute désignation d’une réalité extra-linguistique. Porteur d’une trace de sincérité plutôt qu’embrayeur, le pronom « je » ne désigne donc rien à proprement parler, et l’émetteur de l’énoncé ne se désigne pas en disant « je », mais il constitue une exception à tout renvoi, toute désignation ou thématisation en interrompant l’universalité du discours par l’unicité de sa voix. « Ce je, certes, dans le présent exposé même, se fait déjà universel, mais universel dont je suis capable de penser la rupture, et l'apparition du je unique devançant toujours la réflexion qui, de nouveau, (selon une alternance que l'on retrouve dans la réfutation et la renaissance du scepticisme) viendra m'enfermer dans le concept, dont à nouveau je m'évade ou suis arraché. »315 Le mot « je » constitue donc bien cette brique descellée dans le mur du sens dit que nous cherchions. Or, il nous faut maintenant préciser un point que la métaphore du mur et des briques ne permet pas d’aborder: en réalité, l’interruption du Dit par le Dire ne se fait pas par le pronom je, car cela laisserait entendre que ce dernier signifie comme signifiance pure du « faire signe » et que par conséquent il ne joue aucun rôle dans le système de signes qu’est la langue. L’interruption en question se fait plutôt dans le pronom je car, étant à la fois signe parmi les signes, le « je » ne peut signifier que comme un « langage porteur de 315 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 218. C’est nous qui soulignons. 179 sens venant se superposer au sens »316 dit, une trace de la signifiance éthique dans le langage. La formule « En moi-même, je suis structuré comme pluralité » 317 , résume admirablement cette ambiguïté située dans le « je ». L’idée de pluralité dans le sujet qui s’exprime avec plus de force, c’est-à-dire avec plus de signifiance, dans la formule « je est un autre » est une généralisation de deux motifs analysés plus haut. Primo, « je est un autre » signifie que la voix du soi est un truchement de l’autre-dans-le-même (cf. la fin du chapitre I). Secundo, le mot « subjectivité » signifie selon la logique de l’ambiguïté (cf. le chapitre III. Nous sommes maintenant en mesure de préciser que c’est le mot « je » davantage que celui de « subjectivité » qui signifie selon l’ambiguïté car celui-ci est entièrement concept, tandis que celui-là est l’unité du concept et de l’arrachement au concept). Voici un passage d’Autrement qu’être reprenant ces deux moments : « Ambivalence qui est l'exception et la subjectivité du sujet, son psychisme même, possibilité de l'inspiration: être auteur de ce qui m'avait été à mon insu insufflé – avoir reçu, on ne sait d'où, ce dont je suis l'auteur. Dans la responsabilité pour l'autre, nous voici au coeur de cette ambiguïté de l'inspiration. Le dire inouï est énigmatiquement dans la réponse an-archique, dans ma responsabilité pour l'autre. La trace de l'infini est cette ambiguïté dans le sujet, tour à tour commencement et truchement, ambivalence diachronique que l'éthique rend possible. »318 Le mot « je » porte ainsi effectivement une trace de sincérité : il n’est en aucune façon un « quelque chose », il ne désigne pas non plus un être parmi les êtres, il rompt même avec la conceptualisation de la réalité et noue de la sorte deux mouvements de signifiance (ontologique et éthique) alternants qui ne pourront jamais faire un. Mais ce qui 316 E. LEVINAS, Noms propres, op. cit., p. 135. 317 S. PETROSINO ET J. ROLLAND, La vérité nomade, Paris, La découverte, 1984, p. 139. 318 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 232. C’est nous qui soulignons. 180 est vrai du pronom je n’est-il pas vrai également de tout langage dans la mesure où il est une modalité de l’approche, du Dire distinct du Dit ? Levinas le laisse entendre lorsqu’il affirme que « C’est par l’approche, par l’un-pour-l’autre du Dire, relatés par le Dit, que le Dit reste équivoque insurmontable, sens se refusant à la simultanéité, n’entrant pas dans l’être, ne composant pas un tout.319 » Or, bien que notre analyse de l’ambiguïté du je puisse s’étendre à tout usage de la parole, il n’en demeure pas moins que l’immanence du Dit afin de pouvoir être interrompue doit porter en elle-même des traces de transcendance. En d’autres termes, les interruptions du discours, d’une part, précèdent et rendent possible « le texte que le discours prétend tisser en thématisant et en enveloppant toutes choses »320 et, d’autre part, ne laissent pas intact le discours thématisant lui-même : « Les interruptions du discours retrouvées et relatées dans l’immanence du dit, se conservent comme dans les nœuds d’un fil renoué, trace d’une diachronie n’entrant pas dans le présent, se refusant à la simultanéité »321. Que le discours soit un fil toujours déjà coupé et sans cesse renoué indique que les deux mouvements qui forment l’alternance du sens ne se valent pas : il ne s’agit pas d’un mouvement purement et simplement pendulaire de Dit en Dédit, mais la signifiance éthique doit d’une façon ou d’une autre traverser chacun des mouvements (celui de la déduction du Dit à partir du Dire pré-originel et celui de la réduction du Dit au Dire). Nous renouons ainsi avec les conclusions de notre recherche sur la déduction du Dit effectuée dans le chapitre II : le Dit n’est jamais entièrement déduit et c’est pour cela qu’il n’apporte pas, en définitive, un démenti à la signifiance éthique et que cette dernière peut opérer en lui comme « trace de sincérité des mots ». De là ce rapport ou plus précisément ce non-rapport 319 Ibid., p. 263. 320 Ibid., p. 264. 321 Idem. 181 que nous nommons alternance du sens. Si nous avons essayé de montrer que le mot « je » constitue pour le fil du discours philosophique interrompu un nœud difficile à (re)nouer, Levinas envisage dans plusieurs passages d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, ainsi que dans quelques autres textes 322 , la possibilité d’un nœud encore plus difficile à (re)nouer, voire quasiment impossible à (re)nouer. Il s’agirait d’un dit unique en son genre, témoin éminent du Dire, empêchant le Dit de faire taire le Dire sans Dit. Ce mot extra-ordinaire serait le mot « Dieu » : Je peux certes énoncer le sens témoigné comme Dit. Mais mot extra-ordinaire, le seul qui n'éteigne ni n'absorbe son Dire, mais qui ne peut rester simple mot. Bouleversant événement sémantique du mot Dieu domptant la subversion de l'Illéité; la gloire de l'Infini s'enfermant dans un mot s'y faisant être, mais déjà défaisant sa demeure et se dédisant sans s'évanouir dans le néant, investissant l'être dans la copule même par laquelle il recevait (et reçoit en ce moment même où cette aventure sémantique est thématisée ici) des attributs. Dit unique en son genre, n'épousant pas étroitement les catégories grammaticales comme mot (ni nom propre, ni nom commun), ne se pliant pas avec exactitude aux règles logiques comme sens (tiers exclu de l'être et du néant).323 Si dans la sémantique lévinassienne aucun mot n’est pleinement signifiant puisque tout Dit est toujours déjà en retard sur le Dire qui est le processus même de la signifiance éthique, un mot unique rattrape partiellement ce retard en signifiant comme unicité sans dualité aucune, comme mot unique qui ne renvoit à aucun autre mot. C’est pour cette raison d’ailleurs que 322 Cf. à ce sujet notamment E. LEVINAS, De Dieu qui vient à l'idée, op. cit.; E. LEVINAS, « Vérité du dévoilement et vérité du témoignage », op. cit., p. 110 ; E. LEVINAS, Noms propres, op. cit., p. 136-137 ; E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 236-237 et p. 244. 323 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, op. cit., p. 236-237. 182 des termes issus de la théologie (tels que épiphanie, création ex nihilo, créature, visitation, felix culpa) parsèment le discours philosophique lévinassien: le vocabulaire théologique, et le mot Dieu comme son représentant par excellence, a pour fonction d’interrompre le « langage commun » de la philosophie et d’ouvrir de la sorte la signifiance ontologique à la signifiance éthique324. La profération du mot « Dieu » est ainsi le lieu précis d’une langue où le système de dualités est interrompu par la signifiance éthique – mouvement de signifiance à sens unique que la langue comme système de différences ne peut embrasser. L’alternance du sens, la seule modalité de la signifiance qui nous est accessible, s’énonce ainsi dans la profération du mot « Dieu » avant de s’énoncer dans tout langage: « Ce premier dire n’est certes qu’un mot. Mais c’est Dieu. »325 Autrement dit, pour que le langage puisse être éthiquement signifiant, ou du moins ne pas être signifiant qu’ontologiquement, il faut que son usage soit déverrouillé par un hapax326 : un mot qui n'a 324 Cf. E. LEVINAS, Œuvres 1, Carnets de captivité et autres inédits, op. cit., p. 242: « Les philosophes ont découvert toutes ces relations tranchant sur le langage commun grâce à la théologie. » Certaines notes dans le Carnet 6 portent à croire que pour l’utilisation de termes théologiques comme catégories ontologiques, Levinas fut influencé par Léon Bloy. E. LEVINAS, Œuvres 1, Carnets de captivité et autres inédits, op. cit., p. 151: « Pas de système. Mais les ‚catégories des professeurs‘ sont remplacées par la transcendance même de l’ordre du mystère. (...) Mais tandis que nous autres nous restons à la surface de ces catégories, lui en dégage le sens de feu et de sang, ces ens mystique et transcendant, et il loge tout ce qui est humain à ce niveau des catégories – Même travail à entreprendre pour le j[udaïsme]. » Une autre note du même carnet semble indiquer que l’argot, au même titre que le langage théologique, est également à même de trancher sur les « catégories des professeurs »: « Chez Bloy – pensées absolues, et expressions absolues, empruntées au drame chrétien. Curieux: langage théologique absolument dégagé de l’onctueux. Même effet dans l’argot. Argot comme langage absolu. », E. LEVINAS, Œuvres 1, Carnets de captivité et autres inédits, op. cit., p. 160. Alors que Levinas n’a pas suivi par la suite cette voie qui consiste à ériger l’argot en « langage absolu », les théories d’Yves Aulas en mêlant langage oral et langage écrit ou en faisant de l’oral à l’écrit semblent aller dans cette direction. 325 E. LEVINAS, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 330. 326 Un hapax désigne en linguistique un mot (forme ou expression) qui n'est attesté que dans une seule source 183 qu'une seule occurrence dans la langue et qui par conséquent n’a quasiment aucune signifiance ontologique puisqu’il ne renvoie à aucun autre terme du système de la langue. D’où le principe qui guide selon nous la théorie de la signifiance du dernier Levinas : d’autant moins de signifiance ontologique, d’autant plus de signifiance éthique et inversement. Le mot « Dieu », l’hapax de la langue, c’est la porte par laquelle la signifiance de l’autrement qu’être entre dans la signifiance de l’être. « Révélation de l'au-delà de l'être qui certes n'est peut-être qu'un mot; mais ce ‚peut-être‘ appartient à une ambiguïté où l'anarchie de l'Infini résiste à l'univocité d'un originaire ou d'un principe; à une ambiguïté ou à une ambivalence et à une inversion qui s'énonce précisément dans le mot Dieu – l'hapax du vocabulaire, aveu du ‚plus fort‘ que moi en moi et du ‚moins que rien‘, d'un rien qu'un mot abusif, un au-delà du thème dans une pensée qui ne pense pas encore ou qui pense plus qu'elle ne pense. » 327 S’agissant du rôle du mot « Dieu » comme hapax, comme mot tellement rare qu’il fait hésiter le linguiste quant à savoir s’il appartient à la langue donnée (voire à toute langue) ou non, mot-exception qui permet à Levinas de déverrouiller le langage (Dieu serait un mot hybride signifiant entre le Dit et le Dire) et d’y introduire une trace de la signifiance éthique, il y a à nos yeux deux objections. La première concerne l’histoire de l’utilisation de ce mot dans la métaphysique occidentale et la possibilité de penser le mot « Dieu » sans le mot « être ». La deuxième le statut d’hapax et la minimalisation de la signifiance ontologique qu’un tel statut engenre : d’autant moins de (corpus, état d'une langue, etc.) ou rencontré trop rarement pour être considéré comme une preuve valable de son existence et de sa forme dans une langue donnée. En effet, les hapax peuvent être des mots rares mais aussi des erreurs (de copie, de grammaire, etc.). Cf. Le Petit Robert 2011 : « grec hapax legomenon ‘(chose dite) une seule fois’. Ling. Mot, forme, emploi dont on ne peut relever qu’un exemple (à une époque donnée ou dans un corpus donné) ; attestation isolée. » 327 Ibid., p. 244. 184 signifiance ontologique pourrait signifier non pas forcément d’autant plus de signifiance éthique, mais pourquoi pas d’autant plus de non-sens. En ce qui concerne la première objection, une réponse possible est indiquée dans les dernières phrases d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence : le mot « Dieu » lévinassien ne désigne pas « un certain dieu habitant les arrières mondes », mais ne signifie que par la praxis humaine en tant que trace dans la langage articulé de la « dé-situation du sujet » et de « la substitution de l’otage ». Afin d’alléger ce « mot hapax » du poids onto-théologique qui pèse sur lui, Levinas lui substitue à l’extrême fin (et dans bien d’autres passages précédant celui-ci) de son chef-d’œuvre le pro-nom « il », pour insister qu’à ce qu’il décrit ne convient aucune catégorie grammaticale déjà existante : le « dernier mot du Dire et le premier mot du Dit » n’est ni un nom (il ne désigne pas un être), ni un verbe (qui fait résonner l’essence des êtres), mais Pro-nom à la fois toujours déjà écrit en moi et à proprement parler imprononçable : « après la mort d’un certain dieu habitant les arrière-mondes, la substitution de l’otage découvre la trace – écriture imprononçable – de ce qui, toujours déjà passé – toujours ‘il’ - n’entre dans aucun présent et à qui ne conviennent plus les noms désignant des êtres, ni les verbes où résonne leur essence – mais qui, Pro-nom, marque de son sceau tout ce qui peut porter un nom. »328 Loin de constituer un principe métaphysique ou une origine du langage, le mot « Dieu » est plutôt l’expression la plus appropriée, ou la moins abusive, de l’alternance du sens : dans la bouche du sujet déposé alternent l’impossibilité de le taire (le sujet est truchement) et la nécessité de le taire (dès que l’illéité est « domptée » par le Dit). Quant à la deuxième objection, elle surgit précisément lorsque nous considérons que 328 Ibid., p. 284. 185 la réponse à la première a été donnée. Car si le mot « Dieu » en tant qu’hapax porte peutêtre le moins de signifiance ontologique de tous les mots du vocabulaire, comment nous assurer qu’il signifie bien selon la logique de l’ambiguïté et de l’alternance et non pas selon celle de l’équivoque 329 ? Cette objection reprend la question de l’articulation entre la signifiance éthique et le non-sens de l’il y a, que nous avons traitée dans le chapitre III. Rappelons brièvement nos conclusions : dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence l’il y a ne constitue pas une sphère ontologique à part entière, mais il est tour à tour intégré aux sphères du Dit (selon la logique de l’équivoque) et du Dire (selon la logique de l’ambiguïté), pour être en fin de compte intégré au Dire en tant que condition de la signifiance éthique. Mais cette ambiguïté demeure logiquement insurmontable, justement, pour empêcher que le Dit soit pleinement cohérent et inscrire dans l’immanence du Dit une trace de la transcendance du Dire. Analogiquement, donc, à la solution proposée dans le chapitre III, pour que « Dieu » reste transcendant, il faut qu’il soit transcendant jusqu’à l’absence, c’està-dire jusqu’à « sa confusion possible avec le remue-ménage de l’il y a »330. Car « cette ambiguïté est nécessaire à la transcendance. La transcendance se doit d’interrompre ses propres démonstration et monstration : sa phénoménalité. Il lui faut le clignotement et la diachronie de l’énigme qui n’est pas une certitude simplement précaire, mais qui rompt l’unité de l’aperception transcendantale où toujours l’immanence triomphe de la transcendance »331. L’objection qui pointe l’ambiguïté entre Dieu et l’il y a n’est donc pas 329 Rappelons que le hapax désigne en linguistique également un mot rencontré trop rarement pour être considéré comme une preuve valable de son existence et de sa forme dans une langue donnée. En effet, les hapax peuvent être des mots rares mais aussi des erreurs (de copie, de grammaire, etc.) et donc des mots dépourvus de sens ou « signifiant » la perte du sens. 330 E. LEVINAS, De Dieu qui vient à l'idée, op. cit., p. 115. 331 Ibid., p. 127. 186 levée par Levinas ; au contraire, il assume et revendique cette confusion possible afin d’introduire, et de laisser toujours ouverte, une fissure dans le Dit logique (la démonstration) et phénoménologique (la monstration), fissure qui scinde le mot « Dieu » lui-même et qui permet au Dire de subvertir le Dit. Dans la mesure où dans la philosophie du dernier Levinas toute signifiance doit pouvoir être réduite à une signifiance éthique, pour assumer pleinement l’objection il faut de plus pouvoir réduire l’ambiguïté de « Dieu » et de son absence à l’ambiguïté du sujet traumatisé et individué par autrui. En d’autres termes, « Pour que cette formule : transcendance jusqu’à l’absence, ne signifie pas la simple explicitation d’un mot exceptionnel, il (faut) restituer ce mot à la signification de toute intrigue éthique »332. Or, c’est précisément ce que nous pensons avoir effectué plus haut en montrant comment le mot Dieu nous vient à l’idée et nous vient sur les lèvres dans le déploiement de l’intrigue éthique : dans le chapitre II, à titre d’exemple, le mot « Dieu » est apparu lorsqu’il s’agissait de penser le passage de la fraternité (ma responsabilité pour autrui et pour le tiers) à la justice (justice pour autrui, pour le tiers, mais aussi pour moi) : s’il y a justice pour moi, cela ne peut être que « grâce à Dieu ». 6) L’alternance du sens: un mouvement purement pendulaire ou une croissance du sens? À l’issue de cette esquisse de la linguistique « sans langue » lévinassienne, qui permet selon nous au Dire d’infiltrer le Dit, nous sommes maintenant en mesure de proposer nos conclusions eu égard à la problématique guidant notre dernière recherche, à savoir le problème de « l’orientation » du mouvement d’alternance. Il ne s’agit pas d’un mouvement purement et simplement pendulaire de déduction (du Dit) en réduction (ou Dédit), l’un 332 Ibid., p. 115. 187 excluant toute signifiance éthique, l’autre la portant. Mais la signifiance éthique, ou du moins sa trace, ne doit pas non plus être totalement absente du mouvement de la déduction. Reste à savoir si ce dynamisme infini d’alternances entre la signifiance éthique du Dire sans Dit et la conservation de cette signifiance dans le Dit sous forme de « trace de sincérité des mots » ne permet pas d’amplifier en quelque sorte le mouvement propre de la signifiance éthique : n’y a-t-il pas, à même le mouvement pendulaire, une croissance (exponentielle) de la signifiance, chaque nouveau mouvement de réduction étant fort des traces de sincérité laissées en suspens par les innombrables alternances le précédant ? Pour utiliser une image concrète, un nœud marquant une interruption du fil du Dit ainsi que son renouement ne contient-il pas en puissance tous les nœuds laissés par ceux qui ont interrompu et renoué le fil avant ce nœud-ci, et ne peut-on pas ainsi parler d’une « tradition des interruptions »? Jean-Louis Chrétien semble trancher et, étant donné le caractère décisif de cette question pour notre propos, nous devons le citer ici in extenso : Le langage philosophique, écrit Levinas, peut remonter au Dire, il « réduit le Dit à la respiration s’ouvrant à l’autre et signifiant à autrui sa signifiance même. Réduction qui est donc un incessant dédit du Dit, au Dire toujours trahit par le dit dont les mots se définissent par des mots non définis, mouvement allant de dit en dédit où le sens se montre, périclite et se montre » (AE, p. 228). Cette réduction forme le mouvement inverse de la traduction-trahison, sans toutefois que les deux puissent se superposer comme un aller et un retour, ce que Levinas nomme « diachronie » : ainsi se justifie l’analogie avec la respiration, car l’inspiration et l’expiration ne sont pas non plus superposables. Il ne s’agit en rien d’un travail de Pénélope, où l’on défait ce qu’on a fait pour seulement recommencer, se retrouver au point de départ. Dédire le dit en le réduisant au dire qu’il traduit, ce n’est pas, en effet, l’effacer, le biffer, l’abolir, faire qu’il n’ait pas été. Réduire la traduction, c’est l’authentifier, c’est faire qu’une 188 « voix (vienne) de l’autre rive » (AE, 230). En d’autres termes, il y va de l’acte de faire entendre la parole silencieuse du dire dans la langue traduisante. Cette réduction ne constitue pas un mouvement pendulaire du dit au dédit, elle fonde une croissance du sens et de son écoute. La traduction n’est pas une initiative arbitraire et étrangère à l’intraduisible : celui-ci la requiert et l’appelle. La signifiance exige les langues au lieu de les rendre superflues.333 Nous suivons Jean-Louis Chrétien dans son interprétation de l’alternance des deux mouvements, mais uniquement jusqu’à un certain point. Pour que la séparation absolue entre les deux mouvements de signifiance soit mouvante, il faut que le Dit porte en luimême une trace ou un écho du Dire. Il faut ainsi qu’il y ait une « histoire diachronique »334 de la signifiance éthique qui traverse chacun des moments du mouvement pendulaire. Or, nous pensons qu’interpréter « la vérité des vérités »335 de la philosophie du dernier Levinas 333 J.-L. CHRÉTIEN, « La traduction irréversible », in : E. Levinas, Positivité et transcendance (suivi de Lévinas et la phénoménologie), PUF, 2000, p. 309-328, p. 314-315. C’est nous qui soulignons. 334 Cf. CH. DE BAUW ET E. ROBBERECHTS, « Choix herméneutiques dans les commentaires talmudiques » in Emmanuel Levinas et l’histoire, NATHALIE FROGNEUX ET FRANÇOISE MIES (éds.), Presses Universitaires de Namur, 1998, p. 351 : « Une telle ‘histoire diachronique’ est explicitement abordée dans deux passages d’Autrement qu’être (AE, 25, 214-215). On y découvre la philosophie traversée par le mouvement qui va de l’un à l’autre philosophe et la constitue comme tradition. Une tradition qui signifierait la temporalité non-historique de l’histoire, proprement diachronique, parce que le mouvement de l’un vers l’autre par lequel elle se constitue y est irréversible, et ne reviendra jamais à l’un de la manière dont il est parti vers l’autre. Cette fécondité du temps de la tradition traverserait la philosophie elle-même par le renouvellement incessant des interprétations qui la constitue : la pensée philosophique ne vit-elle pas de ces ‘nouveaux interlocuteurs qui ont à redire’ (AE, 25) et qui inscrivent ainsi en elle malgré eux cette rupture de la totalité du dit pourtant constitutive de sa visée de sens ? Par la tradition se signifie ainsi un autrement qu’être au cœur de la philosophie : l’advenue de ‘l’événement éthique’ dans sa temporalité diachronique. Cette histoire non-historique s’exprime empiriquement comme ‘histoire de la philosophie’ (AE, 25), c’est-à-dire comme ‘tradition’ (AE, 215) où s’inscrit la trace du passage à l’Autre. » 335 Cf. E. LEVINAS, Noms propres, op. cit., p. 85-86 : « La vérité des vérités ne serait donc pas assemblable en un instant, ni en une synthèse où s’arrête le prétendu mouvement de la dialectique. Elle est dans le Dit et dans le Dédit et dans l’Autrement dit – retour, reprise, réduction : histoire de la philosophie ou son 189 comme une croissance du sens revient à sous-estimer, voire à passer outre, la « diachronie de l’inassemblable »336 entre le Dire et le Dit. Il y a certes une inspiration du Dit par le Dire, mais il y a également dans chaque reprise du Dire par le Dit une perte irrécupérable, de sorte que l’on ne peut ni additionner les interruptions (ce qui est suggéré par l’idée de croissance du sens), ni les multiplier par elles-mêmes (ce que suggérerait l’idée d’une croissance exponentielle). Le mouvement pendulaire ne va pas sans inspiration, mais l’inspiration, elle, ne va pas sans perte. « On voit bien qu’on a moins à faire à un rapport ou même à une série de rapports qu’à une intrication inégale et sans terme d’interruptions. Ce mouvement d’infinitisation, on peut l’appeler avec Levinas inspiration. L’inspiration suggère quelque chose de très différent de la déduction, de la traduction ou de la dialectisation. Elle procède de l’écart irréductible entre proximité et justice, elle prend incessamment acte de l’effectivité de cet écart, elle signifie une transcendance irrésorbable, une séparation absolue, mais mouvante, instable. »337 préalable ». 336 Cf. E. LEVINAS, Noms propres, op. cit., p. 85-86. 337 G. BENSUSSAN, Éthique et expérience. Levinas politique, Strasbourg, La Phocide, 2008. 190 CONCLUSION 191 Parti du présupposé que, selon le dernier Levinas, la signifiance était un processus et une relation à autrui, le présent travail a cherché à affiner cette définition en retraçant le parcours de la signifiance éthique. Bien que le trait structurel décisif du mouvement de signifiance soit le « pour l’autre », nous avons essayé de montrer qu’en suivant la double méthode phénoménologique de la concrétisation et de l’emphase, Levinas précise et accomplit ce mouvement par d’autres traits structurels: le « à sens unique », le « à partir de soi », le « malgré soi », l’« autre dans le même », le « je est un autre ». Tel fut l’objet du chapitre I, qui a décrit la signifiance éthique comme incarnée dans le donner, l’aimer, le souffrir-pourl’autre, le timbre de la voix et la maternité. Le chapitre III compléta cette liste par les traits signifiants du « pour rien » et du « par l’autre » en analysant le rapport entre sens et nonsens et en apportant à cette analyse une preuve phénoménologique par la description de la « souffrance inutile ». Le chapitre II a, quant à lui, apporté un trait signifiant limite « l’un pour tous les autres », articulant l’éthique avec la justice. Quant à ce dernier, le problème est apparu dans le chapitre II de savoir si ce trope prolonge encore le mouvement à sens unique de la signifiance éthique ou s’il constitue déjà une modalité de la naissance latente du Dit. Nous avons cherché à indiquer son statut ambivalent entre fraternité (responsabilité pour le proche et le lointain) et justice (relation à pied d’égalité), et conclu qu’il s’agissait d’une condition nécessaire à la genèse du langage, mais pas pour autant d’une condition suffisante. « L’un pour tous les autres » demeure ainsi un trait structurel de la signifiance tout en la rendant insoutenable: comment suis-je en mesure de tout donner à autrui et au tiers et à tous les autres? Ce trope n’est pourtant pas le seul que l’on peut qualifier d’insoutenable ou d’insupportable pour le corps propre signifiant: il en va de même pour les tropes du « pour rien » (où il s’agit de supporter la souffrance jusqu’au non-sens) et du « par 192 l’autre » (où il s’agit d’être responsable de celui qui m’inflige l’outrance). Le parcours de la signifiance éthique d’ailleurs, en dépit de la nécessité académique de conclure, n’a pas à proprement parler de terme, ni de commencement: la liste établie plus haut n’est pas exhaustive, mais simplement indicative et témoignante. Si le trope de la fraternité constitue une croissance potentiellement infinie additionnant à ma responsabilité pour l’autre ma responsabilité pour tous les autres, un par un, le trope de la maternité (métaphore de la responsabilité de la responsabilité, cf. la dernière partie du chapitre I) opère une croissance exponentielle de la signifiance de l’un-pour-l’autre. De ce point de vue, ce travail n’est qu’une digression dans le mouvement de la signifiance éthique, mouvement infini, qui précède diachroniquement toute tentative d’en rendre compte et qui tiendra à nouveau l’auteur de ces lignes dès que l’exposé aura dit son dernier mot, selon le principe : d’autant moins de signifiance ontologique, d’autant plus de signifiance éthique. L’essentiel est ailleurs que dans ces lignes, ou pour être plus précis, l’essentiel a toujours déjà précédé tout dit, et le seul accès que nous en avons est a posteriori et se situe dans les interruptions du déjà dit: « L’infiniment extérieur se fait voix ‚intérieure‘, mais voix témoignant de la fission du secret intérieur faisant signe à Autrui – signe de cette donation même du signe. Voie tortueuse. Claudel a choisi pour épigraphe à son Soulier de Satin un proverbe portugais qui peut s’entendre dans un sens que l’on vient d’exposer: ‚Dieu écrit droit par des lignes tortueuses‘ »338. Ainsi, le dernier mot du Dit, qui est également le premier mot du Dire ne se confond pas nécessairement avec le dernier mot de cet exposé au sens empirique; mais, selon le nouvel ordre de signifiance que propose Levinas, le statut de dernier mot du Dit peut être tout aussi bien rempli par le premier mot ou la première 338 E. LEVINAS, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 230. 193 proposition de ce texte. Et les théories fragmentaires d’Yves Aulas, sans cesse interrompues par une demande d’aide et constituant ainsi intégralement une « pensée à deux », en témoignent peut-être de façon plus appropriée qu’un travail académique. Car le langage n’est jamais entièrement langage (et l’art n’est jamais entièrement art, mais il est toujours déjà critique); il est sans cesse interrompu par la signifiance (éthique), et le Dit ne nous est jamais donné comme une terre conquise puisqu’il n’est pas déductible sans reste du Dire. En d’autres termes, le Dit comme système de signes est à la fois porté et ruiné par la trace. Et le rapport entre la trace et le signe n’est pas à proprement parler un rapport, mais un nonrapport, un rapport sans rapport que nous avons tenté de décrire comme ambiguïté et alternance et que nous avons opposé, avec Jacques Rolland, au rapport de l’équivoque. Puisque tout rapport entre deux termes est corrélé avec l’unité d’une aperception transcendantale339 et que l’emphase du rapport binaire le conduit à l’empêtrement dans une interminable équivoque340, il faut pour rendre compte de la trace un troisième terme, un tiers exclu de la logique binaire. L’ambiguïté (le non-rapport entre la trace et le système de signes) résulte d’une emphase de l’équivoque (le rapport entre deux signes), l’éthique est l’emphase de l’ontologie (c’est l’une des conclusions du chapitre III). « L’impossibilité [d’intégrer la trace dans le rapport entre signes] se dispose en effet comme une précédence d’un ‚sens’ à un rapport, du ‚sens’ du rapport au rapport comme ‚sens’ (…). »341 Témoigner de la trace nécessite ainsi de sortir de la dualité comme matrice de toute signifiance, non 339 « La philosophie sous-estime l’amplitude de la négation (…), laquelle excède la portée logique de la négation et de l’affirmation. Trace d’une relation avec l’illéité qu’aucune unité d’aperception n’embrasse, m’ordonnant à la responsabilité », E. LEVINAS, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 261. 340 Cf. J. ROLLAND, Parcours de l’autrement, op. cit., p. 9 et ss. 341 G. BENSUSSAN, Éthique et expérience, op. cit., p. 63-64. 194 pour aboutir à un pur et simple monisme du Dire, mais pour substituer à cette alternative une « logique » du tiers exclu: la non-indifférence de l’un-pour-l’autre est certes une unicité sans dualité aucune (et en cela elle n’est pas un signe), mais en même temps elle n’annule pas « l’intervalle ou la différence qui sépare l’un de l’autre »342. Les différentes recherches constituant le présent travail peuvent être interprétées comme différentes modalités de ce Dédire du Dit qu’est la mise en évidence de l’exception du tiers exclu et qui représente notre seul accès au Dire. Dans cette perspective, le chapitre I a cherché à dépasser la dichotomie phénoménologique signification vécue / signification thématisée, le chapitre II la dichotomie de la linguistique saussurienne langue / parole (ou sa reprise benvenistienne: langue / discours), le chapitre III la distinction entre sens et non-sens elle-même. Le chapitre IV consacré à l’alternance du sens, d’une part, a remis en question la dichotomie temporelle entre passé remémorable et présent et, d’autre part, a déterminé le statut des trois premiers chapitres: thématiser l’avant de la signifiance éthique (chapitre I) est impossible sans thématiser l’après de la signifiance ontologique (chapitre II), qui, elle, est toujours déjà interrompue par l’après de l’après de l’alternance du sens, « éthique après cet après, en une sorte de retour de l’archi-origine, après l’institution de l’ordre universel (…) »343, et ainsi de suite (fin du chapitre II, chapitres III et IV): « Le Dire sans Dit du témoignage signifie selon une intrigue autre que celle qui s’étale dans le thème; autre que celle qui rattache une noèse au noème, une cause à effet, le passé mémorable au présent. Intrigue qui rattache à ce qui absolument se détache, à l’Absolu – détachement de l’Infini par rapport à la pensée qui cherche à le thématiser et au langage qui essaie de la tenir dans le 342 E. LEVINAS, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 259. 343 G. BENSUSSAN, Ethique et expérience, op. cit., p. 70. 195 Dit – et que nous avons appelé illéité. »344 Pour ces différentes raisons, la « vérité des verités » de la théorie de la signifiance éthique du dernier Levinas n’est pas une pure théorie – elle n’est pas assemblable en pensée arrêtée d’un traité philosophique –, mais se produit comme une série infinie d’interruptions: « La vérité des vérités ne serait donc pas assemblable en un instant, ni en une synthèse où s’arrête le prétendu mouvement de la dialectique. Elle est dans le Dit et dans le Dédit et dans l’Autrement dit – retour, reprise, réduction : histoire de la philosophie ou son préalable. »345 344 E. LEVINAS, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 230. 345 E. LEVINAS, Noms propres, op. cit., p. 85-86. 196 APPENDICE ÉTHIQUE ET INSTITUTION DANS LES THÉORIES D’YVES AULAS 346 346 L’auteur de ces lignes a vécu durant l'année 2006/2007 en tant que volontaire au sein de l'association l'Arche à Lyon accueillant des personnes avec un handicap mental, où il a fait la connaissance d'Yves Aulas, penseur autodidacte, dont les textes constituent l'objet du présent article. 197 Je suis handicapé mental, mais je réfléchis. Yves Aulas Qui éduquera les éducateurs? Question autant classique que menaçante, car très vite aporétique dans la mesure où elle vise à établir une première séléction d'une élite d'avant l'élite. Or, qui fera ce premier choix d'avant tout choix, et sous quels critères se fera-t-il? Sans aucune prétention à trancher sur cette question redoutable, je tenterai, dans le présent écrit, d'apporter un élément de réponse à partir d'une réduction éthique du problème éducatif. Mon propos sera donc de substituer en quelque sorte à cette question vertigineuse une question qui la sous-tend et qui se situe dans une perspective éthique: celle du rapport entre éducation et éthique. En effet, lecteur d'Emmanuel Levinas que je suis, je pars de la conviction que la relation éducative est avant tout une relation interpersonnelle où le sens du savoir à transmettre n'est pas donné à l'avance, mais où la signifiance du sens elle-même prend son origine. Autrement dit, opérer une réduction éthique du problème éducatif revient à réhabiliter la part de l'éduqué dans le processus de l'éducation et par là même dé-poser l'éducateur classique de sa prétention de sujet parlant maître absolu de son vouloir dire. Or, de par le fait même que la relation entre éducateur et éduqué se produit dans le langage, elle exclue jusqu'à la possibilité de toute éducation au sens classique du terme, c'est-à-dire d'un discours monologique produit par l'éducateur et subi par l'éduqué. Le langage étant, selon Levinas, la relation authentique à autrui en tant que telle, dans laquelle je suis à tout moment exposé à l'interruption, par autrui, d'un discours qui serait trop éducateur au sens classique, 198 c'est-à-dire qui aurait tendance à exclure autrui de sa participation au processus de signifiance du discours qui se produit sur mes lèvres. De ce point de vue, pour paraphraser la célèbre affirmation de la mort de l'auteur, on pourrait proclamer la mort de l'éducateur, car ce n'est pas l'éducateur qui parle, mais le langage en tant relation authentique entre les deux instances discursives que sont l'éducateur et l'éduqué. A la manière d'un Roland Barthes pour qui la mort de l'auteur va de pair avec la naissance du lecteur, la mort de l'éducateur éduquant que je suggère signifie une double naissance: celle d'un éducateur susceptible d'être éduqué et celle d'un éduqué susceptible d'éduquer. C'est du moins ainsi que j'interprète la collaboration que j'ai pu avoir avec Yves Aulas, personne accueillie au foyer de l'Arche à Lyon. La biographie (écrit) Je suis né le 4 février 1951. Je suis né à l'hopital de Grange-Blanche. J'ai toujours été un rêveur. A l'école, j'étais solitaire et je pensais à des théories tout seul. Je travaillais, mais je perturbais les autres. On ne me gardait pas. Les copains me posaient des problèmes et je savais bien y répondre. On se moquait de moi. Quand Papa est mort, tous les ennuis sont arrivés. J'aime bien papa, maman, mon frère, ma soeur et mon cousin italien. On est tous frères, les étrangers aussi, la famille d'abord. Je travaillais au chantier avec papa et à la campagne. Tout ça c'était le paradis. J'ai râté mon certificat d'études, parce que j'étais angoissé. On m'a dit que j'avais le niveau avant. J'ai aussi travaillé dans une usine de biscuits et au C.A.T. Au C.A.T j'ai connu ma copine, Joëlle. Je suis arrivé au foyer de l'Arche le lundi 15 janvier 1990347. 347 L'ensemble des textes d'Yves Aulas que nous présentons ici a vu le jour sur le terrain de l'interlocution, en suivant deux modalités différentes: Les textes sous-titrés « oraux » sont le fruit d'entretiens avec Yves Aulas qui ont eu lieu entre juin 2007 et 199 Dès les premières théories que nous avons effectuées ensemble, j'ai compris qu'il avait des leçons à me donner et, partant, des leçons d'éthique à donner à l'instituion que je représentais à l'époque et pourquoi pas à l'institution en général. Tout l'effort théorique d'Yves Aulas qui a débuté avec des aphorismes tels que: Je ne suis pas fou! * Je suis handicapé mental, mais je réfléchis. * La manipulation est une mauvaise logique. * Le rire c'est le propre de l'homme. Ce n'est pas l'argument des imbéciles. et qui a progessivement abouti à ce qu'il appelle les théories, se faisait à partir de la conscience de son handicap, de l'exclusion sociale qui en découle et de la réfléxion sur ces dernières. Repris de la parole quotidienne d'Yves Aulas, les aphorismes constituent un genre auquel le penseur a spontanément recours. Les théories, plus élaborées, sont nées de ces aphorismes348. Voici une théorie qui, partant d’un aphorisme, aboutit à un témoignage et se voit interrompue par la sollicitation de l’interlocuteur par le théoricien, qui remet ainsi en question le cours de ses idées: juillet 2009 au foyer de l'Arche à Lyon. Des extraits de ces rencontres ont été choisis, transcrits, et soumis par la suite à l'autorisation de l'auteur. Les textes sous-titrés « écrits » ont été rédigés entre juin 2007 et juillet 2009 par Yves Aulas, lors de séances d'écriture. En raison de la lisibilité difficile des manuscrits, nous les avons transcrits en combinant les relectures orales de l’auteur et nos propres décryptages. 348 Un premier recueil de théories d'Yves Aulas accompagné de textes introductifs a été publié sous le titre « Je ne suis pas fou » dans le cadre d'un ouvrage collectif aux éditions Chronique sociale à Lyon, en 2010. 200 L’homme (oral) Le commencement de la relation consiste en la charité, charité humaine et intellectuelle. Il faut savoir ce qu'on dit. Si on promet et si on n'est pas sûr d'avancer, on promet pas. Autrement, on n'a pas de parole. Et ça c'est dommage. Moi je sais que j'aime pas promettre. C'est vrai que c'est un complexe d'infériorité. Mais promettre quelque chose, pour moi un complexe de supériorité. Et c'est encore plus néfaste pour moi. Il vaut mieux se prendre un peu plus bas qu'on est que meilleur. Puisqu'on est tous bons et tous meilleurs, mais il faut pas prétendre à ce point là. On est des êtres vulnérables que Dieu a créés, que les parents ont créés, pas se croire sorti de la cuisse de Jupiter. Puisque, plus les gens se prennent pour des bons, plus ils sont en erreur. Se rabaisser, c'est vrai que c'est rabaisser Dieu qui nous a créé. IL faut être modeste. Il faut pas se faire écraser non plus. La modestie, c'est une qualité opposée à la prétention. Le complexe d'infériorité, c'est se croire plus bas qu'on est, et ces gens-là sont malheureux. Celui qui se prend pour le premier de tous n'est pas logique non plus, encore moins logique. C'est bon? D'où un élément de réponse très concret à la question initiale, à savoir Qui éduquera les éducateurs? que j'ai tentée de traduire en le problème du rapport entre éducation et éthique: la réponse est à chercher dans la relation éducative elle-même, car c'est elle qui constitue le fondement de l'éducation dans son essence éthique. En effet, si je peux affirmer avec Levinas qu'entrer dans une relation authentique avec autrui signifie ne pas lui refuser son droit à une parole propre, dans laquelle advient une signification sans contexte, c'est qu'Yves Aulas me l'a enseigné en menant en ma présence une réfléxion tranchant sur le contexte du handicap comme institution, où sa parole se trouve trop souvent imbriquée. Et si je me permets de publier un choix des théories ce n'est pas pour montrer que « même une personne avec un handicap mental peut avoir des pensées philosophiques ». Par la 201 publication de ses textes, je voudrais plutôt modestement contribuer à la leçon que l'éthique peut donner à l'institution, qu'une parole propre peut donner au discours de l'institution qui en tant que tel a tendance à être trop cohérent et n'est jamais à l'abri d'une certaine violence, à savoir de l'exclusion de l'« objet » de son discours. Dans les théories, l'objet du discours de l'éducation devient sujet et nous enseigne, par delà la stricte relation éducative, la fragilité, devant un discours totalisant, de toute subjectivité humaine, qu'elle soit ou non porteuse de handicap. Voici ci-dessous un texte où des principes cosmologiques (« Tout se transforme, rien ne disparaît. ») servent de métaphore au problème de la thématisation à la troisième personne (« Tout ce qu'on fait, ça revient toujours à la surface, comme le bouchon. »), qui objective et inéluctablement écrase la personne thématisée. Je cite le philosophe du langage Francis Jacques qui formule ce problème dans des termes radicaux. « Penser à la personne de l'autre signifie désormais lui parler. Elle est au vocatif et non pas au nominatif. Avant de le nommer, de le décrire, je l'invoque (ou le provoque). Sans quoi l'autre tourne vers moi sa face objectivée. Parler de lui, en dehors de cette interpellation, quand on parle d'un absent par exemple, à la limite même pour faire son éloge, c'est déjà abolir son altérité personnelle, c'est mal dire, déjà médire. Et la médisance tue immédiatement trois personnes, celui qui médit, celui qui l'écoute, celui dont on médit. Ce que je dis de lui, tout comme n'importe quel contenu communiqué, n'est possible que grâce à cette interpellation, et ne peut apparaître qu'à l'intérieur de l'espace ouvert par cette interpellation349. » L'évolution totale (oral) Le principe de Descartes, c'est l'extrémité de la logique gouvernée par Dieu. La perpendiculaire d'une autre perpendiculaire, c'est une parallèle. Tout est logique. Tout est 349 F. JACQUES, Dialogiques. Recherches logiques sur le dialogue, op. cit., p. 45. 202 symétrique. Tout se transforme. Rien ne disparaît. Quand on dit qu'un corps plongé dans l'eau est perdu, c'est une blague, parce qu'il est mort. Mais tout se transforme, rien ne disparaît. Quand on fait une bêtise, malheureusement, les gens ils répètent tout. Puisque tout ce qu'on fait, tout ce qui se passe, ça revient toujours à la surface, comme le bouchon. Pour moi, ce sont des balances, pour moi, c'est des hypocrites. Parce que moi aussi, je fais des bêtises, comme tout le monde, mais je dis pas toujours ce que je fais et quand quelqu'un fait des bêtises, je n'irais pas dire monsieur, monsieur, pour moi, c'est encore pire, ça. C'est encore pire, parce qu'il se sent le dernier de tous. Un autre le dénonce, il se sent complètelent écrasé. Il sera encore pire. Avant de revenir à la surface, il sera encore pire. Ça me paraît vraiment traître de dire monsieur, il a fait une bêtise. Moi, j'agresse les autres, mais je ne les dénoncerais pas. C'est plus humain. A travers ses théories, Yves Aulas perce le discours de l'institution sur la personne avec un handicap et nous invite à entrer dans un espace éthique de l'interlocution au sein duquel toute parole sur devient une parole avec. « Une parole est toujours adressée à un autre, voire plus exactement proférée avec cet autre. Et si ce n'est pas le cas, alors quoi qu'on en dise, il s'agit d'une parole d'exclusion350. » C'est ainsi que le propos que je tiens ici-même se place sous le signe du témoignage, c'est-à-dire d'un discours non seulement ouvert à l'interruption par l'autre (et les théories qui parsèment mon texte en constituent une modalité), mais dont le faire sens même est fondé dans la présence sans concept d'autrui (cela vaut autant pour Yves Aulas que pour le lecteur de ces lignes). Pour revenir à la relation éducative qui me retiens ici en tant que relation éthique, j'ai trouvé dans L'au-delà du verset d'Emmanuel Levinas une formule qui résume parfaitement l'essentiel de mon propos sur la vertu enseignante de la relation éducative elle-même: « J'ai appris beaucoup de Thora de mes 350 F. POCHE, Sujet, parole et exclusion. Une philosophie du sujet parlant, Paris, L'Harmattan, 1996, p. 190. 203 maîtres, davantage de mes collègues, le plus de mes élèves »351. Et c'est en vertu d'une signification de l'humain tranchant sur l'objectivité des « projets personnalisés » que je peux, grâce à la leçon que m'a donné Yves Aulas, paraphraser l'un de ses aphorismes et affirmer, pour la part d'une institution qui reste à l'écoute de l'éthique: Je suis éducateur, mais je réfléchis. En d'autres termes, le passage d'une parole propre, proférée avec une personne, à une parole objectivante, à la troisième personne, ne va nullement de soi et l'institution, pour être légitime, ne doit à aucun moment perdre de vue son essence éthique. Pour pouvoir pleinement apprécier l'apport des théories d'Yves Aulas à cette question, il faut noter que le problème est analogue à celui du rapport entre oral et écrit, entre interlocution et théorie (de l'interlocution). Levinas le dit très précisément: « La prédominance de la loi orale sur la loi écrite, c'est la prédominance de la société interpersonnelle sur l'institution »352. Le rapport entre éthique et institution au sein de la relation éducative se trouve bien illustré dans les textes d'Yves Aulas, à savoir précisément par une thématisation récurrente du rapport de par en par problématique entre éthique et théorie353. Cette problématicité étant introduite dans les théories par une incessante remise en cause du statut de sujet de l'auteur. Et le décentrement du sujet qui va jusqu'à la remise en cause de son statut d'homme, de sujet 351 Extrait du Traité Makoth, 10a in: E. LEVINAS, Au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Paris, Minuit, 1982, p. 52. 352 E. LEVINAS, Œuvres 1, Paris, Grasset, 2009, p. 414. 353 Théorie est ici synonyme d'institution. Cf. à ce propos E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, Paris, Le livre de Poche, 2004, p. 204: La théorie appartient selon Levinas à la sphère de la justice, et donc de l'institution, caractérisée par l'entré du tiers qui introduit une rupture dans la relation de responsabilité infinie qui jusque là allait dans un seul sens, envers autrui: « Le fait que l'autre, mon prochain, est aussi tiers par rapport à un autre, prochain lui aussi, est la naissance de la pensée, de la conscience et de la justice et de la philosophie ». 204 parlant, voire d'auteur, va de pair avec un recentrement sur l'instance relationnelle en tant qu'origine de la signifiance du discours, y compris du discours théorique ou de celui de l'institution. A ce propos, le « ça te va? » concluant le texte intitulé L'espoir s'adresse à la fois à l'auditeur présent lors de la dictée du texte et au lecteur qui se trouve ainsi explicitement appelé à co-produire le sens du texte lors de sa lecture! Inutile de rappeler que le texte n'a pas un sens donné à l'avance qu'il faudrait décrypter, mais que la lecture constitue une étape du processus du sens lui-même. Certes, la publication des textes d'Yves Aulas les transpose de l'espace éthique de l'interlocution dans l'espace public et leur confère par là le statut de théorie, d'institution. Néanmoins, dans la mesure où il ne cesse de remettre en question son entreprise en tant que théorique (c'est-à-dire quittant la sphère de l'immédiateté éthique dont le lieu est l'interlocution), l'auteur des théories rejoint la conviction lévinassienne d'une essence éthique de la théorie qui devrait conférer à toute théorie la conscience de ses propres limites. « L'universalité du théorique ne se peut que mesurée à l'aune de la singularité absolue d'autrui et du tiers. Le système établi par souci de justice – thème, connaissance, institutions – ne doit pas faire abstraction du souci éthique primordial et de son instance subjective »354. Si le langage était témoignage avant d'être conceptualisation? Le fait même de parler avec une personne avec un handicap mental institue un rapport éthique où toute institution puise son sens. Par conséquent, transposer sa parole propre dans l'espace public, lui donner la parole en public est essentiel pour que l'institution ne perde pas de vue qu'elle est fondée sur une exigence éthique. Donner la parole aux sans-parole étant une façon d'affirmer 354 U. BERNHARDT: « Le statut de la théorie chez le dernier Lévinas », Cahiers d'études lévinassiennes, numéro 1, 2000, p. 185-205. 205 l'essence éthique de l'institution. L'institution demeure légitime si elle est ouverte à tout moment à une interruption de son discours sur par la parole de celui qui est trop souvent exclu du droit à une parole instituante. Mis à part le fait que la parution des textes d'Yves Aulas comme telle fait référence au primat de l'éthique sur l'institution, en témoigne explicitement L'évolution totale ou La bonne conduite citées plus haut. L'évolution totale en montrant la primauté du discours direct par rapport au discours indirect, La bonne conduite en transformant un lieu commun (« La véritable sagesse, c'est de reconnaître ses limites. ») en un témoignage déroutant d'une part par sa sincérité et d'autre part par une capacité d'autodérision non négligeable inscrite dans la composition même du texte. Je ne peux développer ici, mais je suis convaincu que l'humour, jouant dans les dires d'Yves Aulas le rôle de main tendue à l'autre (qu'il s'agisse de l'interlocuteur ou du lecteur), est à même de constituer un élément de réponse à l'intensité tragique que revêt l'articulation entre éthique et institution. Il s'agit là d'une idée proprement aulasienne, à laquelle Emmanuel Levinas n'aurait peut-être pas souscrit. Arguments divers (oral) Le rire, c'est le propre de l'homme. Il suffit de l'humour pour apporter de la bonne humeur aux gens. Parce que la maturité, c'est l'humour. Je pense que chacun a droit à être aimé, chacun a le droit d'être accepté, quelle que soit sa différence. Si on n'avait pas un système rusé, si on n'était pas manipulateur, absolument rien du tout, on ne pourrait même pas vivre, ni même penser, ni même exister. S'il n'y a pas manipulation, ça tomberait au néant, néant qui n'existe pas. Pour empêcher le néant, il faut toujours un peu de manipulation. On ne peut pas avoir ses propres moyens, puisque ses propres moyens sont déjà pleins de manipulation. C'est la géométrie. C'est l'intuition. La logique. Pas jusqu'au principe de Descartes, parce que le principe de Descartes, l'extrémité de la logique gouvernée par Dieu, c'est pas l'absolu, c'est pas la totale, mais presque. 206 Si on n'avait pas l'intuition, on n'était pas manipulateur, on ne pourrait ni vivre, ni penser, ni exister. On sort du néant, mais on n'ira plus jamais dans le néant. La vie éternelle a déjà commencé. Jésus a dit: tendez l'autre joue à ceux qui vous ont fait du mal. Peut-être pas l'autre joue, mais quand on vous fait quelque chose de mal, il ne faut pas être rancunier, il ne faut pas en vouloir aux autres. Qui pardonne, pardonnez 7 fois, 77 fois, 717 fois, il faut pardonner toujours à son frère. Il faut, c'est une base, c'est une base comme une autre le rire. C'est une base parmi les autres. Parce que l'évolution totale n'est pas forcément une base. C'est plutôt, ça touche l'éternité. Ça touche le désir de vivre, le désir d'avancer, le désir de pas se sentir écrasé. 207 BIBLIOGRAPHIE 208 ŒUVRES D’EMMANUEL LEVINAS E. LEVINAS, À l’heure des nations, Paris, Minuit, 1998. E. LEVINAS, L’au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Paris, Minuit, 1982. E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l‘essence, Paris, Le Livre de poche, 2004. E. LEVINAS, De Dieu qui vient à l'idée, Paris, Vrin, 1998. E. LEVINAS, De l’évasion, Paris, Le Livre de poche, rééd. 1998 (1935). E. LEVINAS, De l'existence à l'existant, Paris, Vrin, 2004. E. LEVINAS, De l’Oblitération, conversation avec Françoise Armengaud à propos de l’art de Sacha Sosno, Paris, Editions de La Différence, 1990. E. LEVINAS, Difficile Liberté – essais sur le judaïsme, Paris, Le Livre de poche, 2006. E. LEVINAS, Du sacré au saint. Cinq nouvelles lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1977. E. LEVINAS, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 2001. E. 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Levinas o uměleckém díle », in: Realita a její stín, SFZ při SAV, 2009, Slovaquie, Bratislava, éditeurs: Róbert Karul – Matúš Porubjak. III. Les articles suivants furent à l’origine du chapitre III: − « Význam jako jeden-pro-druhého. Etická významovost a identita subjektu u pozdního Levinase », in: Supplementum 3/2011 de la revue Filozofia, Bratislava, 2011. − « Mluvící subjekt v Jinak než být: od desintegrace k jedinečnosti », in: revue Ostium, 4/2010, www.ostium.sk. − 218 « Sens et non-sens dans Autrement qu’être ou au-delà de l‘essence », in: Retrouver un sens nouveau: rencontrer l’imprévisible, Toulouse, Europhilosophie éditions, 2012 (à paraître). IV. Les articles suivants furent à l’origine du chapitre IV: − « Ethique et institution dans les théories de Yves Aulas », in: Pierre Ancet (éd.), Ethique et handicap, Bordeaux, Etudes Hospitalières, 2011. − « Penser, c’est penser à deux. Yves Aulas et Levinas », revue Carnet Psy, 2012/1 (n° 159).